29 septembre 2020

Jean-Jacques Duerinckx & Adrian Northover/ Hannah Schörken/Emilie Skrijelj Ernesto Rodrigues Miguel Mira Tom Malmendier/ Luis Vicente

Hearoglyphics Jean-Jacques Duerinckx - Adrian Northover Setola di Maiale SM 4150

https://adriannorthover.bandcamp.com/album/hearoglyphics 

https://astateofmutation.bandcamp.com/album/hearoglyphics 

Prenez le compact et son bel emballage cartonné et vous tenez en main un chef d’œuvre. Un subtil dialogue de saxophones pointus : le sopranino pour J-J Duerinckx et le soprano et l’alto pour Adrian Northover. Musicalement, on se situe dans le sillage des grands découvreurs – explorateurs du saxophone en solitaire, comme Steve Lacy, Lol Coxhill, Evan Parker ou Michel Doneda, à un niveau de qualité et de précision qui laisse stupéfait. Treize improvisations en duo ou compositions instantanées basées sur une intense écoute mutuelle, un sens inné de la construction collective et une grande sensibilité. La somme musicale intrinsèque de Hearoglyphics n’a finalement rien à envier à des opus enregistrés par Steve Lacy et Evan Parker en duo (Chirps/ SAJ) ou les mêmes avec Lol Coxhill (Three Blokes / FMP). Au départ ces deux remarquables virtuoses Belge (Duerinckx) et Britannique (Northover), ne possèdent pas une empreinte musicale aussi individuelle – personnelle et aussi marquante que leurs aînés précités qui ont créé ce mouvement d’improvisation libre et qui les ont entraînés (JJD et AN)  à s’exprimer comme ils le font aujourd’hui, en s’efforçant de repousser les limites du saxophone « improvisé ». Mais leur effort commun est une véritable réussite. En effet, au fil des morceaux enregistrés d’une traite au Red Shed Studio le 8 avril 2019, on se surprend à voir défiler un univers - dédale d’intervalles secrets, d’harmonies complexes, de motifs constamment réinventés, de timbres à la fois élégiaques, volatiles, acides, diaphanes ou saturés… Leurs voix se croisent, se complètent ou s’échappent de résolutions trop évidentes. Un accomplissement et une fuite en avant à la recherche de l’utopie. On découvre une connivence empathique rare. Cela s’appelle jouer ensemble comme le font les meilleurs violons, alto et violoncelle qui unissent leurs voix pour enrichir mutuellement leurs jeux respectifs et leur démarche personnelle. Le contraste peut surgir graduellement pour replonger dans l’imbrication - tuilage où le travail de chacun s’inscrit au plus profond de celui de l’autre. Leur maturité impressionnante envisage et reconsidère de nombreux éléments, matériaux et points de vue du travail musical qu’il s’agisse de la matière sonore de la colonne d’air distendue, compressée ou triturée (harmoniques, quintoiements, notes fantômes), ou de l’arrangement des fréquences dans des courbes, spirales, entrelacs à l’oreille ou par la grâce de la science harmonique (dizaines d’années de travail quotidien intense). La justesse et la précision de leurs souffles/ doigtés/notes n’est devenu qu’un outil au service d’une vision qu’ils partagent au-delà du commun, prodigieuse et indispensable pour se faire une idée précise où peut mener la quête d’un Steve Lacy, d’un Evan Parker, d’un Lol Coxhill ou un Roscoe Mitchell quand il s’agit de dialoguer jusqu’au bout. Ces artistes exceptionnels sont appréciés pour leur inventivité personnelle unique et inimitable. Mais une grande partie de leur art réside aussi dans l’extrême qualité dans l’engagement collectif vers le dialogue intense où le moindre détail compte et où l’écoute de l’autre se doit d’être absolue. Et c’est bien dans cette optique de la construction collective et de l’unicité complémentaire et indissociable des voix individuelles dans la création instantanée que ces deux saxophonistes improvisateurs excellent de manière très pointue, unique et intimiste. Un idéal difficilement atteignable.  Chaque pièce trouve une suite imprévisible dans un des morceaux suivants, le dialogue se créant au tant dans l’instant que dans le temps qui s’écoule d’une pièce à l’autre. Un véritable panorama des possibilités sonores et musicales s’établit patiemment et inexorablement. Adrian Northover fait partie de cette scène britannique vivace : Steve Noble, John Edwards, Pat Thomas, Adam Bohman, Marcio Mattos, Sue Lynch… et a acquis un bagage musical issu du jazz, de la musique indienne, du rock alternatif et de la recherche sonore, excellant  indifféremment au soprano et à l’alto en faisant coïncider les caractéristiques des deux instruments qu’il inscrit dans la même trajectoire. En effet, les as du soprano refusent de jouer de l’alto et les grands altistes se déprécient au soprano. Chez lui, c’est chou vert et vert chou. Il y a chez lui une vraie cohérence entre ce qui devrait être deux « styles » distinctifs tant les deux instruments sont différents. Quant à Jean-Jacques Duerinckx, il est devenu un expert du saxophone sopranino, un instrument difficile (voire rébarbatif) qui ne m’a jamais convaincu que dans les mains et les doigts d’Anthony Braxton (dont JJ a étudié la Composition 113 pour sax soprano) ou de Michel Doneda, Lol Coxhill ou Stefan Keune. J. J. est devenu un fanatique du dialogue avec des souffleurs qui partagent sa vision : les clarinettistes Tom Jackson et Jacques Foschia, les saxophonistes Michel Doneda, Adrian Northover et Franz Van Isacker. Il aurait pu publier un album avec Jackson ou Foschia en duo ou un trio avec Jackson et Northover. Mais c’est le duo avec Adrian qui a eu la primeur. L'intensité de l'intime. Suivez donc le guide. Toutes les personnes bien informées à qui j’ai fait écouter ce magnifique album me disent leur enthousiasme, leur emballement et ô combien ils ont été convaincus, à leur plus grande surprise. On entend ici deux artistes improviser comme les cinq doigts de la main et comme rarement. 

JJ Duerinckx solo résonance  astateofmutation 

https://astateofmutation.bandcamp.com/album/r-sonance

À écouter si vous voulez distinguer le saxophone sopranino et le / du saxophone soprano et surtout un saxophoniste parmi les plus intéressants de nos jours : Jean – Jacques Duerinckx. Entendu avec John Russell, Jacques Foschia, Adam Bohman, Tom Jackson, Harold Schellinckx, et beaucoup d’autres, J.J. D vient de publier une excellente somme auditive dans le domaine du duo de saxophones avec Adrian Northover, celui-ci aux saxophones soprano et alto pour le label italien Setola di Maiale : Hearoglyphics. Avant de se plonger dans les 13 improvisations de ce monument de conversation saxophonistique, il n’est pas inutile d’écouter attentivement le solo absolu de saxophone sopranino de Jean-Jacques Duerinckx enregistré dans l’église Saint Pierre aux Liens à Chateauneuf de Mazenc en Drôme Provençale en juillet 2019. La prise de son a su transcrire l’atmosphère idéale. Intensité, hyper sensibilité, recueillement, exploration de l’espace sonore et de sa résonance

Hannah Schörken Luma Leo Records DC LR 893 


En onze pièces aussi désarmantes et réussies les unes que les autres, la chanteuse Hannah Schörken parvient à séduire, intriguer, convaincre avec le concours de sa voix seule dans son état le plus originel, remarquablement poétique, audacieuse et un brin sauvage, voire indomptée. Qu’elle utilise des techniques « alternatives » et certains recoins les plus secrets et curieux de la voix humaine est une chose, mais son point fort est son expression authentique : son apprentissage émérite et sa prouesse technique n’interfèrent en rien dans la simple et intense spontanéité qui fleure bon la conteuse née, l’artiste du partage par excellence. C’est sans doute un don du cœur. Et un sens aigu de la respiration. Sa projection sonore et sa vocalité peuvent se révéler extrêmes sans qu’elle se sente obligée d’exacerber son propos. On l’entend user de sifflements tels que ceux de personnes que l’on croise en rue et elle leur donne une signification particulière surtout lorsqu’elle râle et gémit. Un art particulier pour raconter des histoires, développer une narration improbable, pour charmer et échapper aux poncifs dans de courtes et précises miniatures dont la première, Climbing atteint les six minutes. En deux ou trois minutes, elle concentre des effets bien choisis qu’elle altère et transforme dans une autre réalité. Concision, digression, invention, révélation. Son plus puissant acquit est cette manière naturelle qui transforme babil, glossolalies, bruissements, harmoniques en pure poésie, historiettes joyeuses, palpitantes ou macabres. Une merveilleuse réussite. 

