In the endless wind Urs Leimgruber Jacques Demierre Thomas Lehn Wide Ear Records Wer 076
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/in-the-endless-wind
Il y a quelques années, le trio LDP a donné son dernier concert ‘’In Europe’’ : Urs Leimgruber – Jacques Demierre – Barre Phillips - The Last Concert In Europe at the Space Luzern le 4 et 5 décembre 2021 (double CD jazz werkstatt 227. En 2019 était paru Willisau, un album live de LDP augmenté par Thomas Lehn, analogue synthetizer. Alors que Leimgruber et Demierre enregistraient et « tournaient » en duo sous le titre It Forgets about the Snow (2CD Creative Works 2020), s’affirme un virage esthétique et sonore par rapport à la musique de LDP. Pensez-vous, Demierre frappant les touches d’une épinette amplifiée et accordée approximativement autour de la même note, cela devient radicalement bruitiste. Le trio LDP fut fondé dans les années 90 et se révéla intraitable avec quelques manifestes abrupts par rapport au « free jazz » comme Wing Wane, Live in Cologne, Albeit ou Montreux. Récemment, on retrouve Thomas Lehn et Jacques Demierre dans un coffret de 4CD) particulièrement intrigant d’Urs Leimgruber, AIR où le pianiste à l’épinette amplifiée et l’électronicien analogique défraient la chronique en duos équilibristes – bruitiste avec un Leimgruber s’égosillant comme un oisillon jeté hors du nid et sifflant / jacquetant après une illusoire pitance. Complètement hors du registre normal de son sax soprano, égaré dans les suraigus, les harmoniques fallacieuses et désespérées permises par des faux doigtés et un souffle crissant, Urs hèle ses camarades comme un shaman de l’impossible. Avec le trio, LDL, soit Leimgruber – Demierre – Lehn, on nage dans un délire où leur sens sibyllin de la dynamique transite par des passages forcenés où la violence du pianiste écrase férocement son clavier saturant de décibels le micro alors qu’ailleurs on parvient à peine à distinguer les griffures sur les cordes du piano avec les glissements subsoniques à peine tangibles du synthé analogue. Depuis l’an 2000, nous avons assisté à une radicalisation de l’improvisation sous les influences conjointes de Keith Rowe, Eddie Prévost, Rhodri Davies, Radu Malfatti, Axel Dörner, Burkhard Beins et bien d’autres… jusqu’à ce que le pianiste Jacques Demierre se distingue dans une approche multiple, très subtile, non dogmatique mais surtout tranchante – qui tranche avec la doxa x, y ou z - et élargit le champ de la recherche, le questionnement de la pratique contemporaine de ces musiques improvisées, non écrites, ou préétablies dans leur achèvement. Il suffit de sonder des albums comme DDK The Right To Silence (avec Dörner et Jonas Köcher), Feuilles de Joris Rühl, ou A Failing Sound avec Martina Brodbeck, pour se faire une idée de la vision ultra-pointue, aussi intransigeante qu’universelle de ce poseur de questions tout azimut dont l'oeuvre apporte une réponse partielle et dont’il vous faut en deviner l’issue, la résonance, l’intention par votre propre expérience. Le définitionnisme est ici sans objet. Son compagnonnage intelligent avec Urs Leimgruber y apporte un influx physique d’une sève poétique instantanée, et la complicité avec Thomas Lehn convie une vision fantomatique, une altérité volatile et impalpable. Après plusieurs écoutes intensives, il vous sera sans doute possible de vous situer. J’avoue, aux dires des artistes dont je fais couramment la chronique et qui me lisent, pouvoir décrire presque précisément ou tenter d’élucider simultanément ce qui se trame dans leurs meilleurs albums dans le laps de temps d’une seule écoute et discerner le cœur de leurs intentions. C’est à force d’habitudes, de concentration, et d’expérience. Avec ce trio LDL , je fus plongé dès le départ dans le brouillard, au croisement des chemins, égaré entre les vagues sonores, les bruissements, les extrêmes, la virulence organique et l’éther dilué, ne sachant comment m’orienter, appréhender ce déluge déstabilisant et fixer mon attention avec une clé d’entrée dans ce cauchemar de labyrinthe. Comment aborder ce phénomène avec des mots. Il y a quelques temps, un de mes meilleurs amis, conquis à la cause, mit bien du temps à rentrer dans la musique du duo Leimgruber - Demierre ‘’It Forgets about The Snow’’, principalement l’âpre CD studio, au point de vouloir le revendre. Je ne vais pas déterminer pour vous le degré de qualité, le niveau d’intérêt, la considération de la réussite musicale ; ces artistes ont acquis de toute façon la notoriété de faire un travail de haute qualité. C’est à vous de sentir si cette musique se situe à la hauteur de vos espérances, loin des lieux communs.
