23 avril 2015

Solos recordings of Yoko Miura, Marcio Mattos and Evan Parker's Monoceros re-issue


Cielo 2 Yoko Miura Setola di Maiale SM 2710


Le piano est par excellence l’instrument auquel on s’attend naturellement à en entendre une performance solo ou une composition consacrée à lui seul.  Les possibilités permises par la multiplicité des doigtés possibles et simultanés en font l’instrument orchestral qui, dans les conventions musicales ou la musique conventionnelle, se suffit à lui-même. Cela a toujours semblé nettement moins évident pour le trombone ou le tuba. Il a vraiment fallu attendre la deuxième partie du XXème siècle pour entendre des concerts entiers dévolus au seul saxophone (Anthony Braxton), trombone (Albert Mangelsdorff)  ou au violon (Malcolm Goldstein) etc… . Enregistré à Milan et New York en 2013 par l’excellente pianiste Yoko Miura, Cielo 2 rentre tout-à-fait dans la démarche qu’on est en droit d’attendre de la nature instrumentale et musicale du piano. Pour qui ignore son parcours, on peut noter de belles collaborations au top niveau avec le contrebassiste Teppo Hauta – Aho, le live sound processor Lawrence Casserley ou le clarinettiste Ove Volquartz. Cielo 2 fait suite à un premier album Cielo et j’ai presque envie de parler de Cielo puissance 2, vu l’excellence du chemin parcouru depuis cette première expérience d’enregistrement. Ce qui est particulièrement remarquable est sa capacité à assumer jusqu’au bout un ensemble d’idées, de langages, d’affects et d'orientations musicales durant les deux séances d’enregistrements successives. Pour qui connaît Yoko Miura de l’avoir entendu in vivo, la surprise pourra venir du fait que sa pratique de l’improvisation est à la fois multiple et très flexible, mais sans aucune compromission ou facilité. Selon son humeur et ses moods, son jeu peut se cabrer jusqu’avant l’emphase, ou se contraindre à un jeu minimal et subtil. Haikus pointus ou suite magnificente et lyrique des quatre mains. Poly-modalité ou abstraction sérielle.  Clavier ou cordes. On se souviendra d’une session avec un piano préparé et bruitiste avec de jeunes improvisatrices très contemporaines. Il ne faudrait pas enfermer un tel tempérament dans une boîte, car son talent réside dans le fait qu’elle se mesure au challenge d’assumer et de transcender son choix du moment et que sa musique est celle de l’instant, des instants multiples et différents qu’elle habite avec la même force. Même si sa mine studieuse et énigmatique laisserait penser qu’elle ne puisse évoluer que dans l’univers d’un concert où elle semble nager comme un poisson dans l’eau, elle se révèle à son aise dans des aventures aussi disparates les unes que les autres.
Donc cinq pièces composées dont le déroulement par l’improvisation instantanée est à chaque fois menée de main de maître et qui créent une suite, un enchaînement – prolongement du travail accompli dans chaque morceau précédent. Dans Boogie Woogie Wonderland (plage 3) et dans une sorte de joyeux interlude,  elle fait la démonstration amusante que son approche rythmique complexe accommode un genre musical aux antipodes des deux morceaux précédents dont un Epilogue qui ouvre l’album !  La plage 4, Windy Heath, démarre avec l’ambiance et la pulsation de la troisième (Boogie) pour les faire évoluer dans son univers de va-et-vient dans les méandres des intervalles. Souvent dans le flux et ressac des combinaisons infinies de pulsations arpégiées aux confins du lyrisme et de l’abstraction, de la mathématique et du plaisir charnel, son piano chante un univers fait d’espérances, de lueurs des découvertes, de désillusions, de réitérations sans atermoiement et de la renaissance alors que tout semble s’effondrer. L’esprit subtil de Yoko Miura fait coïncider, se questionner et se répondre des pans entiers de chacune de ses improvisations, trace d’une réflexion musicale profonde.