LLuvia Emilie Skrijelj Ernesto Rodrigues Miguel Mira Tom Malmendier Creative Sources CS640CD 


Accordéon, alto, violoncelle et percussions à même le sol pour une improvisation collective climatique, tendue, tournoyante et toute en finesse. Enregistrée lors du Creative Fest XII à O’Culto Da Ajuda à Lisbonne le 19 novembre 2019. On entend l’altiste Ernesto Rodrigues et le violoncelliste Miguel Mira, des « seasoned veterans », dans de très nombreux enregistrements avec un grand nombre d’improvisateurs de toutes provenances et c’est avec plaisir qu’ils partagent cette soirée en compagnie de deux enthousiastes activistes de la « jeune » relève, l’accordéoniste française  Émilie Skrijelj et le percussionniste belge Tom Malmendier, formant eux-mêmes le duo Les Marquises. Dans ce duo, Emilie joue aussi platines et électronique. Mais Lluvia nous la fait découvrir à l’accordéon seul. La musique entièrement improvisée, essentiellement organique et basée sur l’écoute mutuelle et l’invention instantanée fédère les deux pôles du tandem Skrijelj – Malmendier et des deux cordistes qui ont une très belle histoire commune. Dois- je ajouter qu’Ernesto Rodrigues documente de nombreux groupes d’improvisations rassemblant six ou sept musiciens jusqu’à des ensembles nettement plus fournis ? Au-delà de la dizaine jusque vingt ou trente improvisateurs et plus dont Miguel Mira et tout cela est documenté sur le label Creative Sources de manière exponentielle. Vu le nombre important d’albums d’Ernesto, on s’y perd un peu. Mais  Lluvia  est un excellent témoignage de l’extrême convivialité, de l’esprit d’agréation et une volonté intransigeante d’écoute et de coexistence de ces musiciens qui tentent avec plus ou moins de succès de mettre en commun partage, expérience, amour des sonorités et une forme de bon sens autant pragmatique qu’idéaliste. Grâce à ces rencontres fortuites ou suscitées, les improvisateurs doivent se resituer et reconsidérer leurs pratiques, s’ouvrir à d’autres univers et cela leur permet de découvrir d’autres musiciens, d’autres points de vue et des configurations instrumentales inédites. Ces rencontres multiples et tous azimuts nourrissent leur parcours et les artistes en retirent une plus grande assurance scénique et musicale. Il arrive que certaines de ses expériences « hors projet » ou ad-hoc, acquiescées « pour voir », transforment le parcours d’un artiste et lui permet d’évoluer positivement vers d’autres horizons. C’est un des grand bienfaits de la méthode de travail « pragmatique » de l’improvisation libre qu’il faut éviter de théoriser, justifier (et ânonner) en se contentant de s’ouvrir à la vie. Ce quartet évolue avec bonheur dans une forme intrépide, libertaire, en découvrant les formes et les agrégats sonores, torsades de frottements d'archet, halètements des soufflets, cliquètements percussifs... qui surviennent au-delà d’un quelconque plan ou agenda…. On en oublie qui joue quoi car la multiplicité des sonorités qui s’entrecroisent appartiennent à tous et peu importe... quand l’écoute mutuelle est le moteur de l’expérience. Méritoire ! 

Luis Vincente Maré Cipsela CIP 008.


Cipsela
est un label portugais qui a frappé fort avec un concert solo enregistré du grand violoniste si attachant, Carlos Alves Zingaro. Ont été produits aussi un solo de Joe McPhee au sax alto, un album curieux et intéressantde Burton Greene avec des cordes, un bel album de Marcelo  Dos Reis. Cette prise de risque continue avec cet intrigant opus du trompettiste Luis Vicente, un remarquable musicien entendu avec le pianiste Rodrigo Pinheiro, le bassiste Hernani Faustino et le batteur Marco Franco (Clocks and Clouds), Chamber 4 avec Theo et Vincent Ceccaldi et Marcelo Dos Reis, In Layers avec Onno Goovaert, Marcelo Dos Reis et Kristjan Martinsson. Mais aussi la pianiste Karine Leblanc et le percussionniste Vasco Trilla. Une nouvelle génération révélée ces cinq dernières années avec un certain brio. Cette suite en solitaire enregistrée dans le monastère Convento de Santa Clara e Nova à Coimbra le 17 novembre 2017 contient trois compositions focalisées sur une pratique sonore à la fois minimaliste et résonnante ou qui tire parti des effets surprenants des articulations du son, du souffle et du phrasé dans des étirements vocalisés, des saccades, staccatos et des échappées lyriques. Sa musique met remarquablement en évidence l’atmosphère résonnante du lieu « conventuel » et ses fréquences spécifiques qui colorent le timbre même de l’instrument. Je ne vais pas déclarer que Maré est un super chef d’œuvre ou une révélation à saisir séance tenante, mais plutôt un bel ouvrage qui offre de belles qualités et une forme de spleen un brin nostalgique. Un développement réussi durant la performance. Le lyrisme et la poésie affleurent naturellement et font de cet exercice solitaire de quoi combler un sentiment de solitude bienvenu au coin de l’automne qui fraîchit. Les audaces de la troisième partie (Quebra Mar) dans l’aigu sont saisissantes. 

22 septembre 2020

Adam Bohman Marcello Magliocchi Adrian Northover/ Tell No Lies/ Günter Christmann Sven-Åke Johansson Mats Gustafsson/ Guilherme Rodrigues Sebu Tramontana

Föhn Adam Bohman Marcello Magliocchi Adrian Northover https://adriannorthover.bandcamp.com/album/f-hn 

10 morceaux, trente-cinq minutes. La voix d’Adam Bohman récite ses textes collages imprévisibles de temps à autres. Ses doigts aggripent, grattent, frictionnent les cordes tendues sur les objets collés et amplifiés par micro-contacts (cartes à jouer, larges verres à bière, pinces à linge en bois, boîtiers, ampoules, ressorts, cartes de crédit obsolètes) . Ces bruitages trouvent un écho ahurissant dans le traitement des percussions métalliques de Marcello Magliocchi à portée de micro. Les amateurs de lovenseries, turnerages, prévostilles, centazzogies, lê-quanhismes etc… doivent absolument tendre l’oreille. Ses extrémités sonores mettent en perspective, créent une profondeur de champ pour les crissements du lunatique objétiste. Le percussionniste manipule une rare sculpture sonore aux propriétés acoustiques étonnantes. Adrian Northover et Marcello Magliocchi ont établi une intense relation de travail au sein du Runcible Quintet (Dan Thompson, Adrian, Marcello, Neil Metcalfe, John Edwards) et dans des associations momentanées avec le contrebassiste Okamoto, le guitariste Phil Gibbs, et ici Adam Bohman. Quant à Bohman, il forme un trio éberlué avec les souffleurs Sue Lynch et Adrian Northover : The Custodians. Adrian apporte ici une dimension lyrique, un souffle physique dans cet univers métallique et souvent réverbéré. Certains de ces courts morceaux mettent en valeur la diction British improbable d’Adam au contact des percussions frottées à l'archet ou même indescriptibles (métaux). D’autres sont concentrés sur les échanges vifs entre le sax alto tortueux et torturé et les grincements, sifflements, vibrations métalliques de l’infernale sculpture conçue et fabriquée par le sculpteur Andrea Dami. Les enregistrements avec celle-ci ont été effectués à Monopoli dans les Pouilles. Ceux où on entend les gongs et cymbales de Marcello ont été captés à l’OXO Studio en bord de Tamise. Le final avec le sax soprano dans le suraigu et les gongs frappés à la main (!) remplit merveilleusement son office en clôturant cette rare anthologie inclassable. L’écoute attentive de Föhn révèle bien des surprises et moments secrets. Éthérés, vibrationnels, intenses, défiants, bruissants, grinçants, cascades intergalactiques, poésie du moindre effort, sarcasmes bohmaniens à froid.  Trois personnalités bien typées qui impriment leurs marques secrètes dans les intervalles de l’absolu. 

