Marjolaine Charbin & Eddie Prévost the cry of a dove announcing rainMatchless Recordings MRCD113
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Edwin « Eddie » Prévost, le légendaire percussionniste du groupe AMM (le plus ancien groupe d’improvisation libre en activité depuis 1965 !), a développé une démarche unique au niveau de la percussion contemporaine. Il recherche des sonorités extrêmes avec un grand tam-tam suspendu (autrement dit un « gong ») et une cymbale qu’il manipule avec des archets, mailloches etc… en la faisant vibrer sur la peau d’un tom ou d’une caisse claire. Évidemment, il joue aussi de la « batterie » normale avec un contrebassiste et un saxophoniste ou, il y a longtemps, en duo avec des pianistes comme Veryan Weston ou Marylin Crispell. Aux côtés de son acolyte d’AMM (devenu un « duo »), le pianiste John Tilbury, un brillant interprète de John Cage et de Morton Feldman, c’est avec cette percussion « minimale » , soit cymbale et gong + ustensiles qu’il dialogue dans un univers sonore aussi « restreint » que… très étendu (finalement) et cela grâce à un raffinement inouï du travail de ses instruments. On peut entendre tout cela, ces hallucinantes vibrations et stridences métalliques et la dynamique extraordinaire de ses sonorités dans cet admirable album en compagnie de la pianiste Marjolaine Charbin. Cette musicienne française qui fit ses études musicales et ses premiers pas dans l’improvisation contemporaine à Bruxelles est établie à Londres depuis une douzaine d’années. Elle s'est impliquée dans le cercle d’improvisateurs autour d’Eddie Prévost participant aux ateliers d’improvisation animé par ce dernier durant quelques années on et off. Au fil du temps, Marjolaine Charbin a joué régulièrement avec des musiciennes et musiciens comme Angharad Davies, Dominic Lash, Chris Cundy, Phil Durrant, Artur Vidal et Emmanuelle Waekerlé et de temps à autre avec Eddie Prévost. Celui-ci accorde autant d’importance à ses collaborateurs "locaux" dont la plupart d’entre nous avons à peine entendu parler qu’aux musiciens prestigieux de la scène internationale. Pami eux, on note Evan Parker, John Butcher et John Edwards. D’ailleurs, Eddie Prévost n’a jamais couru après personne pour se créer une quelconque carrière, préférant jouer et enregistrer avec les artistes qu’il croise dans la scène britannique, car leur proximité lui permet de travailler régulièrement et en profondeur avec eux dans un échange égalitaire. Eddie Prévost est sans doute un improvisateur pour qui les mots éthique, sincérité et absence de la moindre concession prennent tout leur sens. Ce qu’on entend dans cet album au niveau du piano est (très) différent de ce que joue le pianiste John Tilbury, par exemple. Tilbury est un interprète remarqué de cage et de Feldman. Et donc, tant pour la performance collective de Charbin et Prévost ensemble que pour leurs contributions individuelles, il me semble que c’est vraiment un « premier choix » pour une écoute approfondie et une découverte de cet univers proche d’AMM. Deux très longues improvisations : First Matinée : 30'02'' et Second Matinée : 46'53'' enregistrées respectivement le 23 octobre 2022 et le 8 janvier 2023 au Café OTO. Marjolaine Charbin tente avec un grand bonheur de contribuer avec une démarche de pianiste sincère en transgressant les certitudes – la doxa d’avant-garde (atonalité, sérialisme). Elle incorpore dans sa pratique plusieurs points de vue qu’elle explique très bien dans les notes de pochette qu’elle a rédigées afin de situer sa démarche musicienne. Une de ses qualités principales est son sens du rythme, de la pulsation et une invention mélodique épurée qui est chevillée à ce sens rythmique. Et son toucher précis et élégant. Bien entendu, elle explore aussi la table d’harmonie, les cordages et leurs résonances ou agite les touches en bloquant peu ou prou cordes et mécanismes en s’insérant au cœur des vibrations métalliques de son collègue. Il arrive que Prévost réagisse en faisant tintinnabuler ces instruments métalliques en y insufflant des pulsations lorsque la pianiste déboule dans les clusters avec subtils croisements de doigtés. Les mutations sonores qu’il inflige à ses instruments métalliques sont proprement inouïes. Alors que la pianiste percute subitement des cordes graves en les étouffant une mince fraction de seconde après, on entend vrombir le tam-tam, scintiller le bord de la cymbale ou l’épaisseur du gong comme une poussière d’étoiles. De lentes oscillations s’élèvent et délivrent leur amplitude de fréquences où se mêlent les murmures de la carcasse du piano. Même si les deux improvisateurs jouent parfois des choses très différentes, leur écoute mutuelle et leur connivence se révèlent avec la plus grande évidence, palpable, vivante, surprenante. La longueur des pièces (dans Second Matinée on approche l’heure) s'écoule naturellement tant la matière sonore est maîtrisée, le flux constamment en évolution, métamorphosé au fil d’un temps éclaté. Meta – musique, écrit Eddie Prévost. Si cette musique peut paraître distante et austère, une écoute approfondie peut nous en révéler ses mystères et créer une profonde fascination. Une vraie réussite.
