SAPIN DE NOËL XMAS TREE BOXING DAY LISTS of favourite albums improvised music
Jean-Michel Van Schouwburg
Ma liste des récents albums de musique improvisée + supplément bonus albums "historiques".
It Begins with the Snow Urs Leimgruber & Jacques Demierre Creative Works 2CD
https://jacquesdemierre.com/34785-2/
And John Maggie Nicols & Mark Wastell Confront Records
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/and-john
Ecstatic Jazz Daunik Lazro Jean-Jacques Avenel Siegfried Kessler FOU Records
https://fourecords.com/FR-CD55.htm
Air Vol 1 Urs Leimgruber duets with Gerry Hemingway Hans Peter Pfammatter, Jacques Demierre & Thomas Lehn 4CD Creative Works
https://www.creativeworks.ch/air/#cc-m-product-14750268532
Tryptich Vol 1, 2 & 3 Ivo Perelman & Matthew Shipp SMP ou Artificial Intelligence Ivo Perelman Elliott Sharp Mahakala Music
https://smprecords.bandcamp.com/album/triptych-1-digital-release
https://ivoperelman.bandcamp.com/album/artificial-intelligence
Chaos João Madeira Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Creative Sources CSCD ou Hoya Maria Da Rocha Ernesto Rodrigues Daniel Levin João Madeira Creative Sources CS782CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/chaos
Wells Gianni Mimmo & Harri Sjöström Amirani AMRN074
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/wells-2
It isn’t really what it is like Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel Acheulian Handaxe aha
https://handaxe.bandcamp.com/album/it-isnt-really-what-its-like
Roi King Übü Orkestrü 2021 Erhard Hirt, Stefan Keune, Marc Charig Axel Dörner Matthias Muche Melvyn Poore Phil Wachsmann Alfred Zimmerlin Hans Schneider Paul Lytton + Phil Minton FMR
https://handaxe.bandcamp.com/album/roi
Kay Grant & Daniel Thompson quite pleased to be playing under a birdcage, that doesn't have a bird in it Empty Birdcage
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/quite-pleased-to-be-playing-under-a-birdcage-that-doesnt-have-a-bird-in-it
Historic recordings by J-M VS
Cecil Taylor Solo Respiration 1968 CD Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/respiration
Albert Ayler – Revelations The Complete ORTF Fondation Maeght Recordings 1970 (4CD INA Elemental)
https://elementalmusicrecords.bandcamp.com/album/albert-ayler-revelations
Evan Parker Solo Live in NYC 1978 Relative Pitch
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/nyc-1978
Peter Brötzmann & Sabu Toyozumi Triangle Live at OHM 1987 No Business
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/triangle-live-at-ohm-1987
Kris Vanderstraeten
10 BELLES IMPROVISATIONS LIBRES DES DERNIERES ANNEES CHOISIES SPONTANEMENT PAR KRIS V.
SAM ANDREAE SOLO
https://tombedvisionsrecords.bandcamp.com/album/solo
PHIL DURRANT / EMIL KARLSEN GRAIN
https://emilkarlsen.bandcamp.com/album/grain
FRED FRITH LIVE AT THE STONE
https://fred-frith.bandcamp.com/album/all-is-always-now-3cds
DIRK SERRIES / BENEDICT TAYLOR / FRISO VAN WIJCK LE SUD
https://dirkserries.bandcamp.com/album/le-sud
RICHARD SCOTT'S LIGHTNING ENSEMBLE HYPERPUNKT w Richard Scott David Birchall Philip Marks Sam Andreae
https://davidbirchall.bandcamp.com/album/hyperpunkt
ANTHONY BRAXTON / EUGENE CHADBOURNE DUO IMPROV 2017
https://newbraxtonhouse.bandcamp.com/album/duo-improv-2017
IVO PERELMAN LONDON STRING PROJECT w Phil Wachsmann Benedict Taylor Marcio Mattos & Pascal Marzan
https://www.discogs.com/release/19524832-Ivo-Perelman-London-String-Project-Strung-Out-Threads
Josh BERMAN / Paul LYTTON / Jason ROEBKE TRIO DISCREPANCIES / TRIO CORRESPONDENCES
https://bermanlyttonroebke.bandcamp.com/album/trio-correspondences
https://bermanlyttonroebke.bandcamp.com/album/trio-discrepancies
AIKO SUZUKI / JOHN BUTCHER IMMEDIATE LANDSCAPES
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/immediate-landscapes
FRANZ HAUTZINGER / MASAHIKO OKURA / TETUZI AKYAMA REBUS
https://www.discogs.com/release/2055169-Franz-Hautzinger-Masahiko-Okura-Tetuzi-Akiyama-Rebuses
Jean Philippe Burg ma liste des dix albums 2023
The Necks - Travel (Northern Spy)
https://thenecksau.bandcamp.com/album/travel
Jaimie Branch - Fly Or Die Fly Or Die Fly Or Die (World War, International Anthem)
https://intlanthem.bandcamp.com/album/fly-or-die-fly-or-die-fly-or-die-world-war
Harri Sjöström, Erhard Hirt, Philipp Wachsmann, Paul Lytton - Especially For You (Bead)
https://beadrecords.bandcamp.com/album/especially-for-you
Julius Eastman - Three Extended Pieces For Four Pianos (Subrosa)
https://subrosalabel.bandcamp.com/album/three-extended-pieces-for-four-pianos
Florian Stoffner, John Butcher Chris Corsano - Braids (ezz-thetics)
https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/braids
Otomo Yoshihide - The Otoasobi Project (F.M.N. Sound Factory)
https://fmn-soundfactory.com/category/%E9%9F%B3%E9%81%8A%E3%81%B3%E3%81%AE%E4%BC%9A-otoasobi-project
Peter Evans Being & Becoming - Ars Memoria (More Is More)
https://peterevansmusic.bandcamp.com/album/ars-memoria
Impetus Group - Density Dots Tom Jackson Dirk Serries Martina Verhoeven Teun Verbruggen Colin Webster (Klanggalerie)
https://dirkserries.bandcamp.com/album/density-dots
Urs Leimgruber, Jacques Demierre - It Forgets About The Snow (Creative Works)
vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=rpA_LkunwLI
Jean-Jacques Duerinckx & Jean-Marc Foussat - L'île des trésors (Fou Records)
https://astateofmutation.bandcamp.com/album/lile-des-tr-sors
Albert Ayler - Revelations The Complete ORTF Fondation Maeght Recordings 1970 (4CD INA Elemental)
https://elementalmusicrecords.bandcamp.com/album/albert-ayler-revelations
Consacré aux musiques improvisées (libre, radicale,totale, free-jazz), aux productions d'enregistrements indépendants, aux idées et idéaux qui s'inscrivent dans la pratique vivante de ces musiques à l'écart des idéologies. Nouveautés et parutions datées pour souligner qu'il s'agit pour beaucoup du travail d'une vie. Orynx est le 1er album de voix solo de J-M Van Schouwburg. https://orynx.bandcamp.com
14 décembre 2023
7 décembre 2023
Marcelo Dos Reis & Luis Vicente/ Marilza Gouvea Stefania Ladisa Marcio Mattos Marcello Magliocchi/ Zen Widow : Gianni Gebbia Matthew Goodheart Garth Powell/ Impetus group Tom Jackson Dirk Serries Teun Verbruggen Martina Verhoeven Colin Webster
Marcelo Dos Reis Luis Vicente (un)prepared pieces for guitar and trumpet Cipsela
https://cipsela.bandcamp.com/album/un-prepared-pieces-for-guitar-and-trumpet
Camarades de groupes et de tournées , le trompettiste Luis Vicente et le guitariste Marcelo Dos Reis ont décidé de mettre en commun le fruit de leurs expériences, leurs idées musicales et leurs émotions pour créer une belle musique en duo. On les a entendu dans Chamber Four avec l’album éponyme, City of Light et Dawn to Dusk en compagnie de Vincent et Théo Ceccaldi. On les retrouve dans le groupe Fail Better! et le Frame Trio. Ces deux improvisateurs proéminents de la riche scène lisboète se connaissent donc bien : leur enregistrement en duo réalisé lors d’une résidence est donc pleinement justifié. Le catalogue Cipsela nous a confié quelques perles et celle-ci est une précieuse addition. Huit compostions distillent de subtils modes de jeux, canevas mélodiques, quelques explorations sonores, trames guitaristiques et ambiances cycliques, lyrisme plastique du trompettiste (dont c’est sans doute l’enregistrement le plus convaincant), et son sens inné de la mélodie. Les quelques gangues et longueurs rencontrées dans les précédents albums précités se sont évanouies face à cette réelle perfection. Les deux musiciens prennent le temps de jouer, de développer leurs idées et les structures de chaque pièce, de flotter dans l’espace en créant eux-mêmes la rythmique alanguie, la cadence de leurs improvisations. On est ébloui par la magnifique sonorité de Luis Vicente, une voix profondément intime, soyeuse, et conquis par les séquences déchirantes des éclats dans l’embouchure. Marcelo Dos Reis construit un superbe écrin pour mettre en valeur toutes les qualités de son comparse. Ce duo est une véritable gâterie musicale et dans un festival il pourra créer un moment idéal de relaxation sonore apaisant et chatoyant pour les auditeurs. Cela dit, il y a aussi des passages remarquables où le trompettiste nous envoie des scories de souffle compressé fragmentant et cisaillant la colonne d’air avec des timbres et des sonorités très recherchées.
Cosmic Listenings Marilza Gouvea Stefania Ladisa Marcio Mattos Marcello Magliocchi Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/cosmic-listenings
De l’improvisation collective de haute volée ! Basée sur le principe d’une écoute mutuelle intense d’instant en instant et l’importance prépondérante du moindre geste, du moindre son dans la réactivité et le partage dans le temps et l’espace auditif, ce quartet accomplit des merveilles en prenant le temps de jouer. Registre musique de chambre, invention méticuleuse permanente. La chanteuse Marilza Gouvea s’applique à faire vivre son organe vocal dans de multiples incarnations d’oiseaux siffleurs, de fées des étangs rêveurs et de ces écureuils sautillant entre les branches des arbres. Ici dans les embranchements sonores et vifs des archets et des touches du violon enchanteur de Stefania Ladisa et du violoncelle impavide de Marcio Mattos, mais aussi sagace et visionnaire. À la fois omniprésent et discret, Marcello Magliocchi nous régale par ses commentaires micro-percussifs sur tous les coins et recoins de sa mini – batterie, digne de celle de John Stevens, lequel offrit son premier gig londonien à Marcio quasiment le jour de son arrivée en 1969. Comme contrebassiste, Marcio Mattos fut des équipées de Keith Tippett, Elton Dean, Tony Marsh, Mike Osborne, Ken Hyder aujourd’hui disparus et contrebassiste de confiance d’Eddie Prévost durant des années. Cette pratique de la contrebasse lui a apporté un sens rythmique imparable qui, parmi de nombreuses autres qualités, qui nourrissent la sûreté de ses improvisations au violoncelle, leur cohérence inventive. Dans la scène British, on cite imperturbablement des créateurs de premier plan comme Derek Bailey, Evan Parker, Tony Oxley, Barry Guy, Paul Rutherford, John Stevens, AMM, Lol Coxhill sans voir qu’une personne comme Maggie Nicols est elle aussi une pionnière incontournable. De même, au violoncelle, Marcio Mattos a développé une présence incontournable (discrète, mais essentielle) avec ce violoniste exceptionnel qu’est Philipp Wachsmann, avec Phil Minton et l’équipe bourgeonnante de Chris Burn, John Butcher et Jim Denley (il y a longtemps). La présence de ce maestro conduit ses compagnes et compagnons à donner le meilleur d’eux – mêmes, à se focaliser sur l’essentiel et à dépasser leurs limites en créant un réseau de correspondances intimes, un rhizome de connivences et ce dosage infiniment précis et mesuré des interventions individuelles dans une démesure intériorisée et assumée. Ils créent ainsi une magnifique mosaïque en quatre dimensions. La présence de Marcio suffit, sa gestuelle au violoncelle communique un bon sens collectif car lui-même ne fait que servir la cause commune. Pas le moindre solo individuel dans sa / leur musique, mais une inébranlable construction collective. Et cette auto-discipline qui pourrait sembler austère dans l’univers souvent expansif du « free-jazz » n’empêche pas Marilza Gouvea de complètement se lâcher comme une furie , rengorgeant imprécations coléreuses et glossolalies quasi- hystériques, quand le besoin se fait sentir. Alors qu’ailleurs, elle se focalise sur un matériau ciselé. Stefania Ladisa choisit inconsciemment le moment adéquat pour insérer ses sinueux mélismes qui enchantent ce quartet drivé par le pizzicato dynamique et décalé de Marcio Mattos. Quasi invisible, le lutin des percussions injecte ce qu’il faut de cliquetis, picotages, frappes et résonnances pour activer l’édifice sans jamais imposer le moindre faux pas percutant qui maculerait cette tapisserie multicolore chatoyante. Ah Marcello Magliocchi ! Il y a autant de convergences d’énergies et de consensus qu’il y a d’échappées centrifuges dans leur musique et on est à nouveau surpris par ce qui avait échappé à nos premières écoutes lorsqu'on se replonge dans leur superbe musique.
Zen Widow : Gianni Gebbia Matthew Goodheart Garth Powell IV (from the dark age to another) Objet - a LP- 2023001
https://objet-a.bandcamp.com/album/iv-from-one-dark-age-to-another
Super-production vinyle sur le label objet-a de Gianni Gebbia, le saxophoniste sicilien inspiré ici au sax soprano avec le pianiste Matthew Goodheart et le batteur Garth Powell, tous les trois membres du rare trio ZEN WIDOW, lequel trio a commis un album hyper rare avec le trompettiste Leo Smith : Screaming in Daytime (Makes Men Forget ) label pfMentum. Lisez seulement : ultraquiet 180 grams vinyl pressed at RTI (Record Technology Incorporated) Recorded Live-to-2-track-Analog Tape at Capitol Studios “A”! Produced by Joe Harley Engineered by Mike Ross and Steve Genewick Analog Mastered and Lacquers Cut by Kevin Gray (Coherent Audio). Je ne vous dis que ça : on ne se moque pas de vous ! Le prix (!) en vaut la chandelle : ma hi-fi n’est pas encore assez bonne pour un tel vinyle de qualité supersonique. Pour la petite histoire, le batteur Garth Powell qui avait enregistré People in Motion avec Gianni Gebbia et Damon Smith (CD Rastascan BRD 044 1998) travaille dans le fabuleux studio Capitol « A » à Hollywood, mais il a aussi enregistré avec Mats Gustafsson et le plus inquiétant des pianistes underground, le mystérieux Greg Goodman, « They were gentle and pretty pigs » (Beak Doctor). Matthew Goodheart a lui enregistré un super duo avec Leo Smith pour Cadence Records à la même époque. Cette connexion californienne de Gianni Gebbia l’a amené à y jouer et à publier ses deux fabuleux albums solos au sax alto (H Portraits et Arcana Major /Sonic Tarot Sessions) auprès du label californien Rastascan du percussionniste Gino Robair, un proche de John Butcher et de Birgit Ulher. Rien que pour ses deux albums solos (trois, car il y a aussi Body Limit sur Splasc’h !) et ses compositions à la fois « simples » mais très complexes à articuler (rythmes de guingois, respiration circulaire, lyrisme, emboîtement sophistiqué des éléments mélodiques, segmentation du phrasé, largeur des intervalles et ces tarentelles obsédantes), Gianni Gebbia mérite de figurer au firmament (Panthéon ?) des saxophonistes uniques dans leur genre pas loin de Roscoe Mitchell et de Steve Lacy. Ici au soprano, il délivre le son du miel, une qualité vocale irrésistible, même dans les phrasés méandreux. Le but de ce trio est une œuvre collective: le pianiste et le batteur créent un parfait véhicule pour rêver en symbiose avec le lyrisme de Gebbia. Une triangulation équilibrée et en phase pour une musique songeuse, méditative, aérienne et relativement épurée. Un super chanteur afro-américain, Dwight Tribble, confie sa merveilleuse voix au dernier morceau, chantant free comme un prince venu d’Afrique. Un peu avant le trio évoque une musique orientale avec Powell au daf, le très classieux Matthew Goodheart imitant le qanoun avec les doigts dans les cordes du piano. Gebbia souffle ce qu’il faut de lyrisme avec sa sonorité limpide. Et cela après que Garth Powell s’est fait entendre aux tam-tam (gongs suspendus si vous voulez) avec une fantastique qualité de son rarement entendue ailleurs. Une belle face B à la hauteur des espérances de la face A. Plutôt qu’un album free « d’avant-garde », ce IV (from the dark age to another) est une somptuosité attachante et généreuse à écouter au coin du feu sans doute pas loin du sapin de Noël.
Impetus group Density Dots Tom Jackson Dirk Serries Teun Verbruggen Martina Verhoeven Colin Webster Klanggalerie CD
https://dirkserries.bandcamp.com/album/density-dots
Avec des titres comme Unitary Mark, Subfield, Inflow, Linguistic Fortune, Swampy, Region Mash, Density Dots et les deux photos de la mer agitée face à la grève sauvage, on se dit, qu’à travers ces images et ces mots, il y a bien une stratégie et une tactique dans les emportements musicaux de cette fine équipe. Aux vagues tempêtueuses se succèdent des accalmies pointillistes. Deux paires et un joker. Le tandem de souffleurs fait corps l’un à l’autre : le saxophoniste Colin Webster et le clarinettiste Tom Jackson déroulent leurs spirales endiablées en concomitance entraîné par une houle implacable. On a parfois peine à les distinguer l’un de l’autre tant leurs intensités s’interpénètrent. Comme deux soutiers aux machines , le guitariste Dirk Serries (archtop amplifiée) et le percussionniste Teun Verbruggen s’activent à créer des équilibres instables, un ressac puissant qui relance des vagues multi-rythmiques tourbillonnantes sur lequel le pilonnage kinesthésique du clavier par Martina Verhoeven évoque une armada de dauphins hyperactifs à la poursuite des vents furieux et extatiques … des deux souffleurs. Excusez cette imagerie un peu facile, votre serviteur n’a pas toujours la Linguistic Fortune. Ces Density Dots créent des points de tension dans de lents crescendos à peine palpables et des points de chute qui semblent avoir été orchestrés subitement. Où se situe l’improvisation instantanée ? Où se dessine une forme de planification des éléments ? Dans le domaine de la free-music, il y a toujours une direction et des idées à partager, mettre au point, un challenge à relever. C’est tout l’intérêt de leur démarche collective où personne n’est un soliste, mais chacun est solidaire des autres. Une machinerie humaine qui dégage une énergie marémotrice.
Teun Verbruggen est un des percussionnistes les plus engagés de la scène belge dans un pays enclavé entre des territoires monolithes de la scène improvisée (Pays – Bas, Allemagne, France) où un improvisateur du cru a bien du mal à s’exporter. Lui et ses collègues Dirk Serries et Martina Verhoeven (le label a new wave of jazz – n°1 du plat pays, c’est eux !) s’échinent à créer un espace, un projet musical en comptant sur leurs propres forces et de celles d’enthousiastes inconditionnels tels l’explosif soufflant Colin Webster et le vibrionnant clarinettiste Tom Jackson. Une génération d’intrépides "Impétueux" qui renouvellent cette lingua franca du « free-jazz » improvisé en l’enrichissant indubitablement !
https://cipsela.bandcamp.com/album/un-prepared-pieces-for-guitar-and-trumpet
Camarades de groupes et de tournées , le trompettiste Luis Vicente et le guitariste Marcelo Dos Reis ont décidé de mettre en commun le fruit de leurs expériences, leurs idées musicales et leurs émotions pour créer une belle musique en duo. On les a entendu dans Chamber Four avec l’album éponyme, City of Light et Dawn to Dusk en compagnie de Vincent et Théo Ceccaldi. On les retrouve dans le groupe Fail Better! et le Frame Trio. Ces deux improvisateurs proéminents de la riche scène lisboète se connaissent donc bien : leur enregistrement en duo réalisé lors d’une résidence est donc pleinement justifié. Le catalogue Cipsela nous a confié quelques perles et celle-ci est une précieuse addition. Huit compostions distillent de subtils modes de jeux, canevas mélodiques, quelques explorations sonores, trames guitaristiques et ambiances cycliques, lyrisme plastique du trompettiste (dont c’est sans doute l’enregistrement le plus convaincant), et son sens inné de la mélodie. Les quelques gangues et longueurs rencontrées dans les précédents albums précités se sont évanouies face à cette réelle perfection. Les deux musiciens prennent le temps de jouer, de développer leurs idées et les structures de chaque pièce, de flotter dans l’espace en créant eux-mêmes la rythmique alanguie, la cadence de leurs improvisations. On est ébloui par la magnifique sonorité de Luis Vicente, une voix profondément intime, soyeuse, et conquis par les séquences déchirantes des éclats dans l’embouchure. Marcelo Dos Reis construit un superbe écrin pour mettre en valeur toutes les qualités de son comparse. Ce duo est une véritable gâterie musicale et dans un festival il pourra créer un moment idéal de relaxation sonore apaisant et chatoyant pour les auditeurs. Cela dit, il y a aussi des passages remarquables où le trompettiste nous envoie des scories de souffle compressé fragmentant et cisaillant la colonne d’air avec des timbres et des sonorités très recherchées.