Tell No Lies : Anasyrma Aut Records – Fonterossa AUT 063 Nicola Guazzaloca Edoardo Marraffa Filippo Orefice Luca Bernard Andrea Grillini 

Quintet jazz atypique à la lisière du free, animé par des grooves affirmés et des thèmes tournoyants inspirés par les musiques africaines kwela, balkaniques etc… On songe au Brotherhood of Breath de Chris Mc Gregor ou au Moiré Music de Trevor Watts. Deux souffleurs enragés ET disciplinés, Edoardo Marraffa et Filippo Orefice aux sax ténor, Maraffa doublant au sopranino. Le pianiste virtuose Nicola Guazzaloca est le compositeur des morceaux et le responsable – âme du groupe. Un solide tandem rythmique : le batteur Andrea Grillini et le bassiste Luca Bernard. Trois invités pour un morceau chacun renforce l’édifice : le sax baryton Christian Ferlaino, le violoncelliste Francesco Guerri et le tromboniste Federico Pierantoni. Un groupe profondément soudé qui n’hésite pas à larguer les amarres quand le besoin se fait sentir et nous sert des grooves pulsés et super bien balancés. À l’intersection des dérapages et des thèmes antiphonés, se créent des imbrications imprévisibles, formes nouvelles qui enrichissent le déroulement des sept compositions et en transforme la perspective. Deux d’entre elles figuraient déjà dans leur album Live at The Torrione Jazz Club qui lui comprenait aussi des morceaux de leur premier album, Tell No Lies, « Ne racontez pas de mensonges ». Bien sûr leur musique est profondément authentique, sincère : elle va droit au but sans tentative de recycler tel ou tel truc (cliché – bienséance – mode – hommage – ficelle – clin d’œil). Edoardo Marraffa cultive les glissandi et les speaking in tongues d’obédience aylérienne au sax ténor et Filippo Orefice n’est pas en reste. Le pianiste est à suivre à la trace ! Cette équipe est née et a grandi dans la scène « bolognaise » , un des plus vivaces de la péninsule italienne. À Bologne les concerts de free-jazz, de musique improvisée et expérimentale pullulent, au point que le Teatro San Leonardo de la fameuse organisation Angelica a parfois du mal à remplir sa salle pour des concerts hors programme à cause des multiples opportunités de gigs qui se présentent aux musiciens et au public. C’est dans ce terreau fertile que Guazzaloca a recruté ses acolytes (et amis) afin de pouvoir travailler sa musique en profondeur et … comme en famille, créant ainsi une solidarité à toute épreuve. Lui et Marraffa font d'ailleurs équipe depuis fort longtemps, tournant et enregistrant en duo (Les Ravageurs - Klopotek records / Gluck Auf - Setola di Maiale). Il faut écouter attentivement le jeu puissant de Guazzaloca dans les ensembles, ses solos audacieux et ses débrayages au quart de tour. Le batteur et le bassiste ont créé une entité rythmique qui incarne et vivifie les formes et les pulsations spécifiques des compositions syncrétiques du pianiste dont se font l’écho le travail d’ensemble chaloupé des cuivres. Un air de famille avec les groupes de Carlos Actis Dato. Du jazz engagé par un quintet magique dont l’identité est immédiatement reconnaissable.. 

Im Podewil Vol II Sven Åke Johansson Günter Christmann Mats Gustafsson saj records.

OOOLLLLYAAKKKOOO ! 1993 ! C’est l’époque où un jeune souffleur suédois vient réveiller les initiateurs de l’euro-free improvisation. Mats Gustafsson d’avant la période – à – projets aux quatre coins du monde et ses centaines d’albums, cédés, vinyles, cassettes, éditions limitées etc…. Qui plus est, en compagnie de deux fortes têtes de la scène improvisée des débuts : le tromboniste et violoncelliste hanovrien Günter Christmann et le percussionniste - poète - accordéoniste compatriote Sven-Åke Johansson, celui-là même qui officiait à la batterie dans le Peter Brötzmann Trio (cfr For Adolphe Sax FMP) et Machine Gun, et qui est toujours un collaborateur régulier d’Alex von Schlippenbach.  Je dois dire que si je goûte les interventions astucieuses et amusantes de Sven et ses bruissements sur la surface de la caisse claire,  la rage vocalisée et l’articulation vorace de Mats, et que la cohérence et la connivence du trio est solide et pétaradante, c’est la voix unique de Günter qui polarise mon écoute. Ces détails extrêmes, les vocalisations étirées, les effets de souffle qui n’appartiennent qu’à lui, ses grondements aériens, ses multiphoniques inextricables… Pour notre bonheur, le trio s’engage dans des occurrences sonores distinctes, évolutives … Sven le diseur (quel talent) occupe un instant l’avant-scène pendant lequel les deux autres concoctent un guet-apens. Son solo de batterie au morceau quatre est un véritable numéro d’anthologie. Et quand les deux souffleurs se concentrent sur des sons ténus et soutenus, c’est le batteur qui provoque avec des roulements drôlatiques auxquels répond une morsure brûlante et surnaturelle du sax. On entre ici dans le vif du sujet de l’improvisation libre. L’archet de Christmann batifole sur les cordes évoquant Webern et percute comme un pivert. Il alimente la conversation par une invention permanente où le sens du silence et de la dynamique est le maître mot. C’est en sa compagnie que Gustafsson donne le meilleur de lui-même, où il se révèle un des souffleurs les plus originaux (cfr cinquième morceau). Les changements de cadences et de pulsations du trio sont absolument optimaux. Bref, un superbe document à écouter absolument, même si vous êtes gavés de Mats G et de ses très (trop) abondantes rondelles, car il y a aussi Günter et Sven et la rencontre de ces trois personnalités vaut vraiment le déplacement. 
PS : je recommande de chercher le cd OKKADISK ODL 1002 (édition limitée 750 copies) one to (two).... de Günter Christmann et Mats Gustafsson. Vous aurez là la quintessence de leur collaboration en duo les 15 et 16 août 1997. Le hasard a fait que j'en détiens deux copies numérotées 361/750 ???? 

Guilherme Rodrigues Sebi Tramontana – han jiae inexhaustible editions ie – 024

Le violoncelliste Guilherme Rodrigues et le tromboniste Sebi Tramontana se rencontrent ici, sans doute fortuitement, dans un magnifique échange – partage en sept actes numérotés de I à VII et assez courts (maximum 5’27’’). Ils ont plaisir à altérer les sons de leurs instruments, étendant et transformant les possibilités sonores, en renouvelant continuellement les éléments de langages : lexique, grammaire, syntaxe, extrapolation dans une dimension ludique souveraine, la spontanéité du dialogue instantané. Si le violoncelliste fait vibrer le timbre et l’élasticité sonore de son instrument en y ajoutant des techniques alternatives à bon escient, le tromboniste excelle à chanter dans l’embouchure, vocalisant à l’instar des grands anciens (Tricky Sam Nanton, Lawrence Brown ou Roswell Rudd), ses inflexions vocales travaillent et zigzaguent autant que ses sourdines et que sa coulisse. Tout l’intérêt de cet enregistrement réside dans l’adaptation de chacun des deux protagonistes, deux artistes assez, voire très différents, dans la personnalité musicale de l’autre au fil d'improvisations spontanées ET millimétrées. Rien à jeter ! Une forme de contraste chaleureux, humain, une connivence naturelle  et joyeuse, débouche sur les même histoires (de I à VII)  racontées en coups d’archets brefs, glissandi, cadences brisées, phonèmes instrumentaux, vibrations élégiaques, unissons informels, glossolalies du pavillon, bribes de mélodies, concassages du timbre, simplicité apparente des matériaux, bonne humeur sans clin d’œil, grattements de cordes, passage de l’air dans le tube, compressions de la colonne d’air, multiphoniques, col legno…. Guilherme et Sebi ne se perdent pas dans des avalanches de sons, le moindre détail de leurs jeux contribuent à faire passer leur message d’un jour (22-02-2020). J’avais beaucoup apprécié le solo récent de Guilherme Rodrigues, 22 miniatures exquises au violoncelle, Cascata (Creative Sources). Et donc, Han Jiae est sans doute le plus beau et surtout le plus touchant des albums de ces deux improvisateurs. L'image de pochette reproduit un dessin - portrait des duettistes signé Tramontana. À écouter attentivement. Un vrai plaisir !

