1 décembre 2018

Runcible Quintet : John Edwards - Marcello Magliocchi - Neil Metcalfe - Adrian Northover - Daniel Thompson/ Steve Gibbs & Christian Vasseur/ Frederik Leroux & Kris Vanderstraeten / Sophie Agnel - John Edwards & Steve Noble

The Runcible Quintet Four : John Edwards Marcello Magliocchi Neil Metcalfe Adrian Northover Daniel Thompson FMR CD489-0618 

 Pourquoi ces artistes improvisateurs travaillent-ils ensemble ? C’est parfois une question que l’on se pose sans être certain de trouver une réponse valable, car les voies de cette musique librement improvisée sont parfois – souvent impénétrables, même pour ses praticiens. Expérience, background, références, études, autodidacte, amitié, rencontre etc…. John Edwards et Adrian Northover ont joué longtemps dans le groupe B-Shop for The Poor (avec David Petts dans les années 80-90) bien avant que John ait émergé comme contrebassiste de choc avec Evan Parker, Coxhill, Butcher, Lovens etc... On les retrouve depuis peu dans les Remote Viewers avec David Petts, le compositeur du groupe. Neil Metcalfe, flûtiste de jazz webernien et un des musiciens favoris de Paul Dunmall, un des plus grands saxophonistes vivants, entretient une relation étroite avec le guitariste acoustique Daniel Thompson. Adrian qui a joué intensivement avec Daniel (deux albums à leur actif), est un saxophoniste issu du jazz (John E joue dans ses projets) et passionné par la polytonalité avec son saxophone soprano. Neil Metcalfe et lui ont réalisé que leur appétit de microtonalités (altérations minimes et précises des intervalles de notes créant de « nouvelles »  gammes ) convergeait vers une véritable synergie. Neil et Adrian ont siégé à quelques dizaines de centimètres de Lol Coxhill au sein du London Improvisers Orchestra durant une décennie et cela a sans douté été une influence. L’instrument de Neil, une flûte baroque, permet de modifier très légèrement la hauteur des notes, créant l’aura particulière de ses improvisations mélodiques inspirées du dodécaphonisme, immédiatement reconnaissables. Adrian Northover se sent donc très concerné par la subtile sensibilité du flûtiste. À la recherche de collaborateurs à la hauteur de son talent et plus particulièrement d’un percussionniste, le hasard a mis Marcello Magliocchi sur sa route, un batteur jazz professionnel et improvisateur de haut vol, Pugliese vivant près de Bari dans le talon de la botte italienne. Une fois que la crème des percussionnistes londoniens jeta son dévolu sur quelques camarades saxophonistes incontournables, cela devient compliqué et illusoire pour quelqu’un d’aussi doué (le jazz moderne, Mingus, Monk, Konitz ou Desmond ont peu de secrets pour Adrian et il souffle régulièrement avec des musiciens traditionnels d’Inde du Nord ou de Turquie). Mark Sanders joue avec Dunmall, Parker, Butcher etc… Steve Noble jouait avec Coxhill et Simon Rose, et joue avec Alan Wilkinson, Brôtzmann, Parker et Roger Turner avec Coxhill et Urs Leimgruber. Et donc, la rencontre de Northover avec le percussionniste Marcello Magliocchi en 2015 fut une aubaine pour chacun d’eux. Batteur rompu aux rythmes les plus diversifiés, MM est le compagnon de Roberto Ottaviano depuis les années 70. Il a longtemps joué dans les tournées d’Enrico Rava, et de ces pianistes italiens en or massif, Franco D’Andrea, Enrico Pieranunzi et Stefano Bollani dans le Sud de l’Italie de festivals en concerts prestigieux. On l’a entendu avec Steve Lacy (il avait 19 ans), Mal Waldron, William Parker. Marcello a développé une capacité d’improviser librement en utilisant ses talents de batteur, beaucoup de logique et sa sensibilité imaginative. On songe à l’approche de Paul Lovens ou de Martin Blume. Les paramètres sonores et la géographie de la batterie sont altérés, chamboulés et en perpétuelle mouvance. Une grosse caisse de la taille d’un tom moyen, un hi-hat miniature, une cymbale rectangulaire créée par UFIP à sa demande et des accessoires originaux. Sa gestuelle intégrée à la moindre de ses intentions en impose immédiatement. Une prolifération de sons métalliques et de crépitements délicats, de frappes millimétrées et asymétriques, amorties, finement accentuées, alternant accélérations et ralentissements de leurs fréquences – battements dans des incurvations magiques. Dans ce sous-bois bruissant de timbres feux follets insaisissables, les sautillements arachnéens des cordes de Daniel Thompson et ses timbres pointillistes s’échappant hors de toute logique guitaristique dans le flux sauvage et étonnamment maîtrisé du Runcible Quintet,  traduit sur sa guitare la déraison Magliochienne et crée un  paradoxe avec la puissance des doigts surpuissants sur la touche du magistral John Edwards, un des contrebassistes les plus physiques et le moins référentiel par rapport à tous ses illustres collègues qui font la gloire de l’instrument dans l’univers de l’improvisation libre. Les gestes tous azimuts du batteur italien sont mus par un sens infaillible du rythme et des pulsations. Cette qualité innée acquise par le travail de toute une vie, cette disposition du cœur parle à celui du contrebassiste lequel est gros comme çà. D’ailleurs, John Edwards ne joue que dans les morceaux 3 et 4 ouvrant par son absence un champ à la sagacité de Daniel Thompson dans les deux premières improvisations. À quatre, on s'enfonce dans une jungle éthérée où s'évanouissent les références. Chez ces cinq, il y a une obstination à se remettre à l’ouvrage sans faiblir et en assumant leur choix.  Ce quintet  ludique est un challenge et une mise en commun poétique des sons et des phrases musicales qui renvoient sans doute à l’idéal traqué sans faiblir par John Stevens et le Spontaneous Music Ensemble. À écouter très fort au casque, leur volume étant loin d’être excessif, insect music oblige. Vouloir jouer à cinq une musique libre multiplie les problèmes d’agencements des sons, des textures, des élans et parasite les détails du jeu de l’un ou l’autre. Comment s’accorder dans une conversation à cinq où le dénominateur commun se rétrécit en fonction des personnalités différentes et d’inévitables divergences ? Le discours individuel est tributaire de la masse critique du collectif qui occulte certaines ocurrences  ludiques, mais dans les vagues et soubresauts infinis, on découvre des perspectives folles que j’aurais souvent peine à décrire. Des formules instrumentales en duo ou en trio permettraient à chacun une plus grande lisibilité qui éclairerait leur savoir faire individuel pour sanctifier le talent de chaque « soliste », c'est une évidence. Mais pourquoi faire simple ? Avec ces cinq-là enchevêtrés - hérissés dans l'effort et leur foi de charbonnier, le jeu en vaut la chandelle. Brûlons une bougie à St Thomas… sur l’autel ses soutiers de la free-music ! 

FWWU Steve Gibbs – Christian Vasseur Jungle Gentle Jig Alina Records.

Download gratuit qui ravira tous les amateurs de guitare folle, acoustique bien sûr, mais préparée avec on ne sait quel objet (aiguilles à tricoter ?), pincée, grattée, frottée et résonnante. Steve Gibbs (Bruxelles) et Christian Vasseur  (Lille) jouent respectivement de la guitare classique 8 cordes, objets, voix (SG) et de l’archiluth 12 cordes, objets, voix (CV). Tous deux ont un solide pedigree dans le domaine de la guitare classique, contemporaine, du luth baroque etc… et ont un faible pour les extemporisations bruissantes et l’art de transformer leurs vingt cordes combinées en machine à bruit, les réaccorder dans des gammes surprenantes, et d’en jouer avec des objets insolites. S’ajoutent à leur pandémonium leurs voix inintelligibles, des moulinets au bottleneck sarcastiques. Ça frise fréquemment le bordélique, mais avec goût. Comme ce qui ressemble à une harpe déglinguée en glissandi foutraque dans Tottooed Tit Toot, jouée à quatre mains avec une synchronie télépathique. On ne va pas se référer à Derek Bailey, Fred Frith, Keith Rowe, Chadbourne ou Hans Reichel pour faire sérieux ou joli, mais constater qu’ils ont une solide imagination et surtout qu’ils jouent comme si leurs cerveaux, leur imagination et leurs gestes d’instrumentistes et ne faisaient qu’un, du moins se complètent dans leur fantaisie débridée. Sérieux s’abstenir. Chaque pièce offre une musique originale et une démarche différente avec des titres un brin surréaliste. Un super album pour découvrir les cordes pincées autrement. Pincez-vous !

