Dérive Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Joao Madeira Bruno Parrinha Monsieur Trinité Creative Sources. CS772CD
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/d-rive
Dérive parce que d’une séquence pointilliste très précise au départ cette super équipe d’improvisateurs transite instinctivement dans différentes congruences ludiques, sonores et interactives en improvisant totalement leurs échappées instrumentales en les faisant évoluer dans l’instant en tenant compte exclusivement de ce qu’ils viennent de jouer dans les dernières secondes. Bien que cela ne soit pas indiqué dans les notes de pochette (quasi-absentes), l’album est composé de neuf improvisations collectives qui évoluent assez différemment les unes des autres même s’il y a une évidente cohérence musicale entre chacune d’elles. Prépondérantes sont les cordes frottées : Ernesto Rodrigues à l’alto, Guilherme Rodrigues au violoncelle, Joao Madeira à la contrebasse s’entendent comme les cinq doigts de la main dans un gant de velours. On aurait peine à réécouter dix fois (et plus) leurs improvisations sans qu’on vienne au bout de leurs inventions, découvrant continuellement de nouveaux éléments sonores dans une multiplicité de formes et de configurations acoustiques d’effets sonores. La recherche de timbres et sonorités liées à des actions instrumentales est mise ici au service intégral du jeu collectif et de la construction musicale improvisée en étirant ces possibilités sonores jusqu’à des points de non-retour où leurs avancées se métamorphosent instantanément et inconsciemment dans d’autres dimensions. La percussion parcimonieuse et aérienne de Monsieur Trinité colore et ponctue adroitement les moindres faits et gestes de ces camarades avec doigté ajoutant des touches sonores toujours bienvenues qui s’intègrent dans le jeu des cordistes. À quoi sert d’en dire trop et de remplir quand la musique jouée se suffit à elle – même alors que les trois cordistes cultivent aussi une approche percussive avec leurs picotements et frappes col legno à l’archet sur les cordes ? Et c’est aussi la qualité primordiale du souffleur Bruno Parrinha, ici à la flûte et à la clarinette basse d’intégrer la dynamique du jeu de ses collègues sans jamais surjouer et en respectant les caractéristiques sonores du travail spécifique du trio alto violoncelle contrebasse, car on le sait, les instruments de la famille des violons se délivrent totalement de leurs âmes que lorsqu’ils sont réunis à l’exclusion d’autres instruments (à vent, claviers etc…) Et c’est bien tout le mérite de Bruno Parrinha et, avant lui, le saxophoniste Nuno Torres d’incarner cet axiome en pliant son jeu de souffleur à ces exigences esthético-instrumentales évidentes (ou alors faites une autre métier que celui d’improvisateur libre). Pour la description des détails des sonorités et techniques « alternatives, veuillez-vous référer à mes précédentes chroniques sur la musique des Rodrigues et consorts publiées dans ces lignes par le passé. Fantastique et merveilleuse dérive !
Live in Carrboro Ivo Perelman – Matthew Shipp – Jeff Cosgrove Soul City Sounds
https://perelmanshippcosgrove.bandcamp.com/album/live-in-carrboro