Cosmic Listenings Marilza Gouvea Stefania Ladisa Marcio Mattos Marcello Magliocchi Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/cosmic-listenings
De l’improvisation collective de haute volée ! Basée sur le principe d’une écoute mutuelle intense d’instant en instant et l’importance prépondérante du moindre geste, du moindre son dans la réactivité et le partage dans le temps et l’espace auditif, ce quartet accomplit des merveilles en prenant le temps de jouer. Registre musique de chambre, invention méticuleuse permanente. La chanteuse Marilza Gouvea s’applique à faire vivre son organe vocal dans de multiples incarnations d’oiseaux siffleurs, de fées des étangs rêveurs et de ces écureuils sautillant entre les branches des arbres. Ici dans les embranchements sonores et vifs des archets et des touches du violon enchanteur de Stefania Ladisa et du violoncelle impavide de Marcio Mattos, mais aussi sagace et visionnaire. À la fois omniprésent et discret, Marcello Magliocchi nous régale par ses commentaires micro-percussifs sur tous les coins et recoins de sa mini – batterie, digne de celle de John Stevens, lequel offrit son premier gig londonien à Marcio quasiment le jour de son arrivée en 1969. Comme contrebassiste, Marcio Mattos fut des équipées de Keith Tippett, Elton Dean, Tony Marsh, Mike Osborne, Ken Hyder aujourd’hui disparus et contrebassiste de confiance d’Eddie Prévost durant des années. Cette pratique de la contrebasse lui a apporté un sens rythmique imparable qui, parmi de nombreuses autres qualités, qui nourrissent la sûreté de ses improvisations au violoncelle, leur cohérence inventive. Dans la scène British, on cite imperturbablement des créateurs de premier plan comme Derek Bailey, Evan Parker, Tony Oxley, Barry Guy, Paul Rutherford, John Stevens, AMM, Lol Coxhill sans voir qu’une personne comme Maggie Nicols est elle aussi une pionnière incontournable. De même, au violoncelle, Marcio Mattos a développé une présence incontournable (discrète, mais essentielle) avec ce violoniste exceptionnel qu’est Philipp Wachsmann, avec Phil Minton et l’équipe bourgeonnante de Chris Burn, John Butcher et Jim Denley (il y a longtemps). La présence de ce maestro conduit ses compagnes et compagnons à donner le meilleur d’eux – mêmes, à se focaliser sur l’essentiel et à dépasser leurs limites en créant un réseau de correspondances intimes, un rhizome de connivences et ce dosage infiniment précis et mesuré des interventions individuelles dans une démesure intériorisée et assumée. Ils créent ainsi une magnifique mosaïque en quatre dimensions. La présence de Marcio suffit, sa gestuelle au violoncelle communique un bon sens collectif car lui-même ne fait que servir la cause commune. Pas le moindre solo individuel dans sa / leur musique, mais une inébranlable construction collective. Et cette auto-discipline qui pourrait sembler austère dans l’univers souvent expansif du « free-jazz » n’empêche pas Marilza Gouvea de complètement se lâcher comme une furie , rengorgeant imprécations coléreuses et glossolalies quasi- hystériques, quand le besoin se fait sentir. Alors qu’ailleurs, elle se focalise sur un matériau ciselé. Stefania Ladisa choisit inconsciemment le moment adéquat pour insérer ses sinueux mélismes qui enchantent ce quartet drivé par le pizzicato dynamique et décalé de Marcio Mattos. Quasi invisible, le lutin des percussions injecte ce qu’il faut de cliquetis, picotages, frappes et résonnances pour activer l’édifice sans jamais imposer le moindre faux pas percutant qui maculerait cette tapisserie multicolore chatoyante. Ah Marcello Magliocchi ! Il y a autant de convergences d’énergies et de consensus qu’il y a d’échappées centrifuges dans leur musique et on est à nouveau surpris par ce qui avait échappé à nos premières écoutes lorsqu'on se replonge dans leur superbe musique.
Zen Widow : Gianni Gebbia Matthew Goodheart Garth Powell IV (from the dark age to another) Objet - a LP- 2023001
https://objet-a.bandcamp.com/album/iv-from-one-dark-age-to-another
Super-production vinyle sur le label objet-a de Gianni Gebbia, le saxophoniste sicilien inspiré ici au sax soprano avec le pianiste Matthew Goodheart et le batteur Garth Powell, tous les trois membres du rare trio ZEN WIDOW, lequel trio a commis un album hyper rare avec le trompettiste Leo Smith : Screaming in Daytime (Makes Men Forget ) label pfMentum. Lisez seulement : ultraquiet 180 grams vinyl pressed at RTI (Record Technology Incorporated) Recorded Live-to-2-track-Analog Tape at Capitol Studios “A”! Produced by Joe Harley Engineered by Mike Ross and Steve Genewick Analog Mastered and Lacquers Cut by Kevin Gray (Coherent Audio). Je ne vous dis que ça : on ne se moque pas de vous ! Le prix (!) en vaut la chandelle : ma hi-fi n’est pas encore assez bonne pour un tel vinyle de qualité supersonique. Pour la petite histoire, le batteur Garth Powell qui avait enregistré People in Motion avec Gianni Gebbia et Damon Smith (CD Rastascan BRD 044 1998) travaille dans le fabuleux studio Capitol « A » à Hollywood, mais il a aussi enregistré avec Mats Gustafsson et le plus inquiétant des pianistes underground, le mystérieux Greg Goodman, « They were gentle and pretty pigs » (Beak Doctor). Matthew Goodheart a lui enregistré un super duo avec Leo Smith pour Cadence Records à la même époque. Cette connexion californienne de Gianni Gebbia l’a amené à y jouer et à publier ses deux fabuleux albums solos au sax alto (H Portraits et Arcana Major /Sonic Tarot Sessions) auprès du label californien Rastascan du percussionniste Gino Robair, un proche de John Butcher et de Birgit Ulher. Rien que pour ses deux albums solos (trois, car il y a aussi Body Limit sur Splasc’h !) et ses compositions à la fois « simples » mais très complexes à articuler (rythmes de guingois, respiration circulaire, lyrisme, emboîtement sophistiqué des éléments mélodiques, segmentation du phrasé, largeur des intervalles et ces tarentelles obsédantes), Gianni Gebbia mérite de figurer au firmament (Panthéon ?) des saxophonistes uniques dans leur genre pas loin de Roscoe Mitchell et de Steve Lacy. Ici au soprano, il délivre le son du miel, une qualité vocale irrésistible, même dans les phrasés méandreux. Le but de ce trio est une œuvre collective: le pianiste et le batteur créent un parfait véhicule pour rêver en symbiose avec le lyrisme de Gebbia. Une triangulation équilibrée et en phase pour une musique songeuse, méditative, aérienne et relativement épurée. Un super chanteur afro-américain, Dwight Tribble, confie sa merveilleuse voix au dernier morceau, chantant free comme un prince venu d’Afrique. Un peu avant le trio évoque une musique orientale avec Powell au daf, le très classieux Matthew Goodheart imitant le qanoun avec les doigts dans les cordes du piano. Gebbia souffle ce qu’il faut de lyrisme avec sa sonorité limpide. Et cela après que Garth Powell s’est fait entendre aux tam-tam (gongs suspendus si vous voulez) avec une fantastique qualité de son rarement entendue ailleurs. Une belle face B à la hauteur des espérances de la face A. Plutôt qu’un album free « d’avant-garde », ce IV (from the dark age to another) est une somptuosité attachante et généreuse à écouter au coin du feu sans doute pas loin du sapin de Noël.
Impetus group Density Dots Tom Jackson Dirk Serries Teun Verbruggen Martina Verhoeven Colin Webster Klanggalerie CD
https://dirkserries.bandcamp.com/album/density-dots
Avec des titres comme Unitary Mark, Subfield, Inflow, Linguistic Fortune, Swampy, Region Mash, Density Dots et les deux photos de la mer agitée face à la grève sauvage, on se dit, qu’à travers ces images et ces mots, il y a bien une stratégie et une tactique dans les emportements musicaux de cette fine équipe. Aux vagues tempêtueuses se succèdent des accalmies pointillistes. Deux paires et un joker. Le tandem de souffleurs fait corps l’un à l’autre : le saxophoniste Colin Webster et le clarinettiste Tom Jackson déroulent leurs spirales endiablées en concomitance entraîné par une houle implacable. On a parfois peine à les distinguer l’un de l’autre tant leurs intensités s’interpénètrent. Comme deux soutiers aux machines , le guitariste Dirk Serries (archtop amplifiée) et le percussionniste Teun Verbruggen s’activent à créer des équilibres instables, un ressac puissant qui relance des vagues multi-rythmiques tourbillonnantes sur lequel le pilonnage kinesthésique du clavier par Martina Verhoeven évoque une armada de dauphins hyperactifs à la poursuite des vents furieux et extatiques … des deux souffleurs. Excusez cette imagerie un peu facile, votre serviteur n’a pas toujours la Linguistic Fortune. Ces Density Dots créent des points de tension dans de lents crescendos à peine palpables et des points de chute qui semblent avoir été orchestrés subitement. Où se situe l’improvisation instantanée ? Où se dessine une forme de planification des éléments ? Dans le domaine de la free-music, il y a toujours une direction et des idées à partager, mettre au point, un challenge à relever. C’est tout l’intérêt de leur démarche collective où personne n’est un soliste, mais chacun est solidaire des autres. Une machinerie humaine qui dégage une énergie marémotrice.
Teun Verbruggen est un des percussionnistes les plus engagés de la scène belge dans un pays enclavé entre des territoires monolithes de la scène improvisée (Pays – Bas, Allemagne, France) où un improvisateur du cru a bien du mal à s’exporter. Lui et ses collègues Dirk Serries et Martina Verhoeven (le label a new wave of jazz – n°1 du plat pays, c’est eux !) s’échinent à créer un espace, un projet musical en comptant sur leurs propres forces et de celles d’enthousiastes inconditionnels tels l’explosif soufflant Colin Webster et le vibrionnant clarinettiste Tom Jackson. Une génération d’intrépides "Impétueux" qui renouvellent cette lingua franca du « free-jazz » improvisé en l’enrichissant indubitablement !
5 décembre 2023
Marjolaine Charbin & Eddie Prévost/ Evan Parker Solo 1978/ Paul Lytton & Erhard Hirt/ Urs Leimgruber Omri Ziegele Christian Weber Alex Huber
Marjolaine Charbin & Eddie Prévost the cry of a dove announcing rainMatchless Recordings MRCD113
https://matchlessrecordings.com/music/cry-dove-announcing-rain
Edwin « Eddie » Prévost, le légendaire percussionniste du groupe AMM (le plus ancien groupe d’improvisation libre en activité depuis 1965 !), a développé une démarche unique au niveau de la percussion contemporaine. Il recherche des sonorités extrêmes avec un grand tam-tam suspendu (autrement dit un « gong ») et une cymbale qu’il manipule avec des archets, mailloches etc… en la faisant vibrer sur la peau d’un tom ou d’une caisse claire. Évidemment, il joue aussi de la « batterie » normale avec un contrebassiste et un saxophoniste ou, il y a longtemps, en duo avec des pianistes comme Veryan Weston ou Marylin Crispell. Aux côtés de son acolyte d’AMM (devenu un « duo »), le pianiste John Tilbury, un brillant interprète de John Cage et de Morton Feldman, c’est avec cette percussion « minimale » , soit cymbale et gong + ustensiles qu’il dialogue dans un univers sonore aussi « restreint » que… très étendu (finalement) et cela grâce à un raffinement inouï du travail de ses instruments. On peut entendre tout cela, ces hallucinantes vibrations et stridences métalliques et la dynamique extraordinaire de ses sonorités dans cet admirable album en compagnie de la pianiste Marjolaine Charbin. Cette musicienne française qui fit ses études musicales et ses premiers pas dans l’improvisation contemporaine à Bruxelles est établie à Londres depuis une douzaine d’années. Elle s'est impliquée dans le cercle d’improvisateurs autour d’Eddie Prévost participant aux ateliers d’improvisation animé par ce dernier durant quelques années on et off. Au fil du temps, Marjolaine Charbin a joué régulièrement avec des musiciennes et musiciens comme Angharad Davies, Dominic Lash, Chris Cundy, Phil Durrant, Artur Vidal et Emmanuelle Waekerlé et de temps à autre avec Eddie Prévost. Celui-ci accorde autant d’importance à ses collaborateurs "locaux" dont la plupart d’entre nous avons à peine entendu parler qu’aux musiciens prestigieux de la scène internationale. Pami eux, on note Evan Parker, John Butcher et John Edwards. D’ailleurs, Eddie Prévost n’a jamais couru après personne pour se créer une quelconque carrière, préférant jouer et enregistrer avec les artistes qu’il croise dans la scène britannique, car leur proximité lui permet de travailler régulièrement et en profondeur avec eux dans un échange égalitaire. Eddie Prévost est sans doute un improvisateur pour qui les mots éthique, sincérité et absence de la moindre concession prennent tout leur sens. Ce qu’on entend dans cet album au niveau du piano est (très) différent de ce que joue le pianiste John Tilbury, par exemple. Tilbury est un interprète remarqué de cage et de Feldman. Et donc, tant pour la performance collective de Charbin et Prévost ensemble que pour leurs contributions individuelles, il me semble que c’est vraiment un « premier choix » pour une écoute approfondie et une découverte de cet univers proche d’AMM. Deux très longues improvisations : First Matinée : 30'02'' et Second Matinée : 46'53'' enregistrées respectivement le 23 octobre 2022 et le 8 janvier 2023 au Café OTO. Marjolaine Charbin tente avec un grand bonheur de contribuer avec une démarche de pianiste sincère en transgressant les certitudes – la doxa d’avant-garde (atonalité, sérialisme). Elle incorpore dans sa pratique plusieurs points de vue qu’elle explique très bien dans les notes de pochette qu’elle a rédigées afin de situer sa démarche musicienne. Une de ses qualités principales est son sens du rythme, de la pulsation et une invention mélodique épurée qui est chevillée à ce sens rythmique. Et son toucher précis et élégant. Bien entendu, elle explore aussi la table d’harmonie, les cordages et leurs résonances ou agite les touches en bloquant peu ou prou cordes et mécanismes en s’insérant au cœur des vibrations métalliques de son collègue. Il arrive que Prévost réagisse en faisant tintinnabuler ces instruments métalliques en y insufflant des pulsations lorsque la pianiste déboule dans les clusters avec subtils croisements de doigtés. Les mutations sonores qu’il inflige à ses instruments métalliques sont proprement inouïes. Alors que la pianiste percute subitement des cordes graves en les étouffant une mince fraction de seconde après, on entend vrombir le tam-tam, scintiller le bord de la cymbale ou l’épaisseur du gong comme une poussière d’étoiles. De lentes oscillations s’élèvent et délivrent leur amplitude de fréquences où se mêlent les murmures de la carcasse du piano. Même si les deux improvisateurs jouent parfois des choses très différentes, leur écoute mutuelle et leur connivence se révèlent avec la plus grande évidence, palpable, vivante, surprenante. La longueur des pièces (dans Second Matinée on approche l’heure) s'écoule naturellement tant la matière sonore est maîtrisée, le flux constamment en évolution, métamorphosé au fil d’un temps éclaté. Meta – musique, écrit Eddie Prévost. Si cette musique peut paraître distante et austère, une écoute approfondie peut nous en révéler ses mystères et créer une profonde fascination. Une vraie réussite.
P.S. Récemment, E.P. et M.C. ont enregistré un album avec Ute Kanngiesser et John Butcher : « The Art of Noticing ».
Evan Parker Solo NYC 1978 Relative Pitch.
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/nyc-1978
En 1978, Evan Parker enregistrait son album solo Monoceros en utilisant une technique alors de pointe, le Direct Cutting au studio Nimbus, lequel était lié à un label de musique ancienne et de musiques traditionnelles d’Inde parmi les meilleurs et les plus « sérieux ». Cet album fit grand bruit dans la jazzosphère free et les milieux musique expérimentale. On n’avait jamais entendu cela : un saxophone soprano joué en respiration circulaire avec des doigtés croisés donnant naissance à plusieurs multiphoniques, notes produites quasi simultanément dans une illusion de polyphonie. Une technique de souffle et de contrôle de la colonne d’air hallucinante au sax soprano, instrument réputé difficile à maîtriser. Chacun de ses albums solos Incus (le label partagé avec Derek Bailey), Saxophone Solos (Aerobatics), Monoceros, Six of One (1980) et The Snake Decides (1985) contiennent une composition ou une série de compositions mise(s) au point au préalable et jouée avec une relative spontanéité selon une espèce de plan préétabli. Le son du saxophone et les interférences des fréquences des notes jouées simultanément sifflent et percent le tympan. À la grande époque entre 1977 jusqu’à la fin des années 90, on entendait le son du saxophone soprano envahir tout l’espace, sans aucune amplification, faisant vibrer l’oreille interne de chacun de nous, les os otolithes dont est tiré le mot Incus du nom d'un d'entre eux. Ces formes plus ou moins préétablies, construites et développées en temps réel l’ont été dans le but de créer une œuvre pour le disque qui puisse faire une référence démarquer un territoire musical conquis de dure lutte. On est en fait un peu ou assez loin du concept de l’improvisation collective. Notez que certains albums solos de Derek Bailey, le champion « théorique » de l’improvisation libre radicale et du concept d’improvisation « non-idiomatique » sont de toute évidence l’œuvre d’un compositeur quoi qu’en dise Bailey et les gens assez naïfs pour avaler cette théorie non – idiomatique. Il suffit d’écouter l’album acoustique Aïda de Bailey (Incus 40, 1980) et les outttakes de cet album qui figurent dans le double LP Aïda réédité par Honest Jon’s : vous aurez une belle surprise de redite littérale de différents passages importants de l’album original. De même, l’album solo Notes (Incus 48, 1986) où la construction méticuleuse de la musique ne laisse planer aucun doute : c’est comme si cela avait été « écrit », un peu comme ces improvisateurs du 19ème s. qui créaient une symphonie face au public.
Mais Evan Parker, s’il affirme être un compositeur, n’hésite pas, une fois sur scène, à se lancer à l’aventure de la tentative improvisée, de la recherche exploratoire. Surtout s’il n'y a pas d’enregistrement important en jeu. Evan a toujours préparé ses performances solos à l’écart de ses concerts en groupe afin de se concentrer à fond uniquement sur les structures, la technique et le cheminement de l’évolution de différents morceaux qui parfois constituent une suite. Le concert qui a donné la matière de l’enregistrement du fabuleux Six Of One (Incus 39 enregistré dans une église) où des éléments mélodiques fusent et se détachent des boucles sans fin du souffle en respiration circulaire, a été pensé dans le but exclusif de créer une œuvre devant figurer dans un album qui devait marquer un nouvel achèvement dans sa musique en solo, tout comme son tout premier concert solo à l'Unity Theatre en 1975 qui fut publié sous le titre "saxophone solos" (Incus 19).