Frederik Leroux & Kris Vanderstraeten zonder webben Aspen 004

Je connais le percussionniste Kris Vanderstraeten depuis des décennies, il est sans doute un des deux ou trois improvisateurs avec qui j’ai le plus joué à la guitare et ensuite chanté dans ses différentes demeures (Louvain, Heverlee, Veltem, Zichem et Herent) et dans quelques concerts des années 80, 90, etc… avant de lancer notre trio Sureau avec le contrebassiste Jean Demey. Kris est aussi un artiste graphique de grand talent. Ses dessins ont illustré quelques uns de nos / mes albums et des centaines d’affiches de concerts de jazz et de musique improvisée. À ma connaissance, c’est un des rares connaisseurs et praticiens belges d’improvisation libre à s’être impliqué sans interruption pour cette musique depuis les années 70 en s’intéressant le plus possible à la diversité de la scène. Frederik Leroux est un remarquable guitariste de jazz professionnel et enseignant qui pratique l’improvisation libre par goût et avec beaucoup d’enthousiasme. Je découvre le jeu de Kris au plus près des micros se mêlant adroitement avec les infimes détails des manipulations sonores du guitariste. C’est très fin du début jusqu’à la fin. Frederik Leroux exploite intelligemment les multiples possibilités de la guitare électrique sans élever le ton. On est plus proche ici du volume et de la dynamique de Derek Bailey, Ian Brighton ou Fred Frith que de Sonny Sharrock ou Hendrix. Tout en s’écoutant très attentivement,  les deux artistes explorent et font vivre les sons avec un sens presqu’infini du détail en jouant calmement avec une certaine douceur tout en étant relativement bruitiste. Il faut nécessairement une écoute approfondie au casque pour découvrir ces sons qui se cachent derrière les autres et qui surgissent de nulle part, parfois dans une fraction de seconde. Question dynamique, c’est un modèle du genre. Le guitariste a vraiment compris tout le parti qu’il pouvait tirer de son partenaire tant leurs improvisations s’interpénètrent avec succès. En musicien accompli, Leroux propose des idées de jeu différentes sur une ou deux plages maintenant l’attention de l’auditeur et en assurant la cohérence musicale du projet. Il y a des tonnes de percussionnistes en musique improvisée et beaucoup  sont des batteurs professionnels qui ont parfois de la peine à évacuer des relents de batterie « normale » et qui tapent  toujours un peu trop fort. Kris avait étudié les rudiments de la batterie et s’est ensuite ingénié à construire une installation personnelle atypique et évolutive. Elle est faite d’une grosse caisse assemblée avec seulement les deux peaux et leur bords collés l’un à l’autre en excluant le fût sur le quel sont montés des accessoires tels que tambour chinois, woodblock, deux toms jouets, objets métalliques, gadgets. Une caisse claire souvent amortie avec un tissu ou des plaques et une cymbale Paiste assez fine avec une résonance intime et limitée. On trouve aussi un vieux globe terrestre, une guitare électrique Hohner / Steinberger en bois brut couchée et une quantité exponentielle d’objets les plus insolites (parfois motorisés) et malgré tout le sérieux auquel il s’applique, il y a un côté humoristique pince-sans-rire un peu involontaire. Son jeu exerce une fascination indiscutée sur les connaisseurs ou les néophytes et cela lui vaut d’être fréquemment invité dans le Nord de la Belgique par plusieurs artistes et organisateurs sérieux. À mon avis, le jeu intuitif  de ce poète de la percussion, a des qualités essentielles similaires à celles des meilleurs praticiens réputés et qui crée un univers très personnel. Comme disait en français un percussionniste professionnel de l’improvisation « Kris c’est comme la pluie », dans la nature voulait-il dire. Un excellent duo qui aborde une dimension capitale dans le domaine de l’improvisation libre, la dynamique. Disponible en cd et en vynil. 

Aqisseq Sophie Agnel John Edwards Steve Noble ONJ Records

Trois parmi les improvisateurs qui comptent aujourd’hui. Sophie Agnel, piano, John Edwards, contrebasse et Steve Noble, percussions. Le travail sonore de Sophie Agnel dans les cordes du piano et leurs résonances dans la caisse est devenu une référence comme l’a souligné l’extraordinaire duo avec Phil Minton, Tasting (another timbre) il y a déjà dix ans. Edwards et Noble ont collaboré dans de nombreux projets et c’est en compagnie de la pianiste qu’ils dévoilent leur sensibilité pour le sonique, l’invention bruissante. Le trio privilégie la mise en parallèle des improvisations individuelles alimentant chacun leur propre cadence personnelle en combinant les divergences de leurs modes de jeux respectifs, créant des coïncidences inattendues. La batterie est en partie encombrée d’objets percussifs et tout courts et de cymbales et gongs que Steve Noble enfonce sur les peaux. John Edwards frotte ses cordes avec des timbres boisés et presque grinçants en faisant trembler le plancher ou percute puissamment la corde et la touche comme si c’était la grosse caisse. Tout cela convient bien aux préparations de la pianiste et aux mouvements adroits dans la table d'harmonie, entre marteaux, cordes,  étouffoirs, parois et structure métallique. L’aspect sauvage des empoignades au clavier d’Agnel pirouette des répétitions d’accords distendus ou consonants selon l’angle de vue ou des fracas soudains. Le friselis minimal côtoie la bourrasque, le perlé du toucher au clavier se mêle aux glissandi du gong et des cordes du piano et les ongles du bassiste grattent avec application une corde étranglée. Ad infinitum. Deux improvisations de 17 minutes enregistrées au Brighton Alternative Jazz Festival en septembre 2016 et un bref encore à Nickelsdorf dont il est impossible  de faire le décompte de tous les mouvements sans devoir réécouter encore avec un plaisir croissant. Album court mais qui contient les trames et la densité suffisantes pour qu’on s’égare indéfiniment dans le cheminement de leur interaction instantanée complètement ravi. 
Petite remarque : l'improvisation radicale s'invite dans une institution comme l'ONJ (Orchestre National de Jazz). Tant mieux !

29 novembre 2018

London Improvisers Orchestra / Matthias Boss & Guy-Frank Pellerin/ Michel Doneda Jack Wright Tatsuya Nakatani