P.S. Récemment, E.P. et M.C. ont enregistré un album avec Ute Kanngiesser et John Butcher : « The Art of Noticing ».
Evan Parker Solo NYC 1978 Relative Pitch.
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/nyc-1978
En 1978, Evan Parker enregistrait son album solo Monoceros en utilisant une technique alors de pointe, le Direct Cutting au studio Nimbus, lequel était lié à un label de musique ancienne et de musiques traditionnelles d’Inde parmi les meilleurs et les plus « sérieux ». Cet album fit grand bruit dans la jazzosphère free et les milieux musique expérimentale. On n’avait jamais entendu cela : un saxophone soprano joué en respiration circulaire avec des doigtés croisés donnant naissance à plusieurs multiphoniques, notes produites quasi simultanément dans une illusion de polyphonie. Une technique de souffle et de contrôle de la colonne d’air hallucinante au sax soprano, instrument réputé difficile à maîtriser. Chacun de ses albums solos Incus (le label partagé avec Derek Bailey), Saxophone Solos (Aerobatics), Monoceros, Six of One (1980) et The Snake Decides (1985) contiennent une composition ou une série de compositions mise(s) au point au préalable et jouée avec une relative spontanéité selon une espèce de plan préétabli. Le son du saxophone et les interférences des fréquences des notes jouées simultanément sifflent et percent le tympan. À la grande époque entre 1977 jusqu’à la fin des années 90, on entendait le son du saxophone soprano envahir tout l’espace, sans aucune amplification, faisant vibrer l’oreille interne de chacun de nous, les os otolithes dont est tiré le mot Incus du nom d'un d'entre eux. Ces formes plus ou moins préétablies, construites et développées en temps réel l’ont été dans le but de créer une œuvre pour le disque qui puisse faire une référence démarquer un territoire musical conquis de dure lutte. On est en fait un peu ou assez loin du concept de l’improvisation collective. Notez que certains albums solos de Derek Bailey, le champion « théorique » de l’improvisation libre radicale et du concept d’improvisation « non-idiomatique » sont de toute évidence l’œuvre d’un compositeur quoi qu’en dise Bailey et les gens assez naïfs pour avaler cette théorie non – idiomatique. Il suffit d’écouter l’album acoustique Aïda de Bailey (Incus 40, 1980) et les outttakes de cet album qui figurent dans le double LP Aïda réédité par Honest Jon’s : vous aurez une belle surprise de redite littérale de différents passages importants de l’album original. De même, l’album solo Notes (Incus 48, 1986) où la construction méticuleuse de la musique ne laisse planer aucun doute : c’est comme si cela avait été « écrit », un peu comme ces improvisateurs du 19ème s. qui créaient une symphonie face au public.
Mais Evan Parker, s’il affirme être un compositeur, n’hésite pas, une fois sur scène, à se lancer à l’aventure de la tentative improvisée, de la recherche exploratoire. Surtout s’il n'y a pas d’enregistrement important en jeu. Evan a toujours préparé ses performances solos à l’écart de ses concerts en groupe afin de se concentrer à fond uniquement sur les structures, la technique et le cheminement de l’évolution de différents morceaux qui parfois constituent une suite. Le concert qui a donné la matière de l’enregistrement du fabuleux Six Of One (Incus 39 enregistré dans une église) où des éléments mélodiques fusent et se détachent des boucles sans fin du souffle en respiration circulaire, a été pensé dans le but exclusif de créer une œuvre devant figurer dans un album qui devait marquer un nouvel achèvement dans sa musique en solo, tout comme son tout premier concert solo à l'Unity Theatre en 1975 qui fut publié sous le titre "saxophone solos" (Incus 19).
