29 mai 2024

Gianni Mimmo Gaël Mevel Thierry Waziniak / Hideaki Shimada / The Third Guy Primoz Sukic Ruben Orio & Quentin Meurisse/ Milana Saruhanyan & John Bissett

Constellative Trio Gianni Mimmo – Gaël Mevel – Thierry Waziniak Label Rives 8
https://www.labelrives.com/Constellative.trio.html
Huitième numéro du label Rives du violoncelliste Gaël Mevel en compagnie du saxophoniste soprano Gianni Mimmo et de son fidèle complice, le percussionniste Thierry Waziniak. Rives se distingue par ses pochettes avec deux carrés de caoutchouc aimantés dont une face est recouverte d’un brossage de peinture monochrome où s’imprime le titre du disque : Constellative Trio – Rives 8. Les deux carrés de caoutchouc enserrent le CD et le livret de notes. D’autres albums mémorables réunissaient Mevel et Waziniak avec Michael Attias (trio Alta) ou Jean-Luc Capozzo et Mat Maneri (Kairos). Dès le départ, le souffle de Gianni Mimmo fait vibrer doucement une note « faussoyée » en ouvrant une clé intermédiaire. Il joue des sons isolés avec concentration, l’écoute des deux autres se focalisant sur le timbre du saxophone pour s’imprégner de la vibration émotionnelle avant d’intervenir par petites touches (Blossom Song 5 :42). L’archet bruite discrètement les cordes du violoncelle avec quelques cliquetis de la batterie. Il s’agit d’une musique entièrement improvisée lyrique et chaleureusement introspective. Petit à petit, le souffleur appelle une ou deux notes circonduites au son primal initial en esquissant des soupçons de mélodie. La qualité de timbre et l’inspiration de Gianni Mimmo sont merveilleuses et irradient le travail concis et transparent du tandem Mevel – Waziniak. Les frappes légères du batteur sont calibrées sans roulement ni « figures » et toutes en nuances, chaque instrument occupant l’espace sonore égalitairement et avec lisibilité. De très courtes « Bagatelles » (Green, Purple, Crinale, Blue & Orange) sont parsemées entre chacune des six pièces « principales » plus substantielles dont la durée oscille entre quatre, cinq ou six minutes jusque 9 :40 , comme si ces bagatelles faisaient partie du flux de l’improvisation et son fil conducteur. L’ambiance un brin minimaliste et retenue s’étend au travers des miniatures dans chacune des pièces subséquentes avec de belles nuances. Let The Shadow Come fait allusion au très lent mouvement de l’astre du jour en début de soirée quand l’ombre s’étend imperceptiblement, auquel l’embryon serein de mélodie de Qualities of the Afternoon (8) fait écho un peu plus loin. L’improvisation s’anime avec The Laziest Mankind (5), le saxophoniste articulant les intervalles, notes accentuées de son jeu personnel bien spécifique, voisin de celui de Steve Lacy. Le jeu du violoncelliste s’anime progressivement alors que le souffleur trace les motifs de base avec de belles réitérations de notes enchâssées dans le silence pour créer une mandala intuitive. Il s’agit d’improvisation instantanée et donc la conclusion nous ramène à ce jeu raréfié qui fait florès dans ces courtes miniatures (Crinale).
Tales of the Shuffled Sheets, Mimmo évoque une composition légendaire et l’art de Steve Lacy dont il est un dépositaire authentique et qu’il a développé très créativement. Le trio est une merveille d’équilibre, les pizz de Gaël Mevel quittent le champ « de la contrebasse » pour une puissante partie à l’archet magnifiant la sonorité du souffleur pour ensuite le suivre dans une sorte de sorte de glissement en apnée. Dans cette affaire, Thierry Waziniak a pris le parti de la libre improvisation commentant discrètement et subtilement faisant résonner légèrement les fûts en décalage avec de légères mailloches, cliqueter ces cymbales de la pointe des baguettes. Son jeu produit autant un souffle, imprime de légers mouvements, souligne, soustrait, élude, respire… donne un sens au son et au silence.
Au n°10, Scattered Newspaper (4 :28) est sans doute le morceau le plus vif et il clôture le narratif du disque avant l’ultime Bagatelle. Le jeu pizzicato se fait boisé, oblique, introduisant le souffle merveilleux de Gianni Mimmo, lequel déroule des enchaînements de notes spiralées avec les accents sur les aigus et des intervalles abrupts caractéristiques de son style reconnaissable entre mille . S'ensuit alors un duo percussions violoncelle conclusif. La connivence du trio est empathique à souhait et le duo sax violoncelle final d'Orange Bagatelle résume à lui seul les intentions des artistes. Une musique "fragile" d’une grande force intérieure au service d’un lyrisme oblique et très inspiré.

Agencement : Hideaki Shimada Binomial Cascades LP Pico 2023
https://hsppico.bandcamp.com/album/binomial-cascades

Hideaki Shimada est un violoniste poly-instrumentiste japonais et à lui tout seul le concepteur – compositeur expérimental du projet Agencement. J’avais en son temps chroniqué un CD d’Agencement aussi intrigant que radical. Un autre album d’Hideaki Shimada consistait en deux duos avec Evan Parker et avec Roger Turner.
Mais rien ne me laissait supposer la qualité emblématique de ces Binomial Cascades dont il est l’unique instrumentiste enregistré sur plusieurs pistes remarquablement bien réalisées agencées. C’est en fait un vrai chef d’œuvre de musique contemporaine expérimentale. Hideaki Shimada y joue tous les instruments : violons, alto, violoncelle, contrebasse, electroniques et bande magnétique. L’enregistrement s’est déroulé en plusieurs phases à l’automne 2022 et le mois d’août 2023 au studio Kubo à Kanazawa. Le piano en octobre 2022 au Space Taki à Hakui. La première face (A) de Binomial Cascades s’intitule Nyx and Thanatos. Dans la mythologie grecque, Nyx (en grec ancien Νύξ / Núx, en latin Nox) est une déesse grecque de la Nuit, fille du Chaos et personnifiant la Nuit. Selon la Théogonie d'Hésiode, elle et son frère Érèbe (les Ténèbres) sont parmi les premières divinités issues du Chaos primordial. Thanatos désigne la Mort. Dans la mythologie grecque, Thanatos (en grec ancien Θάνατος / Thánatos) est la personnification de la Mort. Il est une figure mineure de la mythologie grecque, à laquelle on fait souvent référence mais qui apparaît rarement comme individu. La qualité de la dynamique et l’exécution sur les différents instruments successivement agencés et assemblés dans le temps sont de très haut niveau et la conception de l’œuvre est très cohérente. La voix prédominante est celle du violon avec la multiplicité des modes de jeu. Fréquemment, on ne distingue qu’un seul instrument ou deux ou leur combinatoire – agrégation sonore minutieuse. Le piano intervient à un moment donné. Un vrai plaisir d’écoute pour ces sonorités suspendues dans l’espace du silence et le déroulement temporel. La Face B s’intitule Sorrow II et fait appel à la transformation électronique de sons joués sur les instruments à cordes, colorant et complétant organiquement le jeu acoustique dans un subtil agencement de « contrepoints » et de simultanéités orchestrées par le truchement du re-recording – multipistes. C’est absolument exquis, superbement spatialisé, enregistré avec soin. Sorrow développe un esthétique et des préoccupations musicales similaires à celles de la Face A. J'appréciais volontiers le talent et la créativité d'Hideaki Shimada jusqu'à présent, mais avec ce vinyle providentiel d'Agencement, je deviens profondément enthousiaste.

Just The Three of Us. The Third Guy Quentin Meurisse Ruben Orio Primoz Sukic Paonne Records PR01
https://thethirdguy.bandcamp.com/album/just-the-three-of-us

The Third Guy est, si j’ai bien compris, le projet du percussionniste Ruben Orio et du guitariste Primoz Sukic, qui invitent un troisème larron pour une expérience librement improvisée. Pour l’occasion, le claviériste Quentin Meurisse. Je connaissais déjà le travail de Sukic avec le clarinettiste Tom Jackson dans the Godson’s Way (Roam). Dans cet album, se développe audacieusement un trilogue électrique en dix pièces remarquablement calibrées et diversifiées dans une continuité homogène et une dimension expérimentale qu’on qualifierait à la sauvette « post-rock » . Tout à fait remarquable. Ces trois artistes créent un remarquable univers de textures, détails sonores, transformations métamorphiques des sons, dérapages, effets sonores. Le percussionniste est attentif à ne pas surjouer, introduisant frappes légères et atmosphériques avec une sensibilité très consciente de la dynamique idéale. Le guitariste a, de même, une habileté maîtrisée pour doser l’électricité et l’usage de ses nombreuses pédales comme le ferait un peintre. Dialogues autant que paysages sonores, sonorités électrogènes en suspension, nuances infimes, usage de micro crescendo – decrescendo, souffle électrique au bord du silence, plusieurs niveaux de jeux simultanés ; le flux très détaillé de leurs actions et interactions musicales relance constamment l’attention d’un morceau à l’autre. Si une esthétique précise traverse chacun des dix morceaux avec ces colorations particulières, les configurations formelles, spatiales et sonores de chacun d’eux leur confèrent une identité particulière. Chapeau, les gars ! Voilà un trio qui partant d’un univers foncièrement électrique partage les valeurs et la conscience de l’improvisation libre radicale à un très haut niveau. En plus, il faut souligner que la qualité de l’enregistrement est optimale pour une musique amplifiée « électrique ». L'enregistrement a été effectué au Werkplaats Walter à Bruxelles, un lieu où il se passe bien des choses intéressantes dans le domaine des musiques créatives. "Just the Three of Us" : sincèrement, bravo !