SOL(Os) Marcio Mattos Emanem 5035


A la fois contrebassiste et violoncelliste et actif dans la scène improvisée londonienne et européenne depuis 1969, Marcio Mattos a tracé un remarquable parcours avec un bon nombre de personnalités et de groupes de premier plan. Spontaneous Music Ensemble « The Source », Elton Dean, Chris Briscoe, Eddie Prévost, Larry Stabbins, Veryan Weston, Georg Gräwe à la contrebasse et Phil Wachsmann, Jim Denley, Martin Blume, Axel Dörner dans le groupe Lines, Carlos Zingaro, Simon H Fell, Mark Sanders, Phil Minton, Fred Van Hove, Evan Parker et le quartet de Roland Ramanan au violoncelle en ce qui concerne les enregistrements. Quand on se penche avec attention sur ceux-ci au violoncelle, on réalise que son travail couvre un spectre très important de possibles et que son jeu a une dimension rythmique à l’écart de tous les clichés et trouvailles ressassées depuis le bon temps où s’étaient affirmé successivement Jean – Charles Capon et Ernst Reyseger. Le sommet est atteint par le Stellari Quartet ou son violoncelle se joint au violon de Phil Wachsmann à l’alto de Charlotte Hug et à la contrebasse de John Edwards. Leur cédé Gocce Stellari publié aussi chez Emanem est une véritable merveille. Alors, cet album de solos me fait bien plaisir ne fut ce que par le fait que Martin Davidson ait fait appel après autant d’années de carrière à Marcio Mattos pour son premier album personnel, SOL(os), dédié à l’astre du jour et à son observation scientifique. On l’entend donc à la contrebasse et au violoncelle, avec ou sans électronique. Commençant par trois morceaux à la contrebasse acoustique stylés et focalisés sur un aspect remarquable de l’instrument, Mattos nous livre une succession de  six pièces au violoncelle en alternant successivement l’instrument entièrement acoustique et le violoncelle modifié par le truchement de l’électronique. Certains doigtés en pizzicato évoque une musique traditionnelle imaginaire, ailleurs le frottement de l’archet évoque l’espace intersidéral. Pour clôturer, un mini-concert récent d‘une bonne vingtaine de musique à la contrebasse augmentée par un traitement électronique, Prominence. L’artiste utilise l’électronique de manière subtile et parcimonieuse pour altérer, enrichir ou transformer le son du violoncelle et de la contrebasse et sa couleur tout en restant fidèle à la tessiture et au timbre de l’instrument. Donc, son usage particulier de l’électronique est un bel enrichissement de la palette et de la dynamique. Marcio Mattos dispose d’une solide technique et d’une grande aisance de jeu, mais il évite de surjouer et d’en faire une prouesse. Son approche spontanée est très ludique et le développement musical / enchaînement des séquences des sons et traitements sonores est purement le fruit d’une sensibilité heuristique, d’un abandon des sens (écoute, plaisir) dans l’instant et la découverte. Son parcours à travers les possibilités des cordes frottées, tirées, percutées et bruissantes est vraiment remarquable. On trouve des correspondances et une même pensée musicale dans le travail du son pour chacun des deux instruments, lesquels sont acceptés comme étant l' extension de l'un vers l’autre et réciproquement. Une oeuvre du musicien orne la pochette : il s'agit d’un disque ou plat en céramique qui évoque le soleil. Pour résumer, il s’agit d’un excellent travail et une belle carte de visite d’un improvisateur majeur de la scène londonienne historique. Un grand nombre de ses collègues ont acquis une notoriété incontournable et parmi ceux-ci, Marcio Mattos a le chic de se commettre systématiquement dans des aventures de premier plan alors que sa personnalité est relativement passée inaperçue à l’échelle européenne. Et donc, très souvent, quand vous lisez le nom de Marcio Mattos dans le line-up d’un album de musique improvisée, spécialement crédité au violoncelle, vous pouvez le marquer d’une croix blanche, car ses projets ne se répètent pas et méritent quasi toujours une écoute très attentive. Bref, Marcio Mattos est un artiste que je suis encore à la trace comme les Fred Van Hove, Paul Lovens, Paul Hubweber, Michel Doneda, Charlotte Hug, Veryan Weston, Roger Turner, Gunther Christmann, Phil Minton, Phil Wachsmann, Evan Parker, Stefan Keune, Furt, Jacques Demierre, Franz Hautzinger etc…