Ici à New York en 1978, E.P. joue des pièces archétype de sa démarche au sax soprano solo. Le son n’est pas optimal et cette qualité moyenne de l’enregistrement force l’effet mordant, brutalement énergique de la densité des sons et de leurs extraordinaires modulations. Non seulement Evan Parker est un explorateur « scientifique » du son du saxophone, il a aussi un talent de mélodiste surprenant, spécialement au ténor. On pourrait lui décerner le titre du plus original des vrais « post-coltraniens » au sax ténor. Et justement dans ce NYC 1978 on entend pour la première fois dans l'évolution de sa discographie en solo, un morceau de sax ténor mordant, hachuré et agressif, quasi-bruitiste avec cette articulation délirante où certaines spirales « rattrapent » les précédentes et semblent se superposer à elles tout en décalant leurs interrelations harmoniques. Plus loin, c’est à Steve Lacy qu’il rend hommage en réutilisant les intervalles modaux spécifiques du maître ; il essaye alors de trouver un chemin dans une constellation de notes jouées avec la plus grande précision, ces intervalles et doigtés compliqués à négocier. Je l’ai entendu une fois saluer Steve avec déférence en l’appelant « Master ». Dans cette musique, lorsqu’on a du temps devant soi et que cette musique qu’on joue est basée sur une recherche permanente, le moment est venu d’essayer quelque chose, de chercher pour nourrir la matière de développements futurs L’album Zanzou enregistré au Japon (jazz and Now 1982) contient aussi un morceau au sax ténor. Et je me souviens d’un magnifique concert solo à Bruxelles en 1989 où le sax ténor servit dans deux ou trois pièces fantastiquement tortueuses. Aussi le souvenir d’une dépression abominable complètement nettoyée par la grâce de cette puissante musique lors d'un concert. À écouter : un excellent témoignage.
Borne on a Whim - Duets 1981 Paul Lytton & Erhard Hirt CorbettvsDempsey 100
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/borne-on-a-whim-duets-1981
Sans nul doute un des enregistrements les plus radicaux enregistrés ces années-là. Le duo de Paul Lytton (percussions et live electronics) et Erhard Hirt (guitares électriques et dobro) avait prévu de publier un LP pour le label Po-Torch dirigé par les deux Paul, Lovens et Lytton au début des années 80. Où était-ce le label Uhlklang ? Hirt et Lytton partageaient deux groupes avec le clarinettiste basse Wolfgang Fuchs et le contrebassiste Hans Schneider, XPACT et le mini big band King Übü Örchestrü. Suite à un désaccord musical, Erhard Hirt quitta XPACT et King Übü et le projet d’album en duo fut abandonné, même s’il fut annoncé sur le catalogue inséré dans des albums du label. Ces Duets de 1981 auraient vraiment dû être publiés à cette époque, tant leur musique bruitiste, chercheuse et exploratrice avide de sons était alors une des plus radicales qu’on pouvait entendre. Je ne sais pas dire si la matière de l’enregistrement annoncé est bien celui de ces Duets de 1981. Peu Importe. On en a pour son argent ! Suite à l’émergence de Derek Bailey et de Keith Rowe, on vit apparaître une série de guitaristes – bruiteurs vraiment originaux ou carrément trash : Fred Frith, John Russell, Eugene Chadbourne, Owen Maercks, Henry Kaiser, Davey Williams, Jean-François Pauvros ou l’inénarrable GF Fitz-Gerald qui travailla avec Lol Coxhill. Parmi eux , Erhard Hirt, alors inconnu, mais pas le moindre. Guitare écharpée et électrocutée, débris sonores, vibrations dangereuses, bruitisme et manipulation électrogènes peu avouables, un circuit improbable de pédales d’effets. Aussi un picotage délicat et acéré d’un dobro (guitare avec résonateur métallique incorporé en lieu et place de la rosace) qui dégage une vraie poésie, son jeu s’écartant d’un quelconque modèle de picking. L’intérêt du duo provient du fait que Paul Lytton ne se contente pas de jouer que de la percussion. Live electronics ? P.L. actionne son installation d’objets amplifiés sur un cadre métallique genre « mécano » (Dexion rack) par le truchement de micro-contacts : cordes de guitare tendues sur ce cadre avec des pédales de hi-hat (sic) qui en varie la tension, instruments de cuisine (cuillères, racloir, batteur à blanc d’oeufs), feuille métallique, archets, polystyrène, ressorts, j’en passe et des meilleures. Comme l’apôtre a appris « officiellement » les tablas indiens avec un authentique maître, il utilise cette technique en multi-frappes sur la surface des peaux avec un unique accelerando de pulsations (on retrouve cette caractéristique chez son ami Paul Lovens et Han Bennink). Mais en fait, son travail ici se concentre sur la création et la recherche de sons, de vibrations, de résonances métalliques (crotales, tam-tam, cymbales chinoises) en connexion intime avec son collègue Erhart Hirt, même si un auditeur pas au fait puisse être choqué par une apparente désinvolture à l’emporte-pièce. À cette époque, il jouait encore de son « mighty » kit avec tambours chinois et deux grosses caisses et une installation – capharnaum d’objets et ustensiles hétéroclites, comme vous n’en verrez jamais plus. En effet, monter sa « batterie » lui nécessitait trois heures de travail ! « Ah dit-il inquiet j’ai perdu une pièce ! » « Oui, dit son collègue, est-ce vital ? ». Un phénomène !