Ici à New York en 1978, E.P. joue des pièces archétype de sa démarche au sax soprano solo. Le son n’est pas optimal et cette qualité moyenne de l’enregistrement force l’effet mordant, brutalement énergique de la densité des sons et de leurs extraordinaires modulations. Non seulement Evan Parker est un explorateur « scientifique » du son du saxophone, il a aussi un talent de mélodiste surprenant, spécialement au ténor. On pourrait lui décerner le titre du plus original des vrais « post-coltraniens » au sax ténor. Et justement dans ce NYC 1978 on entend pour la première fois dans l'évolution de sa discographie en solo, un morceau de sax ténor mordant, hachuré et agressif, quasi-bruitiste avec cette articulation délirante où certaines spirales « rattrapent » les précédentes et semblent se superposer à elles tout en décalant leurs interrelations harmoniques. Plus loin, c’est à Steve Lacy qu’il rend hommage en réutilisant les intervalles modaux spécifiques du maître ; il essaye alors de trouver un chemin dans une constellation de notes jouées avec la plus grande précision, ces intervalles et doigtés compliqués à négocier. Je l’ai entendu une fois saluer Steve avec déférence en l’appelant « Master ». Dans cette musique, lorsqu’on a du temps devant soi et que cette musique qu’on joue est basée sur une recherche permanente, le moment est venu d’essayer quelque chose, de chercher pour nourrir la matière de développements futurs L’album Zanzou enregistré au Japon (jazz and Now 1982) contient aussi un morceau au sax ténor. Et je me souviens d’un magnifique concert solo à Bruxelles en 1989 où le sax ténor servit dans deux ou trois pièces fantastiquement tortueuses. Aussi le souvenir d’une dépression abominable complètement nettoyée par la grâce de cette puissante musique lors d'un concert. À écouter : un excellent témoignage.
Borne on a Whim - Duets 1981 Paul Lytton & Erhard Hirt CorbettvsDempsey 100
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/borne-on-a-whim-duets-1981
Sans nul doute un des enregistrements les plus radicaux enregistrés ces années-là. Le duo de Paul Lytton (percussions et live electronics) et Erhard Hirt (guitares électriques et dobro) avait prévu de publier un LP pour le label Po-Torch dirigé par les deux Paul, Lovens et Lytton au début des années 80. Où était-ce le label Uhlklang ? Hirt et Lytton partageaient deux groupes avec le clarinettiste basse Wolfgang Fuchs et le contrebassiste Hans Schneider, XPACT et le mini big band King Übü Örchestrü. Suite à un désaccord musical, Erhard Hirt quitta XPACT et King Übü et le projet d’album en duo fut abandonné, même s’il fut annoncé sur le catalogue inséré dans des albums du label. Ces Duets de 1981 auraient vraiment dû être publiés à cette époque, tant leur musique bruitiste, chercheuse et exploratrice avide de sons était alors une des plus radicales qu’on pouvait entendre. Je ne sais pas dire si la matière de l’enregistrement annoncé est bien celui de ces Duets de 1981. Peu Importe. On en a pour son argent ! Suite à l’émergence de Derek Bailey et de Keith Rowe, on vit apparaître une série de guitaristes – bruiteurs vraiment originaux ou carrément trash : Fred Frith, John Russell, Eugene Chadbourne, Owen Maercks, Henry Kaiser, Davey Williams, Jean-François Pauvros ou l’inénarrable GF Fitz-Gerald qui travailla avec Lol Coxhill. Parmi eux , Erhard Hirt, alors inconnu, mais pas le moindre. Guitare écharpée et électrocutée, débris sonores, vibrations dangereuses, bruitisme et manipulation électrogènes peu avouables, un circuit improbable de pédales d’effets. Aussi un picotage délicat et acéré d’un dobro (guitare avec résonateur métallique incorporé en lieu et place de la rosace) qui dégage une vraie poésie, son jeu s’écartant d’un quelconque modèle de picking. L’intérêt du duo provient du fait que Paul Lytton ne se contente pas de jouer que de la percussion. Live electronics ? P.L. actionne son installation d’objets amplifiés sur un cadre métallique genre « mécano » (Dexion rack) par le truchement de micro-contacts : cordes de guitare tendues sur ce cadre avec des pédales de hi-hat (sic) qui en varie la tension, instruments de cuisine (cuillères, racloir, batteur à blanc d’oeufs), feuille métallique, archets, polystyrène, ressorts, j’en passe et des meilleures. Comme l’apôtre a appris « officiellement » les tablas indiens avec un authentique maître, il utilise cette technique en multi-frappes sur la surface des peaux avec un unique accelerando de pulsations (on retrouve cette caractéristique chez son ami Paul Lovens et Han Bennink). Mais en fait, son travail ici se concentre sur la création et la recherche de sons, de vibrations, de résonances métalliques (crotales, tam-tam, cymbales chinoises) en connexion intime avec son collègue Erhart Hirt, même si un auditeur pas au fait puisse être choqué par une apparente désinvolture à l’emporte-pièce. À cette époque, il jouait encore de son « mighty » kit avec tambours chinois et deux grosses caisses et une installation – capharnaum d’objets et ustensiles hétéroclites, comme vous n’en verrez jamais plus. En effet, monter sa « batterie » lui nécessitait trois heures de travail ! « Ah dit-il inquiet j’ai perdu une pièce ! » « Oui, dit son collègue, est-ce vital ? ». Un phénomène !
Erhard Hirt a enregistré un album solo, Gute un Schlechte Zeiten, et un trio avec John Butcher et Phil Minton (Two Concerts) pour FMP et le tout récent Specially for You avec Paul Lytton, Phil Wachsmann et Harri Sjöström pour Bead Records. On retrouve Hirt et Lytton dans XPACT 2 avec Stefan Keune et Hans Schneider ainsi qu’au sein du nouvel album de King Übü Orchestrü « Roi » (publié tout récemment par le label FMR). Surtout, Erhard Hirt, donne sa pleine mesure en duo avec le trompettiste Axel Dörner dans Black Box, un album live publié par Acheulian Handaxe en 2007. Tout à fait d’actualité et pourtant une bien longue histoire d’un as de la guitare électronique décapante d’une espèce rare.
Surtout connu pour être l’impressionnant batteur du trio avec Evan Parker et Barry Guy (le parangon du « free » free-jazz totalement improvisé), beaucoup de spectateurs ignorent aujourd’hui la face expérimentale de son travail « d’avant-garde » que Paul Lytton perpétue avec Georg Wissel ou le King Übü Orchestrü (qu’a réintégré son co-fondateur Erhard Hirt) depuis les années folles du duo avec Evan Parker entre 1969 et 1976. Mais au-delà de la trajectoire de Lytton, ce sont ces instants de folie, de poésie sonore surréaliste, ces sonorités sales, ces griffures, l’interpénétration de sons curieux, de déchirements et de résonnances parasitées qui aujourd’hui encore fascinent et requièrent une écoute différente, quelque part en 1981. Une imagination aiguë pour percer l’origine des sons émis, décoder et identifier les instruments utilisés, leurs techniques, les sources sonores, le but de leurs existences, le délire ludique. Qui fait quoi ? Musique abrupte, même pour un fan de Derek Bailey !
The Workers Urs Leimgruber Omri Ziegele Christian Weber Alex Huber Wide ear Records.
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/saarbr-cken
Formation instrumentale habituelle du « free-jazz » avec deux saxophones, Urs Leimgruber au sax soprano et Omri Ziegele au sax alto ainsi qu’au nai et à la voix, la contrebasse de Christian Weber et les percussions d’Alex Huber. Si l’architecture « formatée » de ce type de quartet est prépondérante dans le déroulement des morceaux, il y règne une liberté de mouvement et une fluidité maximale, mettant en évidence chacune des quatre personnalités. La flûte Naï utilisée semble être un instrument des Balkans et Omri Ziegele y prend la parole avant de souffler dans un style saccadé et fluide au sax alto qui remonte partiellement à celui d’Ornette avec ses inflexions vocales. Les interventions d’Urs Leimgruber naviguent entre des oscillations mélodiques et des tournoiements de doigtés croisés jusqu’à des étoiles filantes dans les hyper suraigus créés par un contrôle absolu des harmoniques bien au-delà de la tessiture de l’instrument. Super jeu de la contrebasse experte de Christian Weber qui fait vibrer la résonance boisée des grosses cordes comme un cœur gros comme ça, palpitant. Quand Omri harangue hagard le public, Urs Leimgruber nous sert des sons audacieux, nous invente une structure mélodique qui aurait enchanté Steve Lacy ou évoque brièvement Coltrane. Le mood est au dialogue, à la digression et des événement sonores nuancés. Le batteur, Alex Huber est toute écoute et apporte un soutien sans faille avec un vrai goût pour la chose percussive et les sentiments vécus des pulsations et des timbres au service de la musique collective. La libre improvisation d’essence free-jazz ouverte à l’écriture automatique à la librté folâtre et au partage de la scène et l'espace auditif. Il suffit d’écouter le concassage du timbre et de l’articulation de Ziegele et l’exploration bruissante et discrète du pavillon du sax soprano par Leimgruber et de la contrebasse par Weber. Le poème d’Omri Ziegele et toutes ses questions reprennent de plus belle, « Inside darkness »… Un album bien agréable, poétique, un brin chercheur à chasser les évidences et à mettre en exergue le jeu collectif, matrice de l’improvisation sans tabous et idées toutes faites.
https://matchlessrecordings.com/music/cry-dove-announcing-rain
Edwin « Eddie » Prévost, le légendaire percussionniste du groupe AMM (le plus ancien groupe d’improvisation libre en activité depuis 1965 !), a développé une démarche unique au niveau de la percussion contemporaine. Il recherche des sonorités extrêmes avec un grand tam-tam suspendu (autrement dit un « gong ») et une cymbale qu’il manipule avec des archets, mailloches etc… en la faisant vibrer sur la peau d’un tom ou d’une caisse claire. Évidemment, il joue aussi de la « batterie » normale avec un contrebassiste et un saxophoniste ou, il y a longtemps, en duo avec des pianistes comme Veryan Weston ou Marylin Crispell. Aux côtés de son acolyte d’AMM (devenu un « duo »), le pianiste John Tilbury, un brillant interprète de John Cage et de Morton Feldman, c’est avec cette percussion « minimale » , soit cymbale et gong + ustensiles qu’il dialogue dans un univers sonore aussi « restreint » que… très étendu (finalement) et cela grâce à un raffinement inouï du travail de ses instruments. On peut entendre tout cela, ces hallucinantes vibrations et stridences métalliques et la dynamique extraordinaire de ses sonorités dans cet admirable album en compagnie de la pianiste Marjolaine Charbin. Cette musicienne française qui fit ses études musicales et ses premiers pas dans l’improvisation contemporaine à Bruxelles est établie à Londres depuis une douzaine d’années. Elle s'est impliquée dans le cercle d’improvisateurs autour d’Eddie Prévost participant aux ateliers d’improvisation animé par ce dernier durant quelques années on et off. Au fil du temps, Marjolaine Charbin a joué régulièrement avec des musiciennes et musiciens comme Angharad Davies, Dominic Lash, Chris Cundy, Phil Durrant, Artur Vidal et Emmanuelle Waekerlé et de temps à autre avec Eddie Prévost. Celui-ci accorde autant d’importance à ses collaborateurs "locaux" dont la plupart d’entre nous avons à peine entendu parler qu’aux musiciens prestigieux de la scène internationale. Pami eux, on note Evan Parker, John Butcher et John Edwards. D’ailleurs, Eddie Prévost n’a jamais couru après personne pour se créer une quelconque carrière, préférant jouer et enregistrer avec les artistes qu’il croise dans la scène britannique, car leur proximité lui permet de travailler régulièrement et en profondeur avec eux dans un échange égalitaire. Eddie Prévost est sans doute un improvisateur pour qui les mots éthique, sincérité et absence de la moindre concession prennent tout leur sens. Ce qu’on entend dans cet album au niveau du piano est (très) différent de ce que joue le pianiste John Tilbury, par exemple. Tilbury est un interprète remarqué de cage et de Feldman. Et donc, tant pour la performance collective de Charbin et Prévost ensemble que pour leurs contributions individuelles, il me semble que c’est vraiment un « premier choix » pour une écoute approfondie et une découverte de cet univers proche d’AMM. Deux très longues improvisations : First Matinée : 30'02'' et Second Matinée : 46'53'' enregistrées respectivement le 23 octobre 2022 et le 8 janvier 2023 au Café OTO. Marjolaine Charbin tente avec un grand bonheur de contribuer avec une démarche de pianiste sincère en transgressant les certitudes – la doxa d’avant-garde (atonalité, sérialisme). Elle incorpore dans sa pratique plusieurs points de vue qu’elle explique très bien dans les notes de pochette qu’elle a rédigées afin de situer sa démarche musicienne. Une de ses qualités principales est son sens du rythme, de la pulsation et une invention mélodique épurée qui est chevillée à ce sens rythmique. Et son toucher précis et élégant. Bien entendu, elle explore aussi la table d’harmonie, les cordages et leurs résonances ou agite les touches en bloquant peu ou prou cordes et mécanismes en s’insérant au cœur des vibrations métalliques de son collègue. Il arrive que Prévost réagisse en faisant tintinnabuler ces instruments métalliques en y insufflant des pulsations lorsque la pianiste déboule dans les clusters avec subtils croisements de doigtés. Les mutations sonores qu’il inflige à ses instruments métalliques sont proprement inouïes. Alors que la pianiste percute subitement des cordes graves en les étouffant une mince fraction de seconde après, on entend vrombir le tam-tam, scintiller le bord de la cymbale ou l’épaisseur du gong comme une poussière d’étoiles. De lentes oscillations s’élèvent et délivrent leur amplitude de fréquences où se mêlent les murmures de la carcasse du piano. Même si les deux improvisateurs jouent parfois des choses très différentes, leur écoute mutuelle et leur connivence se révèlent avec la plus grande évidence, palpable, vivante, surprenante. La longueur des pièces (dans Second Matinée on approche l’heure) s'écoule naturellement tant la matière sonore est maîtrisée, le flux constamment en évolution, métamorphosé au fil d’un temps éclaté. Meta – musique, écrit Eddie Prévost. Si cette musique peut paraître distante et austère, une écoute approfondie peut nous en révéler ses mystères et créer une profonde fascination. Une vraie réussite.
P.S. Récemment, E.P. et M.C. ont enregistré un album avec Ute Kanngiesser et John Butcher : « The Art of Noticing ».
Evan Parker Solo NYC 1978 Relative Pitch.
https://relativepitchrecords.bandcamp.com/album/nyc-1978
En 1978, Evan Parker enregistrait son album solo Monoceros en utilisant une technique alors de pointe, le Direct Cutting au studio Nimbus, lequel était lié à un label de musique ancienne et de musiques traditionnelles d’Inde parmi les meilleurs et les plus « sérieux ». Cet album fit grand bruit dans la jazzosphère free et les milieux musique expérimentale. On n’avait jamais entendu cela : un saxophone soprano joué en respiration circulaire avec des doigtés croisés donnant naissance à plusieurs multiphoniques, notes produites quasi simultanément dans une illusion de polyphonie. Une technique de souffle et de contrôle de la colonne d’air hallucinante au sax soprano, instrument réputé difficile à maîtriser. Chacun de ses albums solos Incus (le label partagé avec Derek Bailey), Saxophone Solos (Aerobatics), Monoceros, Six of One (1980) et The Snake Decides (1985) contiennent une composition ou une série de compositions mise(s) au point au préalable et jouée avec une relative spontanéité selon une espèce de plan préétabli. Le son du saxophone et les interférences des fréquences des notes jouées simultanément sifflent et percent le tympan. À la grande époque entre 1977 jusqu’à la fin des années 90, on entendait le son du saxophone soprano envahir tout l’espace, sans aucune amplification, faisant vibrer l’oreille interne de chacun de nous, les os otolithes dont est tiré le mot Incus du nom d'un d'entre eux. Ces formes plus ou moins préétablies, construites et développées en temps réel l’ont été dans le but de créer une œuvre pour le disque qui puisse faire une référence démarquer un territoire musical conquis de dure lutte. On est en fait un peu ou assez loin du concept de l’improvisation collective. Notez que certains albums solos de Derek Bailey, le champion « théorique » de l’improvisation libre radicale et du concept d’improvisation « non-idiomatique » sont de toute évidence l’œuvre d’un compositeur quoi qu’en dise Bailey et les gens assez naïfs pour avaler cette théorie non – idiomatique. Il suffit d’écouter l’album acoustique Aïda de Bailey (Incus 40, 1980) et les outttakes de cet album qui figurent dans le double LP Aïda réédité par Honest Jon’s : vous aurez une belle surprise de redite littérale de différents passages importants de l’album original. De même, l’album solo Notes (Incus 48, 1986) où la construction méticuleuse de la musique ne laisse planer aucun doute : c’est comme si cela avait été « écrit », un peu comme ces improvisateurs du 19ème s. qui créaient une symphonie face au public.
Mais Evan Parker, s’il affirme être un compositeur, n’hésite pas, une fois sur scène, à se lancer à l’aventure de la tentative improvisée, de la recherche exploratoire. Surtout s’il n'y a pas d’enregistrement important en jeu. Evan a toujours préparé ses performances solos à l’écart de ses concerts en groupe afin de se concentrer à fond uniquement sur les structures, la technique et le cheminement de l’évolution de différents morceaux qui parfois constituent une suite. Le concert qui a donné la matière de l’enregistrement du fabuleux Six Of One (Incus 39 enregistré dans une église) où des éléments mélodiques fusent et se détachent des boucles sans fin du souffle en respiration circulaire, a été pensé dans le but exclusif de créer une œuvre devant figurer dans un album qui devait marquer un nouvel achèvement dans sa musique en solo, tout comme son tout premier concert solo à l'Unity Theatre en 1975 qui fut publié sous le titre "saxophone solos" (Incus 19).
Ici à New York en 1978, E.P. joue des pièces archétype de sa démarche au sax soprano solo. Le son n’est pas optimal et cette qualité moyenne de l’enregistrement force l’effet mordant, brutalement énergique de la densité des sons et de leurs extraordinaires modulations. Non seulement Evan Parker est un explorateur « scientifique » du son du saxophone, il a aussi un talent de mélodiste surprenant, spécialement au ténor. On pourrait lui décerner le titre du plus original des vrais « post-coltraniens » au sax ténor. Et justement dans ce NYC 1978 on entend pour la première fois dans l'évolution de sa discographie en solo, un morceau de sax ténor mordant, hachuré et agressif, quasi-bruitiste avec cette articulation délirante où certaines spirales « rattrapent » les précédentes et semblent se superposer à elles tout en décalant leurs interrelations harmoniques. Plus loin, c’est à Steve Lacy qu’il rend hommage en réutilisant les intervalles modaux spécifiques du maître ; il essaye alors de trouver un chemin dans une constellation de notes jouées avec la plus grande précision, ces intervalles et doigtés compliqués à négocier. Je l’ai entendu une fois saluer Steve avec déférence en l’appelant « Master ». Dans cette musique, lorsqu’on a du temps devant soi et que cette musique qu’on joue est basée sur une recherche permanente, le moment est venu d’essayer quelque chose, de chercher pour nourrir la matière de développements futurs L’album Zanzou enregistré au Japon (jazz and Now 1982) contient aussi un morceau au sax ténor. Et je me souviens d’un magnifique concert solo à Bruxelles en 1989 où le sax ténor servit dans deux ou trois pièces fantastiquement tortueuses. Aussi le souvenir d’une dépression abominable complètement nettoyée par la grâce de cette puissante musique lors d'un concert. À écouter : un excellent témoignage.