verbo i voda – willow and water improvisation on ukrainian folksongs Milana Saruhanyan voix soprano & John Bissett lap steel guitar + Jem Finer vièle à roue dans le morceau final. 2 :13 022.
http://www.johnbisset.net/verbo-i-voda.html
https://johnbisset.bandcamp.com/album/verbo-i-voda

Superbe voix tant chantée, que parlée, susurrée, planante ou expressive de Milana Saruhanyan face au guitariste John Bissett aux prises avec une steel-guitare dont il utilise à très bon escient l’expressivité et ses nombreux effets sonores. Les chants en ukrainien s’inspirent du folklore de l’Ukraine. Les textes chantés n’indiquent aucune allusion ou référence au conflit actuel. Bien qu’étant une excellente soprano au sens classique, Milana Saruhanyan se révèle une authentique chanteuse traditionnelle : le port de voix ahurissant de puissance dans opyvnichnyy sad ne trompera personne ainsi que les effets de tressautement de l’émission vocale similaire à celle des chanteurs orientaux de l’aire culturelle persane (tarhir). Il y a plusieurs passages parlés ou interloqués entre chaque partie chantée dans des approches variées. La suite des chants et improvisations parlées / chantées se déroulent en quatre volets , moonlight lit, do not stand the willow tree above the water, halia carries water qui se suffit à lui-même et husband hyerasim. Chacun de ces 4 volets contient deux ou trois chants ou séquences parlées articulées autour d’un thème. Le travail de John Bissett est à la fois discret, au service de la dramaturgie et de l’expressivité vocale de la chanteuse. Il peut se révéler abrupt et exploratoire en évitant soigneusement l’option noise au profit de la construction d’ambiances et d’interventions excellement calibrées. On se dit alors que la steel guitar a de beaux jours devant elle. Dans nese halya vodu l’interaction émotionnelle et sonore entre la voix et la steel guitare fonctionne véritablement. Il faut dire que la voix de la chanteuse "plie" les notes en incurvant les hauteurs précises, autant que le guitariste glisse ("slide") sur les cordes, ce qui crée quelques similitudes qui fécondent la complémentarité du duo. La participation de Jem Finer dans la partie finale qui évoque le mari hyerasim ajoute une dimension féérique. Tout au long de ce curieux album, les deux artistes évoluent créativement en apportant des idées neuves et d’autres perspectives sonores et expressives. Surtout c’est un projet très original qui relève de cette audace esthétique caractéristique de la scène britannique consistant à confronter des artistes aux univers très différents, voire divergents, dans un groupe ou un concert. Féliciations pour verbo i voda !

22 mai 2024

Urs Leimgruber Jacques Demierre Thomas Lehn/ Sophie Agnel Kristoff K. Roll & Daunik Lazro/ Ernesto Rodrigues Bruno Parrinha João Madeira

In the endless wind Urs Leimgruber Jacques Demierre Thomas Lehn Wide Ear Records Wer 076
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/in-the-endless-wind

Il y a quelques années, le trio LDP a donné son dernier concert ‘’In Europe’’ : Urs Leimgruber – Jacques Demierre – Barre Phillips - The Last Concert In Europe at the Space Luzern le 4 et 5 décembre 2021 (double CD jazz werkstatt 227. En 2019 était paru Willisau, un album live de LDP augmenté par Thomas Lehn, analogue synthetizer. Alors que Leimgruber et Demierre enregistraient et « tournaient » en duo sous le titre It Forgets about the Snow (2CD Creative Works 2020), s’affirme un virage esthétique et sonore par rapport à la musique de LDP. Pensez-vous, Demierre frappant les touches d’une épinette amplifiée et accordée approximativement autour de la même note, cela devient radicalement bruitiste. Le trio LDP fut fondé dans les années 90 et se révéla intraitable avec quelques manifestes abrupts par rapport au « free jazz » comme Wing Wane, Live in Cologne, Albeit ou Montreux. Récemment, on retrouve Thomas Lehn et Jacques Demierre dans un coffret de 4CD) particulièrement intrigant d’Urs Leimgruber, AIR où le pianiste à l’épinette amplifiée et l’électronicien analogique défraient la chronique en duos équilibristes – bruitiste avec un Leimgruber s’égosillant comme un oisillon jeté hors du nid et sifflant / jacquetant après une illusoire pitance. Complètement hors du registre normal de son sax soprano, égaré dans les suraigus, les harmoniques fallacieuses et désespérées permises par des faux doigtés et un souffle crissant, Urs hèle ses camarades comme un shaman de l’impossible. Avec le trio, LDL, soit Leimgruber – Demierre – Lehn, on nage dans un délire où leur sens sibyllin de la dynamique transite par des passages forcenés où la violence du pianiste écrase férocement son clavier saturant de décibels le micro alors qu’ailleurs on parvient à peine à distinguer les griffures sur les cordes du piano avec les glissements subsoniques à peine tangibles du synthé analogue. Depuis l’an 2000, nous avons assisté à une radicalisation de l’improvisation sous les influences conjointes de Keith Rowe, Eddie Prévost, Rhodri Davies, Radu Malfatti, Axel Dörner, Burkhard Beins et bien d’autres… jusqu’à ce que le pianiste Jacques Demierre se distingue dans une approche multiple, très subtile, non dogmatique mais surtout tranchante – qui tranche avec la doxa x, y ou z - et élargit le champ de la recherche, le questionnement de la pratique contemporaine de ces musiques improvisées, non écrites, ou préétablies dans leur achèvement. Il suffit de sonder des albums comme DDK The Right To Silence (avec Dörner et Jonas Köcher), Feuilles de Joris Rühl, ou A Failing Sound avec Martina Brodbeck, pour se faire une idée de la vision ultra-pointue, aussi intransigeante qu’universelle de ce poseur de questions tout azimut dont l'oeuvre apporte une réponse partielle et dont’il vous faut en deviner l’issue, la résonance, l’intention par votre propre expérience. Le définitionnisme est ici sans objet. Son compagnonnage intelligent avec Urs Leimgruber y apporte un influx physique d’une sève poétique instantanée, et la complicité avec Thomas Lehn convie une vision fantomatique, une altérité volatile et impalpable. Après plusieurs écoutes intensives, il vous sera sans doute possible de vous situer. J’avoue, aux dires des artistes dont je fais couramment la chronique et qui me lisent, pouvoir décrire presque précisément ou tenter d’élucider simultanément ce qui se trame dans leurs meilleurs albums dans le laps de temps d’une seule écoute et discerner le cœur de leurs intentions. C’est à force d’habitudes, de concentration, et d’expérience. Avec ce trio LDL , je fus plongé dès le départ dans le brouillard, au croisement des chemins, égaré entre les vagues sonores, les bruissements, les extrêmes, la virulence organique et l’éther dilué, ne sachant comment m’orienter, appréhender ce déluge déstabilisant et fixer mon attention avec une clé d’entrée dans ce cauchemar de labyrinthe. Comment aborder ce phénomène avec des mots. Il y a quelques temps, un de mes meilleurs amis, conquis à la cause, mit bien du temps à rentrer dans la musique du duo Leimgruber - Demierre ‘’It Forgets about The Snow’’, principalement l’âpre CD studio, au point de vouloir le revendre. Je ne vais pas déterminer pour vous le degré de qualité, le niveau d’intérêt, la considération de la réussite musicale ; ces artistes ont acquis de toute façon la notoriété de faire un travail de haute qualité. C’est à vous de sentir si cette musique se situe à la hauteur de vos espérances, loin des lieux communs.
À mon avis, un des albums les plus secrets de la décennie passée et de celle qui s’est ouverte à nous, tout comme ce Quartet un peu tendre (cfr plus loin).