14 septembre 2020

Veryan Weston Hannah Marshall Mark Sanders/ Chad Fowler - WC Anderson/Ernesto Rodrigues Fred Lonberg-Holm Rodrigo Pinheiro/ Alex Ward/ Annette Krebs - Jean-Luc Guionnet

Crossings Veryan Weston Hannah Marshall Mark Sanders Hi4Head

https://open.spotify.com/album/2UfYGa1tF86ViWpbemCfhv 

Il y a aujourd’hui plus de vingt ans que nous avions découvert la musique en trio du pianiste Veryan Weston avec le contrebassiste John Edwards et le batteur Mark Sanders. Un inoubliable Mercury Concert (Emanem) qui marquait l’entrée du contrebassiste John Edwards dans l’univers de la free-music, initiant un parcours d’une grande richesse pour ce contrebassiste d’exception et sans doute la première collaboration enregistrée de la paire Edwards – Sanders. Quant à Veryan Weston, c'est à mon avis un pianiste parmi les plus accomplis de ces trente dernières années, et aussi le plus insaisissable. Depuis ce trio Weston-Edwards-Sanders qui grava aussi Gateway (Emanem), c’est la violoncelliste Hannah Marshall qu’on retrouve dans plusieurs projets avec le pianiste, tous aussi excellents, voire exceptionnels, les uns que les autres. En 2007, le Trio of Uncertainty avec la violoniste Sakoto Fukuda, Hannah et Veryan dessine une architecture chambriste complexe et raffinée : Unlocked / Emanem 4141. Haste : autre trio avec la saxophoniste Ingrid Laubrock (Emanem 4149). Ensuite, le violoncelle d’Hannah se fait entendre au sein du génial Temperaments de Jon Rose et Veryan Weston : le violon ténor ( !!) du violoniste australien et le pianiste aux claviers d’orgues d’églises historiques, orgues ayant été conçus avec un diapason et des accordages anciens et très différents de la musique du XXème siècle (Tuning Out / Emanem 5207). On retrouve encore Hannah dans un quartet avec Trevor Watts, Veryan et la violoniste Alison Blunt (Dialogues with Strings/ Fundacja Sluchaj). Récemment, Veryan Weston joue souvent en duo avec le saxophoniste alto et soprano Trevor Watts (6 Dialogues & 5 More Dialogues / Emanem 4069 & 5017 ou Dialogues in Two Places Hi4Head HFHCD010D) *, mais voici qu’il adopte tout récemment un clavier électronique pour ce duo, la keystation. Et donc, nous retrouvons ce clavier électronique au centre de Crossings, ce nouveau trio qui défie tout ce qu’on peut attendre de Veryan Weston. Connaissant assez bien son parcours, entre autres avec le Moiré Music de Watts, ses Tessellations avec sa kyrielle de modes pentatoniques et de structures rythmiques, je ne m’étonne pas du tout du style musical de ce nouveau trio. Mais, je suis sûr qu’il en étonnera plus d’un. Veryan Weston et Mark Sanders ont en commun une très grande maîtrise des rythmes dans toutes leurs diversités. Hannah Marshall réussit à s’imbriquer naturellement dans les vagues, ponctuations et scansions très travaillées ou quasiment chaloupées - funky en douce du tandem. Le grand intérêt de ce trio réside dans le toucher magique de Veryan Weston sur son clavier électronique : je dois avouer n’avoir jamais rien entendu de pareil avec sa miraculeuse keystation. Les variétés de timbres, de couleurs, de dynamiques qu’il obtient quasiment simultanément au sein d’un même doigté ou du même arpège est tout à fait étonnante. Son inspiration puise dans de nombreuses traditions musicales africaines, balinaises et ...jazz funky. L’introduction du premier morceau donne des effets d’orgue qui dérape et d’accordéon psychédélique. Le trio évalue toutes sortes de cas de figures sonores  et rythmiques comme si elles s’étaient échappées d’un zoo peuplé de claviers électriques aussi fous les uns que les autres. Ludique, jouissif, loufoque, mais aussi complexe et recherché. Un vrai challenge ! Tout comme la trépidante Moiré Music de Trevor Watts (une des musiques de jazz syncrétique les plus complexes et désarmantes jamais conçues et jouées) dont le piano de Veryan était la pièce maîtresse,  Crossings est une musique qui défie les catégories. Chaque composition a une cambrure rythmique osée (on pense parfois à son homonyme Randy) et se voit attribuer une sonorité caractéristique et des accordages joyeusement microtonaux ou des jeux pentaphoniques. Défile une sorte de jazz qui n’a pas encore été jouée jusqu’à présent. Je pourrais épiloguer à ce sujet. Cel devrait être le sujet d’un livre. Il y a pas mal de pianistes contemporains qui font leur trou dans la free-music de ces jours et dont je tairai le nom, mais peu sont aussi sensibles, secrets et surtout aussi incontournables que Veryan Weston. Je me répète : c’est le sujet d’un livre ! Et quel batteur ! La précision personnifiée. Étrangement, le violoncelle trouve une place oblique et bienvenue dans cette configuration. Le texte de pochette est une divagation poétique sur les titres des compositions de Monk (et la musique est truffée des plus étranges monkeries qui soient !) et Hannah Marshall chante un poème de Yeats dans le dernier morceau, rendant cet enregistrement encore plus attrayant. En compagnie de ces deux collaborateurs de haute volée (Sanders est un batteur extraordinaire et Hannah Marshall s’est très souvent fait remarquer à son avantage avec la plus grande sincérité), on a un projet vraiment digne d’intérêt, esthétique, auditif et musicologique.

*Watts et Weston ont aussi joué et enregistré en quartet avec Mark Sanders et John Edwards (DVD Hear Now FMR), ce qui renforce encore plus la proximité du pianiste et du batteur.

 

Lacrimosa Chad Fowler – WC Anderson Vol/0 Covid 19 Era /// Remote Improvised Music. Mahakala Music Maha-005

Chad Fowler joue ici du sax alto sur la plupart des 12 morceaux et double aux saxophones sopranino (Lacrimosa), saxello (Corner), C- melody (Trickster), ténor (Matter) et baryton (Marker). WC Anderson concocte d’admirables trames percussives adaptées à l’esprit et aux formes de chaque pièce avec un sens remarquable des structures rythmiques qu’il articule, décompose et restructure au fil des improvisations. Chad Fowler est de toute évidence un « vrai » saxophoniste alto avec une expressivité lyrique et déchirée, hantée par les esprits vagabonds de la Great Black Music. Il étire, distend, compresse le son, vocalise naturellement - son souffle semble une extension de la voix - parsemant ses interventions de silences révélateurs et de moments plus délicats. Le batteur souligne, pulse, alimente le combustible, crée des espaces ou déborde son collègue de roulements. Son assise rythmique chaloupée et foisonnante puise dans le stock d’Elvin Jones avec une réelle dimension orchestrale (Corner). L’assurance de Chad Fowler face à ces découpages rythmiques audacieux fait merveille : la moindre note est soufflée en relation précise avec le rythme sous-jacent aux tourneries du batteur. Son intro de Lacrimosa au sopranino s’écoute comme une invocation avant le grand départ. Le morceau au saxello semble un peu être un interlude. Il faut surtout écouter notre homme au sax alto dont il maîtrise le timbre, les nombreux intervalles avec une belle sonorité chaleureuse, agréablement résonnante et tranchante à souhait, puisant dans le blues comme s’il avait vécu par-delà les voies de chemin de fer. J’apprécie beaucoup le batteur et son jeu qui respire la sensibilité rythmique des grands jazzmen. Ses extrapolations de séquences et motifs rythmiques en liberté sont le fruit d’un travail intense issu de cette lingua franca des grands hommes de la batterie jazz : Roy Haynes, Andrew Cyrille, Jack De Johnette, Paul Motian. Chad Fowler assume la responsabilité de Mahakala Music, un label prometteur. Jugez plutôt : on y trouve le groupe du saxophoniste Dave Sewelson avec Steve Swell, William Parker et Marvin Smith, le duo Ivo Perelman et Matthew Shipp ainsi qu’un tribute pour Alvin Fiedler avec Edward Kidd Jordan, Joel Futterman, W. Parker et Hamid Drake. Ils annoncent aussi les Dopolarians qui associent William Parker, Alvin Fiedler, Edward Kidd Jordan avec Chad Fowler, Kelley Hurt et Christopher Parker. Toutes nos félicitations.

