Cielo 2 Yoko Miura Setola di Maiale SM 2710
Le piano est par excellence
l’instrument auquel on s’attend naturellement à en entendre une performance
solo ou une composition consacrée à lui seul. Les possibilités permises par la multiplicité des
doigtés possibles et simultanés en font l’instrument orchestral qui, dans les
conventions musicales ou la musique conventionnelle, se suffit à lui-même. Cela a toujours semblé nettement moins évident pour le trombone ou le tuba. Il a
vraiment fallu attendre la deuxième partie du XXème siècle pour entendre des
concerts entiers dévolus au seul saxophone (Anthony Braxton), trombone (Albert
Mangelsdorff) ou au violon (Malcolm
Goldstein) etc… . Enregistré à Milan et New York en 2013 par l’excellente
pianiste Yoko Miura, Cielo
2 rentre tout-à-fait dans la démarche qu’on est en droit d’attendre de
la nature instrumentale et musicale du piano. Pour qui ignore son parcours, on
peut noter de belles collaborations au top niveau avec le contrebassiste Teppo
Hauta – Aho, le live sound processor Lawrence Casserley ou le clarinettiste Ove
Volquartz. Cielo 2 fait suite à un
premier album Cielo et j’ai presque envie de parler de Cielo puissance 2, vu l’excellence du chemin parcouru depuis cette
première expérience d’enregistrement. Ce
qui est particulièrement remarquable est sa capacité à assumer jusqu’au bout un
ensemble d’idées, de langages, d’affects et d'orientations musicales durant les
deux séances d’enregistrements successives. Pour qui connaît Yoko Miura de l’avoir entendu in vivo,
la surprise pourra venir du fait que sa pratique de l’improvisation est à la
fois multiple et très flexible, mais sans aucune compromission ou facilité.
Selon son humeur et ses moods, son jeu peut se cabrer jusqu’avant l’emphase, ou
se contraindre à un jeu minimal et subtil. Haikus pointus ou suite magnificente
et lyrique des quatre mains. Poly-modalité ou abstraction sérielle. Clavier ou cordes. On se souviendra d’une
session avec un piano préparé et bruitiste avec de jeunes improvisatrices très
contemporaines. Il ne faudrait pas enfermer un tel tempérament dans une boîte,
car son talent réside dans le fait qu’elle se mesure au challenge d’assumer et
de transcender son choix du moment et que sa musique est celle de l’instant,
des instants multiples et différents qu’elle habite avec la même force. Même si
sa mine studieuse et énigmatique laisserait penser qu’elle ne puisse évoluer
que dans l’univers d’un concert où elle semble nager comme un poisson dans
l’eau, elle se révèle à son aise dans des aventures aussi disparates les unes
que les autres.
Donc cinq pièces composées dont
le déroulement par l’improvisation instantanée est à chaque fois menée de main
de maître et qui créent une suite, un enchaînement – prolongement du travail
accompli dans chaque morceau précédent. Dans Boogie Woogie Wonderland (plage 3) et dans une sorte de joyeux
interlude, elle fait la démonstration
amusante que son approche rythmique complexe accommode un genre musical aux
antipodes des deux morceaux précédents dont un Epilogue qui ouvre
l’album ! La plage 4, Windy Heath, démarre avec l’ambiance et
la pulsation de la troisième (Boogie)
pour les faire évoluer dans son univers de va-et-vient dans les méandres des
intervalles. Souvent dans le flux et ressac des combinaisons infinies de pulsations
arpégiées aux confins du lyrisme et de l’abstraction, de la mathématique et du
plaisir charnel, son piano chante un univers fait d’espérances, de lueurs des
découvertes, de désillusions, de réitérations sans atermoiement et de la
renaissance alors que tout semble s’effondrer. L’esprit subtil de Yoko Miura fait
coïncider, se questionner et se répondre des pans entiers de chacune de ses
improvisations, trace d’une réflexion musicale profonde.