Erhard Hirt a enregistré un album solo, Gute un Schlechte Zeiten, et un trio avec John Butcher et Phil Minton (Two Concerts) pour FMP et le tout récent Specially for You avec Paul Lytton, Phil Wachsmann et Harri Sjöström pour Bead Records. On retrouve Hirt et Lytton dans XPACT 2 avec Stefan Keune et Hans Schneider ainsi qu’au sein du nouvel album de King Übü Orchestrü « Roi » (publié tout récemment par le label FMR). Surtout, Erhard Hirt, donne sa pleine mesure en duo avec le trompettiste Axel Dörner dans Black Box, un album live publié par Acheulian Handaxe en 2007. Tout à fait d’actualité et pourtant une bien longue histoire d’un as de la guitare électronique décapante d’une espèce rare.
Surtout connu pour être l’impressionnant batteur du trio avec Evan Parker et Barry Guy (le parangon du « free » free-jazz totalement improvisé), beaucoup de spectateurs ignorent aujourd’hui la face expérimentale de son travail « d’avant-garde » que Paul Lytton perpétue avec Georg Wissel ou le King Übü Orchestrü (qu’a réintégré son co-fondateur Erhard Hirt) depuis les années folles du duo avec Evan Parker entre 1969 et 1976. Mais au-delà de la trajectoire de Lytton, ce sont ces instants de folie, de poésie sonore surréaliste, ces sonorités sales, ces griffures, l’interpénétration de sons curieux, de déchirements et de résonnances parasitées qui aujourd’hui encore fascinent et requièrent une écoute différente, quelque part en 1981. Une imagination aiguë pour percer l’origine des sons émis, décoder et identifier les instruments utilisés, leurs techniques, les sources sonores, le but de leurs existences, le délire ludique. Qui fait quoi ? Musique abrupte, même pour un fan de Derek Bailey !
The Workers Urs Leimgruber Omri Ziegele Christian Weber Alex Huber Wide ear Records.
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/saarbr-cken
Formation instrumentale habituelle du « free-jazz » avec deux saxophones, Urs Leimgruber au sax soprano et Omri Ziegele au sax alto ainsi qu’au nai et à la voix, la contrebasse de Christian Weber et les percussions d’Alex Huber. Si l’architecture « formatée » de ce type de quartet est prépondérante dans le déroulement des morceaux, il y règne une liberté de mouvement et une fluidité maximale, mettant en évidence chacune des quatre personnalités. La flûte Naï utilisée semble être un instrument des Balkans et Omri Ziegele y prend la parole avant de souffler dans un style saccadé et fluide au sax alto qui remonte partiellement à celui d’Ornette avec ses inflexions vocales. Les interventions d’Urs Leimgruber naviguent entre des oscillations mélodiques et des tournoiements de doigtés croisés jusqu’à des étoiles filantes dans les hyper suraigus créés par un contrôle absolu des harmoniques bien au-delà de la tessiture de l’instrument. Super jeu de la contrebasse experte de Christian Weber qui fait vibrer la résonance boisée des grosses cordes comme un cœur gros comme ça, palpitant. Quand Omri harangue hagard le public, Urs Leimgruber nous sert des sons audacieux, nous invente une structure mélodique qui aurait enchanté Steve Lacy ou évoque brièvement Coltrane. Le mood est au dialogue, à la digression et des événement sonores nuancés. Le batteur, Alex Huber est toute écoute et apporte un soutien sans faille avec un vrai goût pour la chose percussive et les sentiments vécus des pulsations et des timbres au service de la musique collective. La libre improvisation d’essence free-jazz ouverte à l’écriture automatique à la librté folâtre et au partage de la scène et l'espace auditif. Il suffit d’écouter le concassage du timbre et de l’articulation de Ziegele et l’exploration bruissante et discrète du pavillon du sax soprano par Leimgruber et de la contrebasse par Weber. Le poème d’Omri Ziegele et toutes ses questions reprennent de plus belle, « Inside darkness »… Un album bien agréable, poétique, un brin chercheur à chasser les évidences et à mettre en exergue le jeu collectif, matrice de l’improvisation sans tabous et idées toutes faites.
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