 

Multiforms Ernesto Rodrigues Fred Lonberg-Holm Rodrigo Pinheiro Creative Sources CS 659CD

Formule musique de chambre, piano (Rodrigo Pinheiro), violon alto (Ernesto Rodrigues) et violoncelle (Fred Lonberg Holm). Une musique contemporaine consistante, entraînante entre contraste et empathie, sens de la dynamique et énergie virtuose. À cause de leur proximité au point de vue de leurs registres respectifs et de la capacité à travailler les sonorités à l’archet de manière à élargir ses possibilités au niveau du timbre et des textures et de « l’élasticité » des intervalles grâce à un sens inné des glissandi et altérations précises des notes « exactes", c’est un grand plaisir de goûter leurs connivences à plusieurs niveaux de jeu. Face à ce tandem cordiste de haut-vol, le pianiste donne le meilleur de lui-même en exploitant les ressources du jeu au clavier dans un mode classique contemporain avec une forme d’autorité et autant de brio dans les parties enlevées avec force que de sagacité dans les passages piano – pianissimo. Une improvisation d’une seule traite enregistrée lors du Creative Fest XIII en novembre 2019 à Culto do Ajuda , Lisbonne pour 28 minutes de pur bonheur avec un court encore de quatre minutes vingt secondes en forme de synthèse - chassé-croisé avec différents niveaux d’intensité superbement bien imbriqués . Un sens du timing de très haut niveau qui confère à leur musique une force et une conviction peu commune. Multiforms pourrait passer inaperçu dans l’intense et très ramifiée production actuelle. Bien que publié par le très connoté label Creative Sources, ce magnifique album aurait bien pu l'avoir été chez Emanem. L’intensité, l’esprit collectif, la multiplicité des formes et la succession à la fois spontanée et logique des séquences éminemment ludiques font de Multiforms un opus irrésistible, simultanément chercheur, voire musardeur, et pleinement musical. On l’écoutera surtout pour le plaisir en mettant de côté les références concernant les tendances improvisées respectives de ces trois musiciens et en se concentrant sur chaque instant de leur très réussie musique improvisée contemporaine, un modèle en soi.

 

Frames Alex Ward Relative Pitch Recordings


Album solo d’Alex Ward à la guitare électrique aux confluents de la pratique de Derek Bailey et des guitaristes les plus allumés du Magic Band de Captain Beefheart (Bill Harkleroad, Gary Lucas, Jeff Morris Tepper). Alex mène une quadruple carrière de clarinettiste virtuose, de guitariste électrique à la limite du noise, de compositeur jazz d’avant-garde et d’improvisateur libre folâtreur. Son rôle au sein de nombreux projets du génial contrebassiste disparu, Simon H Fell fait déjà de lui un musicien légendaire malgré son âge relativement jeune. Le catalogue du label Relative Pitch pioche dans plusieurs esthétiques entre diverses moutures du jazz – free et des musiques improvisées radicales, rassemblant au fil des parutions des musiciens de haut vol et des rencontres surprenantes. Qui aurait pensé à des duos de Connie Crothers et Jemeel Moondoc, Urs Leimgruber et Vinny Golia ou Fred Van Hove et Roger Turner ? RPR a son lot de pointures avant-jazz (Shipp, Léandre, Wooley, Halvorson, Laubrock, Rainey etc…) et des outcast intrépides comme Franz Hautzinger, Michel Doneda, Jim Denley et un succulent trio de cordes de Tristan Honsinger avec Jeff Subot et Nicolas Caiola (In The Sea). De bons auspices. Cet album solo nous fait montre des nombreuses facettes et du talent de guitariste flashy d’Alex Ward. Si sa sonorité âcre et saturée est proche de celle des guitaristes punk voire noise, son jeu, les intervalles, les références harmoniques et les tracés mélodiques empruntent au savoir-faire des compositeurs vingtiémistes, soit une bonne dose de Schoenberg – Webern. Ses pièces semblent avoir été écrites ou, alors, il s’agit d’un travail de composition instantanée minutieux. La musique la plus formelle coule souvent naturellement sous les doigts de certains musiciens. Alex Ward s’est révélé très tôt un clarinettiste prodige et il a transposé ses capacités musicales à la guitare électrique en affirmant une identité « post-rock », on va dire. Ses outrances éclatent avec des constructions rythmiques rares et des intervalles à coucher dehors. On pense autant à Derek Bailey qu’aux séquences d’accords et d’écarts de notes injouables des fanatiques qui réalisèrent Trout Mask Replica et Licks My Decals Off. Si vous ignorez de quoi je parle en signalant ces deux opus beefheartiens, je pense qu’il y a lieu de s’informer auditivement au plus vite. Les titres des six morceaux d’A.W. semblent sortir d’un projet contemporain soigneusement naufragé ou naufrageur et intriguent : les cadences torturées de Tight Ship, les cadres mouvants de Frames, la complexité de Alternate Flow et le caractère épique puis destroy d’Allegro Apprensivo avec leurs  empilements de doigtés bizarres ou décalés ou le subtil et plus léger, voire sautillant, Humid Retreat. Pochette ornée du portrait d'Alex par la peintre Gina Southgate. Remarquablement, Alex Ward opère une synthèse complètement organique et spontanée de plusieurs approches musicales et sonores jazz – psychédélique – free-rock - contemporain avec le plus grand naturel et une efficacité à toute épreuve. Super guitariste – compositeur.  


Pointe sèche Annette Krebs - Jean-Luc Guionnet inexhaustible editions ie-022

Dans un label comme inexhaustible editions dont le titre évoque un album incontournable d’AMM (The Inexhaustible Document), il faut s’attendre à des choses parfois extrêmes ou plus conceptuelles. Pointe sèche se réfère sans doute aux dessins de Jean-Luc Guionnet qui ornent la pochette. Cet artiste est crédité « church organ » et sa collègue Annette Krebs «konstruktion # 4 ». J’ai très peu de prétentions musicologiques « contemporaines » per se et j’aurais aimé trouver dans la pochette une clé pour comprendre ce qu’est « konstruction #4 » , un instrument, une installation, une composition pré-enregistrée… J’ai trouvé une réponse sur son site. La musique fut enregistrée en juin 2018 à l’église St Pierre à Bistrica Ob Sotli en Slovénie. Connu pour son travail de saxophoniste dans les cercles de l’avant-garde de l’improvisation internationale, Jean-Luc Guionnet pratique avec succès l’orgue d’église en explorant et requérant les uniques possibilités de souffle, de sifflement des tuyaux d’orgue avec des pressions des touches qui laissent flotter les vibrations minimums, voire minimales des colonnes d’air produisant des sonorités hantées, désincarnées, dans des drones vacillants et fantômatiques, glissandi et agrégats de timbres défiant la notion de texture. Un travail minutieux sur quelques paramètres savamment sélectionnés et déformés jusqu’au mystère. Pentes paru chez à bruit secret il y a bien longtemps est d’ailleurs un opus révélateur. Sa collègue qui fut un temps guitariste dans la scène réductionniste berlinoise (Burkhard Beins, Andrea Neumann, Axel Dörner) projette dans l’espace de brefs collages de voix ou de percussions qui oblitèrent les soufflement diserts ou font sursauter l’organiste. Trois pièces 1., 2., 3. respectivement 26, 24 et 19 minutes. Je vous fait grâce des secondes. Au fil des morceaux, la tension monte et les intentions musicales se dévoilent à petites doses. Le discours se corse et l’écoute s’anime. Je suis particulièrement friand d’orgue à vents et à tuyaux traités de cette manière et je ne pourrai m’empêcher de me plonger à plusieurs reprises dans leur univers pour jouir de la fascination de clusters mouvants, glissants, s’échappant dans l’espace et le silence. Des surprises… Une vocalité inespérée (diphtongues nordiques, sibériennes ou magyar) qui s’installe sans peine dans une acoustique difficile. L’acoustique des églises sont souvent très dures en raison du sol en dalles de pierre ou de marbres, des murs réverbérant et des fréquences malaisées générées par la disposition du bâti.  J’espère que d’autres aient la même idée : écouter soigneusement ce disque. La musique improvisée ou expérimentale est un chantier permanent et cette musique exprime cela au mieux. Un très bel ouvrage aussi mystérieux que réussi.