Borne on a Whim - Duets 1981 Paul Lytton & Erhard Hirt CorbettvsDempsey 100
https://corbettvsdempsey.bandcamp.com/album/borne-on-a-whim-duets-1981
Sans nul doute un des enregistrements les plus radicaux enregistrés ces années-là. Le duo de Paul Lytton (percussions et live electronics) et Erhard Hirt (guitares électriques et dobro) avait prévu de publier un LP pour le label Po-Torch dirigé par les deux Paul, Lovens et Lytton au début des années 80. Où était-ce le label Uhlklang ? Hirt et Lytton partageaient deux groupes avec le clarinettiste basse Wolfgang Fuchs et le contrebassiste Hans Schneider, XPACT et le mini big band King Übü Örchestrü. Suite à un désaccord musical, Erhard Hirt quitta XPACT et King Übü et le projet d’album en duo fut abandonné, même s’il fut annoncé sur le catalogue inséré dans des albums du label. Ces Duets de 1981 auraient vraiment dû être publiés à cette époque, tant leur musique bruitiste, chercheuse et exploratrice avide de sons était alors une des plus radicales qu’on pouvait entendre. Je ne sais pas dire si la matière de l’enregistrement annoncé est bien celui de ces Duets de 1981. Peu Importe. On en a pour son argent ! Suite à l’émergence de Derek Bailey et de Keith Rowe, on vit apparaître une série de guitaristes – bruiteurs vraiment originaux ou carrément trash : Fred Frith, John Russell, Eugene Chadbourne, Owen Maercks, Henry Kaiser, Davey Williams, Jean-François Pauvros ou l’inénarrable GF Fitz-Gerald qui travailla avec Lol Coxhill. Parmi eux , Erhard Hirt, alors inconnu, mais pas le moindre. Guitare écharpée et électrocutée, débris sonores, vibrations dangereuses, bruitisme et manipulation électrogènes peu avouables, un circuit improbable de pédales d’effets. Aussi un picotage délicat et acéré d’un dobro (guitare avec résonateur métallique incorporé en lieu et place de la rosace) qui dégage une vraie poésie, son jeu s’écartant d’un quelconque modèle de picking. L’intérêt du duo provient du fait que Paul Lytton ne se contente pas de jouer que de la percussion. Live electronics ? P.L. actionne son installation d’objets amplifiés sur un cadre métallique genre « mécano » (Dexion rack) par le truchement de micro-contacts : cordes de guitare tendues sur ce cadre avec des pédales de hi-hat (sic) qui en varie la tension, instruments de cuisine (cuillères, racloir, batteur à blanc d’oeufs), feuille métallique, archets, polystyrène, ressorts, j’en passe et des meilleures. Comme l’apôtre a appris « officiellement » les tablas indiens avec un authentique maître, il utilise cette technique en multi-frappes sur la surface des peaux avec un unique accelerando de pulsations (on retrouve cette caractéristique chez son ami Paul Lovens et Han Bennink). Mais en fait, son travail ici se concentre sur la création et la recherche de sons, de vibrations, de résonances métalliques (crotales, tam-tam, cymbales chinoises) en connexion intime avec son collègue Erhart Hirt, même si un auditeur pas au fait puisse être choqué par une apparente désinvolture à l’emporte-pièce. À cette époque, il jouait encore de son « mighty » kit avec tambours chinois et deux grosses caisses et une installation – capharnaum d’objets et ustensiles hétéroclites, comme vous n’en verrez jamais plus. En effet, monter sa « batterie » lui nécessitait trois heures de travail ! « Ah dit-il inquiet j’ai perdu une pièce ! » « Oui, dit son collègue, est-ce vital ? ». Un phénomène !
Erhard Hirt a enregistré un album solo, Gute un Schlechte Zeiten, et un trio avec John Butcher et Phil Minton (Two Concerts) pour FMP et le tout récent Specially for You avec Paul Lytton, Phil Wachsmann et Harri Sjöström pour Bead Records. On retrouve Hirt et Lytton dans XPACT 2 avec Stefan Keune et Hans Schneider ainsi qu’au sein du nouvel album de King Übü Orchestrü « Roi » (publié tout récemment par le label FMR). Surtout, Erhard Hirt, donne sa pleine mesure en duo avec le trompettiste Axel Dörner dans Black Box, un album live publié par Acheulian Handaxe en 2007. Tout à fait d’actualité et pourtant une bien longue histoire d’un as de la guitare électronique décapante d’une espèce rare.
Surtout connu pour être l’impressionnant batteur du trio avec Evan Parker et Barry Guy (le parangon du « free » free-jazz totalement improvisé), beaucoup de spectateurs ignorent aujourd’hui la face expérimentale de son travail « d’avant-garde » que Paul Lytton perpétue avec Georg Wissel ou le King Übü Orchestrü (qu’a réintégré son co-fondateur Erhard Hirt) depuis les années folles du duo avec Evan Parker entre 1969 et 1976. Mais au-delà de la trajectoire de Lytton, ce sont ces instants de folie, de poésie sonore surréaliste, ces sonorités sales, ces griffures, l’interpénétration de sons curieux, de déchirements et de résonnances parasitées qui aujourd’hui encore fascinent et requièrent une écoute différente, quelque part en 1981. Une imagination aiguë pour percer l’origine des sons émis, décoder et identifier les instruments utilisés, leurs techniques, les sources sonores, le but de leurs existences, le délire ludique. Qui fait quoi ? Musique abrupte, même pour un fan de Derek Bailey !
The Workers Urs Leimgruber Omri Ziegele Christian Weber Alex Huber Wide ear Records.
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/saarbr-cken
Formation instrumentale habituelle du « free-jazz » avec deux saxophones, Urs Leimgruber au sax soprano et Omri Ziegele au sax alto ainsi qu’au nai et à la voix, la contrebasse de Christian Weber et les percussions d’Alex Huber. Si l’architecture « formatée » de ce type de quartet est prépondérante dans le déroulement des morceaux, il y règne une liberté de mouvement et une fluidité maximale, mettant en évidence chacune des quatre personnalités. La flûte Naï utilisée semble être un instrument des Balkans et Omri Ziegele y prend la parole avant de souffler dans un style saccadé et fluide au sax alto qui remonte partiellement à celui d’Ornette avec ses inflexions vocales. Les interventions d’Urs Leimgruber naviguent entre des oscillations mélodiques et des tournoiements de doigtés croisés jusqu’à des étoiles filantes dans les hyper suraigus créés par un contrôle absolu des harmoniques bien au-delà de la tessiture de l’instrument. Super jeu de la contrebasse experte de Christian Weber qui fait vibrer la résonance boisée des grosses cordes comme un cœur gros comme ça, palpitant. Quand Omri harangue hagard le public, Urs Leimgruber nous sert des sons audacieux, nous invente une structure mélodique qui aurait enchanté Steve Lacy ou évoque brièvement Coltrane. Le mood est au dialogue, à la digression et des événement sonores nuancés. Le batteur, Alex Huber est toute écoute et apporte un soutien sans faille avec un vrai goût pour la chose percussive et les sentiments vécus des pulsations et des timbres au service de la musique collective. La libre improvisation d’essence free-jazz ouverte à l’écriture automatique à la librté folâtre et au partage de la scène et l'espace auditif. Il suffit d’écouter le concassage du timbre et de l’articulation de Ziegele et l’exploration bruissante et discrète du pavillon du sax soprano par Leimgruber et de la contrebasse par Weber. Le poème d’Omri Ziegele et toutes ses questions reprennent de plus belle, « Inside darkness »… Un album bien agréable, poétique, un brin chercheur à chasser les évidences et à mettre en exergue le jeu collectif, matrice de l’improvisation sans tabous et idées toutes faites.
21 novembre 2023
Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel/ Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec/ Cécile Broché Russ Lossing & Satoshi Takeishi/ Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy
Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel It isn’t Really what It’s Like. Acheulian Handaxe AHA 2306
https://handaxe.bandcamp.com/album/it-isnt-really-what-its-like
Ce n’est pas vraiment ce à quoi ça ressemble. Les Canaries on the Pole existent depuis 22 ans et des dizaines de concerts. C’est sans nul doute le groupe d’improvisation libre dont j’ai assisté et écouté le plus grand nombre de concerts sans jamais me lasser. Loin de là. Violon : Christoph Irmer de Wuppertal. Clarinette et clarinette basse et shakuhashi : Jacques Foschia de La Drôme. Percussions : Mike Goyvaerts de Vilvoorde. Sax-alto augmenté et clarinette : Georg Wissel de Cologne. S’ils ont un son de groupe aisément identifiable, les Canaries on the Pole aiment à musarder et s’égarer dans les broussailles et les futaies de leur imagination en traquant réflexes et sons inouïs. Dans le cheminement incertain du fil de leurs improvisations instantanées, ils aiment à égarer l’auditeur avec de menus détails expressifs, des trouvailles sonores, ou bien leur indiquer une issue de secours partagée entre sarcasmes ludiques et une ineffable innocence. On y décèle le goût discrètement microtonal du clarinettiste basse dans des intervalles curieux entre chaque note, ses jongleries de flûtes en bambou percutées, divers grattages et picotages pointillistes du violoniste, le souffle oblique du saxophoniste alto quand le bec est fiché droit dans le corps de l’instrument, un peu de souffle circulaire, espaces de silence où murmure un instrument à vent au le sifflement de l’archet, des frottements et grincements, divers sur la grosse caisse avec des ustensiles : grattoir, grille de four, racloir, tubes pliables, moteur, frappes éparses, ou sons isolés conclusifs. Il faut assez souvent tendre l’oreille quand le volume sonore est réduit à sa plus simple expression et que chacun semble s’octroyer toutes les libertés en tout indépendance. En fond sonore , une harmonique ténue s’échappe du shakuhashi lorsque le silence les a rattrapés. Souffle lunaire et détaché, voire erratique d’un des deux souffleurs. Ou bien leurs berlues dans des gammes indéfinies et lunatiques coïncident sans que ce soit prémédité ni l’effet du hasard. Un kaléidoscope canaille un peu farceur et surtout ludique, cocasse, regard en coin les yeux baissés. Une tige métallique rebondit sur l’anche du sax alors qu’une chaînette est déplacée sur la peau du tambour recouverts d’objets. Jeu visuel autant que sonore. Un brin de je m’enfoutisme ou un sérieux brièvement emprunté de concertiste déconcertant. Mais le mouvement peut s’accélérer dans une interactivité zig-zagante, l’archet tournant sur lui – même dans des entrecroisements de spirales centripètes ou l’articulation du souffle devient frénétique, croassante, mordante.. alors que les frappes col legno tutoient divers recoins du violon. Le batteur excelle à placer ses interventions délicates e avec objets ou jouets au moment le plus opportun en écho au silence induit par le geste sonore péremptoire d’un des participants qui tous s’arrêtent brusquement de jouer comme un seul homme. Une dose ou deux de minimalisme, des zestes de folklore imaginaire, un substrat de musique ethnique, des égarements pointillistes, des unissons imprévisibles, Schönberg déniaisé et subitement la rage de jouer. Un des quatre s’impose par-dessus les autres pour une ou deux minutes pour s’excuser de vous avoir fait attendre, mais quoi ? Une comédie naturelle rarement prévisible. Troisième album. Un groupe d’improvisation libre unique en son genre lequel incarne le fondement même de cette musique. Il s’agit de jouer à jouer.
Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec Standards Combustion Dark Tree DT18
https://www.darktree-records.com/daunik-lazro-benjamin-duboc-mathieu-bec-%E2%80%93-standards-combustion-%E2%80%93-dt18
C’est bien le troisième album de Daunik Lazro avec le contrebassiste Benjamin Duboc pour le label Dark Tree. Les deux premiers étaient concentrés sur l’improvisation libre sonore interactive. Ici au sax ténor et avec Mathieu Bec à la batterie ! Et comme le titre Standards Combustion le laisserait supposer, il ne s’agit pas de Standards « jazz » habituels, mais des reprises originales et assez fidèles à l’esprit de morceaux intemporels d’Albert Ayler (Ghosts et Mothers), de Steve Lacy (Deadline), de Wayne Shorter (Nefertiti) et de John Coltrane (Vigil et Love Supreme). Ces morceaux sont parsemés d’une composition de Daunik Lazro , Line up for Lacy et de deux pièces signées Bec - Duboc - Lazro : R.Métégal et Tight Rope.
Ma réaction à propos des hommages à X, Y, Z que ce soit John Cage, Bill Evans, Monk ou Miles Davis etc… : l’artiste a-t-il quelque chose à exprimer lui – même, sa musique ? Ou est-ce un argument de vente, une facilité ou une œuvre de commande ? Il y a tellement de musiciennes et musiciens fantastiques et originaux à écouter et découvrir que bon …. Dans le cas précis de Daunik Lazro, un pionnier incontournable du free en France, artificier du sax alto et cracheur de feu peu commun, passé au sax baryton, il y a quelques motifs très justifiables parce que cette musique, Ayler, Lacy et Coltrane ont balisé et catalysé sa passion de toute une vie d’artiste, se battant contre vents et marées, au cœur de la tempête de la free-music. Et ses deux acolytes sont des allumés notoires.
Ghosts est joué fidèlement à la mélodie du thème et très chaleureusement avec ces harmoniques déchirantes proches de celles d’Albert Ayler, comme d’ailleurs peu le feraient. Mathieu Bec, approché au sujet de ce nouvel album, m'a déclaré s’être mis à jouer sur le champ, sans avoir pu faire la moindre recherche sur le morceau d’Ayler, dont les premières versions figurent sur les albums Spiritual Unity (ESP 1002 – juillet 1964) et Prophecy (ESP 3030 enregistré un mois plus tôt au Cellar Café). Il aurait été intéressant de tenir compte mentalement de la partie de batterie toutes en vagues sonores jouée par Sunny Murray et du rôle de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés en zig zag si particuliers. Mais curieusement, si Mathieu joue spontanément free dans ce morceau (un peu comme Rashied Ali mais avec un moins fort volume), le batteur a utilisé certaines frappes semblables à celles de Sunny ! Leur Ghosts met ici les pendules à l’heure et l’auditeur directement sur orbite. En fait, l’intérêt est de jouer sincèrement cette musique comme elle doit l’être tout en l’adaptant spontanément à l’état d’esprit actuel, à la situation émotionnelle et le parcours de vie du musicien, à son expérience et son vécu. La sincérité, la reconnaissance et l’amour pour ces aînés qui nous ont tout donné sans jamais rien calculer, sauf pour ajuster leurs possibilités sonores et musicales et la technique intimement personnelle de leur instrument à leur message esthétique et leur rage de vivre.
Et cette session est bien révélatrice à ce sujet. Il suffit d’entendre comment est rendu Nefertiti en mode free tout en énonçant le thème avec des accents et des suspensions proches de ceux du maître, suivi par une charmante envolée. Leur version de Deadline (composition jouée par Steve Lacy en solo, cfr le Live de 1975 publié par SAJ) décline bien des éléments et l’esprit de la musique de Lacy. Vigil : Mathieu démontre qu’il a un vif souvenir d’Elvin Jones jouant ce morceau au travers de détails dans ses frappes et roulements sur la caisse claire et le tom. De même, le chant de Lazro laisse s’échapper des volutes et imbrications de notes de ce morceau enregistré en duo par Coltrane et Elvin sur l’album Kulu Se Mama, que Daunik a écouté cent fois … La version de Love (Supreme) est jouée ici en rythmes libres et avec une sonorité et une intonation voisine (et imaginaire) de celles qu’adopterait un Jimmy Giuffre (« joue free »). Il s’agit de « relectures » vivantes, chargées d’émotion et sans esbrouffe : elles distillent des éléments essentiels de la musique de nos héros les plus chers, dans une autre réalité avec un autre vécu. Et dans les traces de ces morceaux de légende qui suintent de leurs réinterprétations émues, on découvre la moëlle, des intonations, des injonctions secrètes issues précisément d’ écoutes amoureuses, répétées, intensives et de très nombreuses tentatives passées d’avoir joué ces thèmes et improvisé en cherchant indéfiniment leur sens profond, la matière même de l’amour. Aussi une belle volonté de construction collective dans R.Métégal et le très court Tight Rope. Bref, un beau projet pour souligner les marques profondes que ces artistes disparus ont laissé dans notre âme et notre esprit.
3D@Paris Cécile Broché avec Russ Lossing & Satoshi Takeishi discusmusic 156CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/3d-paris-156cd-2023
Cécile Broché est une spécialiste du violon électrique, compositrice et improvisatrice expérimentée. Quelques concerts m’ont franchement convaincu par sa capacité à exploiter les possibilités de l’amplification électrique, depuis le « grain » sensible du frottement de l’archet et sa vocalité jusqu’aux extrêmes stridences avec conjonction d’effets électroniques survoltés ou tourneries obsédantes. Dans cet opus en trio avec le pianiste Russ Lossing (piano, fender rhodes et orgue hammond) et le batteur Satoshi Takeishi, Cécile nous convie à un itinéraire parisien à travers ses quartiers et lieux chargés d’histoire et de souvenirs, ses moments vécus et impressions d’éternité, d’hier et d’aujourd’hui ou de lendemains qui chantent. Une suite de 20 pièces évocatrices, cartes postales, flashbacks ou instants gravés dans la mémoire. Lully en rêve ou cauchemar, Arrivée à la Gare du Nord, stations de métro (St Paul, Saint Sulspice, Saint Fargeau), Barbès, République, Bastille, un bar à Belleville, La Conciergerie, Sous le pont Mirabeau Coule La Seine. Cécile Broché en a écrit la musique et conçut sa mise en scène au fil de la durée de l’album. L’oeuvre a été jouée à Paris en surround avec huit speakers et incorpore des bruits de la ville, des rumeurs de la rue, du passage saccadé du métro, de voix saisies sur le vif…
Takeishi a travaillé avec Rob Brown, Braxton, Dave Liebman, Anthony Coleman, Robert Dick et nombre de jazzmen contemporains parmi les plus réputés. Russ Lossing a enregistré avec Paul Motian, Mark Dresser, Gerry Hemingway, Samiuel Blaser etc… Son Russ Lossing Trio s’impose comme une référence dans la scène jazz con.temporaine (label Hatology - Ezz-thetics). Avec de tels collaborateurs, la musique se développe et se métamorphose dans une suite impressionnante de tableaux, d’actions, d’impressions dans un univers musical multiforme. Se croisent l’efficacité de mélodies entêtantes, des rythmiques dynamiques au croisement du « post-rock » un peu « prog » et du jazz louvoyant entre binaire et ternaire, des surprises sonores imaginatives, électriques, et une nostalgie d’instants perdus. Cette narration découpée comme un collage inventif retrace une pérégrination à la fois vécue et imaginaire au cœur de la ville-lumière, aussi familière que sa dimension gigantesque nous fascine jusqu’à ce qu’elle fatigue nos sens. Le passé, la vie de tous les jours et l’instant présent se fondent dans la conscience. La durée éclatée et l’écoulement narratif de ce reportage d’ambiances et de sonorités ressuscite bien des impressions de la vie urbaine que traversent les saltimbanques de la musique d’aujourd’hui.
PS : Saluons le travail de Martin Archerdu label Discus music ouvert sur un grand éventail rassembleur de musiques créatives, entreprise où de nombreuses démarches musicales se côtoient à profusion
Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy : Quatre albums vinyles sans titre publiés n° 1 à un exemplaire, n°2 à deux exemplaires, n°3 à quatre exemplaires et n°4 à 20 exemplaires (sic !) tous autoproduits et gravés chez un artisan. Pochettes bricolées, voir ci-dessous !
Il ne reste déjà plus beaucoup de disques disponibles surtout parmi les trois premiers, vu que j’en ai acquis trois (merci Laurent pour le troisième, une copie du 4). Mais je n’ai pu résister après un concert mémorable!