Quartet un peu tendre Sophie Agnel Kristoff K. Roll (Carole Rieussec & J-Kristoff Camps) Daunik Lazro. Fou Records FR-CD 63.
https://fourecords.com/FR-CD63.htm

Sophie Agnel, Piano, Daunik Lazro, Sax baryton et Kristoff K.Roll, dispositif électro-acoustique. Voilà bien un album de musique improvisée bruitiste, introspectif, focalisé sur le sonore où les instruments acoustiques et les sons produits par les machines s’agrègent distinctement, coexistent avec lisibilité sans se dissocier, interagissent pour ensuite s’interpénétrer. Daunik Lazro fait à la fois gronder, s’écrier et se déchirer la vibration de la colonne d’air. La paire K.K.R. émet des voix, des bruissements électrisés, des bruits gris, bleus ou blancs, des crachotements radio alors que Sophie Agnel titille les touches de son clavier, percute les cordes bloquées, griffe les torsades du câble tendu à outrance, la table d’harmonie gémit, le sax murmure dans les graves laissant osciller une harmonique mourante. Oscillations des cordes graves sous le battement isochrone délicat des marteaux en decrescendo alors que des sifflements s’échappent et s’éloignent. Duo à petites touches hésitantes piano – baryton suave invitant KKR à hululer dans le lointain. Invocation évocation éthérée de Daunik... parasitages, la musique s’éteint comme par enchantement…etc.. Une musique no man’s land. Au départ c’est une photo, 31’’ enregistrées le 14 décembre 2020 au Carreau du Temple à Paris. Leur longue improvisation semble s’inscrire en nous en un éclair comme si tout allait vite alors que leur musique est désespérément lente. Dans ce registre sonore, on atteint aussi rarement l’étrange, le divinatoire, l’inédit, le familier tout à la fois.
Remarque : Sophie Agnel avait enregistré un album avec Lionel Marchetti et Jérôme Nottinger à l'époque lointaine du label Potlatch : Rouge Gris Bruit (2001) et plus récemment Marguerite d'Or Pâle avec Daunik Lazro chez Fou Records. Daunik Lazro et Kristoff K.Roll s'étaient commis dans Chants du Milieu (Creative Sources 2009). Ces démarches sont prémonitoires du présent enregistrement qui en cumule et en accumule les mystères et les audaces.
L’hiver sera chaud soit quarante minutes et plus à Athénor-CNCM à St Nazaire. Des voix hèlent dans une manifestation « L’hiver sera chaud ». On est en rue et il est question de misère et de colère. Une voix s’exprime dans une langue inconnue, une foule s’encourt… La voix du sax baryton s’élève, les touches du piano sont écrasées, des voix mugissent, la musique murmure, l’écho des rues s’intègre au souffle grinçant du sax baryton,à l’électro-acoustique qui crachote, des notes de piano sont égrenées sur la harpe. Une musique étrange de sons et de silences, de voix sous le boisseau, de grincements d’harmoniques et de graves de la colonne d’air du sax, d’incursions bruitistes dans la caisse du piano et sur les clés, de bruits sourds… indéfinis. Une montée en puissance sonore et des changements de registres, effets percussifs électriques, ressac électro-acoustique, martèlement lointain des touches du piano, changements de paysages, introspection, exploration, bruissements. La métamorphose des sons musicaux, des bruits interpénétrés et des murmures font ressentir l’écoulement ralenti de la durée comme si nous allions y passer la nuit. Ça vente, ça grince. Une consubstantialité s'établit entre leurs pratiques d'apparence divergentes. Les deux instruments sont entourés de la magie des éléments, vents, souffles, murmures, grésillements électro-acoustiques du tandem KKR telle une nature sauvage, le bruit d’une ville détruite. Quand vient poindre le son fragile du sax baryton sur la pointe des pieds et la frappe de graves du piano où s’engouffre un sourd ostinato électronique, une dimension onirique, rétive et folle éclot. Une voix latino-américaine surgit et s’efface dans le bruit blanc, le sax appelle un instant. Le poème sonore s’éternise, l’écoute se focalise sur des détails infimes… la ligne de force s’échappe, s’évanouit… Le sax baryton mugit en arc-boutant ses harmoniques sifflantes, tout autour le reste se volatilise, s’éclate, le piano martelé, l’électro-acoustique ronfle et siffle, elle strie les fréquences…
On aboutit peu à peu dans ce temps long à un sentiment d’insécurité, à une remise en question radicale qui fait écho à celui du trio LDL de In the endless wind. Ces deux albums,Quartet un peu tendre et In the endless wind, une fois mis côte à côte et écoutés l’un à la suite de l’autre et vice et versa, visent l'inédit, l'essence de la recherche sonore, l'intersection réitérée de l'indéfini et de l'infini.

Into the Wood Ernesto Rodrigues Bruno Parrinha João Madeira Creative Sources CS805CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/into-the-wood

Dans les Bois, Into The Wood, le bois du corps de de la contrebasse de João Madeira et l’alto d’Ernesto Rodrigues et de la nomenclature des clarinettes de Bruno Parrinha, tous les trois membres de cette nombreuse fratrie d’improvisateurs lisboètes dont Ernesto est un instigateur infatigable avec son label Creative Sources. Une musique de chambre raffinée et sauvage qui s’étale en I, II et III sur la durée de leurs improvisations. Sont à l’œuvre écoute mutuelle, suavité et une interaction toute en empathie, un sens de la construction cohérent et subtil dans un entrelac de traits, frottements, battements col legno, souffles discrets, envols et sinuosités. Une action d’un des protagonistes en entraîne une autre dans différents registres : en clair – obscur, crescendo soudain, murmure à peine audible, oscillation frénétique dans les aigus, grondement de la contrebasse, harmoniques, somnambulisme loquace de la clarinette basse, exacerbations, suavités, bruitages, dérapage sifflant, … Une efflorescence spontanée d’options sonores s’éparpillent ou se rejoignent, frisent le silence intégral et renaissent en grinçant, avec becquetées amorties de l’anche donnant naissance à un deuxième mouvement. Dans I, l’auditeur aboutit à quasi 19 minutes aussi bien tassées qu’atmosphériques. On croit connaître les évolutions – (d)ébats des Rodrigues, Oliveira et consorts parmi leur pléthorique production digitale. Mais leur savoir-faire renouvelle l’expérience avec la même passion et un changement de perspectives qui enrichit leur œuvre collective . D’ailleurs, c’est bien l’aspect collectif qui prédomine dans leur musique au plus près de l’éthique assumée des musiques improvisées plutôt que la mise en avant prépondérante des singularités de « solistes ». On ne saurait s’en passer, c’est très souvent l’excellence, la fraîcheur et un réel bonheur d’écoute.

17 mai 2024

Maggie Nicols : Are You Ready? / Kim Dae Hwan Choi Sun Bae Shonosuke Okura & Junji Hirose/ Jean-Marc Foussat Xavier Camarasa/ String Trio Harald Kimmig Alfred Zimmerlin Daniel Studer

Are you ready ? Maggie Nicols Otoroku ROKU032CD
https://maggienicols.bandcamp.com/album/are-you-ready-2

Diptyque partagé en chansons (Songs) engagées chantées – jouées (au piano) sans apprêt par Maggie Nicols et en musiques ressenties dans l’instant, improvisations vocales et/ou parlées aux inspirations multiples (Whatever Arises) ancrées dans son jeu dissonant au piano d’essence webernienne avec une dose de multi-tracking où les mots et les vocalises se complètent ou se bousculent. Plusieurs réflexions me viennent en tête. Il y est question de John Stevens qui l’invita il y a une cinquantaine d’années à chanter dans le Spontaneous Music Ensemble. Stevens et Trevor Watts étaient alors, entre autres, fort concernés par la musique de Webern et il en reste quelque chose dans l’univers de la chanteuse. Son univers esthétique est fondé sur sa vie de militante associative, féministe et libertaire de manière immédiate, son engagement communautaire, tel qu’il s’exprime dans les Gathering, cour des miracles anarchiste que son énergie et sa foi catalysent au jour le jour. Différents centres d’intérêts musicaux, sociaux et esthétiques se mélangent et se télescopent sans plan préconçu avec une extraordinaire conviction et une agilité mentale qui brise les barrières de la raison commune. Impossible de résumer - expliquer sa démarche en quelques idées force ou un manifeste. Il ne s’agit pas de formes musicales per se mais plutôt d’un témoignage vécu de son engagement vital. Tranches de vie et réflexions tout azimut, improvisations vocales fascinantes, chanté-parlé avec une articulation virtuose. Sa voix merveilleuse met en valeur ses aigus extirpés du larynx sans douleur, des fragments de mélopée ou un hypothétique « free-folk ». Élève-t-elle la voix qu’elle projette une rare énergie sans crier. Elle module sa pensée ad-lib avec l’articulation affolante d’un(e) saxophoniste free. Le piano : Maggie Nicols a joué et enregistré avec plusieurs pianistes comme Peter Nu (Nicols ‘n Nu 1985 et Don’t Assume 1988 Leo Records),Peter Urpeth (Other Worlds 2012 FMR) ou, bien sûr Irene Schweizer dans le trio Les Diaboliques avec Joëlle Léandre (label Intakt). On peut dire que ce présent album se situe dans le prolongement intimiste des duos avec les deux précités. Les Songs sont des ébauches de chansons engagées, critiques, dénonciatrices de faux semblants, d’idées toutes faites et d’injustices, comme si le contenu avait bien plus d’importance que le contenant – forme musicale. La démarche de Maggie Nicols échappe aux descriptions réductrices qui voudrait séparer la vie profonde de son être et la musique qu’elle chante et joue. Plus qu’une artiste engagée, elle incarne irréductiblement un engagement quotidien sans aucune arrière-pensée. Il ne s’agit pas d’une harangue où on agite un drapeau rouge ou noir, mais un lucide courant de conscience qui grignote de nombreux sujets et d’urgentes préoccupations. Entre ses nombreuses réflexions et messages, éclosent de superbes inventions vocales tout à tour étourdissantes, mélancoliques, chaleureuses ou pointues musicalement. NB : essayez de chanter avec certains intervalles de notes aussi étendus avec autant de grâce et d’énergie. C’est surprenant. Un magnifique double album disponible en double CD, double vinyle et digital chez OtoRoku, le label lié au Café Oto qui a récemment invité Maggie Nicols pour plusieurs dates. Viva MagicalMaggie!!