Evan Parker Monoceros psi 15.01 1978


Vers la fin des seventies, le fin du fin en matière d’enregistrement acoustique était le procédé «direct-cutting», soit la gravure immédiate sur le disque - maître sans passer par la bande magnétique et la console. Bon nombre de duos de  pianistes et contrebassistes de jazz ont sacrifié à cette vogue, surtout parce qu’elle garantissait la plus grande fidélité sonore en conservant au maximum les fréquences et la dynamique. La difficulté était qu’il était alors impossible de retoucher et de couper dans le développement temporel de l’œuvre enregistrée et qu’il fallait que la balance initiale soit la plus optimale possible. C’est ainsi que le deuxième album solo « absolu » d’Evan Parker, Monoceros, fut réalisé en studio, le premier album étant l’enregistrement de sa première performance solitaire en 1975 (Saxophone Solos). Publié initialement par son label Incus en 1978, Monoceros avait été réédité en 1998 par Chronoscope. Cette édition sera bien vite sold-out et il n’y a aucune forme de fétichisme collectionnite dans ce fait. En effet, après avoir fait éclater et transgresser la pratique improvisée du saxophone « free-jazz » qu’il soit ténor ou soprano, telle qu’elle a été proposée par Coltrane, Ayler et Steve Lacy, Evan Parker  est parvenu à nous surprendre successivement à trois reprises dans sa démarche solitaire. Disons le franchement, une fois que des artistes aussi essentiels qu’Ornette Coleman, Albert Ayler ou Steve Lacy, (et un tas d’autres) sont arrivés à maturité,  la forme sonore et la structure de leur langage instrumental ne varient plus, bien qu’ils éblouissent toujours par la haute qualité musicale de leurs prestations et de leurs enregistrements. De là toute la fascination qu’exerce Coltrane, par l’évolution permanente de son style d’années en années et des mutations accomplies. C’est aussi en quoi Evan Parker est un artiste unique. Saxophone Solos a/k/a Aerobatics (Incus 18) était considéré lors de sa sortie comme une rupture, un point de non-retour. Mais lorsque nous découvrîmes Monoceros (Incus 27) deux ans plus tard, nous avions été sidérés par un extraordinaire bon en avant sonique, une extension vers l’impossible. Lorsque Six of one (Incus 39) fut publié en 1981, et bien que l’intérêt pour cette musique commençait à tomber au creux de la vague, ceux qui prirent encore la peine d’y jeter une oreille furent époustouflés qu’Evan Parker puisse encore, après Monoceros, jongler et croiser avec autant de lignes mélodiques, de sons inouïs, de timbres impossibles à juxtaposer avec cette aisance surhumaine. Il mêle à ce chassé croisé de sonorités extrêmes, des entrelacs mélodiques. Dois – je en rajouter ? Un Steve Lacy s’est montré capable en quelques années d’étendre son langage, épuré par excellence et fait d’une feinte simplicité monkienne, dans une multitude d’occurrences, créant des dizaines de compositions aussi familières que profondément originales. Evan Parker a fait littéralement exploser le potentiel du saxophone soprano, et ses ressources sonores inconnues jusqu’alors. L‘écoute attentive de chacun des albums précités (Solos 1975, Monoceros et Six of One et / ou les suivants comme The Snake Decides et Conic Sections) sont nécessaires pour réaliser l’étendue de son talent immense et la capacité inouïe à se dépasser dans l’inouï. Sa pratique du saxophone a contribué puissamment à faire découvrir un champ d’action musical pour des artistes essentiels comme Michel Doneda, Wolfgang Fuchs, Urs Leimgruber, John Butcher, Mats Gustafsson, Larry Stabbins, John Zorn, auxquels il faut ajouter de toute évidence, un Stefan Keune ou John Oswald.
Cet album a marqué aussi la génération des comtempteurs de la musique dite alors « répétitive » durant les seventies et auquel le travail d’Evan se réfère tout en se démarquant par sa physicalité extrême… Son jeu au soprano est fait de doigtés croisés par lesquels il obtient des sons « fantômes » qui en se mêlant aux notes jouées (à toute vitesse) créent des sons supplémentaires. Il ajoute à ce procédé  la respiration circulaire et des variations à la fois violentes, très dosées et (paradoxalement) infimes obtenant ainsi des harmoniques dont il contrôle l’émission au niveau de la magie pure. En utilisant simultanément ces techniques, il crée une véritable illusion de polyphonie sur un seul instrument et cela n’est possible qu’au saxophone soprano, parce que c'est un instrument conique. Sa musique se réfère à celle d’un Steve Reich ou d’un Terry Riley, mais aussi au pibroch écossais, aux launeddas sardes ou aux doubles flûtes du Rajasthan, voire les chants collectifs des pygmées. L’usage de fréquences extrêmes fait littéralement vibrer les tympans au point qu’on sent l’oreille interne bouger dans son alvéole. Par la suite, d’un concert à l’autre, il est parvenu à colorer chaque performance de manière spécifique en rendant sa musique universelle. En plus, si vous écoutez un de ces premiers enregistrements, Karyobin (Spontaneous Music Ensemble avec John Stevens/ Derek Bailey/ Dave Holland/ Kenny Wheeler 1968) alors qu'il était encore loin de maîtriser cette technique, vous réalisez qu'alors ces improvisations évoluaient en suivant un phrasé et des structures intervalles qui n'appartenaient déjà qu'à lui. Plus que ça, tu meurs. Entre cette phase de 1968 et celle de Six of One en 1981, il y a eu l'expérience de Music Improvisation Company et des duos avec Bailey et Lytton, où la frontière entre la "note instrumentale" et le bruit est abolie. Certaines des techniques utilisées, comme la respiration circulaire et le phrasé atomisé,  ont été travaillées dans le but de suivre (ou anticiper) la guitare de Derek Bailey ou la percussion de Paul Lytton sur leur terrain.  Donc pour conclure, Monoceros s'agit d'une trace unique, fugitive dans un parcours exceptionnel qui permet de saisir la construction et l'évolution de la musique d'Evan Parker dans une phase cruciale de son développement avec un plaisir de l'écoute intense et un choc esthétique sans précédent.
Absolument fascinant !!   

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