Jérémie Ternoy est un excellent pianiste qui, déclare-t-il, aime beaucoup Oscar Peterson et le saxophoniste ténor et alto Laurent Rigaut, un sérieux « client » matière anche et souffle, fait allégeance à Albert Ayler. La musique du duo de haute facture s’ébat dans le domaine du free-jazz improvisé sur la base d’une pratique musicale intense et fort expérimentée. L’abattage de Laurent Rigaut au sax ténor est irrésistible : une sonorité puissante, mordante, une articulation qui ne se prive pas de doigtés croisés ébouriffants mâtinés de doubles détachés faisant exploser les notes (proches d’un Evan Parker), un solide sens mélodique et un goût subtil du dialogue inventif. Jérémie Ternoy, s’il a un profond bagage musical pianistique, n’hésite pas à jouer dans les cordes en les bloquant, balancer des strates décalées de clusters bien choisis avec un sens polyrythmique constructiviste et démultiplier les imbrications d’accords dissonants en jouant avec les tonalités. Une musique qui épouse différents états d’âme et relaie leurs idées dans un flux énergétique toujours renouvelé. J’ai pu assister à leur prestation au Mini – Festival Resonare à Jette le 18 novembre dernier, c’était étincelant ! Bref, faut-il penser que ce duo a fait graver une ou deux copies de leurs œuvres sur vinyle au même rythme que le nombre restreint d’éventuels concerts auquel ils semblent pouvoir prétendre avec l’état de la scène actuelle et ses présupposés ? Fort heureusement, ces deux Lillois ont pu compter sur la Malterie pour enregistrer leur musique durant la pandémie et nous livrer ces quatre albums en édition super limitée. Bref, ce qui ne se compte pas sur les doigts d’une main, c’est leur foi, leur énergie et leur savoir-faire vécu. L’authenticité. Leur sens de la narration dans le fil de leurs improvisations, seconde après seconde, est un de leurs points forts parmi d’autres. Dans leur musique, ll se passe bien des choses, des écarts, des sursauts, des silences brefs, des effets, des sonorités arrachées à la colonne d’air, des résonances de fragments d’accords mourant dans la caisse de résonnance. Bien sûr, quelques très grands artistes de « notre » musique les surpassent, mais avec mon expérience d’organisateur de concerts et de festivals, je n’hésiterais pas moi-même à les programmer au cœur d’un festival d’envergure. Des esprits ouverts et des oreilles curieuses y trouveraient plus que leur compte, c’est un super duo dont l’écoute et la présence s’imposent irrévocablement avec un répertoire spontané très étendu par ses formes instantanées et ses trouvailles. D’ailleurs, Jérémie ne s’atermoie jamais et Laurent est rigaulau !
https://handaxe.bandcamp.com/album/it-isnt-really-what-its-like
Ce n’est pas vraiment ce à quoi ça ressemble. Les Canaries on the Pole existent depuis 22 ans et des dizaines de concerts. C’est sans nul doute le groupe d’improvisation libre dont j’ai assisté et écouté le plus grand nombre de concerts sans jamais me lasser. Loin de là. Violon : Christoph Irmer de Wuppertal. Clarinette et clarinette basse et shakuhashi : Jacques Foschia de La Drôme. Percussions : Mike Goyvaerts de Vilvoorde. Sax-alto augmenté et clarinette : Georg Wissel de Cologne. S’ils ont un son de groupe aisément identifiable, les Canaries on the Pole aiment à musarder et s’égarer dans les broussailles et les futaies de leur imagination en traquant réflexes et sons inouïs. Dans le cheminement incertain du fil de leurs improvisations instantanées, ils aiment à égarer l’auditeur avec de menus détails expressifs, des trouvailles sonores, ou bien leur indiquer une issue de secours partagée entre sarcasmes ludiques et une ineffable innocence. On y décèle le goût discrètement microtonal du clarinettiste basse dans des intervalles curieux entre chaque note, ses jongleries de flûtes en bambou percutées, divers grattages et picotages pointillistes du violoniste, le souffle oblique du saxophoniste alto quand le bec est fiché droit dans le corps de l’instrument, un peu de souffle circulaire, espaces de silence où murmure un instrument à vent au le sifflement de l’archet, des frottements et grincements, divers sur la grosse caisse avec des ustensiles : grattoir, grille de four, racloir, tubes pliables, moteur, frappes éparses, ou sons isolés conclusifs. Il faut assez souvent tendre l’oreille quand le volume sonore est réduit à sa plus simple expression et que chacun semble s’octroyer toutes les libertés en tout indépendance. En fond sonore , une harmonique ténue s’échappe du shakuhashi lorsque le silence les a rattrapés. Souffle lunaire et détaché, voire erratique d’un des deux souffleurs. Ou bien leurs berlues dans des gammes indéfinies et lunatiques coïncident sans que ce soit prémédité ni l’effet du hasard. Un kaléidoscope canaille un peu farceur et surtout ludique, cocasse, regard en coin les yeux baissés. Une tige métallique rebondit sur l’anche du sax alors qu’une chaînette est déplacée sur la peau du tambour recouverts d’objets. Jeu visuel autant que sonore. Un brin de je m’enfoutisme ou un sérieux brièvement emprunté de concertiste déconcertant. Mais le mouvement peut s’accélérer dans une interactivité zig-zagante, l’archet tournant sur lui – même dans des entrecroisements de spirales centripètes ou l’articulation du souffle devient frénétique, croassante, mordante.. alors que les frappes col legno tutoient divers recoins du violon. Le batteur excelle à placer ses interventions délicates e avec objets ou jouets au moment le plus opportun en écho au silence induit par le geste sonore péremptoire d’un des participants qui tous s’arrêtent brusquement de jouer comme un seul homme. Une dose ou deux de minimalisme, des zestes de folklore imaginaire, un substrat de musique ethnique, des égarements pointillistes, des unissons imprévisibles, Schönberg déniaisé et subitement la rage de jouer. Un des quatre s’impose par-dessus les autres pour une ou deux minutes pour s’excuser de vous avoir fait attendre, mais quoi ? Une comédie naturelle rarement prévisible. Troisième album. Un groupe d’improvisation libre unique en son genre lequel incarne le fondement même de cette musique. Il s’agit de jouer à jouer.
Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec Standards Combustion Dark Tree DT18
https://www.darktree-records.com/daunik-lazro-benjamin-duboc-mathieu-bec-%E2%80%93-standards-combustion-%E2%80%93-dt18
C’est bien le troisième album de Daunik Lazro avec le contrebassiste Benjamin Duboc pour le label Dark Tree. Les deux premiers étaient concentrés sur l’improvisation libre sonore interactive. Ici au sax ténor et avec Mathieu Bec à la batterie ! Et comme le titre Standards Combustion le laisserait supposer, il ne s’agit pas de Standards « jazz » habituels, mais des reprises originales et assez fidèles à l’esprit de morceaux intemporels d’Albert Ayler (Ghosts et Mothers), de Steve Lacy (Deadline), de Wayne Shorter (Nefertiti) et de John Coltrane (Vigil et Love Supreme). Ces morceaux sont parsemés d’une composition de Daunik Lazro , Line up for Lacy et de deux pièces signées Bec - Duboc - Lazro : R.Métégal et Tight Rope.
Ma réaction à propos des hommages à X, Y, Z que ce soit John Cage, Bill Evans, Monk ou Miles Davis etc… : l’artiste a-t-il quelque chose à exprimer lui – même, sa musique ? Ou est-ce un argument de vente, une facilité ou une œuvre de commande ? Il y a tellement de musiciennes et musiciens fantastiques et originaux à écouter et découvrir que bon …. Dans le cas précis de Daunik Lazro, un pionnier incontournable du free en France, artificier du sax alto et cracheur de feu peu commun, passé au sax baryton, il y a quelques motifs très justifiables parce que cette musique, Ayler, Lacy et Coltrane ont balisé et catalysé sa passion de toute une vie d’artiste, se battant contre vents et marées, au cœur de la tempête de la free-music. Et ses deux acolytes sont des allumés notoires.
Ghosts est joué fidèlement à la mélodie du thème et très chaleureusement avec ces harmoniques déchirantes proches de celles d’Albert Ayler, comme d’ailleurs peu le feraient. Mathieu Bec, approché au sujet de ce nouvel album, m'a déclaré s’être mis à jouer sur le champ, sans avoir pu faire la moindre recherche sur le morceau d’Ayler, dont les premières versions figurent sur les albums Spiritual Unity (ESP 1002 – juillet 1964) et Prophecy (ESP 3030 enregistré un mois plus tôt au Cellar Café). Il aurait été intéressant de tenir compte mentalement de la partie de batterie toutes en vagues sonores jouée par Sunny Murray et du rôle de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés en zig zag si particuliers. Mais curieusement, si Mathieu joue spontanément free dans ce morceau (un peu comme Rashied Ali mais avec un moins fort volume), le batteur a utilisé certaines frappes semblables à celles de Sunny ! Leur Ghosts met ici les pendules à l’heure et l’auditeur directement sur orbite. En fait, l’intérêt est de jouer sincèrement cette musique comme elle doit l’être tout en l’adaptant spontanément à l’état d’esprit actuel, à la situation émotionnelle et le parcours de vie du musicien, à son expérience et son vécu. La sincérité, la reconnaissance et l’amour pour ces aînés qui nous ont tout donné sans jamais rien calculer, sauf pour ajuster leurs possibilités sonores et musicales et la technique intimement personnelle de leur instrument à leur message esthétique et leur rage de vivre.
Et cette session est bien révélatrice à ce sujet. Il suffit d’entendre comment est rendu Nefertiti en mode free tout en énonçant le thème avec des accents et des suspensions proches de ceux du maître, suivi par une charmante envolée. Leur version de Deadline (composition jouée par Steve Lacy en solo, cfr le Live de 1975 publié par SAJ) décline bien des éléments et l’esprit de la musique de Lacy. Vigil : Mathieu démontre qu’il a un vif souvenir d’Elvin Jones jouant ce morceau au travers de détails dans ses frappes et roulements sur la caisse claire et le tom. De même, le chant de Lazro laisse s’échapper des volutes et imbrications de notes de ce morceau enregistré en duo par Coltrane et Elvin sur l’album Kulu Se Mama, que Daunik a écouté cent fois … La version de Love (Supreme) est jouée ici en rythmes libres et avec une sonorité et une intonation voisine (et imaginaire) de celles qu’adopterait un Jimmy Giuffre (« joue free »). Il s’agit de « relectures » vivantes, chargées d’émotion et sans esbrouffe : elles distillent des éléments essentiels de la musique de nos héros les plus chers, dans une autre réalité avec un autre vécu. Et dans les traces de ces morceaux de légende qui suintent de leurs réinterprétations émues, on découvre la moëlle, des intonations, des injonctions secrètes issues précisément d’ écoutes amoureuses, répétées, intensives et de très nombreuses tentatives passées d’avoir joué ces thèmes et improvisé en cherchant indéfiniment leur sens profond, la matière même de l’amour. Aussi une belle volonté de construction collective dans R.Métégal et le très court Tight Rope. Bref, un beau projet pour souligner les marques profondes que ces artistes disparus ont laissé dans notre âme et notre esprit.
3D@Paris Cécile Broché avec Russ Lossing & Satoshi Takeishi discusmusic 156CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/3d-paris-156cd-2023
Cécile Broché est une spécialiste du violon électrique, compositrice et improvisatrice expérimentée. Quelques concerts m’ont franchement convaincu par sa capacité à exploiter les possibilités de l’amplification électrique, depuis le « grain » sensible du frottement de l’archet et sa vocalité jusqu’aux extrêmes stridences avec conjonction d’effets électroniques survoltés ou tourneries obsédantes. Dans cet opus en trio avec le pianiste Russ Lossing (piano, fender rhodes et orgue hammond) et le batteur Satoshi Takeishi, Cécile nous convie à un itinéraire parisien à travers ses quartiers et lieux chargés d’histoire et de souvenirs, ses moments vécus et impressions d’éternité, d’hier et d’aujourd’hui ou de lendemains qui chantent. Une suite de 20 pièces évocatrices, cartes postales, flashbacks ou instants gravés dans la mémoire. Lully en rêve ou cauchemar, Arrivée à la Gare du Nord, stations de métro (St Paul, Saint Sulspice, Saint Fargeau), Barbès, République, Bastille, un bar à Belleville, La Conciergerie, Sous le pont Mirabeau Coule La Seine. Cécile Broché en a écrit la musique et conçut sa mise en scène au fil de la durée de l’album. L’oeuvre a été jouée à Paris en surround avec huit speakers et incorpore des bruits de la ville, des rumeurs de la rue, du passage saccadé du métro, de voix saisies sur le vif…
Takeishi a travaillé avec Rob Brown, Braxton, Dave Liebman, Anthony Coleman, Robert Dick et nombre de jazzmen contemporains parmi les plus réputés. Russ Lossing a enregistré avec Paul Motian, Mark Dresser, Gerry Hemingway, Samiuel Blaser etc… Son Russ Lossing Trio s’impose comme une référence dans la scène jazz con.temporaine (label Hatology - Ezz-thetics). Avec de tels collaborateurs, la musique se développe et se métamorphose dans une suite impressionnante de tableaux, d’actions, d’impressions dans un univers musical multiforme. Se croisent l’efficacité de mélodies entêtantes, des rythmiques dynamiques au croisement du « post-rock » un peu « prog » et du jazz louvoyant entre binaire et ternaire, des surprises sonores imaginatives, électriques, et une nostalgie d’instants perdus. Cette narration découpée comme un collage inventif retrace une pérégrination à la fois vécue et imaginaire au cœur de la ville-lumière, aussi familière que sa dimension gigantesque nous fascine jusqu’à ce qu’elle fatigue nos sens. Le passé, la vie de tous les jours et l’instant présent se fondent dans la conscience. La durée éclatée et l’écoulement narratif de ce reportage d’ambiances et de sonorités ressuscite bien des impressions de la vie urbaine que traversent les saltimbanques de la musique d’aujourd’hui.
PS : Saluons le travail de Martin Archerdu label Discus music ouvert sur un grand éventail rassembleur de musiques créatives, entreprise où de nombreuses démarches musicales se côtoient à profusion
Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy : Quatre albums vinyles sans titre publiés n° 1 à un exemplaire, n°2 à deux exemplaires, n°3 à quatre exemplaires et n°4 à 20 exemplaires (sic !) tous autoproduits et gravés chez un artisan. Pochettes bricolées, voir ci-dessous !
Il ne reste déjà plus beaucoup de disques disponibles surtout parmi les trois premiers, vu que j’en ai acquis trois (merci Laurent pour le troisième, une copie du 4). Mais je n’ai pu résister après un concert mémorable!
Jérémie Ternoy est un excellent pianiste qui, déclare-t-il, aime beaucoup Oscar Peterson et le saxophoniste ténor et alto Laurent Rigaut, un sérieux « client » matière anche et souffle, fait allégeance à Albert Ayler. La musique du duo de haute facture s’ébat dans le domaine du free-jazz improvisé sur la base d’une pratique musicale intense et fort expérimentée. L’abattage de Laurent Rigaut au sax ténor est irrésistible : une sonorité puissante, mordante, une articulation qui ne se prive pas de doigtés croisés ébouriffants mâtinés de doubles détachés faisant exploser les notes (proches d’un Evan Parker), un solide sens mélodique et un goût subtil du dialogue inventif. Jérémie Ternoy, s’il a un profond bagage musical pianistique, n’hésite pas à jouer dans les cordes en les bloquant, balancer des strates décalées de clusters bien choisis avec un sens polyrythmique constructiviste et démultiplier les imbrications d’accords dissonants en jouant avec les tonalités. Une musique qui épouse différents états d’âme et relaie leurs idées dans un flux énergétique toujours renouvelé. J’ai pu assister à leur prestation au Mini – Festival Resonare à Jette le 18 novembre dernier, c’était étincelant ! Bref, faut-il penser que ce duo a fait graver une ou deux copies de leurs œuvres sur vinyle au même rythme que le nombre restreint d’éventuels concerts auquel ils semblent pouvoir prétendre avec l’état de la scène actuelle et ses présupposés ? Fort heureusement, ces deux Lillois ont pu compter sur la Malterie pour enregistrer leur musique durant la pandémie et nous livrer ces quatre albums en édition super limitée. Bref, ce qui ne se compte pas sur les doigts d’une main, c’est leur foi, leur énergie et leur savoir-faire vécu. L’authenticité. Leur sens de la narration dans le fil de leurs improvisations, seconde après seconde, est un de leurs points forts parmi d’autres. Dans leur musique, ll se passe bien des choses, des écarts, des sursauts, des silences brefs, des effets, des sonorités arrachées à la colonne d’air, des résonances de fragments d’accords mourant dans la caisse de résonnance. Bien sûr, quelques très grands artistes de « notre » musique les surpassent, mais avec mon expérience d’organisateur de concerts et de festivals, je n’hésiterais pas moi-même à les programmer au cœur d’un festival d’envergure. Des esprits ouverts et des oreilles curieuses y trouveraient plus que leur compte, c’est un super duo dont l’écoute et la présence s’imposent irrévocablement avec un répertoire spontané très étendu par ses formes instantanées et ses trouvailles. D’ailleurs, Jérémie ne s’atermoie jamais et Laurent est rigaulau !
16 novembre 2023
John Butcher Terry Day Max Eastley/ Suspensão / Marteau Rouge & Evan Parker // Ernesto Rodrigues Nuno Torres João Gato Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira/ Jean-Marc Foussat Evan Parker Jean-François Pauvros Makoto Sato/ Philippe Lauzier & Carlo Costa
John Butcher Terry Day Max Eastley Angles of Enquiry Confront Recording Core 35
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/angles-of-enquiry
John Butcher est un improvisateur du saxophone (ténor et soprano) qui ne cesse de se bonifier et affiner son jeu avec le temps. Travail du son ultra précis, structuration formelle de l’improvisation, pointillisme, focus sur des systèmes harmoniques complexes qui l’aide à spatialiser son phrasé, subtil et spontané. Il travaille souvent avec des collaborateurs proches « aussi sérieux » que lui : Chris Burn , John Russell, Mark Sanders, Gino Robair, John Edwards, Axel Dörner, Xavier Charles Dom Lash, Steve Beresford, Thomas Lehn, Minton , AMM etc… Avec Terry Day et Max Eastley, ce professeur de physique défroqué est tombé dans la marmite un peu canaille de la musique improvisée. Le batteur Terry Day, qui souffle des flûtes de bambou, occasionnellement du sax alto et dit superbement ses textes, est un légendaire trouble-fête de la scène improvisée britannique, le prince de la harangue libertaire. Membre et fondateur de l’improbable People Band (en 1965 !) et compagnon des allumés d’Alterations (Steve Beresford, Peter Cusack, David Toop, Terry Day), on se souvient de lui jouant d’éléments de batterie à même le sol avec Maarten Altena…. Max Eastley était un abonné de cette mouvance Toop, Beresford, Cusack, Hugh Davies ou encore Lol Coxhill. Il joue de l’Arc, soit une longue corde tendue et amplifiée sur un support qu’il tend et détend de manière très élastique avec des coups de fine baguette ou en frottant avec un archet, la faisant gronder, siffler, percuter, sursauter : bourdonnements, gargouillis, sifflements métalliques, suraigus vocalisés, glissandos, gratouillis, harmoniques , murmures... Enfin une gamme étonnante de sons et de timbres curieux. C’est assez récemment que Terry Day a renoué avec la batterie, instrument abandonné pour des raisons de santé. On peut recommander un beau Midnight and Below avec Alex Ward (guitare et clarinette) et Dominic Lash (contrebasse) sur le label Illuso pour goûter sa conception épurée de la percussion. En se joignant à Eastley et Butcher, Terry Day fait prendre la sauce entre ces deux personnalités assez différentes, voire disparates avec des micro-frappes sur sa batterie, des décalages free et son sens de la dynamique particulièrement délicat. Son jeu discret a un sens affirmé de la pagaille, du désordre organisé, mais son attention se focalise sur le jeu de ses partenaires. L’instrument monocorde apparemment simpliste de Max Eastley contient des possibilités sonores très étendues qu’on est surpris de découvrir, Max jouant aussi avec la dynamique permise par son astucieuse amplification. Son output sonore peut être assimilé tant à une sculpture sonore qu’aux « live electronics » de Paul Lytton et de feu Hugh Davies, un de ses proches. John Butcher se révèle autant comme un architecte de l’exploration du saxophone, construisant un narration alambiquée avec tous les éléments sonores découverts et mémorisés au fil de ses recherches, que comme un funambule de l’improvisation. Son sens du timing est sidérant, aussi improbable que « scientifique ». Ensemble, les trois musiciens se valorisent mutuellement par leurs capacités d’écoute et de partage imaginatif. Le fûté Mark Wastell de Confront a encore réalisé un beau carré d’as en réunissant ces trois artistes dans le même projet sur son catalogue, comme souvent : un excellent cru Butcher, un original comme Max Eastley très peu documenté et le joyeux luron de la scène londonienne depuis le début, Terry Day, le poète de l’improvisation.