Kim Dae Hwan: Echoes of Empty / Live at Gallery MAI 1994 Chap-Chap Records CPCD 027

Kim Dae Hwan percussions – Choi Sun Bae trompette et harmonica – Shonosuke Okura othzusumi – Junji Hirose saxophones sax tenor et soprano. Le percussionniste coréen Kim Dae Hwan est disparu en 2003, nous laissant quelques enregistrements, dont ceux publiés par le label Lithuanien No Business sous l’égide de Takeo Suetomi, producteur du label japonais Chap-Chap, en duo avec le trompettiste coréen Choi Sun Bae ou en trio avec le même et le légendaire saxophoniste Mototeru Takagi : Sei Shin Seido et Korean Fantasy. Suetomi est aussi fasciné par Kim Dae Hwan qu’il l’est par le légendaire batteur japonais Sabu Toyozumi, dont il produit ou coproduit les nombreux enregistrements à tour de bras. Mais ces deux artistes se situent aux antipodes l’un de l’autre. Autant Sabu est imprégné par l’expérience afro-américaine et celle de la free-music européenne que la pratique percussive de Kim Dae Hwan découle de la musique traditionnelle coréenne, celle-ci se prêtant étonnamment à la musique contemporaine. Les percussions de Kim Dae Hwan proviennent de l’instrumentarium coréen et ses conceptions de la polyrythmie sont un écho des Sanjo, Sinawi et P’ansori. Aussi sa voix hèle, crie et harangue les esprits réveillés par les frappes disjointes et les pulsations mouvantes sur ses tambours çanggo, exhalant un furia intériorisée en râpant littéralement l'intérieur de sa gorge. On pense à un Milford Graves sans le déferlement inexorable de celui-ci. La musique coréenne « classique » d’origine « antique » est liée au bouddhisme et est donc assez zen. Il actionne aussi des cymbales coréenne. Le n°2 Pulse of the Heart est un beau témoignage de son jeu rythmique – percussif en solo jusqu’à ce qu’il soit rejoint par le souffle hymnique de Junji Hirose. Cette influence coréenne prépondérante ne doit pas vous faire imaginer que Kim Dae Hwan a conservé l’aspect hiératique de cette musique traditionnelle. Il n’hésite pas à bousculer ses interlocuteurs sur scène pourqu’ils enflamment leur discours tout en s’attachant à conserver la logique des rythmes coréens dont la métrique est étonnamment élastique et décalée. Certains passages sont joués au bord du silence avec un harmonica à peine audible, des frappes isolées sur l' ohtsuzumi (Shonosuke Okura), introduisant les sonorités errayées de Hirose au sax soprano en appliquant le pavillon de son instrument contre le molet d’une de ses jambes qu’il replie pour l’occasion (n° 3 Gate of the Heart). Là encore, la conception rythmique varie sensiblement tout en restant fidèle à l’esprit zen coréen et à une volonté de lisibilité sonore. Au n° 4, Jouney of Impermanence sous la houlette vocale de Kim, Choi Sun Bae et Junji Hirose alternent leurs interventions lyriques ou tortueuses, ostinatos ou dérapages, le trompettiste particulièrement agile et vif-argent dans cet exercice. Le percussionniste s’introduit finalement dans les échanges avec ses frappes aux cadences subtilement changeantes où s'insèrent celles de Shonosuke Okura avec un emétrique différente mais complémentaire. Le final, Winds of Impermanence est un magnifique concentré d’énergies centrifuges en apothéose pour quatre minutes hyper actives. Cet album étonnant nous fait découvrir l’évolution ultime, à la fois minimaliste, post-traditionnelle et énergiquement expressive, de la free-music dans cette contrée de l’Extrême-Orient. Un document fascinant et bienvenu représentant une belle incursion dans un univers inconnu mais pas obscur.
N.B : cet album ne se trouve pas encore sur le compte bandcamp et le site de Chap-Chap. Patience !

Jean-Marc Foussat Xavier Camarasa Marc Maffiolo Seuil de Feu Fou Records FRCD-58
https://www.fourecords.com/FR-CD58.htm

J’avoue ne pas parvenir à chroniquer tous les albums de Fou Records, le label de Jean-Marc Foussat, le fervent de l’électronique analogique « obsolète » (paraît-il). Il joue d’un vieux AKS des années 70 (l’instrument de Brian Eno, Tangerine Dream et Jean-Michel Jarre) et au fil des albums, certains auditeurs de la free-music moins réceptif à l’électronique pourraient se lasser. Mais avec l’aide du piano électrique Fender Rhodes de Xavier Camarasa, sa démarche est entièrement renouvelée. C’est évident dans « Profondément caché» (24’47), un duo hanté et un brin chahuteur enregistré au Caméléon de Toulouse et dont la cohérence étonne vu les répertoires sonores et la démarche divergente des deux improvisateurs. Le deuxième morceau capté dans ce lieu nous fait entendre aussi le mystérieux saxophoniste basse Marc Maffiolo, Milieu de nuit (16’03’’). Sa participation et ses effets de souffle ajoutent encore plus de mystère et de recherche sonore, complétant merveilleusement l’excellente démonstration de l’improvisation différente. Il faut noter que J-MF utilise sa voix « dans le lointain ». Ça bourdonne, plane, s’envole, grésille, oscille, crache, tournoie, sursaute ; les sons s’enhardissent, entrecroisent leurs destins, saturent, meuglent dans la nuit… avec parfois des ostinatos bruissants et obsessionnels jusqu’au trop plein… dérapages gras dans d’épaisses flaques d’huiles cosmiques qui giclent dans l’espace multicolore avec des effets de bruitages - effets sonores de cinéma aux prises d’un scénario sci-fi embourbé. Le sax basse morsure et hulule dans les tréfonds. Les trouvailles sonores électroniques se suivent sans se ressembler.
La veille, le 26 juin 2023 à l’Impromptu à Bordeaux, les 32’49’’ de Passage Découvert s’initient avec des doigtés perlés au clavier du piano et des voix de fantômes. Le jeu du pianiste gire imperturbablement alors que J-MF, encore une fois, sort de nouvelles idées de son sac à malices. Le dialogue s’établit, des oiseaux imaginaires sifflent par-dessus nos têtes et on est parti pour une belle aventure. Des sons de marimba cosmique, des contrepoints lunatiques, les rebondissements au clavier… la musique tournoie, giration effrénée, polyphonie d’un troisième type, l’improvisation s’inscrit dans la durée pour en effacer le ressenti du temps, rapide, svelte et immobile. Les sonorités évoluent, les sifflements renouvellent leurs dynamiques, leurs densités et leurs textures, le synthé vocalise… et on n’est qu’au tiers du voyage… Au-delà des « Tangerine » rêvés, le goût acide et maudit des fruits défendus et un constant renouvellement sonore et formel qui rend cette musique attrayante sans lassitude aucune avant qu’on revienne s’encanailler à l’omega du « free-jazz » avec un piano joyeusement martelé. Super album dépaysant ! Quelle équipe !