17 août 2020

Neil Metcalfe John Edwards Marcello Magliocchi Daniel Thompson Adrian Northover / Benedict Taylor/ Ivo Perelman & Arcado String Trio/Adam Bohman Sue Lynch Ulf Mengersen & Adrian Northover

The Runcible Quintet Three Neil Metcalfe John Edwards Marcello Magliocchi Daniel Thompson Adrian Northover FMRCD565-0120 https://www.subradar.no/album/runcible-quintet/three-0

Collectif égalitaire, les musiciens improvisateurs du Runcible Quintet assument tous les rôles sauf ceux dévolus conventionnellement à leurs instruments respectifs. Guitare, Daniel Thompson ; flûte baroque, Neil Metcalfe ; saxophone alto et sopranos, Adrian Northover; contrebasse, John Edwards : percussions, Marcello Magliocchi. Chaque musicien explore les sons possibles sur son instrument (Magliocchi, Northover), mais aussi des aspects mélodiques subtilement microtonaux (Metcalfe, Northover), techniques de souffle alternatives (Northover), clusters dissonants (Thompson), percussivité aggressive (Edwards), harmoniques (Edwards, Northover), lyrisme (Metcalfe, Northover, Edwards), micro-percussion semi aléatoire (Magliocchi), vibrations de métaux frottés (Magliocchi), motifs cycliques (Thompson). Atomisation des formes musicales, mais aussi consonances et volutes imbriquées de motifs mélodiques partagés (Metcalfe - Northover) ou ferraillage de la six cordes acoustique. Ces pôles de recherches de timbres et d’effets, de lignes et de courbes, d’exaspération ludique, évoluent et interagissent au travers d’un processus sensible d’écoute, d’empathie sonore, de réactions instantanées faites de contrastes, de contraintes et d’affinités. Équilibres : deux cordes , deux vents et les deux mains du percussionniste. Chaque musicien entretient son univers personnel sans pour autant jouer un rôle ou dans un style ou registre prédéfini, mais s’ouvre à de potentielles métamorphoses, égarements de l’action, parfois au bord du silence. En essayant, en cherchant, on trouve, on abandonne, on se réunit. Durant la longue suite de « one » de 30 : 43, on se plaît à les suivre à la trace dans une évolution sans début ni fin, tuilages, brisures, enchaînements ou interpénétrations de séquences, de lignes et de flux. Two (5:33) : notes tenues des vents et bruissements tintements et sifflements des percussions métalliques en suspension. On ne saurait en évaluer la durée (une ou cinq minutes ?) ni même qui joue quoi. Three (4:26) : une synthèse habile des points forts du groupe et envols soudains du quintet, contrepoints et interactivité de trouvailles instantanées. Final en consensus avec un coup d’archet sensuel. The Runcible Quintet n’est pas intéressé à produire des chefs d’œuvres, ou à concevoir de manifestes idéologiques en -ismes, ou encore concentré sur une unique « direction musicale » - style distinctif. Mais plutôt dans une pratique musicale essentiellement ludique, sensible où chaque musicien donne et trouve ce qui le touche et ce que les autres lui inspirent. Un mouvement instantané, le temps qui fuit, un échange partagé plutôt que des formes musicales tangibles, formatées, compartimentées. Quelque chose de secret et d’indéfinissable apparaît et s’échappe dans des rhizomes défiant le sens commun. L’improvisation. Si ces musiciens excellent à brouiller les cartes, il faut souligner que ces instrumentistes ont une solide expérience de toute une vie à jouer des musiques plus répertoriées, formelles : classique, jazz, cross-over, chanson, post-rock…Derrière cette folie douce et cet éclatement des formes, on entend, ressent, devine un travail intense, une discipline instrumentale, un travail de recherche, une réflexion sur la musique et la vie.  

 

Benedict Taylor Swarm https://benedicttaylor.bandcamp.com/album/swarm

 

Pas moins de cents couches d’alto et de violon et une de guitare, écrites ou improvisées par Benedict Taylor, un spécialiste du « violon » alto et un des piliers incontournables de la scène improvisée britannique. Que dire à l’écoute de cet OVNI comprovisationnel, collage hors normes de séquences empilées, imbriquées, tuilées, en un étonnant dégradé tonal où un écart savamment calculé entre chaque note jouée et étendu à une bonne partie de ces ondulations sonores de violons crée une fascinante illusion de mouvement croisé descensionnel / ascensionnel. Minimalisme, drones, micro-tonalité, les définitions s’égarent… Au fil des quatre parties de cette œuvre monolithique, on la voit se différencier dans des embranchements différents comme dans le delta d’un fleuve. Chacun de ses bras se réalise dans un parcours sinueux ou linéaire, des mouvement contraires se dessinent, des variations de densités , des colorations s’étalent et l’écoulement ralentit, les aigus fusent et des contrepoints organiques s’interposent. Benedict a entièrement conçu, composé, joué, improvisé des séquences, monté, collé, mixé. Des extrêmes cohabitent, un tutti se ramifie s'étale et implose. Un travail de bénédictin des temps modernes, serait-on tenté de dire, alors que le monstre triadique pointe sa tête sulfureuse. Une œuvre étincelante, hantée et unique.

 

Ivo Perelman & Arcado String Trio Deep Resonance Fundacja Sluchaj

https://sluchaj.bandcamp.com/album/deep-resonance

 

Arcado String Trio fut il y a vingt-cinq ans un des quelques ensembles à cordes les plus en vue dans l’univers du jazz créatif entre « free » et pratique « post-classique ». Trois musiciens superlatifs : le violoniste Mark Feldman, le violoncelliste Hank Roberts et le contrebassiste Mark Dresser. Personnalités musicales passionnantes, ils ont travaillé séparément avec la crème de la crème : Anthony Braxton, Marylin Crispell, Dave Douglas, John Zorn, Marty Erhlich, Uri Caine, Ned Rothenberg, etc… Tout récemment, Mark Feldman  et Hank Roberts ont participé chacun à l’un des enregistrements de Strings 1 et 2 du saxophoniste Ivo Perelman, un projet qui mettait en évidence les instruments à cordes frottées dans l’univers du souffleur brésilien, lequel est coutumier du fait. En effet, on l’a entendu très souvent ces dernières années avec l’altiste Mat Maneri dans de nombreux enregistrements détaillés dans ces lignes. Ivo a aussi enregistré par le passé avec des quartettes à cordes « improvisé-jazz » (The Alexander Suite with the C.T. String Quartet &– The Passion According to G.H. with the Sirius Quartet). J’ajoute encore que Mark Dresser a aussi enregistré trois albums avec Perelman (Suite For Helen F., En Adir et Sound Hierarchy). Avec ces expériences antérieures et les nombreuses qualités  de ces musiciens, ma curiosité est piquée au vif. Cette association suscite dès le départ un fort intérêt et l’écoute émerveillée de Deep Resonance répond à toutes les attentes ! Il y a réellement une Deep Resonance dans leurs quatre improvisations collectives et cette résonnance profonde se révèle à plusieurs niveaux, sonores, intimes, formels, interactifs. Une réelle plénitude et une communauté partagée dans l’instant et à travers la personnalité de chacun affleure à chaque instant. Le souffleur a pris le parti de jouer « à l’intérieur » du trio à cordes comme s’il était un violon ténor. Son style tend à distendre les intervalles en ajoutant ou diminuant chaque ton et demi-ton recréant ainsi sa propre échelle (micro)tonale. Sa voix instrumentale hausse les notes aiguës du sax ténor dans un élan lyrique au-delà du registre prévu avec des glissandi très personnels.  On le reconnaît immédiatement dès les premières notes, comme Trane, Lacy, Ornette,… . Feldman, Roberts et Dresser adaptent souvent leurs doigtés de manière à coïncider avec ces agréments. Dès les premières minutes, une empathie, une symbiose se crée. La musique est devenue tout autant Arcado que Perelman. Tout au long des quatre longues improvisations (17 :46 – 8 :51 – 9 :26 – 8 :42), chacun invente et trouve des modes de jeu qui lui permettent de s’exprimer avec originalité et de mettre en valeur l’ensemble, dans des mouvements concertés, parallèles, contradictoires, en pizzicato ou à l’archet. Mark Feldman dialogue alternativement avec Ivo Perelman ou Hank Roberts lorsque le saxophoniste fait une pause. Le contrebassiste tisse des liens invisibles équilibrant le tangage du navire comme un timonier qui connaît par cœur toutes les passes. La teneur des échanges évoluent dans de lentes métamorphoses, chacun proposant des motifs ou des couleurs qui entraînent le groupe à changer la qualité sonore particulière de leurs jeux respectifs. Les trouvailles mélodiques circulent naturellement d’un instrument à l’autre et ils s’échangent les rôles comme dans une démocratie participative et active. On trouve aussi une dimension africaine dans les pizzicati du violoncelliste. Qu’un improvisateur sache faire feu de tout bois en enchaînant des phrases superbes au départ de ce qui semble être un accident sonore est déjà une chose merveilleuse. Avec Arcado + Perelman, cette propension est démultipliée et amplifiée car, on le notera volontiers, jouant d’instruments de la même famille des cordes frottées des violons, une émulation toute spéciale, un fort sentiment de partage et de communication musicale s’établit nettement plus aisément et intensément que s’il s’agissait d’autres instruments. On est donc aux anges. Et Ivo Perelman, fort heureusement, s’y intègre à merveille, même lorsqu’il va étirer et mâchonner les harmoniques les plus hautes. La communication interne du groupe fonctionne sur une multitude d’éléments propres à la grande libre improvisation : le moindre timbre, un accent précis, une couleur rare, des bruissements fugaces, une friction de la corde contre la touche, des bourdonnements, un voicing imprévu. On entend d’infimes détails se répercuter sous les doigts (ou les lèvres) avec une finesse innée, indescriptible. Les nuances, les nuances…  Et donc l’écoute est nourrie, stimulée, enrichie constamment dans une plénitude quasi paradisiaque. Une communauté spirituelle, sensitive, une éthique de la musique jouée à, plusieurs. Comme par hasard, sous les doigts du violoniste, un imprévisible parfum de samba (Ivo est Brésilien) s’instille pour être insensiblement haché menu par les inventions sonores et les glissandi de l’un et de l’autre (part 3). Musique colorée, intime, légèrement épicée, sensible, vécue avec autant de sagesse que d’intensité, expression d’une langueur et d’une patience infinie et d’une vivacité électrique selon les nombreux instants dont on aurait peine à tenir le compte. Ne comptez plus, écoutez cette merveille.