London Improvisers Orchestra Twenty Years On LIO 001 Cd double



 Le London Improvisers Orchestra est à l’affiche du Café Oto ce week-end pour leur 20èmeanniversaire pour lequel a été publié ce magnifique double album avec des enregistrements récents. Plus qu’une institution comme l’ONJ français, le LJCO de Barry Guy, le Globe Unity Orchestra d’Alex von Schlippenbach ou l’Italian Instabile Orchestra, orchestres « professionnels » soutenus officiellement et/ ou invités par des acteurs culturels de poids dans le réseau des festivals de jazz contemporain au niveau européen, le London Improvisers Orchestra se définit comme un terreau communautaire à géométrie variable ancré à Londres et se produisant (au moins) une fois par mois. L’orchestre débuta en 1998 à l’initiative d’Evan ParkerSteve Beresford et quelques autres dans le sillage d’une tournée du projet Skyscrapers en Grande Bretagne sous la houlette de Lawrence Butch Morris l’année précédente, lequel faisait appel à un large panel d’improvisateurs londoniens parmi les plus actifs. Même si la plupart avaient été déçus face à la méthode Morris,  la perspective d’un orchestre collectif et communautaire sur la base de techniques de conductions fit se rassembler quelques dizaines d’improvisateurs (et pas n’importe lesquels !) chaque mois au défunt Red Rose sans discontinuer. Leur principe de fonctionnement basique prévoit que l’orchestre de chaque concert est formé avec les musiciens membres qui se présentent à la répétition de fin d’après midi, en incluant parfois des artistes de passage invités au préalable. La composition instrumentale de l’orchestre varie parfois très fort d’un concert à l’autre : avec ou sans percussionnistes, plus de clarinettes ou moins de trombone, un vibraphone ou absence d’électronique. Il est arrivé qu’il n’y ait que deux saxophonistes, mais pléthore de clarinettes, bois et flûtes, ou une section fournie de cordes (violon, alto et violoncelle) etc… rendant la sonorité du LIO imprévisible. Le comité coordinateur (élu) sélectionne les propositions de chaque « chef d’orchestre – conducteur » et l’ordre de passage pour chaque soirée. Généralement, ces Conductions sont dirigées avec des signes des deux mains comme celles codifiées et popularisées par Lawrence Butch Morris qui lui-même s’est inspiré du batteur Charles Moffett, alors résident californien. Frank Zappa avait d‘ailleurs initié ces techniques dès 1967, comme l’illustre très bien une vidéo de 1968 filmée à la BBC et postée sur Youtube. Certains collègues du LIO formulent des propositions insensées, aléatoires, combinant plusieurs points de vue ou excluant un quelconque sens de la forme ou réalisent d'extraordinaires concertos ou des pièces "contemporaines" convaincantes. 
La musique du LIO est documentée par une série de huit albums (Emanem,: http://emanemdisc.com/cd-lio.html et Psi) : Proceedings, the Hearing Continues, Freedom of the City 2002, Responses Reproduction & Reality, Separately & Together avec le Glasgow IO, Improvisations for George Riste et Lio Leo Leon, sans oublier HMS Concert sur Kurukuku RecordingsÀ ses débuts, la section de saxophones comprenait Lol Coxhill, Evan Parker, John Butcher, Harrison Smith, Adrian Northover et Caroline Kraabel, les trombones : Paul Rutherford, Alan Tomlinson et Robert Jarvis, les trompettes : Ian Smith, Harry Beckett et Roland Ramanan, les clarinettes : Alex Ward, John Rangecroft et Jacques Foschia, la flûte : Neil Metcalfe, les contrebasses : Simon H Fell, David Leahy et John Edwards, les guitares : Dave Tucker et John Bissett, au piano : Steve Beresford et Veryan Weston (lorsque Steve dirige), cello : Marcio Mattos, violon Susan Ferrar, Phil Wachsmann et Sylvia Hallett, alto : Charlotte Hug, percussions : Steve Noble, Mark Sanders, Tony Marsh ou Louis Moholo, harpe : Rhodri Davies et électronique : Pat Thomas. Terry Day aux flûtes en roseau et textes et Adam Bohman aux objets amplifiés. La caractéristique principale de cet orchestre hors du commun (le personnel ferait rêver un organisateur continental) est d’avoir bénéficié du talent et de l’imagination d’un grand nombre de Conducteurs différents qui ont apporté une multiplicité étonnante d’idées,  de procédés et de techniques. Citons Steve Beresford, Simon H Fell, Caroline Kraabel, David Leahy, Dave Tucker,  Pat Thomas, Paul Rutherford, Phil Wachsmann, Alison Blunt, Adrian Northover, Terry Day, Noel Taylor… Le LIO s’est produit sans interruption jusqu’à ce jour en assimilant un turn-over extraordinaire de musiciens. Mon ami Jacques Foschia, clarinettiste belge de haut vol et de passage dans l’orchestre en juin 2000, fut invité à en faire partie de manière permanente grâce à ses grandes compétences et son profond enthousiasme. Le « plus » de cet orchestre s’exprime au travers de l’amitié et de la convivialité qui y règnent et cela se traduit par une qualité d’écoute mutuelle et une réceptivité particulière. On veille aussi à mettre naturellement en valeur chaque individualité, parfois de manière folle, sérieuse, improbable, logique, amusée, surprenante, « contemporaine », conceptuelle, sonique, minimaliste. Leur pratique a essaimé  en Grande-Bretagne, comme à Glasgow où le GIO a lui-même enregistré des albums remarquables dont un mémorable concert conjoint avec le LIO auquel j’ai eu le plaisir d’assister (cfr CD Emanem Separately and Together). Mais aussi à Birmingham, Wuppertal, Vienne etc… Lors des Freedom of The City festival organisés par Evan Parker, Martin Davidson d’Emanem et Eddie Prévost, le LIO constituait la pièce de consistance – résistance de la plus belle soirée, le final en feu d’artifice qui criait haut et fort et …. très subtilement que la musique improvisée est surtout une musique collective.
Plus qu’un assemblage de « personnalités » connues et répertoriées qui prennent des « solos », il s’agit sans doute de l’orchestre le plus remarquable de ce type, qui focalisé sur un son d’orchestre détaillé et interactif, délivre deux heures enthousiasmantes d’une musique qui ne m’a jamais lassé tant par la grâce de la connivence collective, la capacité d’intervention sur le fil du rasoir, la diversité des approches et le sens ludique – plaisir du jeu et des sons. Après avoir siégé au Café OTO un certain temps, les voici à l’I’Klectic au sud de la Tamise où ont été enregistrées de décembre 2015 à mars 2018, les quatorze pièces à conviction de ce Twenty Years On illustré par la dessinatrice improvisée Julie Pickard qui s'installe fréquemment pour dessiner durant les concerts. Vingt ans plus tard, le personnel « instable » a fortement évolué en s’ouvrant à des improvisatrices et improvisateurs locaux talentueux qui dans la grande majorité ont un solide expérience musicale dans une belle diversité de domaines musicaux. On y a entendu le fameux joueur de pedal-steel guitar B.J. Cole, illustre musicien de studio adulé par les rock-stars. 
Des improvisations complètement libres s’enchaînent entre les conduites et à l’écoute, il est souvent impossible de distinguer s’il s’agit d’une improvisation totale ou si l’orchestre est dirigé tant les interventions individuelles et collectives sont pertinentes.  Et donc, je recommande ce double album pour la simple et bonne raison que Twenty Years On illustre tout à fait les fameuses lignes de Derek Bailey telles qu’elles sont dites par Lol Coxhill dans l’album de Company « Fictions » à propos des caractéristiques les plus essentielles de l’improvisation libre, tirées de son livre Improvisation. Its Nature and Practice in Music.  Evan Parker relate la genèse de l'orchestre dans ses notes de pochette et n'en fait plus partie, entre autres, parce qu'il habite en dehors de Londres. On sait que l’amateur informé du « continent » considère « les noms connus – notoires » pour se sentir intéressé par ce genre de démarche orchestrale. Il se fait qu'une série de personnalités incontournables de la scène internationale ont quitté l'orchestre : RIP Rutherford, Lol Coxhill et Harry Beckett, soit parce qu'ils habitent hors de Londres ou ont d'autres obligations : Evan Parker, John Edwards, Simon H Fell, Steve Noble, Mark Sanders, Pat Thomas. Dans le cas précis du LIO, il est évident que des musiciennes improvisatrices – musiciens improvisateurs qui maîtrisent leur instrument et qui ont acquis une solide expérience à s’adapter et réagir créativement font, en fait, autant l’affaire dans ce contexte que des pointures – artistes « historiques » - créateurs réputés internationalement. Certains musiciens qui semblent individuellement moins originaux d’un point de vue stylistique se révèlent être tout aussi capables d’apporter une contribution optimale dans l’instant au sein d’un tel orchestre, réalisant ou même devançant les intentions du conducteur. Aussi, chose importante, le poids de l’ego au sein de cette communauté s’évapore très vite une fois tout le monde rassemblé. J’ai assisté à plus de dix concerts entre 2000 et 2010 et créé des liens amicaux ou de connivence avec certains de ces membres. Je fus d’ailleurs l’invité « soliste » pour une conduite d’Adrian Northover en mars 2017. Bon nombre d’entre eux travaillent ensemble dans d’autres groupes de longue durée et l’orchestre est devenu un point de rencontre idéal pour de nouvelles perspectives de créations. Au delà des amitiés individuelles, un rapport relationnel aussi intense que respectueux et une solidarité bien intentionnée se sont développés au fil de deux décennies et tout cela est palpable dans la musique vivante sur scène. J'ai assisté à des concerts de quelques grands orchestres "improvisés"/ dirigés, mais je n'ai jamais ressenti aussi fortement l'intensité de l'écoute mutuelle, de la camaraderie vécue et de la connivence collective. Pour ceux qui connaissent déjà tout ou partie des albums précédents - le dernier Psi date de 2010 et HMS Concert de 2012, cet album est un document complémentaire. Après avoir fait sensation, certains concerts drainant pas mal de spectateurs dans une ville où sont programmés journellement plusieurs concerts de musique improvisée, l’intérêt avait quelque peu faibli jusqu’à ce que le LIO s’impose au Café OTO et au London Jazz Festival. Donc n’hésitez pas à découvrir Yves Charuest, Caroline Kraabel, Yoni Silver, Noel Taylor, David Leahy, Inga Eichler, Theo Zirakas, Ulf Mengersen, Neil Metcalfe, Julian Elvira, Rowland Sutherland, Douglas Benford, Adam Bohman, Ben Brown, Dave Tucker, Jerry Wigens, Cristabel Riley, Terry Day, Dave Fowler, Egesu Kaymak, John Bissett, Paolo Duarte, Sian Brie, Martin Vishnick, Klaus Bru, Sue Lynch, Adrian Northover, Harrison Smith, Caroline Kraabel, Dave Jago, Ed Lucas, Robert Jarvis, Alan Tomlinson, Loz Speyer, Dawid Frydryk, Roland Ramanan, David Aird, David Powell, Steve Beresford, Veryan Weston, Phil Wachsmann, Alison Blunt, Olivia Moore, Pei Ann Yeoh, Susan Ferrar, Sylvia Hallett et beaucoup d’autres qui ont participé à ces enregistrements ou qui étaient présents durant d’autres concerts…. La musique improvisée collective à l’état pur. Peu descriptibles, certaines séquences libèrent une folie bienvenue, d’autres font ressentir l’élan collectif. 
Ci dessous une photo prise par Jacques Foschia dans les rangs du LIO


Matthias Boss & Guy Frank Pellerin Du vent dans les cordes Setola di Maiale 3710

Violon et saxophones. Le violoniste suisse Matthias Boss et le saxophoniste franco-canadien établi en Toscane Guy Frank Pellerin, ici trustant le baryton, le ténor et le soprano ainsi que quelques percussions partagées par le violoniste sur un morceau. Graphisme de Boss sur la pochette : Burned Matches on Snow. On était  en janvier 2017 à Castiglioncello et Matthias est sorti pour fumer dans le jardin enneigé face à la mer. Le lieu de l’enregistrement un peu réduit et bordé de grandes fenêtres ouvrant vers la Méditerranée, réverbèrent un peu le son. Premier morceau, Zhaï, le baryton puissant, charnu et graveleux et le violon tranchant rebondissent dans l’espace. Se consacrant aux saxophones ténor et soprano en concert, le baryton est sollicité en studio (de fortune) donnant encore à GFP une carte de visite sonore supplémentaire par rapport à son travail personnel sur les deux autres instruments qui vont souvent de pair (Coltrane, Liebman, Evan Parker, Leimgruber). On imagine devoir voyager avec trois étuis ! Deux suffisent ! Premier morceau. Une forme d’interlude ludique pour, sans doute mettre en bouche, le plat de résistance des morceaux qui suivent : une très remarquable investigation ludique des possibles sonores, percussifs, de l’écriture automatique des extrêmes. Dans la pièce numéro 4 , Construire un Feu, Matthias Boss pulvérise l’expressivité du frêle violon au moyen d’un jeu forcené en pizzicati délirants dignes de la furie incontrôlable de Tristan Honsinger en 1977. Quand MB passe à l’archet, c’est la projection du son, disons-le, énorme qui arrache l’écoute et provoque la stupeur. Face à cette détermination qui semble incontrôlée le placide GFP fait vibrer le bocal de son baryton avec un son plein à ravir. Short Letter For The Water, le n°5 séduit pour le raffinement détaillé du jeu à l’archet du violoniste et sa capacité à augmenter et baisser le volume de chaque note en léger glissando de manière naturelle. Le soprano vise des harmoniques éphémères et fantomatiques à la subtile qualité vocale insaisissable.  Le saxophoniste est ici très convaincant et les deux improvisateurs font preuves d’écoute mutuelle et d’inventivité, maîtrisant un champ sonore étendu et les paramètres innombrables qui s’offrent à eux dans cette pratique de l’improvisation libre (totale ?). Ils assument avec brio de nombreuses implications de l’acte d’improviser. Matthias Boss se révèle ici être un phénomène du violon improvisé de la dimension de Carlos Zingaro avec un côté organique, moins policé que le très subtil Harald Kimmig. Avec Phil Wachsmann, Jon Rose, Malcolm Goldstein et les trois précités, Boss, Zingaro et Kimmig, vous obtenez le panorama complet de l’improvisation violonistique au sommet. Donc, précipitez-vous. Une rencontre violon - saxophone enregistrée à ce niveau n’est pas chose courante et Pellerin a le mérite et l’intelligence de doser et négocier ses interventions aux saxophones de manière à créer un excellent équilibre (instable) / contrepartie inventive avec les cordes de son partenaire. Si, peut-être, d’autres combinaisons instrumentales de chacun d’eux avec un partenaire "idéal" pousseraient le bouchon encore plus loin, ce duo est vraiment exceptionnel par sa puissance de feu.