SOL(Os) Marcio Mattos Emanem 5035
A la fois contrebassiste et
violoncelliste et actif dans la scène improvisée londonienne et européenne
depuis 1969, Marcio Mattos a tracé un remarquable parcours avec un bon nombre
de personnalités et de groupes de premier plan. Spontaneous Music Ensemble
« The Source », Elton Dean, Chris Briscoe, Eddie Prévost, Larry
Stabbins, Veryan Weston, Georg Gräwe à la contrebasse et Phil Wachsmann, Jim
Denley, Martin Blume, Axel Dörner dans le groupe Lines, Carlos Zingaro, Simon H Fell, Mark Sanders, Phil Minton,
Fred Van Hove, Evan Parker et le quartet de Roland Ramanan au violoncelle en ce
qui concerne les enregistrements. Quand on se penche avec attention sur ceux-ci
au violoncelle, on réalise que son travail couvre un spectre très important de
possibles et que son jeu a une dimension rythmique à l’écart de tous les
clichés et trouvailles ressassées depuis le bon temps où s’étaient affirmé
successivement Jean – Charles Capon et Ernst Reyseger. Le sommet est atteint
par le Stellari Quartet ou son
violoncelle se joint au violon de Phil Wachsmann à l’alto de Charlotte Hug et à
la contrebasse de John Edwards. Leur cédé Gocce Stellari publié aussi chez
Emanem est une véritable merveille. Alors, cet album de solos me fait bien
plaisir ne fut ce que par le fait que Martin Davidson ait fait appel après
autant d’années de carrière à Marcio Mattos pour son premier album personnel,
SOL(os), dédié à l’astre du jour et à son observation scientifique. On l’entend
donc à la contrebasse et au violoncelle, avec ou sans électronique. Commençant
par trois morceaux à la contrebasse acoustique stylés et focalisés sur un
aspect remarquable de l’instrument, Mattos nous livre une succession de six pièces au violoncelle en alternant
successivement l’instrument entièrement acoustique et le violoncelle modifié
par le truchement de l’électronique. Certains doigtés en pizzicato évoque une
musique traditionnelle imaginaire, ailleurs le frottement de l’archet évoque
l’espace intersidéral. Pour clôturer, un mini-concert récent d‘une bonne
vingtaine de musique à la contrebasse augmentée par un traitement électronique,
Prominence. L’artiste utilise
l’électronique de manière subtile et parcimonieuse pour altérer, enrichir ou
transformer le son du violoncelle et de la contrebasse et sa couleur tout en
restant fidèle à la tessiture et au timbre de l’instrument. Donc, son usage
particulier de l’électronique est un bel enrichissement de la palette et de la
dynamique. Marcio Mattos dispose
d’une solide technique et d’une grande aisance de jeu, mais il évite de
surjouer et d’en faire une prouesse. Son approche spontanée est très ludique et
le développement musical / enchaînement des séquences des sons et traitements
sonores est purement le fruit d’une sensibilité heuristique, d’un abandon des
sens (écoute, plaisir) dans l’instant et la découverte. Son parcours à travers
les possibilités des cordes frottées, tirées, percutées et bruissantes est
vraiment remarquable. On trouve des correspondances et une même pensée musicale
dans le travail du son pour chacun des deux instruments, lesquels sont acceptés comme
étant l' extension de l'un vers l’autre et réciproquement. Une oeuvre du musicien orne la pochette : il s'agit d’un disque ou plat en
céramique qui évoque le soleil. Pour résumer, il s’agit d’un
excellent travail et une belle carte de visite d’un improvisateur majeur de la
scène londonienne historique. Un grand nombre de ses collègues ont acquis une
notoriété incontournable et parmi ceux-ci, Marcio Mattos a le chic de se
commettre systématiquement dans des aventures de premier plan alors que sa
personnalité est relativement passée inaperçue à l’échelle européenne. Et donc,
très souvent, quand vous lisez le nom de Marcio Mattos dans le line-up d’un
album de musique improvisée, spécialement crédité au violoncelle, vous pouvez
le marquer d’une croix blanche, car ses projets ne se répètent pas et méritent
quasi toujours une écoute très attentive. Bref, Marcio Mattos est un artiste
que je suis encore à la trace comme les Fred Van Hove, Paul Lovens, Paul
Hubweber, Michel Doneda, Charlotte Hug, Veryan Weston, Roger Turner, Gunther
Christmann, Phil Minton, Phil Wachsmann, Evan Parker, Stefan Keune, Furt,
Jacques Demierre, Franz Hautzinger etc…
Evan Parker Monoceros psi 15.01 1978
Vers la fin des seventies, le
fin du fin en matière d’enregistrement acoustique était le procédé «direct-cutting», soit la gravure
immédiate sur le disque - maître sans passer par la bande magnétique et la console. Bon nombre
de duos de pianistes et contrebassistes
de jazz ont sacrifié à cette vogue, surtout parce qu’elle garantissait la plus
grande fidélité sonore en conservant au maximum les fréquences et la dynamique.