À mon avis, un des albums les plus secrets de la décennie passée et de celle qui s’est ouverte à nous, tout comme ce Quartet un peu tendre (cfr plus loin).
Quartet un peu tendre Sophie Agnel Kristoff K. Roll (Carole Rieussec & J-Kristoff Camps) Daunik Lazro. Fou Records FR-CD 63.
https://fourecords.com/FR-CD63.htm
Sophie Agnel, Piano, Daunik Lazro, Sax baryton et Kristoff K.Roll, dispositif électro-acoustique.
Voilà bien un album de musique improvisée bruitiste, introspectif, focalisé sur le sonore où les instruments acoustiques et les sons produits par les machines s’agrègent distinctement, coexistent avec lisibilité sans se dissocier, interagissent pour ensuite s’interpénétrer. Daunik Lazro fait à la fois gronder, s’écrier et se déchirer la vibration de la colonne d’air. La paire K.K.R. émet des voix, des bruissements électrisés, des bruits gris, bleus ou blancs, des crachotements radio alors que Sophie Agnel titille les touches de son clavier, percute les cordes bloquées, griffe les torsades du câble tendu à outrance, la table d’harmonie gémit, le sax murmure dans les graves laissant osciller une harmonique mourante. Oscillations des cordes graves sous le battement isochrone délicat des marteaux en decrescendo alors que des sifflements s’échappent et s’éloignent. Duo à petites touches hésitantes piano – baryton suave invitant KKR à hululer dans le lointain. Invocation évocation éthérée de Daunik... parasitages, la musique s’éteint comme par enchantement…etc.. Une musique no man’s land. Au départ c’est une photo, 31’’ enregistrées le 14 décembre 2020 au Carreau du Temple à Paris. Leur longue improvisation semble s’inscrire en nous en un éclair comme si tout allait vite alors que leur musique est désespérément lente. Dans ce registre sonore, on atteint aussi rarement l’étrange, le divinatoire, l’inédit, le familier tout à la fois.
Remarque : Sophie Agnel avait enregistré un album avec Lionel Marchetti et Jérôme Nottinger à l'époque lointaine du label Potlatch : Rouge Gris Bruit (2001) et plus récemment Marguerite d'Or Pâle avec Daunik Lazro chez Fou Records. Daunik Lazro et Kristoff K.Roll s'étaient commis dans Chants du Milieu (Creative Sources 2009). Ces démarches sont prémonitoires du présent enregistrement qui en cumule et en accumule les mystères et les audaces.