Michel Doneda Jack Wright Tatsuya Nakatani From Between SOS Editions 801. 

Cet album date déjà d’un autre temps, lorsque des improvisateurs ont approfondi, prolongé, transgressé les innovations radicales d’Evan Parker, Derek Bailey, Paul Lovens, Paul Lytton, John Stevens des années septante en requérant le point de vue réductionniste, un brin minimaliste, lower case etc... Axel Dörner, Burkhard Beins, Rhodri Davies, Jim Denley, Jean-Luc Guionnet et beaucoup d’autres, influençant AMM et Keith Rowe. Marqué par cette nouvelle pratique et désireux de se situer à la pointe aiguë de toutes les possibilités de son instrument, le saxophone soprano et sopranino dont il est un maître incontesté, le français Michel Doneda s’est distingué par l’insigne pureté de sa démarche artistique. En 2003 et 2004 à Brooklyn et dans le Bronx, il a joué une de ses plus belles pages en compagnie du saxophoniste alto et soprano Jack Wright et du percussionniste Tatsuya Nakatani. From Between est la première manifestation de ce trio pas comme les autres publiée par un des nombreux micro-labels qui pullulaient à l’époque, soseditions. Emballé dans une pochette noire de papier fort brut dans lequel avaient été gravés en creux les noms des musiciens, les titres et autres informations utiles, ainsi qu’une surface polie représentant l’oreille externe et interne. Les crédits en sont à peine lisible, sauf si vous vous munissez d’une grosse loupe à la lumière du jour. À l'intérieur, un feuillet avec un beau poème. Trois morceaux : Hands Behind Hands 30 : 12 et Of Pipes and Roots 13 : 37 (Bronx may 2004 h&h studio) et ... Open the Surface to Clouds 10 : 56 (Brooklyn BPM Gallery septembre 2003)  qui éclairent comme une torche la caverne des invendus, albums disparus, enregistrements oubliés, projets d’un jour et de toujours. On se trouve alors dans une dimension plus essentielle que Contests. From Between fit un autre album sur Sprout et tourna en Europe dont un concert à Poitiers l'année suivante. À trouver et écouter d’urgence, en espérant que From Between se trouve encore dans le catalogue d’un revendeur ou dans les bacs d’un disquaire allumé.

24 octobre 2018

Alexander Frangenheim Nikolaus Neuser Richard Scott/ Jason Mears & Stephen Flinn/ Daniel Carter William Parker Matt Shipp/ Christoph Schiller & Birgit Ulher

Trialectics Alexander Frangenheim Nikolaus Neuser Richard Scott sound anatomy

Excellent trio de musique improvisée libre. Trompette : Nikolaus Neuser, contrebasse : Alexander Frangenheim, synthé modulaire : Richard Scott. Le titre, Trialectics, évoque/suggère l’idée d’un trio et de sa dialectique ou un éventuel croisement de dialectes, chacun ayant son langage musical qu’il faut croiser, confronter, transformer, faire correspondre, étendre, … entendre et écouter. Leur rencontre est remarquable par ses points de convergence, de divergence, de frictions, ses silences, l’invention, les contrastes imprévisibles,… Dans cette scène (ou ce marché), il y a trop d'enregistrements de musiques où les protagonistes jouent quasiment sans arrêt, en dévidant des paquets de notes, de sons etc… qu’il est bon de jouir, avec ce magnifique trio, d’émissions sonores spontanées, portées par le silence qui les entourent, par l’écoute, l’attention pointilleuse, la technique pointilliste, des événements sonores brefs et précis, des touches éphémères, une variété de timbres, de mouvements, de signes et une grande dynamique, qu’il s’agit là d’une récompense infinie ... après avoir tenté d’écrire à perte de vue au sujet d’une infinité d’enregistrements dont parfois on a tendance à douter de leur raison d’être. Je ne connaissais pas du tout Nicolas Neuser, le trompettiste, mais il a trouvé là deux partenaires très expérimentés. Alexander Frangenheim a un don inné dans le « core business » de l’improvisation libre stricto sensu de la tendance Christmann, Lovens, Torsten Müller, Phil Minton, Roger Turner etc… en jouant tout ce qu’il fait à bon escient et Richard Scott est un cas rare dans l’univers électronique, idéal dans ce contexte. Son sens du timing, de l’intervention dans l’instant immédiat se révèle idoine pour cette science spontanée du jeu tangentiel et de l’extension des palettes sonores dans le feu de l’action. Un must si vous voulez découvrir ce genre de musique chercheuse et que les rodomontades musclées (et expressionnistes) d’aucuns commencent à vous fatiguer. Reposez-vous en écoutant !


Irreversible motions Jason Mears & Stephen Flinn inexhaustible editions ie-012

Label sérieux et pointu se consacrant à des duos impliquant de jeunes improvisateurs (ou au moins un jeune sur les deux !) qui tentent avec succès de créer une recherche actuelle et radicale dans le domaine de l’improvisation libre. Le saxophoniste Jason Mears et le percussionniste Stephen Flinn, tous deux New Yorkais, prennent le parti-pris « laminal », voisin d’AMM, en le portant à un stade de tension, voire d’ébullition remarquable. Au fil des plages, on retrouve un lent crescendo de sons soutenus : cymbales frottées et amplifiées, harmoniques du souffle continu faisant vibrer l’anche sur un bec « brûlant », strates de sons hantés, métalliques, multiphoniques produites subrepticement, expressionnisme radical du minimalisme poussé dans ses retranchements. Jason Mears joue une ou deux notes et les étire sans frein alors que Stephen Flinn fait crisser les alliages bronze – étain  jusqu’au cri primal. Chacun des cinq morceaux contient une nouvelle phase de jeu et des agrégats sonores distinctifs qui offrent un panorama intéressant des possibilités ludiques (quand-même !) de ce duo très concentré. L’intensité de leur musique sublime entièrement leur postulat de départ : dans l’ultime pièce, the works, les harmoniques du saxophone, qu’on jugerait être aléatoire, dégage un lyrisme écorché pour finir dans des boucles respiratoires (continues) qui se chevauchent et s’entre-croisent  en enflammant l’air ambiant par dessus les vibrations bruissantes de l’installation percussive. Irreversible Motions a quelque chose d'irrévocable.

Seraphic Lights Daniel Carter William Parker Matthew Shipp Aum Fidelity Aum 106

Flûte, clarinette, trompette, saxophones ténor, alto et soprano : Daniel Carter est un bien curieux poly-instrumentiste réellement inspiré en compagnie du tandem contrebasse – piano insigne du (free) jazz libre de la Côte Est. Son gros comme çà (Mingus, Wilbur Ware) à la contrebasse : William Parker. Pianiste profondément original, spontané et savamment organisé : Matthew Shipp. Pour répondre au lyrisme modeste et secret de souffleurs aussi atypiques que Carter, le pianiste s’est inventé un univers qui découle du piano jazz (très moderne) dont il a extrapolé les paradigmes du langage (lingua franca) en recréant gammes, accords et constructions dans un tout cohérent où le lyrisme et une forme de consonance sont intégrées à une approche moderniste alternant polytonalité profondément assumée et expressivité atonale. Un sens de la scansion, de la propulsion, des variations de cadences, une densité harmonique. Matthew Shipp est le prolongateur à l’égal de pianistes visionnaires et atypiques (par rapport à la lingua franca du jazz) : Mal Waldron, Randy Weston, Jaki Byard, Borah Bergman, ou encore Lennie Tristano, Sal Mosca (qu'il affectionne particulièrement. … Sa capacité à faire varier son jeu en jonglant avec ses idées et les formes tout en les prolongeant font de lui un compositeur de l’instant par excellence. Le trio a choisi d’improviser simultanément de manière interactive sans que jamais un ou deux des musiciens « n’accompagnent l’autre. Le parti-pris d’improvisation totale est assumé jusqu’au bout, motifs mélodiques et rythmes sont le produit du jeu instantané. Le souffleur ne se pose pas en soliste, mais se place un tiers de côté faisant fluctuer son lyrisme entre apesanteur et feeling cool en laissant un espace pour les constructions étincelantes du claviériste. On entend William Parker pousser de tout son poids avec un son de contrebasse énorme comme si un géant mythique africain avait créé un multi – arc avec des branches de baobab. Avec son archet surpuissant, il tranche dans la vibration des cordages avec la puissance d’un trois-mâts poussé par les alizés de la Mer des Sargasses. Quand le bassiste suggère un accord et une cadence, elle est de suite reprise et enrichie dans une magnifique variation dans laquelle s’inscrit le souffle ému et retenu de Daniel Carter. Le pianiste a t-il à peine éclairci son jeu que les doigts du bassiste font danser et trembler de grosses notes qui chaloupent l’équipée. Un blues puissant mené par les deux compères dans des diversions surprenantes (quels voicings !) laissent échapper des râles à la clarinette serpentine et des slaps énormes des cordes sur la touche. Mais un jeu retenu s’enchaîne et divague vers d’autres incartades à l’infini. La réputation du couple Shipp-Parker n’est vraiment pas surfaite : cela « joue » comme rarement et la personnalité apaisée de Daniel Carter leur donne du champ pour récolter trouvailles sur trouvailles. Ce concert venait tout à fait à point pour illustrer les bienfaits et qualités du free-jazz afro-américain à la Tufts University, Medford, Massachusetts. Au programme : Art, Race and Politics in America. En matière de liberté musicale et de libertés tout court, mais aussi d’écoute, d’entente et respect mutuel, d’imagination et de créativité, ces trois musiciens improvisateurs sont parfaitement indiqués. Parfait exemple de ce qu’il fallait démontrer. 