String Trio Harald Kimmig Alfred Zimmerlin Daniel Studer Black Forest Diary Wide Ear Records.
https://www.wideearrecords.ch/releases/wer074-black-forest-diary
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/black-forest-diary

Le trio à cordes du violoniste Harad Kimmig, du violoncelliste Alfred Zimmerlin et du contrebassiste Daniel Studer s’envole en mode « électrique » amplifié et « trafiqué ». Ils nous ont habitué à des albums haut de gamme : Im Hellen (hat Now ART 201), RAW avec John Butcher (Leo Records CDLR766), K-S-Z And George Lewis (ezz-thetics 1010), leur implication dans Extended et Extended II For Strings and Piano de Daniel Studer sur le même label. Ce journal de la Forêt Noire (enregistré dans l’antre de Hans Brunner-Schwer, le légendaire producteur du label MPS à Villingen qui berça notre jeunesse) se situe à contre-courant de leurs précédents albums tant par ses textures, son approche électrifiée que par l’adéquation intense à l’esprit du projet au plus fin des possibilités sonores bruiteuses, murmurantes, rhizomiques toutes en glissandi, saturations, friselis, bruits blancs et vrombissements, qu’offrent l’amplification forcenée avec un sens supérieur de la dynamique. Six improvisations intitulées entry one, entry two >> entry six avec des durées raisonnables entre 4, 5, 6, 7 et 9 minutes. Une musique d’une grande concision ouverte à tout ce qui peut arriver en exploitant tout ce qui est à la portée des doigts, des archets, des cordes, des « transducers » et des probabilités alternatives. Une approche kaléidoscopique d’une grande ouverture. Cela s’entend clairement : Kimmig et Zimmerlin ajoutent aussi des « electronics » à l’usage de leurs electric violin et electric violoncello pour étendre la palette. Souvent difficile de distinguer qui fait quoi et comment. Cet aspect des choses est suggéré par les courtes notes de pochette de Jacques Demierre. Le trio n’hésite pas à chambouler l’aspect musique de chambre « raisonné » pour faire déferler une furia hendrixienne explosive (entry five) pour ensuite laisser couver la rage brûlante sous la cendre à demi-mot émettant des ondes quasi subsoniques (entry six). Black Forest Diary s’impose comme une solide référence de plus au crédit de ce String Trio, trio à cordes frottées essentiel à l’instar du Stellari Quartet de Wachsmann Hug Mattos Edwards. Wide Ear est aussi un label qui compte !

13 mai 2024

Lawrence Casserley Floros Floridis Guilherme Rodrigues Harri Sjöström/ Bouche Bée: Emmanuelle Waeckerlé Petri Hurinainen & Peter Keserü/ Eddie Prévost Band w Gerry Gold Geoff Hawkins & Marcio Mattos/ Remote Viewers David Petts, Adrian Northover & John Edwards.

Fields Lawrence Casserley Floros Floridis Guilherme Rodrigues Harri Sjöström Creative Sources CS811CD
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/fields

Deux Fields de 24:01 et 12:27 où l’élément prépondérant, celui qui détermine le plus les interactions et conditionne les modes de jeux est le Signal Processing Instrument de Lawrence Casserley. Cet ex-Professeur de Musique Électronique a quitté l’enseignement et son laboratoire de recherche pour mener à plein temps la vie d’improvisateur contemporain aux côtés de collègues de premier plan. Lawrence a fait partie de l’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker, partageant la scène avec Phil Wachsmann, Paul Lytton, Barry Guy, Adam Linson, Viv Corringham, Hans Karsten Raecke, Martin Mayes … Cela fait quelques années qu’il collabore avec le brillant saxophoniste soprano Finlandais, Harri Sjöström, comme le témoignent les albums Live at The Polnischen Versager Berlin (uniSono) et Soundscapes #3 avec une cohorte impressionnante d’improvisateurs (Fuudacja Sluchaj). Comme Sjöström avait aussi enregistré en duo avec le violoncelliste portugais Guilherme Rodrigues il y a quelques temps (The Treasures Are/ Creative Sources). Et tant qu’on y est, pourquoi pas inviter un quatrième larron, le très remarquable clarinettiste grec Floros Floridis, un musicien avec une très longue expérience et un feeling infaillible pour s’associer à différents groupes de la manière la plus cool qui soit ? Floridis, Sjöström et Rodrigues résident à Berlin ce qui facilite bien des choses. On appréciera le travail intense des aigus – hyper aigus aux sax soprano et sopranino avec l’aide de sourdines dans le voisinage d’un Lol Coxhill. Guilherme Rodrigues révèle son sens de l’intervention ponctuelle en accord précis avec la situation au fil des improvisations. Floros Floridis est un savant doseur de souffles inspirés qui s’intègrent dans les changements évolutifs ou subits du paysage sonore. Captant sur le champ les sons de ses comparses, Lawrence Casserley réinjecte par ses haut-parleurs les extrapolations électro-acoustiques souvent inouïes de leurs improvisations par bribes et morceaux dont il altère ou transforme complètement la texture, les hauteurs de notes, la dynamique, la vitesse. Dans ce contexte musique de chambre aérienne, ces sons « procédés » circulent à pas de velours s’insinuant intelligemment dans les échanges. L’improvisation libre d’un troisième type, il sollicite aussi chez ses camarades un autre aspect d’intervention spécifique au mode de fonctionnement en temps réel de ses applications complexes et surprenantes. Les instrumentistes se partagent entre la confrontation réactive et / ou additive ou le simple fait de confier au micro de l’installation de L.C. une sonorité qui va nourrir le processing pour apporter une nouvelle couleur, une idée imprévue projetant ainsi une autre perspective. La haute qualité sonore du travail de Casserley entraîne le quartet dans des perspectives et dimensions insoupçonnées, suspendues dans un espace mouvant parfois rétive à la gravitation, en lévitation oblique, nous faisant ressentir des perceptions peu communes.

Bouche Bée frrree mon chéri Earshots CD
https://earshots.bandcamp.com/album/frrree-mon-cheri


Petri Huurinainen: acoustic guitar, bow, ebow, fx pedals - Peter Keserü: samples, iPads, melodica, seaboard, ocarina -Emmanuelle Waeckerlé: voice, Irish drum, ukulele pitch pipe

Il m’a fallu découvrir l’art vocal d’Emmanuelle Waeckerlé en duo avec son comparse Petri Huurinainen de visu et in vivo un week-end de début mai au Voicings Festival pour intérioriser et devenir sensible à sa subtile dramaturgie vocale et à la singularité de leur projet Bouche Bée. Être capable d’en faire un compte-rendu sans trahir le sens de leur musique. Être « Bouche Bée » signifie littéralement avoir la bouche ouverte et littérairement être dans un état de surprise qui nous fait ouvrir la bouche d’étonnement ou de stupeur. Vouloir rendre compte du projet tel qu’il est enregistré dans frrrree mon chéri sans avoir assisté à leur superbe et poignant duo dans lequel Petri actionne des effets électroniques en frottant sa guitare amplifiée à l’archet alors que Emmanuelle échelonne des beats avec un ektara (instrument monocorde des Bauls https://en.wikipedia.org/wiki/Baul) supportant son étonnante déconstruction – reconstruction de paroles syllabées avec sa voix immaculée en suspension extra-gravitationnelle avec un désenchantement aussi distancié que tragique. Mon collègue et guitariste N.O. Moore décrit merveilleusement ce qui est à l’œuvre dans ce projet Bouche Bée, groupe dévolu à un travail de répétitions – approfondissement intra-muros à défaut de performances live. Fondé en 2005 par le tandem Waeckerlé – Huurinainen, Bouche Bée s’est adjoint l’appareillage électronique de Peter Keserü en 2020 pour faire évoluer leur recherche vers l’aboutissement que constitue Frrree mon chéri. En peu de mots, l’aspect instrumental de Bouche Bée produit de lents paysages sonores qui s’imbriquent comme des nuages poussés par le vent et sa dimension vocale s’étale en répétant très lentement les mêmes quelques mots avec de subtiles inflexions – légers déplacements de notes (hauteurs) qui semblent sous tendus par un fragment de ligne mélodique sous – jacente agissant comme un mantra sensuel et métaphysique existentiel. Dans Whatever You Say (n°1), les trois mots du titre disparaissent dans l’infini de la conscience et de la diction phénoménale. Pour jouir de cette vocalité qui semble aussi indifférenciée qu’intense, et pénétrer sa fascinante intériorité, cette expression introvertie qui crie autant le désespoir douloureux que la mémoire de l’oubli, il faut absolument être confronté à sa présence physique et celles de ses acolytes quasi immobiles. Fort heureusement, On The Edge fait découvrir des aspirations et des sifflements de consonnes qui ouvrent une autre perspective, jusqu’à ce que le chant s’envole quelques instants dans une phase free-folk ponctuée par ce qui ressemble à un instrument à cordes. L’interprétation de la chanson traditionnelle française « À la Claire Fontaine » est quant à elle, une magnifique trouvaille prouvant encore la profondeur de l’art unique d’Emmanuelle Waeckerlé. Elle dénoue les implications mélodiques de cette ritournelle mélancolique avec sa voix d’alto grave face à l’efficacité sonore des deux autres musiciens. Bien que française d’origine, Emmanuelle vit depuis tellement longtemps à Londres qu’elle a adopté un accent british relativement marqué. Et cela ajoute encore plus de mystère. Je suis fan !
Félicitations à Earshots, un « jeune » label qui nous apporte (encore) une belle surprise, tellement inattendue. J’en suis Bouche Bée.