La difficulté était qu’il était alors impossible de retoucher et de couper dans
le développement temporel de l’œuvre enregistrée et qu’il fallait que la
balance initiale soit la plus optimale possible. C’est ainsi que le deuxième
album solo « absolu » d’Evan Parker, Monoceros, fut réalisé en studio, le premier album étant l’enregistrement
de sa première performance solitaire en 1975 (Saxophone Solos). Publié initialement par son label
Incus en 1978, Monoceros avait été réédité en 1998 par Chronoscope. Cette
édition sera bien vite sold-out et il n’y a aucune forme de fétichisme
collectionnite dans ce fait. En effet, après avoir fait éclater et transgresser
la pratique improvisée du saxophone « free-jazz » qu’il soit ténor ou
soprano, telle qu’elle a été proposée par Coltrane, Ayler et Steve Lacy, Evan
Parker est parvenu à nous surprendre
successivement à trois reprises dans sa démarche solitaire. Disons le
franchement, une fois que des artistes aussi essentiels qu’Ornette Coleman,
Albert Ayler ou Steve Lacy, (et un tas d’autres) sont arrivés à maturité, la forme sonore et la structure de leur
langage instrumental ne varient plus, bien qu’ils éblouissent toujours par la haute qualité
musicale de leurs prestations et de leurs enregistrements. De là toute la fascination
qu’exerce Coltrane, par l’évolution permanente de son style d’années en années
et des mutations accomplies. C’est aussi en quoi Evan Parker est un artiste
unique. Saxophone Solos a/k/a Aerobatics
(Incus 18) était considéré lors de sa sortie comme une rupture, un point de
non-retour. Mais lorsque nous découvrîmes Monoceros
(Incus 27) deux ans plus tard, nous avions été sidérés par un extraordinaire
bon en avant sonique, une extension vers l’impossible. Lorsque Six of one (Incus 39) fut publié en
1981, et bien que l’intérêt pour cette musique commençait à tomber au creux de
la vague, ceux qui prirent encore la peine d’y jeter une oreille furent
époustouflés qu’Evan Parker puisse encore, après Monoceros, jongler et croiser avec autant de lignes mélodiques, de
sons inouïs, de timbres impossibles à juxtaposer avec cette aisance surhumaine. Il mêle à ce chassé croisé de sonorités extrêmes, des entrelacs mélodiques. Dois – je en rajouter ? Un Steve Lacy s’est montré capable en quelques
années d’étendre son langage, épuré par excellence et fait d’une feinte
simplicité monkienne, dans une multitude d’occurrences, créant des dizaines de
compositions aussi familières que profondément originales. Evan Parker a fait
littéralement exploser le potentiel du saxophone soprano, et ses ressources
sonores inconnues jusqu’alors. L‘écoute attentive de chacun des albums précités
(Solos 1975, Monoceros et Six of One et
/ ou les suivants comme The Snake Decides
et Conic Sections) sont nécessaires
pour réaliser l’étendue de son talent immense et la capacité inouïe à se
dépasser dans l’inouï. Sa pratique du saxophone a contribué puissamment à faire
découvrir un champ d’action musical pour des artistes essentiels comme Michel
Doneda, Wolfgang Fuchs, Urs Leimgruber, John Butcher, Mats Gustafsson, Larry Stabbins, John
Zorn, auxquels il faut ajouter de toute évidence, un Stefan Keune ou John
Oswald.
Cet album a marqué aussi la
génération des comtempteurs de la musique dite alors « répétitive »
durant les seventies et auquel le travail d’Evan se réfère tout en se
démarquant par sa physicalité extrême… Son jeu au soprano est fait de doigtés
croisés par lesquels il obtient des sons « fantômes » qui en se
mêlant aux notes jouées (à toute vitesse) créent des sons supplémentaires. Il
ajoute à ce procédé la respiration
circulaire et des variations à la fois violentes, très dosées et
(paradoxalement) infimes obtenant ainsi des harmoniques dont il contrôle
l’émission au niveau de la magie pure. En utilisant simultanément ces
techniques, il crée une véritable illusion de polyphonie sur un seul instrument
et cela n’est possible qu’au saxophone soprano, parce que c'est un instrument conique. Sa musique se réfère à celle d’un Steve
Reich ou d’un Terry Riley, mais aussi au pibroch écossais, aux launeddas sardes
ou aux doubles flûtes du Rajasthan, voire les chants collectifs des pygmées.
L’usage de fréquences extrêmes fait littéralement vibrer les tympans au point
qu’on sent l’oreille interne bouger dans son alvéole. Par la suite, d’un
concert à l’autre, il est parvenu à colorer chaque performance de manière
spécifique en rendant sa musique universelle. En plus, si vous écoutez un de ces premiers enregistrements, Karyobin (Spontaneous Music Ensemble avec John Stevens/ Derek Bailey/ Dave Holland/ Kenny Wheeler 1968) alors qu'il était encore loin de maîtriser cette technique, vous réalisez qu'alors ces improvisations évoluaient en suivant un phrasé et des structures intervalles qui n'appartenaient déjà qu'à lui. Plus que ça, tu meurs. Entre cette phase de 1968 et celle de Six of One en 1981, il y a eu l'expérience de Music Improvisation Company et des duos avec Bailey et Lytton, où la frontière entre la "note instrumentale" et le bruit est abolie. Certaines des techniques utilisées, comme la respiration circulaire et le phrasé atomisé, ont été travaillées dans le but de suivre (ou anticiper) la guitare de Derek Bailey ou la percussion de Paul Lytton sur leur terrain. Donc pour conclure, Monoceros s'agit d'une trace unique, fugitive dans un parcours exceptionnel qui permet de saisir la construction et l'évolution de la musique d'Evan Parker dans une phase cruciale de son développement avec un plaisir de l'écoute intense et un choc esthétique sans précédent.
Absolument fascinant !!
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