L’hiver sera chaud soit quarante minutes et plus à Athénor-CNCM à St Nazaire. Des voix hèlent dans une manifestation « L’hiver sera chaud ». On est en rue et il est question de misère et de colère. Une voix s’exprime dans une langue inconnue, une foule s’encourt… La voix du sax baryton s’élève, les touches du piano sont écrasées, des voix mugissent, la musique murmure, l’écho des rues s’intègre au souffle grinçant du sax baryton,à l’électro-acoustique qui crachote, des notes de piano sont égrenées sur la harpe. Une musique étrange de sons et de silences, de voix sous le boisseau, de grincements d’harmoniques et de graves de la colonne d’air du sax, d’incursions bruitistes dans la caisse du piano et sur les clés, de bruits sourds… indéfinis. Une montée en puissance sonore et des changements de registres, effets percussifs électriques, ressac électro-acoustique, martèlement lointain des touches du piano, changements de paysages, introspection, exploration, bruissements. La métamorphose des sons musicaux, des bruits interpénétrés et des murmures font ressentir l’écoulement ralenti de la durée comme si nous allions y passer la nuit. Ça vente, ça grince. Une consubstantialité s'établit entre leurs pratiques d'apparence divergentes. Les deux instruments sont entourés de la magie des éléments, vents, souffles, murmures, grésillements électro-acoustiques du tandem KKR telle une nature sauvage, le bruit d’une ville détruite. Quand vient poindre le son fragile du sax baryton sur la pointe des pieds et la frappe de graves du piano où s’engouffre un sourd ostinato électronique, une dimension onirique, rétive et folle éclot. Une voix latino-américaine surgit et s’efface dans le bruit blanc, le sax appelle un instant. Le poème sonore s’éternise, l’écoute se focalise sur des détails infimes… la ligne de force s’échappe, s’évanouit… Le sax baryton mugit en arc-boutant ses harmoniques sifflantes, tout autour le reste se volatilise, s’éclate, le piano martelé, l’électro-acoustique ronfle et siffle, elle strie les fréquences…
On aboutit peu à peu dans ce temps long à un sentiment d’insécurité, à une remise en question radicale qui fait écho à celui du trio LDL de In the endless wind. Ces deux albums,Quartet un peu tendre et In the endless wind, une fois mis côte à côte et écoutés l’un à la suite de l’autre et vice et versa, visent l'inédit, l'essence de la recherche sonore, l'intersection réitérée de l'indéfini et de l'infini.
Into the Wood Ernesto Rodrigues Bruno Parrinha João Madeira Creative Sources CS805CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/into-the-wood
Dans les Bois, Into The Wood, le bois du corps de de la contrebasse de João Madeira et l’alto d’Ernesto Rodrigues et de la nomenclature des clarinettes de Bruno Parrinha, tous les trois membres de cette nombreuse fratrie d’improvisateurs lisboètes dont Ernesto est un instigateur infatigable avec son label Creative Sources. Une musique de chambre raffinée et sauvage qui s’étale en I, II et III sur la durée de leurs improvisations. Sont à l’œuvre écoute mutuelle, suavité et une interaction toute en empathie, un sens de la construction cohérent et subtil dans un entrelac de traits, frottements, battements col legno, souffles discrets, envols et sinuosités. Une action d’un des protagonistes en entraîne une autre dans différents registres : en clair – obscur, crescendo soudain, murmure à peine audible, oscillation frénétique dans les aigus, grondement de la contrebasse, harmoniques, somnambulisme loquace de la clarinette basse, exacerbations, suavités, bruitages, dérapage sifflant, … Une efflorescence spontanée d’options sonores s’éparpillent ou se rejoignent, frisent le silence intégral et renaissent en grinçant, avec becquetées amorties de l’anche donnant naissance à un deuxième mouvement. Dans I, l’auditeur aboutit à quasi 19 minutes aussi bien tassées qu’atmosphériques. On croit connaître les évolutions – (d)ébats des Rodrigues, Oliveira et consorts parmi leur pléthorique production digitale. Mais leur savoir-faire renouvelle l’expérience avec la même passion et un changement de perspectives qui enrichit leur œuvre collective . D’ailleurs, c’est bien l’aspect collectif qui prédomine dans leur musique au plus près de l’éthique assumée des musiques improvisées plutôt que la mise en avant prépondérante des singularités de « solistes ». On ne saurait s’en passer, c’est très souvent l’excellence, la fraîcheur et un réel bonheur d’écoute.
cher Jean-michel, tu entends/comprends la musique "de l'intérieur", le deep listening dont bien peu sont capables désormais. D'autant plus précieux ton blog. Merci et la bise.
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