Bean Soup and Bouquets Reunion Concert of the Eddie Prévost Band at Café Oto Matchless Recordings MRCD 101.
https://matchlessrecordings.com/music/bean-soup-and-bouquets

Souvenir lointain d’un concert donné en avril 1977 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles de ce quartet « Eddie Prévost Band » assez relax, presque cool. La batterie « jazz » relativement « free-bop » d’Eddie Prévost, la contrebasse puissante et experte de Marcio Mattos, le saxophone ténor expressif « post-Coltrane » de Geoff Hawkins et la trompette aérienne et enfièvrée de Gerry Gold. À l’époque, ils avaient publié leur album Now and Then sur le label british « bop historique » Spotlite, lequel avait réédité l’intégrale des faces Dial de Charlie « Bird » Parker, des « broadcasts » de Lester Young et Coleman Hawkins, mais aussi deux albums du trio Trevor Watts/ Barry Guy/ John Stevens orientés « free-jazz ». Free – Jazz donc ! Et c’est dans cette direction assez libre que s’est développée leur concert de février 2020 au Café Oto. Le titre Bean Soup & Bouquets fait allusion à un concert mémorable du même quartet à Berlin – Est dans les années 70 où le repas consistait en une soupe au pois toute germanique et où ils furent fêtés par de somptueux bouquets de fleurs. Nostalgie. Le concert qu’on entend ici et qui fait écho à cette « glorieuse » où tout pouvait arriver, est bien remarquable tant par sa consistance, ses moments de recherche individuels (Marcio Mattos et Geoff Hawkins) que collectif avec ces contrechants alternés des souffleurs sous la houlette astucieuse de ce rythmicien hors pair de la contrebasse qu’est Marcio Mattos et les croisements logiques de frappes d'Eddie Prévost. Bien que j’ai toujours préféré Eddie comme percussionniste d’avant-garde au sein du légendaire AMM, j’ai aussi écouté un ou deux beaux témoignages de son travail en « free swinging » comme ce magnifique album Premonitions du « Free Jazz Quartet » publié par Matchless au début de leur passage au compact disc. Il y avait Paul Rutherford au trombone, Harrison Smith au sax soprano et à la clarinette basse, Eddie à la batterie et Tony Moore au violoncelle. Pour moi, il s’agit d’un des albums de « free » free-jazz les plus réussis de la scène européenne. J’ai par la suite assisté à une autre édition de ce Free-Jazz Quartet au Festival Freedom of the City avec justement Marcio Mattos au violoncelle, Eddie, Harrison et Paul (R.I.P.) ! Mémorable et fascinant.
Bean Soup contient un beau travail collectif et de belles envolées généreuses, puissantes ou subtiles sur une durée de 40 minutes. Bouquets se concentre sur 24 minutes avec un démarrage funky et les « roulades » d’Eddie sur les caisses et un Geoff Hawkins incisif et impétueux et l’Encore (Wall) dépasse les 5 minutes. L’enregistrement de la batterie lui donne parfois un rôle prédominant lorsqu’Eddie frappe au maximum, mais avec l’expérience des concerts, c’est un défaut mineur, car cette performance se transforme petit à petit en belle saga inspirée. Par comparaison à l’époque de Now and Then et du concert de 1977, ces artistes ont acquis une expérience, une sûreté, un sens de la performance continue qui leur permet d’enchâsser et prolonger inventions, riffs, digressions, ensembles collectifs, solos, des simultanéités osées dans l'improvisation et beaucoup de libertés, véhémence et « cool », duos et trios dans une suite remarquable, avec un magnifique capacité narrative. Ah, le travail à l’archet de Mattos en solo ou duo avec Eddie, le drive fou de ce dernier et sa démultiplication de rythmes en cascade, sur lesquels les pistons et les lèvres agiles de Gerry Gold (un sacré trompettiste) s’en donnent à cœur joie. Moi aussi !

The Remote Code The Remote Viewers David Petts Adrian Northover John Edwards. RV 3CD
https://theremoteviewers.bandcamp.com/album/the-remote-code-disc-1
https://theremoteviewers.bandcamp.com/album/the-remote-code-disc-2
https://theremoteviewers.bandcamp.com/album/the-remote-code-disc-3

Un triple CD des Remote Viewers à la discographie déjà étendue et dont l’équipe varie entre l’actuel trio de David Petts, Adrian Northover (tous deux saxophonistes) et John Edwards (contrebassiste) et des supplétifs de la famille étendue. Ici, Caroline Kraabel et Sue Lynch aux saxophones au CD 3-1 et Rosa Theodora au piano au CD 3- 1,3,5,6. Enregistrés en automne-hiver 2020 sur le contrecoup de la pandémie, trois CD’s qui offrent un beau panorama de la musique du groupe, signée David Petts, le compositeur en titre des RV et, pour le CD 3, conjointement à Edwards et Northover.Les crédits indiquent aussi “Arranged, Mixed and Mastered by Adrian Northover” (CD1 et CD3) et “Arranged, Mixed and Mastered by John Edwards (CD2).
Bien qu’on puisse qualifier la musique de Remote Viewers comme étant du « contemporain » pour son écriture quasi sérielle moderniste et ces alliages de timbres ou aussi du « jazz composé d’avant-garde » (on songe vaguement à Steve Lacy ou au Rova), il faut considérer avant tout les intentions du trio, son originalité intrinsèque, leurs capacités d’exécuter les partitions au cordeau avec ce son d’ensemble caractéristique des deux saxophones, le ténor de David Petts et le soprano ou l’alto d’Adrian Northover qui s’agrègent de manière unique et de, tout à la fois, improviser free avec leur méthode analytique. Ils peuvent se révéler décalés dans leur mise en place impeccable, se jouant des rythmiques en déstabilisant leurs riffs ésotériques, paraître insolites et délicieux,lunaires ou lunatiques, perfides et astucieux... Pas banals en fait !
À leurs instruments de base respectifs, s’ajoutent une large panoplie que je cite ici : Wasp synth, autoharp, stylophone, marimba, mbira, cymbal (AN), electronics, metallophones, mbira (JE), noise generator, Volva fm and modular synth, Korg Monotron/delay synths, glockenspiel, mbira. Ces instruments interviennent ci et là pour créer un complément de paysage sonore, des contrepoints insolites, contrebalancer l’importance des deux saxophones et la puissance de la contrebasse, créer une ambiance étrangement minimaliste, parfois répétitive ou de curieux événements sonores. C’est une musique qu’il faut suivre à la trace, fondamentalement plus expérimentale voire conceptuelle que free-improvisée per se. Comme me l’a avoué un des musiciens, fallait-il publier un triple CD (?), c’est à vous de le savoir. Je constate qu’il y a des choses remarquables, mystérieuses, étranges et même farfelues à écouter. Les Remote Viewers ont déjà une longue histoire derrière eux. On se souvient de leurs premiers CD’s pour Leo avec la chanteuse Louise Petts et leurs fringues kitsch tirées à quatre épingles). Ici, ils s’ingénient à brouiller les pistes, à égarer l’auditeur, mais sans doute (sûrement) à fasciner leur « fan base ». À écouter, car il y a des perles avec les incartades du contrebassiste et des dialogues des deux saxophonistes et les curieuses compositions cachetées « Remote Viewers » de David Petts. Et cette excentricité assumée indescriptible. En ingurgitant un demi CD par jour, vous ne risquez rien. Eux n’hésitent pas à tout risquer dans la durée par bribes et morceaux. J’adhère.


Sorry, chers lecteurs, si je n'arrive pas à tenir la cadence des parutions, certains albums restant en quarantaine pour cause de trop peu d'inspiration, de temps assorti et d'énergie. J'écris depuis si longtemps que je me demande ce que je dois encore inventer, spéculer, extrapoler, divaguer ou sécher comme un collégien avant que cela fasse tilt ! afin de cerner les étincelles créatives des improvisateurs créateurs que nous aimons ... écouter et/ou découvrir ! Si vous trouvez quelqu'intérêt à lire ces lignes, tant mieux. Sinon, j'avoue que je préfère chanter en chair et en os devant des auditeurs - spectateurs où vous auriez envie de me voir et m'entendre, juste pour le plaisir.