On dira que j’y reviens souvent. Le duo du Brésilien Ivo Perelman (sax ténor) et de l’Américain de la côte Est Matthew Shipp ( piano) est un vecteur musical insigne qui unit les exigences musicales et le délire instantané de l’improvisation libre « totale » avec l’expressivité et les racines assumées du « jazz » afro-américain dans ce qu’il a d’aventureux , d’intense en s’appuyant sur une connaissance approfondie des harmonies et des structures musicales. Le but découvrir et étendre des formes musicales créées dans le feu de l’instant que ce soit en duo ou en s’adjoignant des comparses « habituels » ou d’un soir comme ce superlatif batteur, Jeff Cosgrove. Il s’agit d’ailleurs de leur deuxième opus en trio enregistré en concert, comme le précédent (Live in Baltimore Leo Records). Leur musique en studio se concentre très souvent sur une dizaine ou plus de pièces – compositions instantanées comme si elles étaient hantées chacune par un thème secret, un narratif poétique qu’ils découvraient tous les deux dans l’instant. Ce processus créatif en studio se répercute dans leurs magnifiques duos comme les albums Callas, Corpo, Amalgam, Intuition ou les superbes trios en compagnie des William Parker, Gerald Cleaver, Mike Bisio, Whit Dickey ou Bobby Kapp, Nate Wooley, Joe Morris et plusieurs autres. Leurs enregistrements en concerts, eux, nous livrent des suites phénoménales qui enchaînent des séquences bien typées sur la distance avec des durées entre les trente minutes jusqu’à une heure de musique bien tassée (ici 54 :55), emportée par leur énergie vitale, exacerbée par les furieux coups de bec et les intenses harmoniques hurlantes – chantantes – frémissantes du saxophoniste ténor et les cadences majestueuses, l’empilement de clusters truffés d’harmonies cachées et d‘ondulations moirées et telluriques sur toute la surface du clavier par ce pianiste d’exception. De véritables architectes de l’improvisation spontanée, dialoguant en permanence sans jamais se livrer à l’exercice du « solo », car le jeu sauvage – sophistiqué de chacun d’eux détermine celui de l’autre. L’auditeur voyage auditivement dans un labyrinthe sonore/ rythmique « libre » construit aussi méthodiquement qu’improvisé sur le fil du rasoir. On entend l’écho des pianistes du passé (Mal Waldron, Jaky Byard, Tristano, Randy Weston, Monk, Powell, Hines) et les fantômes de Coltrane, Ayler, Getz, Webster, Shepp, curieusement. Tout le mérite de Jeff Cosgrove est de s’intégrer merveilleusement au creux de leur empathie par la clarté, la dynamique et un sens inné du rythme hérité des grands batteurs inventifs et subtils qui ont fait l’histoire du jazz de ces soixante dernières années. On songe à Andrew Cyrille, Tony Williams, Paul Motian, etc…. Sa contribution à ce trio « Perelman – Shipp + » est tout bonnement d’une grande beauté et ajoute une perspective lumineuse qui met en valeur les immenses qualités des duettistes. Il suffit d’entendre ses oscillations spontanées et millimétrées dans la frappe délicate des cymbales comme si elles commentaient au plus près les doigtés cristallins du pianistes dans de subtils micro- contre-temps appuyés avec une précision quasi acrobatique au feeling sur des fractions de huitième et seizième de temps. Ou alors ses roulements bruissants et simultanés à ses frappes croisées où se jouent d’infinis accélérés – « décélérés » comme l’eau vive d’un torrent translucide où tressautent les galets luisants des pulsations face au rouleau compresseur du piano endiablé et des déchirures vocalisées et les infernaux staccatos du souffleur en transe. Nombre d’auditeurs « informés » de plus ou moins longue date vous diront qu’il n’y a là « rien de neuf » par rapport aux sagas héroïques du free – jazz des années 60-70 (Trane, Ayler, Ornette, Taylor, Rivers et bcp d’autres). J’entends bien. Mais, il est incontestable qu’autant on ne compare des pommes avec des poires, des poètes et des prosateurs, des artistes peintres comme Kandinsky, Klee ou Klein, De Kooning ou K…. qu’il est absurde de bouder son plaisir face à tant de musicalité, d’audace, de passion et d’écoute mutuelle intense.
Werckmeister Two Movements. Markus Eichenberger Carl Ludwig Hübsch Etienne Nillesen Philip Zoubek. Creative Sources CS769CD.