Birgit Ulher – Christoph Schiller tulpe schicht brille inexhaustible editions ie-011

Cela fait quelques lustres que je ne manque pas d’écrire au sujet des albums de la trompettiste Birgit Ulher, une praticienne de l’improvisation radicale parmi les plus intéressantes parmi celles et ceux qui ont remis à plat l’improvisation libre il y a plus d’une quinzaine d’années. À force de chercher des mots et des phrases pour sa musique, j’ai le sentiment d’être à court d’idées et d’avoir le sentiment d’avoir entendu cela. Mais si je n’avais pas pris le parti d’écrire régulièrement à son propos (B.U.), ma connexion avec inexhaustible editions aurait mis ce tulpe schicht brille sur ma route après leur précédente parution d’un autre de ses albums scoriacon (Birgit Ulher & Felipe Araya ie-006). Et cela me donne l’opportunité de redécouvrir cet explorateur de l’épinette, Christoph Schiller, dont j’avais apprécié un duo intéressant avec le violoniste Harald Kimmig (sur Creative Sources). Il faut d’abord situer ce qu’est une épinette, un curieux instrument à clavier des XVI et  XVII ème siècles, proche du clavecin ou du virginal. À l’époque ces trois termes étaient souvent utilisées indifféremment, la spinette italienne ou épinette française désignait en France et en Italie cet instrument à cordes pinçées par des sautereaux (en cuir), lesquels sont actionnés par un clavier. En fait, il s’agit de la mécanisation du luth, instrument de base de la musique au Moyen-Âge, les sautereaux remplaçant l’unique plectre pour chaque corde. Les cordes sont tendues à l’oblique du clavier créant ainsi la forme oblongue de l’épinette dont le registre s’étend approximativement sur quatre octaves.  Le clavecin dit vertical a, lui, une forme de trapèze à deux angles droits côté clavier, si vous me suivez bien. La pochette n’indique pas s’il s’agit d’une épinette française ou une italienne. Tout çà pour dire que l’épinette est un instrument curieux, plein de possibilités insoupçonnées, dont l’apparence « skieve lavabo » a sûrement dû inspirer Schiller. Il se fait que mon activité d’organisateur de concerts dans le passé m’a fait participer au projet Temperaments de Jon Rose et de Veryan Weston (cfr le cd Emanem 4207 "Temperaments") où le pianiste jouait des clavecins et pianofortes (et aussi de l'orgue) accordés avec des diapasons « obsolètes » et à la mistenflute en vue d’écarter et torturer les intervalles précis de la musique tempérée.  NB : Mistenflute, c’est du Belge – Bruxellois. Comme les Français lardent leur langue de néologismes barbares anglo-saxons, je ne peux pas m’empêcher de titiller leur ignorance de « ma » culture où les mots prennent directement leur signification dès qu’on les entend même si on en ignorait l’existence.  C’est bien un peu comme cela que fonctionne l’improvisation libre : on ne comprend pas souvent comment le collègue parvient à s’exprimer comme il le fait au moment même, moment partagé en temps réel par l’un et par l’autre, mais différemment pour chacun des deux. Mais cela nous rend quand même capable de réagir au quart de tour (de manivelle). Et donc c’est comme cela que ce duo crée sa musique, mais, ici, avec un sens de la sélection des choix dans la manipulation de l’instrument et de l’émission des sons et des timbres particulièrement aigu. Aussi, ils prennent soin d’alterner leurs interventions respectives, parfois millimétrées, le temps d’un soupir ou d’une demi-portée. Une qualité percussive et détaillée au niveau du son. Et leur approche radicale bruitiste excelle à produire des sonorités surprenantes, joyeusement variées et qui subliment la grisaille apparente qui semble s’imposer si on l’écoute d’une oreille. Au casque (headphones), c’est idéal. Je dois dire que, si j’ai toujours dit que Birgit Ulher est une artiste particulièrement originale sur son instrument et que sa démarche vaut bien celles des Axel Dörner et Franz Hautzinger, deux autres révolutionnaires de la trompette et des concepts en jeu dans la musique improvisée, je dirais que Christoph Schiller est un musicien singulier et très méritant. D’abord, il faut souligner qu’un claviériste qui voyage avec son épinette, instrument rare et coûteux, mais plus léger et transportable qu’un piano, avec ou sans queue, pour se produire en concert, doit être particulièrement allumé, compte tenu des moyens formidables dont dispose un improvisateur « libre » pour présenter sa musique. Imaginez la tête d’un checkeur de bagages Ryanair avec un engin pareil. Schiller doit aller jouer en déplaçant l’épinette en voiture et se taper des centaines de km d’autoroutes (péages, vignettes et autres joyeusetés), alors que ses collègues prennent l’avion ou le train. Car vous n’imaginez quand même pas qu’un fada de musique de la Renaissance, propriétaire d’un éventuelle épinette, va laisser un pareil à Schiller « préparer » son instrument et jouer avec des objets dans les cordes. Car notre ami suisse (C.S.), il ne la ménage pas son épinette. La caisse, le ou les chevalets (française ou italienne ?), les cordes, tout semble vibrer dangereusement. Il y a là comme ustensiles, archet, cuiller, fourchette, gobelet, coupelle métallique, e-bow, et de l’électronique divergente. Et donc, nos duettistes font imploser la raison d’être de leurs instruments respectifs en explosant tous les paradigmes de jeu et de musicalité. Une caractéristique de Birgit Ulher est son sens précis du timing, qui lui vient sans doute de son travail antérieur avec des improvisateurs du calibre de Roger Turner et Uli Philipp ou de Martin Blume et Damon Smith avec lesquels elle a enregistré des albums fantastiques  : Umlaut et Sperrgut. Je le rappelle encore, aux collègues et amateurs, car la musique d’Umlaut est aussi fumante que celle de Weavers, par exemple, avec Lovens, Christmann ou Altena en 1979 (vinyle Po Torch) et que Sperrgut révèle des qualités insoupçonnées. Et comme la dame a choisi d’évoluer dans un autre univers que cette interactivité kinesthésique, jugée has been par d’aucuns, autre univers que je qualifierais de soft-noise ou lower case, ses capacités remarquables d’intervention face au temps qui s’échappe de nano-seconde en nano-seconde insufflent une dynamique bienvenue dans le développement assez linéaire (ou laminal, cfr AMM) de cette approche improvisée dont certains documents peuvent révéler qu’il s’agit parfois malheureusement d’une posture. Réduire le champ des possibilités instrumentales et musicales demande un sacré talent pour rendre ce postulat expressif, vivant et requérant pour l’attention et le plaisir de l’auditeur. Ces artistes considèrent l’art des bruits en se servant de leur instrument soit, comme un tube dont on recherche et actionne les propriétés sonores à travers les vibrations les plus insoupçonnées de la colonne d’air (Ulher) ou comme une caisse de résonance à cordes tendues objétisée, préparée et actionnée par de curieux objets, une sculpture – installation qui se fait entendre au lieu d’être vue (Schiller).  En écoutant avec attention, je réalise la puissance créative de ces artistes du bruitage et du murmure : on n’a pas l’occasion d’avoir le sentiment qu’ils se répètent beaucoup, même un peu. Leur matériau sonore est parfois recyclé, mais très souvent altéré, évolutif, transformé, recontextualisé, de nouvelles choses apparaissent, d’autres disparaissent et ressurgissent sous un autre aspect. Birgit se contente de souffler de l’air dans le tube, de percuter légèrement l’embouchure, de faire crier une faible harmonique, de tapoter une de ses étranges sourdines (plaque de cuivre à poncer) sur le pavillon, etc…. De nombreux paramètres de l’émission sont chamboulés à pas feutrés mais, paradoxalement, incisifs. Dans ce contexte, les extrapolations bruitistes parcimonieuses et parfois éthérées de Christoph Schiller prennent tout leur sens, même si, après avoir écouté de nombreux enregistrements de Birgit Ulher, la surprise initiale laisse la place à une réflexion profonde sur l’acte et l’action d’improviser avec un matériau musical, sonore, instrumental. Tout ça pour dire que ce duo de Birgit Ulher (avec Christoph Schiller) est un de ses meilleurs albums : tulpe schicht brille ...
Note : ne pouvant parvenir à écrire un nouveau pensum, je n'ai pu résister à la faire un peu potache, n'ayant pas à supporter un éditeur, ou un rédac'chef sérieux et responsable....... 