26 avril 2024

Phil Minton & Szilárd Mezei/ Jean-Marc Foussat Guy Frank Pellerin Eugenio Sanna/ Marina Dzukljev & Noid/ Jean-Marc Foussat Claude Parle Quentin Rollet Makoto Sato

Phil Minton Szilárd Mezei two lives inexhaustible editions IE-66
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/two-lives

Un altiste jusqu’auboutiste dans le traitement exacerbé, microtonal et fugace des quatre cordes de son “méta-violon » : le jeu de Szilárd Mezei (avec l’archet ou avec les doigts) offre une fascinante contrepartie à la vocalité surréelle et délirante de Phil Minton. Quelle heureuse idée d’avoir pensé à juxtaposer leurs deux talents. Ils se complètent à merveille. Au fil du temps, on entend chez Minton une évolution malgré son âge certain et sa permanence dans la scène improvisée expérimentale internationale depuis des décennies. Voix de vieillard, de fantôme, de mutant, vocalité inouïe, diphtonguisme démesuré, gargouillis, gueulante issue de nulle part, sifflements étranges, égosillements animaliers, effarement laryngo-buccal, harmoniques étranges. Face à cette débauche anarchique instantanée d’effets vocaux en pagaille, son acolyte altiste déploie une énergie insondable sur la touche de son instrument étirant le son et les notes dans les extrêmes, avec autant de fougue que de retenue, de déraison et de délicatesse. Un empressement - distanciement ludique qui vocalise le timbre de son violon métamorphique. Leur duo fonctionne à plaisir pour nous faire rêver, nous réveiller, secouer ou planer dans un autre monde. Fascinante, leur musique fait non seulement éclater et écarteler les sonorités, mais trouble notre perception sensorielle, nous fait oublier la durée dans leur jouissance affolée du temps. On y entend même une curieuse chinoiserie avant le final déjanté de fourth (35:38), Phil livrant une mimique de xun, l’ocarina chinois. L’improvisation suivante dure elle, 36 : 08… sans qu’on ressente en rien le temps qui défile et meurt subitement dans un état de grâce. Encore une fois, le label Inexhaustible Editions a frappé fort et juste.
Si Phil Minton s’est fait entendre avec une kyrielle d’improvisateurs incontournables : Roger Turner, Phil Wachsmann, Audrey Chen, Veryan Weston, Thomas Lehn, Günter Christmann, Daunik Lazro, Sophie Agnel, Carl-Ludwig Hübsch (Metal Breath pour le même label IE), Szilárd Mezei s’était vraiment distingué dans des duos avec le violoncelliste Albert Markos ou le pianiste italien Nicolà Guazzaloca avec qui il a aussi enregistré en trio avecle clarinettiste Tim Trevor-Briscoe. Et bien sûr, il y a les ensembles qu’il dirige. Voici maintenant Two Lives, un album où son talent s’épanche avec une remarquable justesse et beaucoup d’à-propos qui le fait étendre sa palette dans une entente peu commune avec notre vocaliste préféré.

Escales Jean-Marc Foussat Guy Frank Pellerin Eugenio Sanna FOU Records FR-CD 59
https://fourecords.com/FR-CD59.htm
https://fou-records.bandcamp.com/album/escale-2

Trio Synthi AKS jouets piano et voix ( Jean-Marc Foussat) saxophones ténor soprano et baryton, percussions (Guy-Frank Pellerin) et guitare électrique, bandes métalliques, ballons, cellophane et voix (Eugenio Sanna). Une escale, un havre sur une pointe rocheuse au bord de la Mer Tyrrhénienne. Une maison magique en face de la mer avec d’énormes pots de fleurs débordants de géraniums et de bégonias et d’arbres qui survivent aux embruns s’abattant sur ce jardin des miracles hors saison. Une musique de strates électriques, irisée de spasmes, secouée de frictions sonores, torsions de fréquences éclatées, interactivité collectiviste lunatique …. On distingue clairement les modes de jeux spiralés, mordants, éructant des saxophones qui tour à tour changent la perspective de l’intrication du binôme Foussat – Sanna. Saturation de la guitare électrique qui se confond quelques instants avec une guimbarde frémissante. Effets sonores fricatifs, bourdonnants, échappées de moteurs en rade, tremblements, sifflements industriels, drones en apesanteur, bruissements fugitifs. Une musique en constante mutation, qui ne veut pas dire son nom et contredit toute forme d’étiquetage. Sauvage, rebelle, en mouvement perpétuel, minéralité amorphe, foisonnement gazeux éthéré… bruitages. Trois cheminements imbriqués ou clairement distincts qui se croisent par instants et recoupent le trajet de leurs énergies, leurs désirs, choix et manières de travailler les sons. Sens naturel de l’espace et du dosage combiné avec des instants d’hyper-activité et de fuite en avant. Insaisissable ! Quatre improvisations étirées et resserrées à la fois : Passage, Touche, Sourire, Approche . 55 minutes de recherche sonore et d’écoute mutuelle, intense, empathique ou contrastée. Impénétrable. Voici un excellent document sur cette improvisation libre, ludique et irrécupérable.

Marina Dzukljev Noid continents inexhaustible editions ie061
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/continents

Inexhaustible editions est sans conteste, un de ces labels très pointus de l’avant-garde post-improvisée radicale avec une « attitude » offrant sans doute le choix d’options créatives audacieuses le plus large sans tomber dans un formatage systématique qui pourrait fatiguer un auditeur à l’esprit libre sans parti-pris. Bref quelques soient vos intérêts, entre l’improvisation radicale ou composition expérimentale, le minimalisme bruitiste ou l’art conceptuel, vous aurez plus de chance à y trouver votre compte et votre appétit auditif. Ainsi le minimalisme inhérent aux vibrations sonores et les sombres drones émis par l’orgue d’église manié par Marina Dzukljev (église protestante de Nickelsdorf) et le violoncelle rétif et monocorde de noid (nom d’artiste https://noid.klingt.org/noid.html) finissent par convaincre et fasciner à l’écoute même ceux qui trouvent ce genre de démarche rébarbatif. Des voix insoupçonnées naissent des interférences des longues notes tenues et du néant, tremblantes ou fermes, obstinées, et créent des arcs temporels fallacieusement isochrones. Des surprises noise astringentes et des épaisseurs abyssales se font jour dans les deux derniers morceaux transformant insensiblement ou dramatiquement le décor, l’ambiance et la dynamique.
La musique devient petit à petit surprenante, fantomatique, puissante et obsessionnelle de manière réussie. Un excellent album qui mérite le détour et une écoute répétée pour livrer ses secrets.

Jean-Marc Foussat Claude Parle Quentin Rollet Makoto Sato Espace en l’Espèce ReQords REQ012.
https://reqords.bandcamp.com/album/espace-en-lesp-ce

Au cœur de Paris, une équipe d’indécrottables activistes de la quête ses sons par l’improvisation collective et réunis à L’Espace Vitet, lieu dénommé ainsi, je présume, en hommage à un mémorable pionnier de la free-music en France, le remarquable trompettiste Bernard Vitet. Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, voix et jouets), Claude Parle (accordéon), Quentin Rollet (saxophones alto et soprano) et Makoto Sato (batterie) font partie de cette tribu de musiciens chercheurs qui échappent aux définitions, écoles et réseaux pour célébrer la profonde humanité qui les réunit. Espace en l’Espèce ! On les retrouve souvent dans les collaborations initiées par chacun d’eux comme par exemple Foussat et Sato au sein de Marteau Rouge et l’albums Barbares (Fou Records FR CD 23) ou Rollet et Foussat dans Entrée des Puys de Grêle (FR CD 30)
Leur musique se révèle comme une fuite en avant, dérive à la recherche de moments forts, d’intensités tournoyantes ou d’instants en suspension gravitationnelle d’un autre type. À l’électronique analogique et les trafics sonores de Jean-Marc Foussat s’aggrège les ondulations soufflantes de l’accordéon de Claude Parle, un véritable poète par-dessus le marché, son acolyte étant un ingé son notoire entièrement dédié à la bonne cause des musiques improvisées. Un peu en retrait mais toujours bien présentes les frappes en roue libre de Makoto Sato rétablissant l’équilibre ou le décalant. On note un dialogue pertinent entre celui-ci et l’accordéoniste en 2/ (Mordant Physique), interlude qui s’intensifie lorsque Quentin Rollet le souffleur du quartet, s’insère dans leur sarabande avec son articulation du souffle précise et incisive. Intervenant par intermittence et toujours bien à propos, le saxophoniste Quentin Rollet apporte des lueurs d’espoir et un chant à la fois lyrique et étiré châtiant aigus et accents bluesy en s’élevant par-dessus frappes et nappes sonores et cherchant les notes hautes qu’il excorie en pressant la colonne d’air à pleins poumons. Sauvagerie qui déborde dans le morceau suivant. S’ensuit une dérive improbable de vingt minutes en 3/ (titre au lettrage inversé de droite à gauche = Et Qui Libre ?) où interviennent des sifflements et toms frémissants pour traverser ensuite des paysages sonores qui enflent pour se faire désirer. Dans cette aventure désespérée, chacun intervient en soubassement ou en créant l’initiative à tour de rôle au travers de terrains vagues, friches ou univers féériques. En toute liberté, chacun en assumant en toute responsabilité toutes les libertés et les solidarités, l’écoute cohérente et les incohérences voulues ou nom de leur parcours initiatique … jusqu'à "à fleur de pot" (4/)où figure un excellent témoignage du talent de Claude Parle, un artiste peu documenté sur disque, ses digressions tournoyantes quasi microtonales inspirant les audaces coxhilliennes de Rollet dans le remarquable final. Et Qui Libre ?
In : un texte d’Antonin Artaud tiré du Théâtre et son double.
Les titres sont empruntés à Marcel Duchamp et Rose Sélavy.