Teufel – musik Suspensão Ernesto Rodrigues Nuno Torres João Gato Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira Creative Sources CS787CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/teufelmuzik
Sur la pochette rouge intense de ce CD il y a un diable noir qui pose sa main par-dessus une table (teufel) pour toucher un instrument de musique invisible (muzik). Orchestre de huit musiciens (ou plus) d’improvisation, Suspensão n’est pas à son coup d’essai et chaque nouvel album voit un changement dans sa composition. Si Ernesto Rodrigues (alto et crackle box), Nuno Torres (sax alto) et Carlos Santos (électronique) se retrouvent dans les onze éditions, João Madeira (contrebasse), José Oliveira (percussion), Flak (guitare) avaient déjà participé à quelques albums du groupe et sont des collaborateurs réguliers d’Ernesto Rodrigues. Ici, la pianiste Luisa Gonçalves et le saxophoniste soprano João Gato complètent l’ensemble. Il y a une densité de sons émis par chacun des huit improvisateurs qui se croisent, s’étagent, se différencient dans des mouvements constants avec des phases de silence d’un, deux, trois ou quatre.. d’entre eux. Une masse grouillante, des rhizomes subtils, un réseau de connexions qui s’allument, vacillent, grondent ou s’éteignent sans logique apparente, mais suivent des sentiers qui illuminent l’espace sonore ou s’effacent dans les bruissements d’activités fébriles ou sous des drones bourdonnants ou effilés. Une musique collective, fruit d’une écoute mutuelle studieuse ou dérapage de l’imaginaire. Des éléments hétérogènes (timbres, vibrations, textures, suraigus, graves, chocs, frottements, crissements, fragments) confluent dans un éventail d’interactions qui aspirent à un état d’esprit homogène de communion de différences étalées au grand jour : une fois échangées, partagées, disparues, alors que de nouvelles propositions surgissent ou s’immiscent et regénèrent la trame ; la durée se dilate, le paysage a évolué au point d’être méconnaissable, inexplicable, métamorphosé sans raison. Aucun d’entre eux ne peut vous en donner la raison, le but, ni expliquer ce qui arrive, est arrivé ou va arriver. Mais ils jouent, cherchent des sonorités, s’écoutent, réagissent, se taisent, recommencent, continuent ou s’arrêtent jusqu’à ce qu’un faisceau de vibrations électroniques s’étale, s’étiole et s’éteint après avoir été rejoint par deux ou trois autres musiciens que nous ne pouvons à peine identifier. C’est un mystère, une démocratie totale, une liberté qui force à suivre une partition invisible à laquelle il faut peu ou prou se soumettre au lieu de quoi elle perdrait tout son sens. Une improvisation collective vraiment prenante et réussie !!
Gift : Marteau Rouge & Evan Parker Jean-Marc Foussat, Jean-François Pauvros Makoto Sato FOU Records FRCD – 51
https://fourecords.com/FR-CD51.htm
Enregistré le 13 décembre 2009 aux Instants Chavirés à Montreuil. Pochette : une lithographie de Karel Appel. Marteau Rouge, groupe légendaire composé de Jean-Marc Foussat (synthé VCS3, voix jouets), Jean-François Pauvros (guitares, voix) et Makoto Sato (percussions). Et le saxophoniste ténor et soprano Evan Parker avec qui Marteau Rouge avait déjà enregistré un CD « LIVE » l’année d’avant, publié par In Situ en 2009.
Marteau Rouge est un trio focalisé dans le noise tellurique, électrique avec la guitare saturée et électrocutée de Pauvros et les strates et boucles insaisissables de Foussat qui fusionnent, s’entremêlent ou explorent des drones mouvants, des murmures, brouets que les baguettes folles de Makoto Sato agitent, soulèvent, et Evan s’envole en tournoyant, ou laissent s’étaler les vibrations. C’est alors dans un moment de presque silence légèrement électrique qui a traversé l’espace de jeu (18 minutes) comme un bolide, que nait lentement le souffle d’Evan, ses notes qui gonflent légèrement comme des bulles de gaz sur l’eau pourrie stagnante d’un étang délaissé, sortent de leur gangue en oscillant autour d’une tonique fantôme. L’archet de JFP fait monter un hymne de deux notes dans l’espace par-dessus les vibrations électroniques, quelques frappes de cymbales discrètes contribuent à l’ambiance séquence imprévue. Le sax ténor marque sa signature un instant. Un peu d’Air Frais. Into the Deep. Cette musique remplit l’espace et oblitère le temps, crée l’écoute, laisse le silence s’écouler, marque son territoire. Le souffleur commente, mord la pâte sonore du sax ténor qui s’élève, spirale, tournoie, se retourne face aux sifflements de rotors, au grésillements de machines, réagit brièvement à des signaux sonores, s’accroche aux frictions du guitariste. Le batteur étale ses baguettes rebondissantes sur les peaux, les cymbales s’écrasent, les fûts résonnent, la machine siffle, le sax enroule les morsures et brûlures comme des rubans enflammés, s’enfouit au creux de voix venues de nulle part. Quelques notes aiguës de guitare oscillent , un tambour répercute des roulements, sifflements électroniques , la guitare psyché sature, fracture les sons, secoue l’électricité, le sax d’Evan Parker reprend au vol des fragments joués par JFP et s’en emparant, démultiplie son phrasé. Les articulations implacables du souffle se chevauchent, triturent et fractionnent l’illusion de mélodies. Guitariste et électronicien font sauter la centrale, les plombs, ça explose ou trois notes de guitare font jeu égal avec les guirlandes parkeriennes. L’improvisation collective devient épique, le temps est complètement éclaté, la logique est remise aux vestiaires, le ring est devenu un champ de foire et on entend des appels d’oiseau, des craquements, des battements du percussionniste. Un passage bruitiste allumé surgit, guitare – synthé indescriptible, outrancier, le batteur perdu dans une rythmique qui rappelle tout le monde à l’ordre en cadence et le sax ténor joue le jeu, sa sonorité transformée par instants par J-MF. Construction collective cohérente pour quelques minutes avant que tout n’implose, la lave emporte les barrières, des scories surnagent. Il reste des fumeroles, des frappes de batterie, des ombres …. Will O the Wisp, le moment d’agilité collective, d’énergie kinesthésique… de gravitation ascendante par-dessus le vide. Tout éclate. Cette musique ne cherche pas une continuité, une narration, une logique, mais laisse venir des événements sonores, des contrastes, des sautes d’humeur, des outrances, des délires , des vociférations dans lesquels le saxophoniste marque sa trace, duquel il se nourrit et par-dessus lequel il s’envole pour y plonger. Échanges, provocations, rêves, instants qui s’engloutissent, folies… Le don.
Philippe Lauzier & Carlo Costa interspace. Tour de bras – inexhaustible edition tdb 90063 – ie-060
https://inexhaustible-editions.com/ie-060/
Sincronia vaga en quatre parties numérotées I , II, III, IV composée par Carlo Costa et Soft routine composée par Philippe Lauzier. Celui-ci est crédité clarinette basse, synthé, haut-parleurs et objets et Costa percussions et objets. Musique contemporaine s’étalant dans l’espace et la durée. Les deux musiciens alternent clairement leurs interventions espacées en intégrant un silence vécu et ressenti. Notre écoute a le loisir de caresser la douceur du souffle de la clarinette basse et ressentir les légères vibrations d’ éléments de percussions qui s’élancent lentement dans l’espace auditif l’un après l’autre (temple blocks, chimes, gongs, lamellophone etc..). C’est un travail minutieux, un enchaînement de sonorités contiguës qui s’agrègent un instant. Un synchronie « minimaliste. Et le feeling et le caractère de cette Sincronia vaga se retrouve dans Soft routine. La précision ici est portée au maximum dans les coïncidences, les accords entre les hauteurs des timbres, le transport diagonal de l’éphémère unisson et la dynamique. Ce sentiment d’élévation de chacun de ses unissons est un des caractères fondamentaux de cette suite. Est-ce un exercice de style ou une projection sincère de la sensibilité des deux musiciens ? Je penche pour la deuxième option, car il y a dans cette œuvre une profonde sensibilité, une expression pleine de gravité et une immobilité gravitationnelle réussie. Interspace est un titre d’album qui convient bien à cette musique, un travail réalisé avec beaucoup de soin, de préparation qui conte une fable sur une réalité vivante de la pratique musicale de qualité. Cela constitue une matière à réflexion : penser une forme de relativité dans l’univers des musiques créatives, improvisées ou expérimentales. Écoute recommandée.
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/angles-of-enquiry
John Butcher est un improvisateur du saxophone (ténor et soprano) qui ne cesse de se bonifier et affiner son jeu avec le temps. Travail du son ultra précis, structuration formelle de l’improvisation, pointillisme, focus sur des systèmes harmoniques complexes qui l’aide à spatialiser son phrasé, subtil et spontané. Il travaille souvent avec des collaborateurs proches « aussi sérieux » que lui : Chris Burn , John Russell, Mark Sanders, Gino Robair, John Edwards, Axel Dörner, Xavier Charles Dom Lash, Steve Beresford, Thomas Lehn, Minton , AMM etc… Avec Terry Day et Max Eastley, ce professeur de physique défroqué est tombé dans la marmite un peu canaille de la musique improvisée. Le batteur Terry Day, qui souffle des flûtes de bambou, occasionnellement du sax alto et dit superbement ses textes, est un légendaire trouble-fête de la scène improvisée britannique, le prince de la harangue libertaire. Membre et fondateur de l’improbable People Band (en 1965 !) et compagnon des allumés d’Alterations (Steve Beresford, Peter Cusack, David Toop, Terry Day), on se souvient de lui jouant d’éléments de batterie à même le sol avec Maarten Altena…. Max Eastley était un abonné de cette mouvance Toop, Beresford, Cusack, Hugh Davies ou encore Lol Coxhill. Il joue de l’Arc, soit une longue corde tendue et amplifiée sur un support qu’il tend et détend de manière très élastique avec des coups de fine baguette ou en frottant avec un archet, la faisant gronder, siffler, percuter, sursauter : bourdonnements, gargouillis, sifflements métalliques, suraigus vocalisés, glissandos, gratouillis, harmoniques , murmures... Enfin une gamme étonnante de sons et de timbres curieux. C’est assez récemment que Terry Day a renoué avec la batterie, instrument abandonné pour des raisons de santé. On peut recommander un beau Midnight and Below avec Alex Ward (guitare et clarinette) et Dominic Lash (contrebasse) sur le label Illuso pour goûter sa conception épurée de la percussion. En se joignant à Eastley et Butcher, Terry Day fait prendre la sauce entre ces deux personnalités assez différentes, voire disparates avec des micro-frappes sur sa batterie, des décalages free et son sens de la dynamique particulièrement délicat. Son jeu discret a un sens affirmé de la pagaille, du désordre organisé, mais son attention se focalise sur le jeu de ses partenaires. L’instrument monocorde apparemment simpliste de Max Eastley contient des possibilités sonores très étendues qu’on est surpris de découvrir, Max jouant aussi avec la dynamique permise par son astucieuse amplification. Son output sonore peut être assimilé tant à une sculpture sonore qu’aux « live electronics » de Paul Lytton et de feu Hugh Davies, un de ses proches. John Butcher se révèle autant comme un architecte de l’exploration du saxophone, construisant un narration alambiquée avec tous les éléments sonores découverts et mémorisés au fil de ses recherches, que comme un funambule de l’improvisation. Son sens du timing est sidérant, aussi improbable que « scientifique ». Ensemble, les trois musiciens se valorisent mutuellement par leurs capacités d’écoute et de partage imaginatif. Le fûté Mark Wastell de Confront a encore réalisé un beau carré d’as en réunissant ces trois artistes dans le même projet sur son catalogue, comme souvent : un excellent cru Butcher, un original comme Max Eastley très peu documenté et le joyeux luron de la scène londonienne depuis le début, Terry Day, le poète de l’improvisation.
Teufel – musik Suspensão Ernesto Rodrigues Nuno Torres João Gato Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira Creative Sources CS787CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/teufelmuzik
Sur la pochette rouge intense de ce CD il y a un diable noir qui pose sa main par-dessus une table (teufel) pour toucher un instrument de musique invisible (muzik). Orchestre de huit musiciens (ou plus) d’improvisation, Suspensão n’est pas à son coup d’essai et chaque nouvel album voit un changement dans sa composition. Si Ernesto Rodrigues (alto et crackle box), Nuno Torres (sax alto) et Carlos Santos (électronique) se retrouvent dans les onze éditions, João Madeira (contrebasse), José Oliveira (percussion), Flak (guitare) avaient déjà participé à quelques albums du groupe et sont des collaborateurs réguliers d’Ernesto Rodrigues. Ici, la pianiste Luisa Gonçalves et le saxophoniste soprano João Gato complètent l’ensemble. Il y a une densité de sons émis par chacun des huit improvisateurs qui se croisent, s’étagent, se différencient dans des mouvements constants avec des phases de silence d’un, deux, trois ou quatre.. d’entre eux. Une masse grouillante, des rhizomes subtils, un réseau de connexions qui s’allument, vacillent, grondent ou s’éteignent sans logique apparente, mais suivent des sentiers qui illuminent l’espace sonore ou s’effacent dans les bruissements d’activités fébriles ou sous des drones bourdonnants ou effilés. Une musique collective, fruit d’une écoute mutuelle studieuse ou dérapage de l’imaginaire. Des éléments hétérogènes (timbres, vibrations, textures, suraigus, graves, chocs, frottements, crissements, fragments) confluent dans un éventail d’interactions qui aspirent à un état d’esprit homogène de communion de différences étalées au grand jour : une fois échangées, partagées, disparues, alors que de nouvelles propositions surgissent ou s’immiscent et regénèrent la trame ; la durée se dilate, le paysage a évolué au point d’être méconnaissable, inexplicable, métamorphosé sans raison. Aucun d’entre eux ne peut vous en donner la raison, le but, ni expliquer ce qui arrive, est arrivé ou va arriver. Mais ils jouent, cherchent des sonorités, s’écoutent, réagissent, se taisent, recommencent, continuent ou s’arrêtent jusqu’à ce qu’un faisceau de vibrations électroniques s’étale, s’étiole et s’éteint après avoir été rejoint par deux ou trois autres musiciens que nous ne pouvons à peine identifier. C’est un mystère, une démocratie totale, une liberté qui force à suivre une partition invisible à laquelle il faut peu ou prou se soumettre au lieu de quoi elle perdrait tout son sens. Une improvisation collective vraiment prenante et réussie !!
Gift : Marteau Rouge & Evan Parker Jean-Marc Foussat, Jean-François Pauvros Makoto Sato FOU Records FRCD – 51
https://fourecords.com/FR-CD51.htm
Enregistré le 13 décembre 2009 aux Instants Chavirés à Montreuil. Pochette : une lithographie de Karel Appel. Marteau Rouge, groupe légendaire composé de Jean-Marc Foussat (synthé VCS3, voix jouets), Jean-François Pauvros (guitares, voix) et Makoto Sato (percussions). Et le saxophoniste ténor et soprano Evan Parker avec qui Marteau Rouge avait déjà enregistré un CD « LIVE » l’année d’avant, publié par In Situ en 2009.
Marteau Rouge est un trio focalisé dans le noise tellurique, électrique avec la guitare saturée et électrocutée de Pauvros et les strates et boucles insaisissables de Foussat qui fusionnent, s’entremêlent ou explorent des drones mouvants, des murmures, brouets que les baguettes folles de Makoto Sato agitent, soulèvent, et Evan s’envole en tournoyant, ou laissent s’étaler les vibrations. C’est alors dans un moment de presque silence légèrement électrique qui a traversé l’espace de jeu (18 minutes) comme un bolide, que nait lentement le souffle d’Evan, ses notes qui gonflent légèrement comme des bulles de gaz sur l’eau pourrie stagnante d’un étang délaissé, sortent de leur gangue en oscillant autour d’une tonique fantôme. L’archet de JFP fait monter un hymne de deux notes dans l’espace par-dessus les vibrations électroniques, quelques frappes de cymbales discrètes contribuent à l’ambiance séquence imprévue. Le sax ténor marque sa signature un instant. Un peu d’Air Frais. Into the Deep. Cette musique remplit l’espace et oblitère le temps, crée l’écoute, laisse le silence s’écouler, marque son territoire. Le souffleur commente, mord la pâte sonore du sax ténor qui s’élève, spirale, tournoie, se retourne face aux sifflements de rotors, au grésillements de machines, réagit brièvement à des signaux sonores, s’accroche aux frictions du guitariste. Le batteur étale ses baguettes rebondissantes sur les peaux, les cymbales s’écrasent, les fûts résonnent, la machine siffle, le sax enroule les morsures et brûlures comme des rubans enflammés, s’enfouit au creux de voix venues de nulle part. Quelques notes aiguës de guitare oscillent , un tambour répercute des roulements, sifflements électroniques , la guitare psyché sature, fracture les sons, secoue l’électricité, le sax d’Evan Parker reprend au vol des fragments joués par JFP et s’en emparant, démultiplie son phrasé. Les articulations implacables du souffle se chevauchent, triturent et fractionnent l’illusion de mélodies. Guitariste et électronicien font sauter la centrale, les plombs, ça explose ou trois notes de guitare font jeu égal avec les guirlandes parkeriennes. L’improvisation collective devient épique, le temps est complètement éclaté, la logique est remise aux vestiaires, le ring est devenu un champ de foire et on entend des appels d’oiseau, des craquements, des battements du percussionniste. Un passage bruitiste allumé surgit, guitare – synthé indescriptible, outrancier, le batteur perdu dans une rythmique qui rappelle tout le monde à l’ordre en cadence et le sax ténor joue le jeu, sa sonorité transformée par instants par J-MF. Construction collective cohérente pour quelques minutes avant que tout n’implose, la lave emporte les barrières, des scories surnagent. Il reste des fumeroles, des frappes de batterie, des ombres …. Will O the Wisp, le moment d’agilité collective, d’énergie kinesthésique… de gravitation ascendante par-dessus le vide. Tout éclate. Cette musique ne cherche pas une continuité, une narration, une logique, mais laisse venir des événements sonores, des contrastes, des sautes d’humeur, des outrances, des délires , des vociférations dans lesquels le saxophoniste marque sa trace, duquel il se nourrit et par-dessus lequel il s’envole pour y plonger. Échanges, provocations, rêves, instants qui s’engloutissent, folies… Le don.
Philippe Lauzier & Carlo Costa interspace. Tour de bras – inexhaustible edition tdb 90063 – ie-060
https://inexhaustible-editions.com/ie-060/
Sincronia vaga en quatre parties numérotées I , II, III, IV composée par Carlo Costa et Soft routine composée par Philippe Lauzier. Celui-ci est crédité clarinette basse, synthé, haut-parleurs et objets et Costa percussions et objets. Musique contemporaine s’étalant dans l’espace et la durée. Les deux musiciens alternent clairement leurs interventions espacées en intégrant un silence vécu et ressenti. Notre écoute a le loisir de caresser la douceur du souffle de la clarinette basse et ressentir les légères vibrations d’ éléments de percussions qui s’élancent lentement dans l’espace auditif l’un après l’autre (temple blocks, chimes, gongs, lamellophone etc..). C’est un travail minutieux, un enchaînement de sonorités contiguës qui s’agrègent un instant. Un synchronie « minimaliste. Et le feeling et le caractère de cette Sincronia vaga se retrouve dans Soft routine. La précision ici est portée au maximum dans les coïncidences, les accords entre les hauteurs des timbres, le transport diagonal de l’éphémère unisson et la dynamique. Ce sentiment d’élévation de chacun de ses unissons est un des caractères fondamentaux de cette suite. Est-ce un exercice de style ou une projection sincère de la sensibilité des deux musiciens ? Je penche pour la deuxième option, car il y a dans cette œuvre une profonde sensibilité, une expression pleine de gravité et une immobilité gravitationnelle réussie. Interspace est un titre d’album qui convient bien à cette musique, un travail réalisé avec beaucoup de soin, de préparation qui conte une fable sur une réalité vivante de la pratique musicale de qualité. Cela constitue une matière à réflexion : penser une forme de relativité dans l’univers des musiques créatives, improvisées ou expérimentales. Écoute recommandée.