 

Grappling with the Orange Porpoise The Chemical Expansion League : Adam Bohman Sue Lynch Adrian Northover Ulf Mengersen Creative Sources cs 646 cd


Lutter avec le marsouin orange, c’est le titre du nouveau et premier cd de The Chemical Expansion League dont fait partie Adam Bohman, légendaire improvisateur aux objets amplifiés et poète (surréaliste selon Steve Beresford) à qui ses collègues laissent très souvent toute liberté pour inventer noms de groupes, titres d’albums et de morceaux. Il est en bonne compagnie ici avec les deux amis avec qui il organise le Horse Improv Club au I’Klectic Arts Club, situé Old Paradise Yard, Carlisle Lane SE1 au beau milieu d’un jardin alternatif occupé par des ateliers et des lieux de travail. Pour chaque concert et pour la pochette de Grappling, Adam crée un collage coloré (affiche), tandis que les saxophonistes Sue Lynch et Adrian Northover mettent au point dates, programme et invités, ainsi que la réservation d’I’Klectic, devenu au fil des ans un lieu incontournable. Dans ce Grappling with Orange Porpoise, le trio du Horse Improv Club s’est adjoint le contrebassiste allemand Ulf Mengersen, qui lui a fait exécuter le mixage par Dietrich Petzold à Berlin. D’un morceau à l’autre, règne une grande lisibilité : on distingue clairement les musiciens. Les frottements de la contrebasse à l’archet, les interventions lunaires du sax soprano d’Adrian Northover, le souffle pensif et mesuré du ténor de Sue Lynch et les grattements, sifflements, frictions en tous genres d’Adam Bohman sur la surface des objets collés ou ligaturés sur sa table se croisent paisiblement, flottent dans l’espace, les musiciens alternant leurs phases de jeu et de silence de manière à ce qu’il y aient deux ou trois des quatre membres de la Chemical Expansion League occupés à jouer en même temps. Ce qui est un peu normal : quand on fait de la chimie expansive, il faut doser les ingrédients et les ajouter un par un avec précaution et minutie, sans quoi on risque l’explosion. Ceux qui confondent improvisation libre avec bordel généralisé où tout le monde joue  à tout moment en même temps devraient un peu s’informer ou écouter le compact de la Chemical Expansion League. Les dix improvisations ici enregistrées portent des titres à coucher dehors (NB à Londres, vu les distances, cela risque de vous arriver si vous allez écouter Adam tard au sud de la ville). Inspiration Bohmanesque. Je vous en cite quelques-uns pour votre édification : Seagull Semaphore Slump, Adolescent Steamroller Stomp, Financial Celery Expletive Binge, Broken Thermos Flask Fiasco. On se demande si les titres ont quelque chose à voir avec leur musique. Moi-même, je ne me pose plus la question.  En effet, pour un des albums d’un groupe avec Adam auquel  j’ai participé (I Belong To The Band), Bakers of the Lost Future, c’est moi-même qui avait inventé les titres de l’album et des morceaux : Elephant Pastry Dream, Gastric Samba Honkers, Intergalactic Gulash Vs Sneezawee Gaspacho, pastichant mon collègue. Et bien sûr les musiques respectives des deux groupes n’ont rien à voir. La musique du marsouin orange lutteur fait plutôt penser au flegmatique cormoran qui attend immobile son heure pour saisir sa proie. Ce qui compte pour les trois instrumentistes « conventionnels », c’est de jouer avec la dynamique idoine pour qu’on entende clairement le moindre son de l’objétiste. Torture de la carte de crédit, crissement de pinces à linge amplifiés, ressorts caressés avec un ampoule électrique, archet sur un coupe à bière belge d’abbaye, crissements de cordes de guitare attachées à une boîte plastique, etc... Ulf Mergesen a préparé sa contrebasse, Adrian Northover, sax soprano et alto, joue aussi du wasp synthesizer et du melodica, Sue Lynch, au sax ténor, double à la flûte ou à la clarinette. Adam Bohman, un adepte du bruitisme pur, est crédité prepared strings, en sus des objets amplifiés, soit des cordes (de guitare, violon, élastique, mais aussi tranche-tomates ou ressorts) qu’il gratte délicatement, paisiblement, une ou deux à la fois. Les trois autres ont toute la sensibilité voulue pour évoluer en cherchant les sons avec une dynamique, un feeling et des étirements de notes qui font que notre oreille se penche sur les grattouillages, crépitements et frottements de leur poète de collègue. Les notes des souffleurs semblent s’échapper hors de l’espace comme dans Adolescent Steamroller Stromp. Le mixage de Dietrich Petzold est exemplaire. De beaux instants de poésie, la chimie du quartet fonctionne.

 

13 août 2020

Maggie Nicols John Russell Mia Zabelka/ Yorgos Dimitriadis & Achim Kaufmann/ Derek Bailey Will Gaines Simon H Fell Mark Wastell/ Trevor Watts solo

W : Trio Blurb Maggie Nicols John Russell Mia Zabelka evil rabbit records 27



Enregistré par Tim Fletcher le 16 septembre 2017 au discovery festival et le 13 mars 2018 par saint austral sound au horse improv club / i’klectic , Londres. Wilcumestowe (19 :18) et Work and wild (27 :33).

John Russell avait déjà fait mine de me filer le compact, mais le fil de notre conversation avait dévié. J’ai profité de ma participation à son Quaqua Festival d’août 2019 pour acheter ce beau document et je ne le regrette pas. J’avais déjà reçu le Trio Blurb (Extraplatte) en 2013 et ce deuxième opus monte de deux ou trois crans le régime de cette formule voix – violon – guitare pour le moins originale. La violoniste autrichienne Mia Zabelka est une improvisatrice sensible et compétente dont l’esprit et le traitement sonore de son instrument s’agrègent très bien dans les univers conjoints et très particuliers du guitariste acoustique John Russell et de la chanteuse Maggie Nicols. John Russell a développé un style original à la six cordes non amplifiée, une éthique sourcilleuse et un mode collaboratif très ouvert faisant de lui un fils spirituel de John Stevens et Derek Bailey, s’ingéniant à jouer pour mettre en évidence le meilleur chez ses compagnons d’un soir ou de tournée. 

        Maggie Nicols est une réelle innovatrice dans le domaine de la libre improvisation au même titre que tous ces musiciens légendaires, Bailey, Rutherford, Stevens, Parker, Guy, Prévost, Lovens, Van Hove etc… Elle chantait déjà librement avec John Stevens et Trevor Watts (Berlin TMM 1968), mais aussi avec Terry Day et Lol Coxhill, bien avant que le concept d’improvisation libre européenne « non-idiomatique » se détache de l’univers du free-jazz. Sa voix se mue irrévocablement dans les incarnations successives de la révolte, de la pureté, du plaisir, de l’amour, ... en jouant spontanément avec les couleurs, le timbre, la dynamique, les intervalles et l’expression d’affects profondément vécus ou outrageusement surréalistes. Elle fait éclater les gammes sauvagement en appliquant les principes du dodécaphonisme à sa sauce, susure brièvement historiettes et tranches de vie improbables, étire le timbre en glissandi aux contours constamment renouvelés, râcle son gosier comme une oiselle affamée, des mots inintelligibles s’entrechoquent dans sa mâchoire hébétée. L’art de la conversation intime avec un interlocuteur imaginaire, lequel peut se révéler être chacun d’entre nous.  

           Les deux cordistes ont un malin plaisir à transformer leurs instruments en caisse de résonance des stries de l’espace – temps, compressions d’harmoniques folles sur la touche, archet ou plectre virevoltant sur le chevalet et la surface des cordes, grattant, piquetant, virevoltant. Vision pointilliste et sonique – acoustique de la musique, contorsion bruitiste du geste musical, sifflements gracieux, balancements de notes fantômes (harmoniques) et d’intervalles savants – harmonies schön-bergiennes.  Mia et John sont littéralement happés par la magie du trio et les vocalises visionnaires et improbables de la chanteuse, Maggie, l'unique. L’inspiration de Maggie fait feu de tout bois, recyclant sa mémoire musicale et le fruit toutes ses expériences pour continuellement enchanter l’instant en alimentant l’imagination de ses deux condisciples, tous deux superbement au diapason et sur une autre planète.