15 octobre 2018

Mathieu Bec & Michel Doneda/ Olaf Rupp guitar solo / Frank Gratkowski & Simon Nabatov / Guy Bettini Fabio Martini Luca Sisera Gerry Hemingway/ François Carrier & Michel Lambert

Mathieu Bec et Michel Doneda A Peripheral Time  FMR

À l’heure où des champions recensés (et saxophonistes patentés) inondent le marché du free-jazz et des musiques improvisées avec pléthore d’enregistrements que les spécialistes les plus chevronnés n’arrivent plus à suivre, il est fort heureux qu’on puisse lire le non de MICHEL DONEDA  comme artiste enregistré, même si c’est un album non physique. (Depuis la parution de cet article, leur album a été pressé et mis en vente par le label FMR de Trevor Taylor). Son comparse, Mathieu Bec est un excellent percussionniste, capté ici avec une seule caisse claire en mai 2018 dans la librairie de Bédarieux quelque part en France. Une longue improvisation magistrale de 40 minutes sans faiblir : HiversDoneda est sans nul doute un des quelques improvisateurs libres de France de talent au niveau international dont les capacités et la qualité de ses improvisations se situent au niveau des « tout meilleurs » sur le même instrument comme Evan Parker, Urs Leimgruber et feu Lol Coxhill. Face à son jeune collègue, il développe d’abord son jeu dans une dimension plus mélodique que dans la grande majorité de ses enregistrements depuis 2000 environ, question sans doute de faire connaissance. Mathieu Bec est un chercheur hardi et talentueux dans la sphère vibratoire et réactive de la percussion libre avec un appétit pour le son. Une fois échauffés, les deux musiciens marient et emmêlent leurs sons dans de superbes détails, actions, réactions, bruissements, harmoniques, sons métalliques en suspensions, mordillements/battements de langue expressifs sur l’anche, friction lente et légèrement accélérée de la colonne d’air métamorphosée en aiguilles d’harmoniques. Aiguillonné par le jeu subtil et mouvant de MB, Doneda nous livre les innombrables facettes de son jeu secret, de sa capacité à étendre indéfiniment sa palette, ses sons, ses charmes vibratoires qui font de lui un musicien essentiel de la scène improvisée. Il est urgent de documenter plus systématiquement son travail pour qu’il illumine les jeunes et moins jeunes générations d’improvisateurs et auditeurs. La sincérité dans l’acte de jouer et improviser. Doneda = incontournable parmi les incontournables et Bec = à suivre sans attendre !! 
PS : Mathieu Bec vient de publier l'extraordinaire duo Saxa Petra avec le saxophoniste Guy-Frank Pellerin chroniqué dans la page précédente. 

Olaf Rupp acoustic guitar solo Close Ups  www.audiosemantics.de

Non seulement Olaf Rupp a un grand talent de virtuose de la guitare, mais sa capacité à concevoir et développer des projets et des aventures différentes et pointues mettant en valeur une approche lucide et engagée est surprenante. Je viens de chroniquer une superbe rencontre en trio avec Paul Rogers et Frank Paul Schubert dans Three Stories About Rain Sunlight and the Hidden Soil (Relative Pitch) où sa guitare électrique et les notes finissent par se démantibuler soniquement. Il est capable de tenir un postulat musicalement risqué en fascinant l’auditeur comme dans ses Weird Weapons faussement répétitifs et tournoyants en compagnie du bassiste Joe Williamson et du batteur Tony Buck (Weird Weapons / Emanem – Weird Weapons 2 / Creative Sources CS197cd). Il a plusieurs albums solos à son actif dont deux chez FMP, c’est tout dire. Cet intéressant Close Upsmet en lumière les nuances de ses doigtés – battements aériens propulsant les notes dans l’espace. On entend une architecture approfondie de l’art de la spirale, en tuilages, escaliers, croisements de voutes, effets de perspectives dans ce qui ressemble à un nouveau folklore imaginaire. Ailleurs, l’instrument devient rythme, répétitions obsessionnelles de notes, pulsations arrêtées subitement, crescendos d’accords abstrus, vagues de frappes d’ongles, acrobaties giratoires d’intervalles. Oscillations sinusoïdales d’accords distendus réglées au micron. Comment recycler les bases techniques de la guitare classique espagnole pour faire naître un nouveau lyrisme, un univers personnel et requérant avec une réelle exigence. Un travail de compositeur et de soliste de haut niveau dont le territoire situerait à égale distance des guitaristes de jazz d’avant-garde (James Emery, Joe Diorio, Joe Morris), de compositeurs / interprètes comme Leo Brouwer et de la défriche radicale post Bailey - Chadbourne - Boni.  
Pour les fans de guitare à écouter absolument. 

Frank Gratkowski & Simon Nabatov Mirthful Myths Leo Records CD LR 785
Rencontre attendue entre deux musiciens qui ont souvent collaboré par le passé et se concentrent aujourd’hui dans un duo travaillé, secret et pointilleux au service de la musique : le saxophoniste clarinettiste Frank Gratkowski et le pianiste Simon Nabatov. Un dialogue haut de gamme dans des lueurs sombres, des cascades en zig-zag, des contrepoints décalés. On songe plus à la musique contemporaine qu’au jazz libre, mais une musique contemporaine vitaminée, vue du point de vue d’improvisateurs d’envergure et de maîtres de leurs instruments. Il arrive que, dans la trajectoire, l’échange dérape dans une séquence plus expressionniste ou dans une réserve intimiste . Entraîné par la fougue et le dynamisme du souffleur, le pianiste donne toute la mesure de sa capacité à jongler avec tous les paradigmes du clavier et de la rythmique. Car le jazz c’est l’art du rythme en musique. C’est bien ce que nous démontre ces deux experts : les possibilités d’articulations et de combinaisons infinies de pulsations dont il repousse la vraisemblance vers le demi-silence et le clair obscur comme au milieu des 22 minutes de Three Tamed Furies. Même s’ils ont l’air d’être préprogrammés, ils se révèlent imprévisibles. On l’entend dans Eirene All Around, sorte de soliloque d’un oisillon qui essaye de sortir de sa cage en faisant tinter les barreaux – cordes stoppées du piano. Six morceaux conjuguent de nombreux paramètres entre 12 et 7 minutes avec un final de trois minutes intitulé As The Beginning. La quadrature du cercle en quelque sorte du duo. Soulignons la grande qualité du toucher de Nabatov et le don d’ubiquité aux deux anches sax et clarinette de Gratkowski et le fait qu’ils assument le risque de l’improvisation sans se répéter une minute. Moi je souscris. Ces deux vieux routiers et virtuoses du circuit ont un grand bagage musical superbement mis en valeur et ils en font quelque chose qui vaut sincèrement le déplacement. À écouter de près, vous ne serez pas déçus. 

Exodos by Luca Sisera Gerry Hemingway Leo Records LR 832
Avec le grand batteur Gerry Hemingway aux commandes et des musiciens compétents voici une session post Ornette réjouissante. Deux souffleurs fins et racés qui jouent le jeu de l’improvisation en simultané, le saxophoniste Fabio Martini et le trompettiste Guy Bettini, sur la pulsation multiple du tandem Luca Sisera, contrebasse et du bon vieux Gerry H de notre adolescence Braxton. Un bon jazz libre et pulsatoire (qui swingue !) fin, racé, lyrique avec une excellente écoute partagée. Les Heuristics ont grand plaisir à jouer ensemble et à illuminer notre soirée au coin de la hi-fi. Hemingway assure un tempo élastique sans faille tout en délivrant des figures passionnatnes à contre-temps dont il a le secret. Batteur à la fois traditionnel et avant-gardiste, GH inspire ses collègues. Le son boisé de la contrebasse pulse dans un temps idéal et le trompettiste se (et nous) délecte avec son souffle faussement paresseux plein de glissements de notes, de ralentandos subtils et de colorations légèrement vocalisées. Remarquable de lyrisme à la sourdine. Le saxophoniste, tour à tour studieux et sonore, complète l’équipée en intervenant à la clarinette en sotto-voce. Les Heuristics déclinent leurs improvisations dans une série de 8 schémas compositionnels – pièces de jeu intitulés par des titres en grec, la langue de la première philosophie, : Prologos, Parados, Epeisodia 1, Stasimon A, Epeisodia 2, etc… Au fur et à mesure de l’écoute, on réalise qu’il s’agit d’une belle suite construite pour faire durer le plaisir de l’écoute et de pouvoir donner toute leur mesure aux musiciens. C’est pourquoi j’exprime mon estime à ces artistes de l’ombre (on connaît Hemingway, mais ses trois compagnons sont des illustres inconnus). En effet, ils ont mis tout leur cœur à faire vivre cette musique avec autant de professionnalisme, que d’intégrité, de feeling et d’inspiration. Un morceau défile à toute allure : le trompettiste évoque le meilleur Don Cherry et le batteur propulse au niveau des Higgins et Blackwell. Le morceau suivant joue sur le contraste entre les figures complexes du contrebassiste et le parti-pris sonique presque bruitiste de Bettini, le tout commenté par le jeu percussif très fin et détaillé d’Hemingway. Vraiment réussi !