14 novembre 2023
Peter Brötzmann & Sabu Toyozumi/ Ed Jones Dominic Lash Mark Wastell/ Yoko Miura & Gianni Mimmo/ Mia Zabelka Alain Joule & Tracy Lisk
Peter Brötzmann & Sabu Toyozumi Triangle Live at Ohm 1987 No Business NBCD 160
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/triangle-live-at-ohm-1987
Peter Brötzmann vient de nous quitter il y a quelques semaines après une vie animée à la pointe du free jazz « improvisé » durant des décennies. Considéré longtemps par les critiques US et Français comme un obscur troisième couteau, ce n’est que vers le milieu des années 80 qu’il commence à faire des tournées aux USA, au Japon, mais aussi en Italie et en France où un critique, photographe et ami, Gérard Rouy, le soutenait ardemment dans Jazz Magazine. Et si un improvisateur free Européen ou Américain partait jouer au Japon, il y avait là un petit batteur dynamique, jovial et passionné avec qui faire une tournée mémorable de 10 à 12 concerts. Ils y ont tous passé à la tournée en compagnie de Yoshisaburo Toyozumi dit « Sabu » : Joseph Jarman, Leo Smith, Evan Parker, John Zorn, Fred Frith, Derek Bailey, Peter Brötzmann, Han Bennink (en duo ou en trio avec Brötzmann), Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Peter Kowald, Tristan Honsinger, Paul Rutherford, John Russell , Mats Gustafsson et Sunny Murray… Quand Coltrane et son groupe d’alors arrive à Tokyo en 1966, le saxophoniste demande à assister à un concert dans un jazz-club et en fut enchanté. Le batteur ? C’est Sabu. Il tourne ensuite en Europe avec les Samouraï dans le circuit rock (Pink Floyd, Ten Years After, Free etc... au même programme). Notre petit batteur nippon fut sélectionné par Charles Mingus lui-même lors d’une audition pour un enregistrement studio face à quinze autres batteurs. J’en ai le CD ! Sabu arrive à Chicago en 1971, juste pour voir ce qui s’y passait. Intrigué, Joseph Jarman lui demande des conseils d’arts martiaux : « Tu fais quoi dans la vie ? » - « Batteur ! » - « Il y a là une batterie, joue ! ». Les jours suivants, le voilà batteur de l’Art Ensemble sans Bowie ! Sabu joue aussi avec Braxton, Leo Smith et George Lewis. Membre de l’AACM durant son séjour, ateliers avec Steve McCall et Don Moye. Vient en Europe avec Takashi Kako et séjourne à Paris où il enregistre avec Braxton, Boulou Ferré et Glenn Spearman. Racines africaines du Jazz ? En 1978, Sabu traverse seul l’Afrique à pied, en bus ou en bateau du Caire jusqu’à Accra au Ghana en traversant la Centrafrique. C’est autre chose que de revêtir un dashiki dans un campus. Il fut aussi le « secrétaire » du plus important flûtiste de shakuhashi du XXème siècle, Watazumi Dōso et l’accompagna à Paris où celui-ci fit scandale au Théâtre de la Ville. Ses potes au Japon : Kaoru Abe, Toshinori Kondo, Mototeru Takagi, Motoharu Yoshizawa, décédés tragiquement l’un après l’autre. Il est le dernier survivant de cette fratrie sulfureuse. C’est aussi le « plus normal » de la bande. Alors, à l’époque où Peter Brötzmann s’essaie en duo avec plusieurs batteurs (Han Bennink, toujours, Sven Ake Johansson, Andrew Cyrille, Milford Graves, Willy Kellers, …), le voici enfin s’époumonant en faisant hurler son anche, tournoyer ses sons brûlants, projeter cette sonorité brute et coupante, exploser la colonne d’air, ahaner et braire avec son taragot, par-dessus les roulements et pulsations sauvages de Yoshisaburo Toyozumi. Le batteur l’avait déjà entendu avec Han Bennink à l’époque rythmes de cirque et roulements de tambour à la prussienne, il lui sert ce qui devrait pouvoir plaire à son invité avec une belle énergie secouante. Et au fil des morceaux , notre Sabu national s’enhardit, déballe des pulsations afro-centrées et centrifuges en faisant rouler ses caisses qui semblent sursauter toutes seules. Immanquablement, sa frappe, ses roulements de talking drum (Afrique de l’Ouest) ses ostinatos souples multi rythmiques, la dynamique de son jeu, tout ce qu’il joue porte la marque « Sabu ». Et quelle lisibilité ! Cette rencontre inspire le saxophoniste qui donne (comme très souvent) le meilleur de lui-même avec le gros bon point qu’ils sont tous deux l’un pour l’autre : ça baigne , ça roule et ça détonne. Le sommet du concert : 7`/ Depth of Focus (14 :19), un superbe dialogue avec Brötz au taragot et 8/ Peter & Sabu’s Points (6:55), une belle embardée pour la fin au sax ténor et le batteur survolté. Pourquoi Brötzmann ? Sa démarche est centrée sur l’expression très personnelle de ses anges et ses démons avec un « expressionnisme » forcené et une puissance de souffle hors du commun, soumettant l’anche le bec et la colonne d’air à une pression gargantuesque, sauvage. Force harmoniques, cris et vociférations rendent son jeu au niveau des clés et des intervalles vraiment basiques , l’essentiel est projeté avec une énergie énorme où une relative tendresse s’insère à certains moments, quelques nuances sentimentales. C’est un lyrique tourmenté qui revendique secrètement, humblement, un statut d’autodidacte, créateur de son propre style « expressionniste abstrait ». P.B. ne s’embarrasse pas de modes savants, changements de tonalité, finasseries harmoniques (comme les Braxton, Lacy, « même » Evan Parker ou un John Butcher). Ni vraiment l’impro libre collective dans l’esprit du Spontaneous Music Ensemble, plutôt bon gros rouge (ou Chimay dans un verre 55 cl) que cup of tea British. Sans doute, Albert Ayler et Ornette Coleman l’ont sûrement influencé tout comme le mouvement Fluxus dont il fit partie. Cela dit, il a une grande admiration pour les artistes authentiques comme les précités et d’autres qui ont fait leurs preuves sur scène. Et nombre de « scientifiques » du saxophone (Urs Leimgruber, Evan Parker ou Dave Liebman) éprouvent une très grande admiration pour son travail. Car sa sonorité et son abattage sont uniques. Son message esthétique contient cette vérité : même si au départ vous n’êtes pas « fait » au niveau technique, conceptuel, oreille etc… pour devenir un « grand » musicien, lancez-vous, battez-vous, jetez-vous à l’eau, foncez, prenez votre courage à deux mains et avec de la foi, de l’énergie, vous pourrez un jour trouver votre voie et devenir un créateur « autodidacte » original, semblable à personne d’autre, reconnaissable entre mille en transcendant « l’amateurisme » (vu d’un point de vue académique) pour atteindre une expression scénique vivante et éblouissante. Un chant incandescent! À l’instar de ces musiciens traditionnels de villages turcs, grecs ou africains qui magnétisent leur public , sans être des virtuoses « musicalement éduqués ». À défaut de nous mettre sous la dent le premier concert de Peter Brötzmann avec Milford Graves (1980, Bruxelles) dont la bande n’a pu être publiée à cause d’un souci technique, nous tenons avec Triangle Live at Ohm 1987 un premier choix de l’époque grandiose des années qui ont suivi la fin du trio Brötzm Van Hove Bennink dans les derniers mois de 1976. Et avant qu’on réédite le concert du trio Brötzm – Derek Bailey – Sabu paru chez Improvised Music from Japan. À mon point de vue, leur duo équivaut esthétiquement et musicalement les duos enregistrés par Brötzmann avec d'autres batteurs. Cet album est co-produit dans la Chap Chap Serie de No Business par Takeo Suetomi de Chap-Chap Records, un label japonais qui documente la musique de Sabu Toyozumi, lequel crée une oeuvre graphique pour chacun des ses albums, comme pour ce CD Triangle . De toute façon Sabu vit sa musique avec la plus grande simplicité amicale et partage facilement la scène. Sabu a même enregistré avec moi, c’est dire !
Ed Jones Dominic Lash Mark Wastell Meditating with the Father, Son, and Holy Ghost Confront Records Core 03EP
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/meditating-with-the-father-son-and-holy-ghost
Court “extended play” compact (18 minutes 28 secondes) en référence à ce morceau de John Coltrane publié dans le LP Meditations avec Elvin Jones et Rashied Ali aux batteries, Mc Coy, Garrison et Pharoah Sanders au saxophone aux côtés de son mentor, John Coltrane en personne : « The Father , The Son and the Holy Ghost ». Rien d’étonnant de trouver ici Mark Wastell comme percussionniste, connu aussi en tant que violoncelliste, électronicien etc… , producteur pour son label Confront Records. Cet artiste catalogué « improvisateur réductionniste – lower case » et collaborateur de Rhodri Davies, Burkhard Beins, Phil Durrant etc…, n’a pas hésité un seul instant à publier à grand frais un double Cd d’un Paul Dunmall Sunship Quartet featuring Alan Skidmore sous le titre « John Coltrane 50th Memorial Concert at Café Oto » en introduisant lui-même le concert comme percussionniste avec Julie Kjaer et Ståle Liavik Solberg. Ensuite , Confront a mis sur le marché un super coffret d’enregistrements inédits de 6CD d’Alan Skidmore, le plus sincère des saxophonistes ténor « coltraniens » en Europe (A Supreme Love) . Mark Wastell est venu à l’improvisation et à la recherche sonore après avoir été un jazz-fan mordu, écumant clubs et festivals dès sa prime jeunesse. Ed Jones est un saxophoniste de jazz britannique stricto sensu qui compte en G-B, mais il joue aussi avec des improvisateurs libres. Une excellente référence à cet égard est son duo « from where light falls» (FMR) avec le percussionniste norvégien Emil Karlsen, résident britannique et co-responsable de l’indispensable label Bead Records. Mark Wastell et Ed Jones se sont joints au contrebassiste Dominic Lash pour ce présent opus, Dominic lequel ayant enregistré avec Alex Ward, John Russell, Pat Thomas, Phil Wacshmann, John Butcher, Steve Noble, Stephan Keune et beaucoup d’autres. Le but de ce trio n’est pas de rejouer Coltrane « à la Coltrane » de manière intense, polyrythmique free, explosive comme dans l’album Meditations, tel un torrent de lave extatique, mais d’en faire une relecture différente, en douceur, feutrée, en énonçant les lignes mélodiques de the Father, the Son and the Holy Ghost (soit la trilogie Coltrane, Pharoah Sanders et Albert Ayler). Jeu note à note du sax sans envolée, doigtés intimes de la contrebasse, frappes soignées des cymbales qui commentent les deux autres avec une approche éloignée du jazz afro-américain, aérée / épurée, presque minimale. Ed Jones est vraiment un artiste subtil dans son approche des riffs et mélodies tirées de cette œuvre de Coltrane. Son souffle retenu et sa sonorité crépusculaire semblent couver l’orage hard-free Coltranien sans l'allumer ; son jeu l’évoque sans le rejouer par la grâce d’accents, d’intervalles bien choisis, une démarche en clair-obscur, des courbures spécifiques de certaines notes. On se demande parfois pourquoi je fais la réclame des improvisateurs British - bien que les lecteurs assidus connaissent mon intérêt pour les scènes allemande, française, suisse, italienne, portugaise, etc… ? (NB : je suis victime des mesures douanières issues du Brexit pour faire venir des CD’s de G-B). Et bien, simplement, ils ont une imagination fertile parfois improbable et sont friands d’essayer, souvent avec succès, de faire se croiser les improvisateurs au-delà des styles, chapelles, sub-genres, en confrontant leurs façons d’improviser, leurs imaginaires, leurs marottes, leurs idées dans un gig d’un jour, un « vrai » concert ou un album. Et l’output généré par cette attitude ouverte est prodigieux, insoupçonné et remet en question bien des idées toutes faites
Yoko Miura et Gianni Mimmo Zanshou/ Glance at The Tide Setola Di Maiale SM4620
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4620
Solo de piano (Yoko Miura), solo de saxophone soprano (Gianni Mimmo) et duo piano saxophone. Un concert réussi à la Fondazione di Piacenza et Vigevano le 5 novembre 2022. La pianiste Yoko Miura vient annuellement en tournée en Europe (France, Belgique, Suisse, Finlande, Italie, Grande-Bretagne) et y rencontre des improvisateurs : Ove Volquarz, Jean Demey, Jacques Foschia, Gianni Mimmo, feu Teppo Hauta-Aho, Janne Tuomi, Charlie Collins, Lawrence Casserley, Jean Bordé, et moi-même et cela depuis plus d’une douzaine d’années. Elle ajoute à son jeu épuré et gracieux, des passages au mélodica. Elle propose ici une dimension mélodique et des dissonances subtiles avec un superbe toucher et une coordination main gauche – main droite originale. Un remarquable dosage des accents, des silences, des résonnances, crescendo de faible amplitude, répétitions d’intervalles polytonaux, réitération de fragments mélodiques qui s’emboîtent ou se déboîtent. Une musique hiératique remarquablement construite avec des structures minimalistes dédiée ici à son ami Teppo Hauta-Aho, une sommité de la contrebasse et un compositeur contemporain important en Finlande auquel Braxton a fait appel pour diriger son orchestre. Un peu de Moussorgsky, peut être. Elle a adopté cette démarche après avoir été victime d’un terrible accident qui l’a laissé inanimée et l’a poussée à reconsidérer son apprentissage du piano, la direction de sa musique et sa propre voix. Gianni Mimmo sort tout droit de l’école Steve Lacy et démontre ici l’intensité lyrique de son souffle admirablement fluide, calibré et structuré, profondément chaleureux et timbré révélant à merveille l’expressivité sonore spécifique de ce saxophone droit, « conique » difficile à maîtriser. Il compte parmi les spécialistes les plus remarquables de l’instrument, lequel sert souvent d’instrument d’appoint pour nombre d’autres saxophonistes. Sa performance solo emprunte des commpositions à Monk, Mingus, Jimmy Rowles et de lui-même dans un magnifique Turning Page Medley. Ancrée dans le jazz contemporain le plus classe, sa sonorité solaire méditerranéenne et son pendant lunaire illuminent la salle du concert et le public. Il revisite ces compositions avec une belle inspiration et des apartés et de subtils « extempore », aussi puissants que délicats. Évidemment, on songe immédiatement à Steve Lacy duquel il se rapproche irrésistiblement, avec sa magnifique sonorité et cette précision. Mais, une fois le duo rassemblé, c’est une autre facette de sa personnalité qui, bien que basée sur l’expérience lacyenne, le singularise, avec ses notes tenues, ses montées dans l’extrême aigu bien au-dessus du registre normal du soprano au moyen de larges et subtils intervalles, basées sur une complexe superposition d’harmonies dont il sélectionne adroitement chaque note avec une précision et un lyrisme magnifique. Jouer ainsi n’est pas donné à tout un chacun qui possède un sax soprano. Et le duo atterrit dans une version libre de Round about Midnight, signée Thelonious Monk et Cootie Williams, et incluse dans la suite Further towards the Light et dont je peux résister à vous confier les paroles signées Bernard Hanighen :
It begins to tell
'Round midnight, midnight
I do pretty well, till after sundown
Suppertime I'm feelin' sad
But it really gets bad
'Round midnight
Memories always start 'round midnight
Haven't got the heart to stand those memories
When my heart is still with you
And ol' midnight knows it, too
When a quarrel we had needs mending
Does it mean that our love is ending
Darlin' I need you, lately I find
You're out of my heart
And I'm out of my mind
Let our hearts take wings'
'Round midnight, midnight
Let the angels sing
For your returning
Till our love is safe and sound
And old midnight comes around
Feelin' sad
Really gets bad
Round, Round, Round Midnight
Chapeau bas pour le beau « comping » réalisé par Yoko Miura, le son profond et le balancement de ses notes graves, son détachement un peu hiératique et ses idées sorties tout droit de la « lettre » monkienne et distillée adroitement dans une autre logique. Ce n’est pas « la révolution esthétique », mais c’est un album superbe d’une plénitude significatrice, émotion, sensibilité, recueillement, élan apaisé... Une fois le spectre de Round Midnight évanoui, le lyrisme de Gianni Mimmo fait encore merveille avec une autre structure polymodale face à l’obstination épurée des ostinato cristallins légèrement mouvants de Yoko Miura. Comme Steve Lacy s’en est allé il y a déjà presque vingt ans, n’ayons plus aucun scrupule à ressentir du plaisir, à jouir de la gâterie musicale distillée par cet admirable enregistrement.
PS Le duo de Yoko Miura et Gianni Mimmo a déjà enregistré Departure (Setola di Maiale) et Live at L’Horloge avec le batteur Thierry Waziniak (Amirani), ainsi qu’un album avec Ove Volquartz , Air Current (Setola di Maiale), une discographie en crescendo couronnée par ce magnifique Zanshou Glance at The Tide. Félicitations à Setola di Maiale et à l'infatigable Stefano Giust.
Mia Zabelka Duos with Alain Joule & Tracy Lisk Setola di Maiale SM 4630
https://miazabelka.bandcamp.com/album/duos
La violoniste autrichienne Mia Zabelka créditée ici « vocals » s’affirme dans l’univers des musiques improvisées et expérimentales. Son album de Duos est partagé en deux performances : The Poetics of Sharing avec le violoncelliste canadien Alain Joule « with percussive extension » (27 :07) et Contrapuntal Empathy avec la percussionniste U.S. Tracy Lisk « cymbal bowing » (26 :19). Chacun des trois musiciens est aussi crédité « composition ». La musique ferraille, crisse, grince, siffle, percute. Alain Joule amplifie / modifie son violoncelle en le connectant physiquement à un (ou des) éléments percussifs métalliques. Une activité fébrile, excitante et saccadée emporte le flux des deux improvisateurs avec une belle intensité, les archets percutant et battant les cordes, les aigus sifflent, s’étirent acides, corrodant l’acoustique. Des variations pointent ici et là et on entend Mia s’exclamer brièvement dans cette empoignade énergique. Au fil des minutes, leur pandemonium baisse de deux crans pour rechercher un brin d’empathie sonore « naturelle », le violoncelliste s’épanchant dans les graves avec de super glissandos expressifs et contrôlés. Vers la fin, ce sont les boyaux acoustiques frottés en tournoyant les archets ou même ceux-ci sursautent en lâchant des vrilles elliptiques, un brin sadiques, sinueuses avec des entrecroisements de contrepoints , de vibrations métallisées et des vocalises phonétiques …. Le dialogue se renforce enfin et surprend par la simultanéité de leurs interventions vif-argent… leur rage ludique qui s’échappe en finale. Duo convaincant et tonique.
Contrapuntal Empathy : Le violon évolue dans une approche contemporaine qu’on pourrait qualifier de sérielle face à une percussionniste mystérieuse dont on devine mal « comment elle joue » , sorte de micro percussion assourdie. Par instants, Mia y ajoute des vocaux free qui se pointent sans crier gare. Au fil des minutes, son jeu à l’archet s’enhardit, arrachant des contorsions d’aigus en glissandi avec une sonorité expressionniste, acide, des battements frénétiques percutant les cordes simultanément avec les frappes et rebondissements de Tracy Lisk sur les peaux. Celle-ci joue de manière très active tout en maintenant une dynamique et un volume sonore réduit afin de laisser largement l’espace auditif suffisamment « aéré » afin que l’auditeur puisse entendre le moindre détail du jeu hyperactif de sa partenaire. Le thème et les intervalles du départ ressurgissent successivement avec des intervalles précis créant une heureuse continuité. Le sciage frénétique et le scratchage des cordes du violon avec l’archet (qui encaisse ?) trouve un écho dans les frottements de cymbales, les glossolalies et phonèmes sauvages de Mia Zabelka s’unissant à ses pizz et à l’activité batteristique free de Lisk. Un bon point de départ pour ces deux créatrices qui auront tout avantage à continuer leur collaboration.