          W : double you. Chacun joue – chante avec un double toi-même – moi-même dans une forme triangulaire, perçue, sentie, ouïe sur tous les angles comme une pyramide parfaite en rotation  permanente dans l’espace et la lumière. W : Vivant Maggie, Mia et John !!

     PS : Il y a finalement peu d’albums avec Maggie Nicols ce dernier quart de siècle et celui-ci est une pure merveille. Je viens aussi de chroniquer Myasmo , l’excellent album solo de Mia Zabelka pour Setola di Maiale. Notez aussi John Russell : With / Emanem 5037. 

 

Nowhere One Goes Yorgos Dimitriadis & Achim Kaufmann jazzwerkstatt

https://yorgosdimitriadis.bandcamp.com/album/nowhere-one-goes


Piano et percussions préparés et gémellés. Yorgos Dimitriadis, batteur provenant de Thessalonique, a ajouté un module électronique pour différencier et enrichir ses sonorités. Achim Kaufmann, pianiste originaire d’Aix-la- Chapelle, joue autant sur le clavier (rêveur, anguleux, …) que dans les cordes et sur les mécanismes de résonnance (Marbles). Est-ce une coïncidence, mais la vieille chapelle palatine d’Aix-la Chapelle (8ème s.), est une des rares cathédrales construites avec un plan byzantin. Quatre dialogues fins, méticuleux autant basés sur les sonorités que sur une forme de lyrisme contemporain et un usage remarquable de pulsations étirées et d’accords désagrégés de notes en suspension mêlées au souffle vibratoire timbres métalliques (Samaris). En suivant l’écoute de ces quatre improvisations aux contours à la fois déterminés (intentions initiales) et ouverts (idées et lueurs qui surgissent), on découvre un superbe parcours faits de nuances, d’émotions, d’entrelacs de doigtés subtils et de frappes en cascades tournoyantes (Ersilia). Les sifflements métalliques et frottements / bruissements joués par les deux musiciens semblent sortir d’une seule et unique machinerie bruissante. Remarquable synthèse/ empathie de récents courants au sein de l’improvisation radicale et du jazz libre créant un univers sonore onirique à la fois cohérent et des frictions hétérogènes. À noter l’inventivité diversifiés des frappes de Dimitriadis à la percussion et la superbe qualité de toucher de Kaufmann. Un excellent opus !!

 

Virtual Company : Derek Bailey Will Gaines Simon H.Fell Mark Wastell confront core series/ core 12

https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/virtual-company


Derek Bailey, Will Gaines, Rhodri Davies, Simon H.Fell et Mark Wastell formèrent, il y a une vingtaine d’années, une édition vraiment passionnante de Company, le groupe à géométrie variable de Derek Bailey. Guitare électrique et acoustique, tap-dancing, harpe, contrebasse et violoncelle. Concerts et enregistrements en G-B, à Marseille (Company in Marseille Incus CD 44/45), New York et au Klinker Club/ Sussex Pub (Company – Klinker /Confront Core). Pour son 50ème anniversaire, Mark Wastell, le violoncelliste, avait voulu faire revivre ce groupe. Mais, malheureusement, Bailey et Gaines nous ont tous les deux quitté depuis bien des années. Simon H.Fell, le contrebassiste, suggéra alors de créer une présence virtuelle en utilisant et en éditant des enregistrements solos provenant de disques de Bailey et des cassettes de Gaines. Il mit au point un stock de fragments de durées différentes en insérant des pauses silencieuses. Aux membres du groupe survivants d’improviser avec cette sélection lors d’un concert tenu au Café Oto le 2 mars 2018 marquant aussi la sortie du cd Company - Klinker. Suite à une importante chute de neige, ce fut par miracle que Simon et Mark parvinrent à Dalston avec leurs instruments, Rhodri et sa harpe restant immobilisés. Ces trois musiciens forment un groupe toujours actif, IST, depuis 1995 et ont pas mal enregistré jusqu’à ce que Simon ne nous quitte prématurément le 28 juin dernier. Sans doute Mark a voulu publier cet album pour (aussi) honorer son cher ami disparu, une personnalité engagée, brillante, extrêmement douée et très généreuse . 

       Son arrangement sonore virtuel avec Bailey et Gaines est intitulé (re)Composition N° 81 (for Mark) et sa réalisation dure 46 minutes treize secondes. Les notes de pochette contiennent un texte de SHF expliquant les tenants et les aboutissants de ce projet et de son bienfondé par rapport à la démarche improvisée « non idiomatique » de Derek Bailey. Peu importe, ce qui compte c’est d’écouter si le jeu vaut la chandelle. Je n’étais pas présent et je me contente d’écouter le présent album. Une remarque s’impose. On entend clairement que le son de la guitare de Derek Bailey provient d’une enceinte d’haut-parleur et sa dynamique sonore est assez différente de celle des deux musiciens vivants sur scène. Le crépitement des claquettes sur le sol de Will Gaines crée une percussion inhabituelle agrémentée d’un monologue adressé au public de sa performance solo lors de l’enregistrement de celle-ci. L’ensemble sonne de manière curieuse et suscite souvenirs, supputations, sentiments nostalgique, surprises. 

        Pour les fans de Bailey, ce sera un jeu de devinettes pour retracer les albums solos dont sont extraits les fragments utilisés. À coup sûr Aïda, Incus 40. Il s’agit à mon humble avis d’une curiosité discographique qui souligne l’apparence extrême de l’improvisation libre et son irréductibilité. Parmi les 46 minutes, se trouvent des moments qu’on pourrait choisir comme remarquables et que, peut-être, Derek Bailey aurait édités et conservés en les détachant de l’ensemble. Allez savoir ! Cette formule « virtuelle » est sans doute une piste intéressante à suivre spécialement en studio et en éditant des séquences réussies. Derek a réalisé ce procédé avec Han Bennink dans leurs Post Improvisation 1 & 2, Incus CD 34 et 35. N’hésitez pas à suivre Confront Recordings, il y a souvent de très belles surprises, dont plusieurs albums du trio IST.

 

The Lockdown Solos Trevor Watts Hi4Head HFHCD029


Nick Dart a dédié son label HiFourHead à la personne du saxophoniste Trevor Watts et de ses projets et rééditions. Ces magnifiques Lockdown Solos enregistrés tout récemment pour combattre la morosité et l’absence de concerts sont tout à fait exemplaires d’une expression constitutive / issue du jazz où l’artiste va glaner son inspiration dans d’autres cultures tout en se nourrissant du langage du jazz moderne. Au sax alto, on songe inévitablement à Art Pepper, Eric Dolphy ou Ernie Henry, et à l’influence modale issue de Coltrane et de la musique celtique. Au soprano, il est un fin mélodiste avec une maîtrise supérieure de l’instrument. Arrivé à l’âge de 80 ans, il a conservé sa magnifique sonorité et une articulation du souffle et des notes peu commune. Quatre compositions au sax alto alternent avec quatre compositions au sax soprano. Ses compositions en solo sont thématiquement et improvisationellement reliées à ses compositions pour ses groupes historiques Amalgam et Moiré Music. Elles donnent l’illusion de tournoyer et se suffisent à elles-mêmes car son jeu suggère une dimension orchestrale avec des rythmiques sous-jacentes très particulières, métriques complexes et variables, suggérées par la précision et la diversification des accents qu’il imprime au flux de son jeu remarquablement articulé.  

      En écoutant ces solos à la file, on arrive à oublier s’il joue l’un ou l’autre instrument, alto ou soprano, car on entend la même voix, inimitable, celle de Trevor Watts. Une saveur unique, un son pur, flamboyant, puissant, chaleureux, des doigtés particuliers et quelle sonorité !! Parmi les altistes les plus merveilleux du jazz libre, sa personnalité incontournable s’ajoute à celles des deux génies tutélaires, Ornette Coleman et Eric Dolphy, et de souffleurs de légende comme Marion Brown, Jimmy Lyons, Roscoe Mitchell ou Sonny Simmons ou son compatriote Mike Osborne, la plupart disparus. Quand on évoque Trevor Watts, on songe maintenant à sa figure de vieux mage, sourire espiègle et rythmique ensorceleuse, magicien du son et de l’invention mélodique réunis.