Out Of Silence François Carrier Michel Lambert FMRCD0455
Enregistré en concert au Ryan’s Bar, Stoke Newington, le 4 juin 2015, soit dans un des quartiers du Nord-Est de Londres où s’est réfugiée une bonne partie des improvisateurs londoniens autour de l’axe routier de l’A10 en provenance de Cambridge. C’est au bord de cette artère, Stoke Newington High Street, Kingsland Road.. que circulent les bus Nord - Sud qui rejoignent le centre ville et où on trouve plusieurs lieux incontournables : Vortex Bar/ Mopomoso et Café Oto à Dalston, Hundred Years Gallery à Hoxton et le Flim/Flam au Ryan’s Bar à Stoke Newington. Et il y a presque 10 ans, le Klinker Club au Sussex Pub.  Le Ryan’s Bar est le rendez-vous mensuel organisé par le saxophoniste Alan Wilkinson (alto, baryton) et sa particularité de pub de quartier le destine à accueillir des acts énergiques plus proches du « free » free-jazz que, par exemple, la Hundred Years Gallery plus au sud. Et donc quoi de plus naturel que d’y entendre l’inséparable paire canadienne François Carrier et Michel Lambert, respectivement saxophone alto et percussions. On ne les entend jamais l’un sans l’autre et toujours dans cette approche du free jazz complètement libre (sans compositions, thèmes, métriques) qui s’est répandue au fil des décennies comme étant la voie prépondérante parmi les improvisateurs, servant de point de jonction – ralliement entre ce qu’il convient de distinguer free-jazz d’obédience afro-américaine et musique improvisée libre non idiomatique (selon feu Derek Bailey). Carrier et Lambert cultivent des collaborations fertiles avec le pianiste Russe Alexey Lapin (The Russian Concerts vol 1 & 2 FMR) et ont enregistré avec Bobo Stenson, Paul Bley, Jean-Jacques Avenel, John Edwards et Steve Beresford. Michel Lambert développe un jeu percussif libre commentant et relançant le souffle chaleureux de son partenaire. François Carrier n’a peut être pas un style fort caractérisé, mais il navigue avec adresse et enthousiasme dans la lingua franca du saxophone alto free avec une sonorité chaleureuse, une aisance inspirée et un charisme réel. Out Of Silence est une belle suite de séquences jouée mentalement d’un seul tenant durant la quelle le travail / la variation du matériau mélodique et les volutes du saxophoniste tracent un chemin secret comme si les deux musiciens découvraient une thématique, le feeling d’une œuvre. L’auditeur pourrait avoir le sentiment de circuler dans une galerie – exposition d’une série de tableaux non figuratifs dont la matière, les textures, les couleurs sont reliées entre elles par une puissante idée dominante, où chacun d’entre eux développe toujours plus avant la démarche du peintre pour créer un tout homogène. Dans la musique de Carrier et Lambert qui semble aller de soit dans le fil de leurs prédécesseurs (Dolphy, Simmons, Lyons, Watts, Lake, Murray, Cyrille, Moye, etc…), il y a une profonde réflexion en jeu, une émotion intime et profonde, sans excès expressionniste, ce qui la rend touchante et humaine. Les spectateurs auditeurs ont sûrement vécu un moment mémorable. 

11 octobre 2018

Damon Smith with William Hooker, Bertram Turetzky, John Butcher & Weasel Walter, Joe McPhee & Alvin Fielder. Gianni Mimmo with Vinny Golia and with Silvia Corda & Adriano Orrù

William Hooker Duo featuring Damon Smith Triangles of Forces. Balance Point Acoustics BPA -3.
Toughtbeetle Bertram Turetzky – Damon Smith BPA 101
Catastroph of Minimalism John Butcher Damon Smith Walter Weasel. BPA 
Six Situations Joe McPhee Damon Smith Alvin Fiedler NotTwo MW 954-2


Le contrebassiste Damon Smith explore avec talent une variété d’expressions et d’approches dans les musiques improvisées et « les » free-jazz. À ses débuts vers 2000, son label Balance Point Acoustics a publié plusieurs pépites comme son duo avec Peter Kowald (Mirrors), Sperrgutt avec la trompettiste Birgit Ulher et le percussionniste Martin Blume et Three October Meetings avec Wolfgang Fuchs et  Jerome Bryerton. Il a enregistré et joué avec Joe McPhee, Tony Bevan, Fred Van Hove, Georg Gräwe, Joëlle Léandre, Vinny Golia, Magda Mayas etc…  Un contrebassiste solide avec une profonde culture de l’instrument et une connaissance encyclopédique de la musique contemporaine et du jazz d’avant-garde. N’étant au départ pas branché sur le batteur William Hooker, une personnalité incontournable de la scène free-jazz (noise) aux U.S.A qui s’est créé un espace d’expression dans l’underground depuis les seventies, j’ai tenté de m’ouvrir à sa musique en raison de la présence de Damon Smith et du fait qu’il s’agit d’un duo, plus lisible que certains de ces albums noise (avec Lee Ranaldo p.ex.). Dans Triangle of Forces, William Hooker est le personnage central, développant une dramaturgie en improvisant avec énergie un solo de batterie complexe et polyrythmique. Damon Smith trouve sans difficultés de multiples effets sonores pour suivre le cheminement du batteur, ouvrant parfois subtilement une avancée lorsque Hooker agite légèrement les cymbales. Sa contrebasse à sept cordes est « enhancée » d’une électronique discrète et son jeu de pizz est consistant. L’album est conçu pour servir de live soundtrackpour le film The Symbol of the Unconqueredby Oscar Micheaux.
William Hooker est un batteur talentueux et méritant pour vouloir survivre en jouant cette musique depuis si longtemps. Il doit avoir la foi qui soulève les montagnes. Chose que partage Damon Smith, lorsqu’on considère  toutes ses activités (label BPA, innombrables projets et concerts). Pour les auditeurs exigeants, le deuxième morceau, un solo de contrebasse, vaut le détour : une polyphonie de timbres et d’actions mesurées qui développe un paysage sonore intéressant. Je préfère personnellement la contrebasse acoustique, car l’équilibre entre le son amplifié et le son réel est une transaction difficile d’ingrédients, laquelle ne met pas en cause le talent, mais une forme de sensibilité immédiate. Dans le troisième morceau, Doorway into Life, Smith prend l’initiative un moment, avant que William Hooker fasse rouler ses caisses. D’un point de vue formel et musical, les improvisations de William Hooker suivent trop à mon goût le cheminement des batteurs de rock qui jouent ex-tempore en solo. De temps en temps, un sursaut avec une figure subtile au milieu du flux impétueux. Hooker est un artiste réputé, soit, mais je m’attendais à autre chose. Je préfère les superbes initiatives BPA de Damon Smith avec Birgit Uhler & Martin Blume, Henry Kaiser, Jaap Blonk, Jerome Bryerton & Wolfgang Fuchs, Alvin Fielder, Joe McPhee, Kowald, Léandre, Gratkowski. Monk a déclaré qu’il faut absolument sélectionner. 
De même, j’ai tendu une oreille à the Catastrophe of Minimalism avec le percussionniste Weasel Walter et John Butcher. Weasel Walter est doué et original et s’affirme comme une sorte de provocateur punk dans l’univers utopique, mais indéfinissable des improvisateurs libres. On trouve chez lui des références à Bennink et Lovens : il cite volontiers l’album Topography of The Lungs de Parker-Bailey-Bennink comme étant la source de sa démarche. Même si je suis moins convaincu que par les autres trios avec basse et batterie de Butcher avec Torsten Müller et Dylan Van der Schyff, Matt Sperry et Gino Robair ou Fred Lonberg-Holm (cello) et Michael Zerang, ça s'écoute avec intérêt. Si le premier morceau pose un peu question (le très court An Illusionistic Panic Part 1), on s’engage dès A Blank Magic, la deuxième improvisation, dans un trilogue super contrasté entre les frappes dures et volatiles du batteur et les jeux focalisés sur la matière des deux autres. Un peu étrange à mon avis, Weasel Walter recyclant une figure archétypique au hi-hat et la pédale de grosse caisse, clin d’œil au Bennink en transe de l’époque jusqu’au boutiste avec Brötz et Fred. Il se libère au fil de la séance et An Ilusionistic Panic part 2 est un beau témoignage des possibilités énergétiques du trio, le batteur jonglant avec des frappes diversifiées tournoyant sur fûts et accessoires à toute volée avec de multiples sonorités, mais un peu systématiques quand même si on les compare à celles d’autres collègues, même si c’est réjouissant à entendre. Durant les froissements de textures de Damon, il assouplit le jeu dévoilant qu’il peut faire preuve de délicatesse. WW a bien assimilé l’apport révolutionnaire  du jeu des Bennink – Lovens – Lytton durant les années 70’s et il a une solide technique pour y parvenir. D’où l’intérêt de la session qui selon moi ferait un concert réjouissant, mais pas un album que je vais conserver sur ma pile. Même si Butcher et Smith sont égaux à eux-mêmes et qu’il y a de beaux moments. Damon Smith démontre encore son talent à l’archet dans le duo avec le souffleur qui clôture les 20 ‘ d’Illusionistic part 2Modern Technologies Fetishes voit la cohérence du trio grimper dès les premières secondes. Butcher y fragmente le son du soprano avec une belle sauvagerie et part en vrilles sous la pression rageuse du percussionniste. Énergétique et frissons garantis pour ceux qui n’ont pas connaissance des débordements benninko-lovensiens de l’époque héroïque, qu’il faut avoir captés de visu et in situ entre 1970 et 1977 pour en mesurer toute la folie. Belle démonstration de son talent par WW dans l’évolution du morceau. Disons : un trio atypique et qui fonctionne… en fonction de votre propre expérience d’écoute.
Surtout, il faut souligner un autre trio récent avec Joe McPhee et le batteur Alvin Fielder sur le site bandcamp de BPA : Six Situations (NotTwo MW954). Une formule « classique », mais jouée avec beaucoup de cœur et d’émotion en concert ! Et quel bassiste !! Joe Mc Phee y incarne la permanence actuelle du free-jazz, celui qui mord, qui pince, qui vibre. Rien que l’énoncé du premier thème et les variations désespérées qui renvoie aux sonorités brûlantes du grand Albert Ayler affirment la profonde originalité – sincérité de sa démarche. En sa présence, pas de faux semblant. The Cry of My People. Familiarisés l’un à l’autre, Alvin et Damon tissent des liens fertiles, trame riche et terreau humant  les substances de l’imaginaire et du (free) jazz inspiré comme dans l’introduction des 23’ de Red and Green Alternatives, laquelle enchaîne sur un beau poème lunaire et lyrique du grand Joe mêlant la plainte de la voix humaine au timbre de son sax soprano. Musicien infatigable sous toutes les latitudes, Joe McPhee fait toujours preuve d’une émotion et d’une générosité inventive. Un très bel album et le sens du jeu collectif sensible dans les détails, les textures, les nuances, les affects. Cela sonne vrai sans devoir en mettre plein la vue. Les séquences de jeu s’enchaînent comme une conversation intelligente entre amis qui ont beaucoup de choses à partager et parviennent à dire et échanger l’essentiel sans aucune hésitation ni temps mort. L’association Fielder – Smith est soudée et enjouée et le souffleur donne le meilleur de lui-même, alliant émotion brute et subtilité de la pensée. Convaincant, une bouffée d’authenticité et de vécu. Rappelons qu’Alvin Fielder fut un compagnon de l’Art Ensemble à Chicago avant leur séjour parisien de 1969-70. On en trouve ici bien des choses qui prolonge les délices sonores de cette époque bénie. Bravo !
Mais BPA recèle un véritable bijou enregistré récemment : Toughtbeetle (BPA 101) en duo avec le grand contrebassiste Bertram Turetzky, un maître de la contrebasse classique / contemporaine qui fut le prof de Mark Dresser. Il faut entendre ces deux as de l’archet faire frémir, gronder, vibrer, murmurer, éclater et racler les huit cordages des deux grands violons. C’est sans contestation un des meilleurs exemples de contrebasse improvisée (en duo et dans l’absolu) que j’ai entendus, offrant à la fois la dimension orchestrale de l’instrument avec des sonorités à l’archet de toute beauté, soyeuses, joyeuses, lumineuses, majestueuses et aussi irrévérencieuses et parfois presque silencieuses…  des pizzicati fermes, gouleyants et faussement délicats et des bruitages extrêmes audacieux et outrageants. Donc, si je suis complètement confit d’admiration pour ce grand contrebassiste, je suis un peu perplexe : je constate que plusieurs enregistrements proposés par BPA ne sont pas à la hauteur de son grand talent. Il faut donc ne pas hésiter à chercher dans son catalogue, car il y a des pépites dans des registres très différents, comme cet album Nuscope avec la pianiste Magda Mayas et le percussionniste Tony Buck que je chroniquerai sûrement par la suite, si le temps me le permet. Jouant le à fond le jeu du free-jazz, Damon Smith se révèle aussi un partenaire de première grandeur dans l’improvisation radicale. À suivre assurément.