https://markuseichenberger.bandcamp.com/album/two-movements
Werckmeister est le groupe d’improvisation radicale formé par le clarinettiste Suisse Markus Eichenberger, le tubiste Allemand Carl Ludwig Hübsch, le percussionniste Etienne Nillesen (extended snare drum) et le pianiste Autrichien Philip Zoubek, ici au Moog Synthesizer. Les souffleurs Markus et Carl Ludwig ont en commun d’avoir dirigé deux exceptionnels grand orchestres d’improvisation radicale : Domino Concept For Orchestra (https://markuseichenberger.bandcamp.com/album/domino-concept-for-orchestra paru chez Emanem en 2001) et Ensemble X https://huebsch.me/cds/ensemblex-2/ en participant dans chacun d’eux. On retrouve sans doute quelque chose de similaire dans la démarche de ce quartet Werckmeister dont c’est le deuxième album, enregistré à Munich le 2 Février 2022. Comme le titre l’indique, deux mouvements (First et Second) de 22 :52 et 23:08 où les textures s’agrègent, se distinguent, s’interpénètrent et se valorisent par correspondances poétiques et pulsations pneumatiques (tuba et clarinette), vibrations électrogènes, drones bruissants, glissandi, sons feutrés ou acides, grasseyements graves du tuba . À tout moment, une sonorité caractéristique disparaît une pour deux autres dont on ignore la provenance. S’agit-il du Moog bruitiste ou du tuba ? Le percussionniste manie l’art du rebondissement sur son unique caisse claire « étendue » avec ses ustensiles et une cymbale avec une singulière discrétion. La clarinette se profile par instants avec des sons choisis, harmoniques « hésitantes », effets de souffle, … Différentes possibilités de jeux collectifs se croisent, se succèdent avec un étonnante sagacité et une pratique alternée ou simultanée de la stratification organique ultra-fine et de l’interaction post-schönberguienne. Oscillations tendues, ostinatos de crissements, tensions croissantes, sifflements électriques, diffractions pointillisme qui s’évapore dans l’inconnu. Une œuvre multiforme métamorphique qui mange à tous les rateliers de l’inventivité improvisée de pointe tout en les faisant se coïncider merveilleusement à la recherche de sons, de timbres rares ou « connotés » qu’ils associent avec une fantastique dynamique, un sens de l’écoute superlatif . La deuxième longue improvisation ajoute encore plus de crédit à leur démarche en donnant le tournis. Une rage froide et une saturation forcenée (la clarinette et le moog !) submerge l’espace entre les 13ème et 16ème minutes pour aboutir à un decrescendo – des événements sonores et des oscillations d’halos de timbres raréfiés en suspension vers le final. Un album d’une classe supérieure révélant bien des inconnues.
It used to be an elephant Tom Jackson Dirk Serries Benedict Taylor Daniel Thompson Colin Webster Empty Birdcage
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/it-used-to-be-an-elephant
Chacun des albums publiés par Empty Birdcage, le label du guitariste Daniel Thompson apporte sa pierre à l’édifice volatile, la cage vide, le dénuement d’une musique qui n’existe que dans la magie de l’instant partagé trop éphémère. La bonne idée : deux guitares acoustiques, Dirk Serries et Daniel Thompson, deux souffleurs – clarinette pour Tom Jackson et sax alto pour Colin Webster et au centre du dispositif, l’alto de Benedict Taylor (violon alto !). L’avantage : chacun des cinq improvisateurs a joué et enregistré en duo ou trio (et plus) avec les autres individuellement, et cela depuis une dizaine d’années. Il se fait que j’ai eu la chance de pouvoir écouter leurs albums en duo respectifs et chanté à différentes reprises avec Jackson, Taylor et Thompson dans des assemblages réussis au fil des ans ainsi qu’un premier impromptu avec Serries et d’autres. Et il faut avouer que tous leurs précédents albums en duos ou trios anticipaient à peine les premières minutes introspectives de ce qui « avait été un éléphant » et la riche imbrication interactive de modes de jeux différents et parfois interchangeables en constante évolution. Je trouve que la démarche de ces duettistes de choc sublime et fait même table rase de leurs acquits en imaginant spontanément un univers sonore collectif au-delà de ce que nous connaissions d’eux-mêmes jusqu’à présent. Ces artistes ont une très haute idée des possibilités et des exigences de la pratique de l’improvisation libre et une absence de préjugé. On le sait (Joëlle Léandre vous le dira volontiers): plus on est de "fous" à improviser sur une scène au même moment, plus il devient difficile de gérer une forme de coordination spontanée créatrice qui atteindrait le niveau de qualité de jeu et la cohérence musicale d'un duo ou d'un trio dédié. Ces cinq improvisateurs y parviennnent en nous surprenant à plusieurs moments. En plus, ils prennent le risque à carburer leur improvisation collective jusqu'à atteindre les 55 minutes d'une traite avec de multiples contours et détours jusqu'à un idéal d'infini "ressenti". Ludique, frémissante, éphémère, volatile, truffée de crissements, frottements, ellipses, exubérances staccato,grattages, lubies microtonales percussivité des cordes, spirales rêveuses et lunaires de la clarinette, frictions des cordes sur les frettes, harmoniques ultra-aiguës et glissandi lunatiques, contrastes, leurs individualités bien distinctes alliées à un sens inné de l'écoute mutuelle, échappées et dérives... Le fait qu'il s'agit d'un album digital en streaming ou download ne doit pas vous faire douter. Jetez - y une oreille , vous serez agréablement surpris. Vraiment remarquable.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......