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/triangle-live-at-ohm-1987
Peter Brötzmann vient de nous quitter il y a quelques semaines après une vie animée à la pointe du free jazz « improvisé » durant des décennies. Considéré longtemps par les critiques US et Français comme un obscur troisième couteau, ce n’est que vers le milieu des années 80 qu’il commence à faire des tournées aux USA, au Japon, mais aussi en Italie et en France où un critique, photographe et ami, Gérard Rouy, le soutenait ardemment dans Jazz Magazine. Et si un improvisateur free Européen ou Américain partait jouer au Japon, il y avait là un petit batteur dynamique, jovial et passionné avec qui faire une tournée mémorable de 10 à 12 concerts. Ils y ont tous passé à la tournée en compagnie de Yoshisaburo Toyozumi dit « Sabu » : Joseph Jarman, Leo Smith, Evan Parker, John Zorn, Fred Frith, Derek Bailey, Peter Brötzmann, Han Bennink (en duo ou en trio avec Brötzmann), Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Peter Kowald, Tristan Honsinger, Paul Rutherford, John Russell , Mats Gustafsson et Sunny Murray… Quand Coltrane et son groupe d’alors arrive à Tokyo en 1966, le saxophoniste demande à assister à un concert dans un jazz-club et en fut enchanté. Le batteur ? C’est Sabu. Il tourne ensuite en Europe avec les Samouraï dans le circuit rock (Pink Floyd, Ten Years After, Free etc... au même programme). Notre petit batteur nippon fut sélectionné par Charles Mingus lui-même lors d’une audition pour un enregistrement studio face à quinze autres batteurs. J’en ai le CD ! Sabu arrive à Chicago en 1971, juste pour voir ce qui s’y passait. Intrigué, Joseph Jarman lui demande des conseils d’arts martiaux : « Tu fais quoi dans la vie ? » - « Batteur ! » - « Il y a là une batterie, joue ! ». Les jours suivants, le voilà batteur de l’Art Ensemble sans Bowie ! Sabu joue aussi avec Braxton, Leo Smith et George Lewis. Membre de l’AACM durant son séjour, ateliers avec Steve McCall et Don Moye. Vient en Europe avec Takashi Kako et séjourne à Paris où il enregistre avec Braxton, Boulou Ferré et Glenn Spearman. Racines africaines du Jazz ? En 1978, Sabu traverse seul l’Afrique à pied, en bus ou en bateau du Caire jusqu’à Accra au Ghana en traversant la Centrafrique. C’est autre chose que de revêtir un dashiki dans un campus. Il fut aussi le « secrétaire » du plus important flûtiste de shakuhashi du XXème siècle, Watazumi Dōso et l’accompagna à Paris où celui-ci fit scandale au Théâtre de la Ville. Ses potes au Japon : Kaoru Abe, Toshinori Kondo, Mototeru Takagi, Motoharu Yoshizawa, décédés tragiquement l’un après l’autre. Il est le dernier survivant de cette fratrie sulfureuse. C’est aussi le « plus normal » de la bande. Alors, à l’époque où Peter Brötzmann s’essaie en duo avec plusieurs batteurs (Han Bennink, toujours, Sven Ake Johansson, Andrew Cyrille, Milford Graves, Willy Kellers, …), le voici enfin s’époumonant en faisant hurler son anche, tournoyer ses sons brûlants, projeter cette sonorité brute et coupante, exploser la colonne d’air, ahaner et braire avec son taragot, par-dessus les roulements et pulsations sauvages de Yoshisaburo Toyozumi. Le batteur l’avait déjà entendu avec Han Bennink à l’époque rythmes de cirque et roulements de tambour à la prussienne, il lui sert ce qui devrait pouvoir plaire à son invité avec une belle énergie secouante. Et au fil des morceaux , notre Sabu national s’enhardit, déballe des pulsations afro-centrées et centrifuges en faisant rouler ses caisses qui semblent sursauter toutes seules. Immanquablement, sa frappe, ses roulements de talking drum (Afrique de l’Ouest) ses ostinatos souples multi rythmiques, la dynamique de son jeu, tout ce qu’il joue porte la marque « Sabu ». Et quelle lisibilité ! Cette rencontre inspire le saxophoniste qui donne (comme très souvent) le meilleur de lui-même avec le gros bon point qu’ils sont tous deux l’un pour l’autre : ça baigne , ça roule et ça détonne. Le sommet du concert : 7`/ Depth of Focus (14 :19), un superbe dialogue avec Brötz au taragot et 8/ Peter & Sabu’s Points (6:55), une belle embardée pour la fin au sax ténor et le batteur survolté. Pourquoi Brötzmann ? Sa démarche est centrée sur l’expression très personnelle de ses anges et ses démons avec un « expressionnisme » forcené et une puissance de souffle hors du commun, soumettant l’anche le bec et la colonne d’air à une pression gargantuesque, sauvage. Force harmoniques, cris et vociférations rendent son jeu au niveau des clés et des intervalles vraiment basiques , l’essentiel est projeté avec une énergie énorme où une relative tendresse s’insère à certains moments, quelques nuances sentimentales. C’est un lyrique tourmenté qui revendique secrètement, humblement, un statut d’autodidacte, créateur de son propre style « expressionniste abstrait ». P.B. ne s’embarrasse pas de modes savants, changements de tonalité, finasseries harmoniques (comme les Braxton, Lacy, « même » Evan Parker ou un John Butcher). Ni vraiment l’impro libre collective dans l’esprit du Spontaneous Music Ensemble, plutôt bon gros rouge (ou Chimay dans un verre 55 cl) que cup of tea British. Sans doute, Albert Ayler et Ornette Coleman l’ont sûrement influencé tout comme le mouvement Fluxus dont il fit partie. Cela dit, il a une grande admiration pour les artistes authentiques comme les précités et d’autres qui ont fait leurs preuves sur scène. Et nombre de « scientifiques » du saxophone (Urs Leimgruber, Evan Parker ou Dave Liebman) éprouvent une très grande admiration pour son travail. Car sa sonorité et son abattage sont uniques. Son message esthétique contient cette vérité : même si au départ vous n’êtes pas « fait » au niveau technique, conceptuel, oreille etc… pour devenir un « grand » musicien, lancez-vous, battez-vous, jetez-vous à l’eau, foncez, prenez votre courage à deux mains et avec de la foi, de l’énergie, vous pourrez un jour trouver votre voie et devenir un créateur « autodidacte » original, semblable à personne d’autre, reconnaissable entre mille en transcendant « l’amateurisme » (vu d’un point de vue académique) pour atteindre une expression scénique vivante et éblouissante. Un chant incandescent! À l’instar de ces musiciens traditionnels de villages turcs, grecs ou africains qui magnétisent leur public , sans être des virtuoses « musicalement éduqués ». À défaut de nous mettre sous la dent le premier concert de Peter Brötzmann avec Milford Graves (1980, Bruxelles) dont la bande n’a pu être publiée à cause d’un souci technique, nous tenons avec Triangle Live at Ohm 1987 un premier choix de l’époque grandiose des années qui ont suivi la fin du trio Brötzm Van Hove Bennink dans les derniers mois de 1976. Et avant qu’on réédite le concert du trio Brötzm – Derek Bailey – Sabu paru chez Improvised Music from Japan. À mon point de vue, leur duo équivaut esthétiquement et musicalement les duos enregistrés par Brötzmann avec d'autres batteurs. Cet album est co-produit dans la Chap Chap Serie de No Business par Takeo Suetomi de Chap-Chap Records, un label japonais qui documente la musique de Sabu Toyozumi, lequel crée une oeuvre graphique pour chacun des ses albums, comme pour ce CD Triangle . De toute façon Sabu vit sa musique avec la plus grande simplicité amicale et partage facilement la scène. Sabu a même enregistré avec moi, c’est dire !
Ed Jones Dominic Lash Mark Wastell Meditating with the Father, Son, and Holy Ghost Confront Records Core 03EP
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/meditating-with-the-father-son-and-holy-ghost
Court “extended play” compact (18 minutes 28 secondes) en référence à ce morceau de John Coltrane publié dans le LP Meditations avec Elvin Jones et Rashied Ali aux batteries, Mc Coy, Garrison et Pharoah Sanders au saxophone aux côtés de son mentor, John Coltrane en personne : « The Father , The Son and the Holy Ghost ». Rien d’étonnant de trouver ici Mark Wastell comme percussionniste, connu aussi en tant que violoncelliste, électronicien etc… , producteur pour son label Confront Records. Cet artiste catalogué « improvisateur réductionniste – lower case » et collaborateur de Rhodri Davies, Burkhard Beins, Phil Durrant etc…, n’a pas hésité un seul instant à publier à grand frais un double Cd d’un Paul Dunmall Sunship Quartet featuring Alan Skidmore sous le titre « John Coltrane 50th Memorial Concert at Café Oto » en introduisant lui-même le concert comme percussionniste avec Julie Kjaer et Ståle Liavik Solberg. Ensuite , Confront a mis sur le marché un super coffret d’enregistrements inédits de 6CD d’Alan Skidmore, le plus sincère des saxophonistes ténor « coltraniens » en Europe (A Supreme Love) . Mark Wastell est venu à l’improvisation et à la recherche sonore après avoir été un jazz-fan mordu, écumant clubs et festivals dès sa prime jeunesse. Ed Jones est un saxophoniste de jazz britannique stricto sensu qui compte en G-B, mais il joue aussi avec des improvisateurs libres. Une excellente référence à cet égard est son duo « from where light falls» (FMR) avec le percussionniste norvégien Emil Karlsen, résident britannique et co-responsable de l’indispensable label Bead Records. Mark Wastell et Ed Jones se sont joints au contrebassiste Dominic Lash pour ce présent opus, Dominic lequel ayant enregistré avec Alex Ward, John Russell, Pat Thomas, Phil Wacshmann, John Butcher, Steve Noble, Stephan Keune et beaucoup d’autres. Le but de ce trio n’est pas de rejouer Coltrane « à la Coltrane » de manière intense, polyrythmique free, explosive comme dans l’album Meditations, tel un torrent de lave extatique, mais d’en faire une relecture différente, en douceur, feutrée, en énonçant les lignes mélodiques de the Father, the Son and the Holy Ghost (soit la trilogie Coltrane, Pharoah Sanders et Albert Ayler). Jeu note à note du sax sans envolée, doigtés intimes de la contrebasse, frappes soignées des cymbales qui commentent les deux autres avec une approche éloignée du jazz afro-américain, aérée / épurée, presque minimale. Ed Jones est vraiment un artiste subtil dans son approche des riffs et mélodies tirées de cette œuvre de Coltrane. Son souffle retenu et sa sonorité crépusculaire semblent couver l’orage hard-free Coltranien sans l'allumer ; son jeu l’évoque sans le rejouer par la grâce d’accents, d’intervalles bien choisis, une démarche en clair-obscur, des courbures spécifiques de certaines notes. On se demande parfois pourquoi je fais la réclame des improvisateurs British - bien que les lecteurs assidus connaissent mon intérêt pour les scènes allemande, française, suisse, italienne, portugaise, etc… ? (NB : je suis victime des mesures douanières issues du Brexit pour faire venir des CD’s de G-B). Et bien, simplement, ils ont une imagination fertile parfois improbable et sont friands d’essayer, souvent avec succès, de faire se croiser les improvisateurs au-delà des styles, chapelles, sub-genres, en confrontant leurs façons d’improviser, leurs imaginaires, leurs marottes, leurs idées dans un gig d’un jour, un « vrai » concert ou un album. Et l’output généré par cette attitude ouverte est prodigieux, insoupçonné et remet en question bien des idées toutes faites
Yoko Miura et Gianni Mimmo Zanshou/ Glance at The Tide Setola Di Maiale SM4620
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4620
Solo de piano (Yoko Miura), solo de saxophone soprano (Gianni Mimmo) et duo piano saxophone. Un concert réussi à la Fondazione di Piacenza et Vigevano le 5 novembre 2022. La pianiste Yoko Miura vient annuellement en tournée en Europe (France, Belgique, Suisse, Finlande, Italie, Grande-Bretagne) et y rencontre des improvisateurs : Ove Volquarz, Jean Demey, Jacques Foschia, Gianni Mimmo, feu Teppo Hauta-Aho, Janne Tuomi, Charlie Collins, Lawrence Casserley, Jean Bordé, et moi-même et cela depuis plus d’une douzaine d’années. Elle ajoute à son jeu épuré et gracieux, des passages au mélodica. Elle propose ici une dimension mélodique et des dissonances subtiles avec un superbe toucher et une coordination main gauche – main droite originale. Un remarquable dosage des accents, des silences, des résonnances, crescendo de faible amplitude, répétitions d’intervalles polytonaux, réitération de fragments mélodiques qui s’emboîtent ou se déboîtent. Une musique hiératique remarquablement construite avec des structures minimalistes dédiée ici à son ami Teppo Hauta-Aho, une sommité de la contrebasse et un compositeur contemporain important en Finlande auquel Braxton a fait appel pour diriger son orchestre. Un peu de Moussorgsky, peut être. Elle a adopté cette démarche après avoir été victime d’un terrible accident qui l’a laissé inanimée et l’a poussée à reconsidérer son apprentissage du piano, la direction de sa musique et sa propre voix. Gianni Mimmo sort tout droit de l’école Steve Lacy et démontre ici l’intensité lyrique de son souffle admirablement fluide, calibré et structuré, profondément chaleureux et timbré révélant à merveille l’expressivité sonore spécifique de ce saxophone droit, « conique » difficile à maîtriser. Il compte parmi les spécialistes les plus remarquables de l’instrument, lequel sert souvent d’instrument d’appoint pour nombre d’autres saxophonistes. Sa performance solo emprunte des commpositions à Monk, Mingus, Jimmy Rowles et de lui-même dans un magnifique Turning Page Medley. Ancrée dans le jazz contemporain le plus classe, sa sonorité solaire méditerranéenne et son pendant lunaire illuminent la salle du concert et le public. Il revisite ces compositions avec une belle inspiration et des apartés et de subtils « extempore », aussi puissants que délicats. Évidemment, on songe immédiatement à Steve Lacy duquel il se rapproche irrésistiblement, avec sa magnifique sonorité et cette précision. Mais, une fois le duo rassemblé, c’est une autre facette de sa personnalité qui, bien que basée sur l’expérience lacyenne, le singularise, avec ses notes tenues, ses montées dans l’extrême aigu bien au-dessus du registre normal du soprano au moyen de larges et subtils intervalles, basées sur une complexe superposition d’harmonies dont il sélectionne adroitement chaque note avec une précision et un lyrisme magnifique. Jouer ainsi n’est pas donné à tout un chacun qui possède un sax soprano. Et le duo atterrit dans une version libre de Round about Midnight, signée Thelonious Monk et Cootie Williams, et incluse dans la suite Further towards the Light et dont je peux résister à vous confier les paroles signées Bernard Hanighen :
It begins to tell
'Round midnight, midnight
I do pretty well, till after sundown
Suppertime I'm feelin' sad
But it really gets bad
'Round midnight
Memories always start 'round midnight
Haven't got the heart to stand those memories
When my heart is still with you
And ol' midnight knows it, too
When a quarrel we had needs mending
Does it mean that our love is ending
Darlin' I need you, lately I find
You're out of my heart
And I'm out of my mind
Let our hearts take wings'
'Round midnight, midnight
Let the angels sing
For your returning
Till our love is safe and sound
And old midnight comes around
Feelin' sad
Really gets bad
Round, Round, Round Midnight
Chapeau bas pour le beau « comping » réalisé par Yoko Miura, le son profond et le balancement de ses notes graves, son détachement un peu hiératique et ses idées sorties tout droit de la « lettre » monkienne et distillée adroitement dans une autre logique. Ce n’est pas « la révolution esthétique », mais c’est un album superbe d’une plénitude significatrice, émotion, sensibilité, recueillement, élan apaisé... Une fois le spectre de Round Midnight évanoui, le lyrisme de Gianni Mimmo fait encore merveille avec une autre structure polymodale face à l’obstination épurée des ostinato cristallins légèrement mouvants de Yoko Miura. Comme Steve Lacy s’en est allé il y a déjà presque vingt ans, n’ayons plus aucun scrupule à ressentir du plaisir, à jouir de la gâterie musicale distillée par cet admirable enregistrement.
PS Le duo de Yoko Miura et Gianni Mimmo a déjà enregistré Departure (Setola di Maiale) et Live at L’Horloge avec le batteur Thierry Waziniak (Amirani), ainsi qu’un album avec Ove Volquartz , Air Current (Setola di Maiale), une discographie en crescendo couronnée par ce magnifique Zanshou Glance at The Tide. Félicitations à Setola di Maiale et à l'infatigable Stefano Giust.
Mia Zabelka Duos with Alain Joule & Tracy Lisk Setola di Maiale SM 4630
https://miazabelka.bandcamp.com/album/duos
La violoniste autrichienne Mia Zabelka créditée ici « vocals » s’affirme dans l’univers des musiques improvisées et expérimentales. Son album de Duos est partagé en deux performances : The Poetics of Sharing avec le violoncelliste canadien Alain Joule « with percussive extension » (27 :07) et Contrapuntal Empathy avec la percussionniste U.S. Tracy Lisk « cymbal bowing » (26 :19). Chacun des trois musiciens est aussi crédité « composition ». La musique ferraille, crisse, grince, siffle, percute. Alain Joule amplifie / modifie son violoncelle en le connectant physiquement à un (ou des) éléments percussifs métalliques. Une activité fébrile, excitante et saccadée emporte le flux des deux improvisateurs avec une belle intensité, les archets percutant et battant les cordes, les aigus sifflent, s’étirent acides, corrodant l’acoustique. Des variations pointent ici et là et on entend Mia s’exclamer brièvement dans cette empoignade énergique. Au fil des minutes, leur pandemonium baisse de deux crans pour rechercher un brin d’empathie sonore « naturelle », le violoncelliste s’épanchant dans les graves avec de super glissandos expressifs et contrôlés. Vers la fin, ce sont les boyaux acoustiques frottés en tournoyant les archets ou même ceux-ci sursautent en lâchant des vrilles elliptiques, un brin sadiques, sinueuses avec des entrecroisements de contrepoints , de vibrations métallisées et des vocalises phonétiques …. Le dialogue se renforce enfin et surprend par la simultanéité de leurs interventions vif-argent… leur rage ludique qui s’échappe en finale. Duo convaincant et tonique.
Contrapuntal Empathy : Le violon évolue dans une approche contemporaine qu’on pourrait qualifier de sérielle face à une percussionniste mystérieuse dont on devine mal « comment elle joue » , sorte de micro percussion assourdie. Par instants, Mia y ajoute des vocaux free qui se pointent sans crier gare. Au fil des minutes, son jeu à l’archet s’enhardit, arrachant des contorsions d’aigus en glissandi avec une sonorité expressionniste, acide, des battements frénétiques percutant les cordes simultanément avec les frappes et rebondissements de Tracy Lisk sur les peaux. Celle-ci joue de manière très active tout en maintenant une dynamique et un volume sonore réduit afin de laisser largement l’espace auditif suffisamment « aéré » afin que l’auditeur puisse entendre le moindre détail du jeu hyperactif de sa partenaire. Le thème et les intervalles du départ ressurgissent successivement avec des intervalles précis créant une heureuse continuité. Le sciage frénétique et le scratchage des cordes du violon avec l’archet (qui encaisse ?) trouve un écho dans les frottements de cymbales, les glossolalies et phonèmes sauvages de Mia Zabelka s’unissant à ses pizz et à l’activité batteristique free de Lisk. Un bon point de départ pour ces deux créatrices qui auront tout avantage à continuer leur collaboration.