Vinny Golia & Gianni Mimmo Explicit Amirani amrn # 057 - Nine Winds NWCD 046.

Coproduction en duo des deux responsables de chaque label. Nine Winds, comme son nom l’indique, est dirigé par l’homme aux deux dizaines d’anches et flûtes, Vinny Golia, artiste graphique devenu musicien poly-instrumentiste en chef sur la West Coast, ici aux saxophones soprillo et sopranino, clarinettes en si bémol et cor de basset en do, flûtes piccolo et alto, soit une petite partie de son instrumentarium. Amirani, représenté par l’enclume (cfr logo) du forgeron est le label de l’artisan luthier ès- saxophones et saxophoniste soprano exclusif, Gianni Mimmo. Si l’œuvre publiée de Vinny Golia remonte aux dernières années 70, celle de Gianni Mimmo a débuté vers le milieu des années 2000  pour s’étendre avec des collaborations remarquables en compagnie de Gianni Lenoci, Lawrence Casserley, Harri Sjöström, Ove Volquartz, Nicola Guazzaloca, Hannah Marshall et Daniel Levin, toutes publiées sur son label Amirani dont Explicit est la 57 ème parution. J’ajoute encore qu’Amirani soigne remarquablement la qualité du projet, l’enregistrement, la présentation, la pochette. Un beau travail amoureux d’artisan très professionnel. Quant à Nine Winds, Golia, compositeur de jazz très contemporain proche de John Carter et de Bobby Bradford, a produit une quantité fantastique de vinyles et de CD’s dont certains valent vraiment le détour. Je retiens de lui deux fabuleux albums de « Triangulation » avec George Lewis et Bertram Turetzky, deux sommets de trilogue improvisé. La musique enregistrée à Piacenza le 22 octobre 2014, constitue une magnifique suite improvisée durant 55 minutes. Pour la facilité de l’auditeur, on l’a découpée avec 10 digits aux titres plus ou moins explicites, d’où le titre de l’album. Il ne faut pas le cacher, le travail de Gianni Mimmo au soprano découle de celui de Steve Lacy. Certains considèrent qu’il n’est un copieur, mais je pense moi qu’en écoutant attentivement, on entend clairement qu’au départ de l’univers lacyen (sonorité proche, sens mélodique, intervalles, polytonalité, élégance, précision), Gianni se meut agilement avec une liberté plus que relative dans des constructions harmoniques complexes qui servent de guides – signaux – points de convergence de ses improvisations. Et d’un point de vue musical, c’est très réussi. On dira qu’il est un compositeur de l’instant et qu’un musicien achevé pourrait aisément s’égarer dans ce labyrinthe de tonalités et d’intervalles. Aussi on ne l’entend pas triturer son sax comme Michel Doneda, Evan Parker jeune ou Urs Leimgruber, même s’il manie certaines techniques alternatives. Face à une pointure comme Vinny GoliaGianni Mimmo ne fait pas de la figuration, il propose un contrepoint, des idées, sa propre création avec beaucoup d’à propos. Le Californien est un virtuose insatiable, pépiant, rebondissant comme une volière à lui tout seul. Ses capacités sur ses différents instruments sont étonnantes. Si son collègue italien a une démarche bien typée directement reconnaissable, on dira que Vinny Golia joue super bien sans avoir un style distinctif (comme la plupart des jazzmen qui comptent), si ce n’est la qualité musicale de ses inventions et dialogues et l’agilité surprenante tant aux clarinettes et aux saxophones. À la clarinette, Vinny Golia évoque indubitablement les envols de feu John Carter, sans doute le clarinettiste le plus apprécié du jazz libre. Son travail est informé par la musique contemporaine du XXème, le Jimmy Giuffre free, et ces free jazzmen intellectuels comme Roscoe, Braxton etc… 
Ce qui est absolument remarquable dans cet album, est la capacité à improviser en parallèle sur des matériaux « thématiques » et des intentions différentes au niveau des cadences, des carrures mélodiques, des intervalles etc… et à les faire se coïncider à des moments choisis ou imprévus. Finalement, j’appelle cela du grand art. Chaque musicien se nourrit de la musique de l’autre et dans le feu de l’action, l’auditeur oublie qui joue quoi et jubile de la connivence, de la limpidité des batifolages ordonnancés spontanément en architectures multipliées, dans et par le temps et l’espace de jeu dont les deux protagonistes renouvellent les proportions, les dynamiques, les intensités. C’est en tout point remarquable et mérite vraiment une écoute approfondie et répétée. Lorsque leur sensibilité leur dicte de jouer « piano » en douceur (Golia à la flûte, Mimmo tenant une harmonique dans un registre), une dimension intime, méditative s’installe pour ensuite s’évaporer dans des pépiements gracieux, des roulements de lèvres, vocalisations etc… le son du saxophone rencontrant celui de la flûte par le timbre maîtrisé. Un vrai régal. 


Clairvoyance Silvia Corda, Gianni Mimmo et Adriano Orrù Amirani amrn 056

Contrebasse chatoyante et sonique, saxophone soyeux et polytonalement mélodique, piano exploré dans ses mécanismes et radicalement percussif contemporain, doigtés allègres et cristallins. La pianiste Silvia Corda et le contrebassiste Adriano Orrù forment un couple musical à la scène comme à la ville. Lui une manière de Peacok / Barre sarde (les meilleures écoles !) très solide et aussi réellement libre. Son coup d’archet génère bien des affects et des nuances de timbre. Le discours pianistique de Silvia Corda est à la fois ouvert, multiple, nuancé et plongé dans l’écoute mutuelle créant son univers qu’elle construit par petites touches donnant à ses comparses de l’espace, du temps, des idées, un peu de contraste, tout en avançant ses pions dans un jeu savant et parfois insaisissable. Flottant presque nonchalamment par-dessus, le souffle de Gianni Mimmo trouve la dynamique et l’univers propice à étendre et distendre le son et le souffle, les intervalles, quintes, tierces, secondes en tuilage subtil. Clairvoyance fonctionne dans l’écoute et l’équilibre, l’énergie se répandant après coup dans des pointes de jeu plus intenses qui surviennent comme un signal indiquant le passage vers un autre territoire, une direction différente ou un magnifique solo de basse à l’archet, lequel introduit encore d’autres événements sonores. Ce sens naturel d’enchaîner / varier ces séquences avec leurs sonorités caractéristiques, leurs pleins et leurs silences, qui font partie de la musique collective, contribuent à l’intérêt suivi de l’auditeur. Ces trois improvisateurs manifestent une belle assurance mais ne semblent point pressés à nous impressionner et à en rajouter. La virtuosité ne s’exprime pas au nombre de notes à la seconde. Il y a surtout un moment de vie, de partage, de jeu qui donne du temps au temps et va en profondeur dans les sentiments, le ressenti à la fois instantané  et vécu sur la durée. Dans Implicationsle jeu d’Adriano commente en décalant note à note l’envol des phrasés lunaires et virevoltants du saxophoniste, tandis que la pianiste sous-tend des doigtés en sursaut, toujours en éveil, recyclant et déconstruisant un chouia la structure harmonique qui guide les ébats du souffleur, très inspiré ici. Ensuite, on négocie le noyau de l’échange au ralenti jusqu’à ce que la pianiste conclut et clôture par surprise. Le morceau final, How Spider Sits and Waits achève la session sous le signe de l’écoute ludique vers un domaine plus aléatoire, mais tout autant achevé : sonique et réservé du côté du piano, diaphane chez le sax soprano et avec le gros pouce qui actionne les cordages de la contrebasse alternant avec des doigtés subtils… Un beau travail et d’excellents musiciens qui jouent le jeu de la rencontre.