21 avril 2024

Ivo Perelman Tom Rainey Duologues 1: Turning Point and The Truth Seeker with Mark Helias/ Urs Leimgruber Now Alvays - Liner notes.

Ivo Perelman & Tom Rainey Duologues 1 Turning Point Ibeji Records.
https://spotify.link/dzEHnqx6TJb
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/

Même si le Brésilien Ivo Perelman a toujours plusieurs fers au feu en matière de labels, il n’a de cesse d’alimenter sa propre étiquette personnelle Ibeji Records de superbes témoignages parmi ses très nombreux enregistrements. Voici que trois albums tous récents, dont un en vue de parution quasi-immédiate, nous le font entendre avec le batteur Tom Rainey : The Truth Seeker (avec le contrebassiste Mark Helias) pour le label polonais Fundacja Sluchaj, Water Music pour Rogue Art et où ce trio est augmenté par Matt Shipp,lui-même, fidèle pianiste compagnon d’Ivo. Et puis, Duologues 1, ce touchant, poignant face-à face-avec ce batteur précis, délicat, toujours à l’écoute qu’est Tom Rainey, le premier enregistrement d’une nouvelle série et un Turning Point pour chacun d'eux. Égrenant ses frappes minutieuses, aériennes et grouillantes avec cette pratique de la batterie issue de l’expérience du jazz contemporain de haut vol, Tom Rainey apporte une vie musicale intime, une approche subtile des pulsations rythmiques entrecroisées qui peut autant s’enflammer que suivre les spirales éthérées du saxophoniste ténor à la trace. Apprécié autant pour son exploration maîtrisée de son instrument dans les ultra-aigus en glissandi vocalisés que pour son lyrisme « brésilien » et son sens mélodique inné, Ivo Perelman est littéralement un chercheur - expérimentateur de la sonorité du saxophone, évoluant constamment au fil d’essayages et d’adoptions successives de becs et d’anches pour atteindre une nouvelle plénitude dynamique et (trans)lucide. Ces deux artistes fonctionnent ici comme les cinq doigts de la main dans un gant de velours.
Autant Tom Rainey s’est nourri des expériences de batteurs parmi ses grand aînés comme Roy Haynes ou Paul Motian au niveau de la qualité et de la profusion imaginative de ses frappes qu’Ivo Perelman a puisé dans le répertoire sonore de grand anciens tels Ben Webster, Don Byas, Dexter Gordon Stan Getz, Hank Mobley, John Coltrane (il s’agit des caractéristiques intrinsèques des sonorités de ces artistes) pour créer son identité sonore à la saudade brésilienne. Même s’il est « libre » dans le premier morceau (01) le souffle de Perelman semble sage, tendre, velouté, ondoyant, soulignant un thème imaginaire et joué spontanément, le batteur calibrant soigneusement ses frappes discrètes sur les bords d’une caisse claire inspirée. Le souffleur sollicite-t’il un changement harmonique sous-jacent que le batteur décale subitement son jeu et entrecroise des variations rythmiques comme si la peau de sa caisse était accordée. La toute grande classe dans les détails. Si à bas régime la sonorité d’Ivo semble introvertie, soyeuse, pure de toute scorie, alors qu’on l’a connu d' une virulence hyper expressionniste exacerbée il y a vingt ans(*), une fois sur orbite, elle se métamorphose petit à petit ou soudainement dans des morsures brûlantes de cracheur de feu dans le droit fil des speaking in tongues ayleriennes. Entre les deux, sous la pression des saccades démultipliées du batteur, les spirales en tension du souffleur se désarticulent en ostinatos obstinés chevauchant les gammes du grave à l’aigu avec des coups de langues assassins. Ceux-ci se déchaînent en incantations d’hyper aigus qui crient et chantent à la fois au paroxysme d’une transe intérieure oublieuse de cette métrique spontanée, ce sens des pulsations free, qui fait éclater la colonne d’air surchauffée en brûlures de magnésium incandescent, lave de l’émotion irréfrénée, d’une sensation violemment priapique.
L’intérêt de cet album réside aussi dans les différents scénarios évolutifs de chacune des sept improvisations dans les cinq, six, sept ou huit minutes et le 04 qui dépasse les douze minutes et au déroulement peu prévisible. Un art transversal du story-telling poétique. Chacune d’elles transitent dans des séquences variées et assez ou très différentes dans leurs motifs, leurs dynamiques, leurs agencements pour atteindre cet état de « transe » où les suraigus, ces harmoniques déchirantes, ces cris vocalisés de douleurs ou d’extase éclatent au grand jour pour parfois revenir à un aspect plus simplement mélodique. Ces sonorités brûlantes ne sont pas que l’effet d’un quelconque état de transe intérieure, mais aussi, et surtout, l’objet d’une maîtrise phénoménale du saxophone ténor et de la théorie musicale engendrées par une pratique journalière intense et des exercices obsessionnels pour parfaire la technique de l’instrument. En soufflant de cette manière, tel que le fit John Coltrane autrefois, Ivo Perelman met en vibration les « notes fantômes » du saxophone ténor, celles qui existent au-delà de la tessiture normale de l’instrument produites en soufflant (beaucoup) trop fort, en utilisant des doigtés factices, en adaptant son souffle à de nouvelles embouchures et anches jusqu’à décrocher le Graal au bout d’un combat incessant face à la mécanique et ses propres habitudes. Et justement, cette sonorité plus intime, soyeuse et plus diaphane perçue au début de plusieurs parmi les sept improvisations publiés ici, n’était rendue possible par une toute nouvelle embouchure et un travail intense de plus de deux ans pour acquérir graduellement sa nouvelle voix, un « Turning Point » dans sa vie de saxophoniste de jazz libre.
En écoutant déjà des enregistrements récents comme ce fabuleux The Truth Seeker ou ce magique Molten Gold, on sent poindre cet état d’excellence, cette plénitude sonore liée irrévocablement à l’urgence de cri modulé à l’infini, ce scintillement lumineux, cette lave incandescente et tous les états d’âme qui les réunissent d’un seul tenant émotionnel. Étrangement cette sonorité plus pure, plus élégante lui permet aussi d’enflammer ses élans lyriques en en atténuant la virulence agressive pour en augmenter la déflagration organique d’énergies, ces flammes brûlant cette matière inconnue, son émotion la plus intense. Ivo Perelman s’est confié quelques fois en duo avec un batteur (Tenor Hood avec Whit Dickey, mais aussi avec Gerry Hemingway et Brian Wilson) à l’occasion d’un enregistrement, mais ce Duologue N°1, que je me permets d’intituler « The Turning Point », est une occurrence rare dans l’histoire des duos sax ténor - batterie et dans la carrière d’Ivo Perelman. Et il faut absolument souligner l’intense investissement de Tom Rainey, son jeu de batterie extrêmement raffiné, aussi « scientifique » que précisément calculé, seconde nature d’une totale générosité, qui s’envole et tournoie au plus près de la tension montante, élevant le niveau d’énergie avec autant d’élégance que de fougue quand le souffleur traverse le miroir d’Alice. On a droit de sa part à une exceptionnelle partie inventive au niveau des frappes, du drive, des sensations rythmiques, de mille nuances, de détails infimes et de traits en mutation constante sans qu’on puisse s’ennuyer. Alliance de la simplicité et de la complexité qui coule de source. Le fait de jouer avec un seul saxophoniste comme unique partenaire, lui ouvre un très large champ d’action duquel Tom Rainey tire profit à son plus grand avantage tout en fournissant une prestation de rêve pour Ivo Perelman. C’est vraiment providentiel.
Aussi pour notre bonheur, Ivo et Tom sont de toute évidence deux personnalités vraiment différentes avec un mode de fonctionnement sensoriel et émotionnel qui les distingue clairement l’un de l’autre. Ivo Perelman perçoit la musique comme des couleurs, des formes visuelles ( NB : il est un artiste peintre influencé par l’expressionnisme abstrait), il développe sa musique avec une vision poétique qui aboutit à cet expressionnisme exubérant qu’il commence à intérioriser depuis un certain temps, une démarche plus intuitive assez éloignée de structures « logiques » . Chez son alter-ego percussionniste, pas de « folie » déraisonnable, mais une démarche structurée dans l’instant, une science quasi mathématique du drumming au service de ses partenaires, une logique imparable ultra-efficace sans jamais surjouer. Une discrétion à la hauteur d’un savoir faire impressionnant, une constance dans l’invention jamais prise en défaut et un panorama exhaustif des possibilités de la batterie jazz en roue libre. Son jeu se rapproche aussi curieusement des « vibrations rythmiques » de feu Sunny Murray. Dans les échanges, l’auditeur finit par suivre le cheminement du batteur alors que lui-même est ébloui par le saxophoniste. On songe à cette alternance d’harmoniques surchauffées dans les ultra-aigus et la puissance tranquille de sa sonorité « normale » presque suave soufflés dans le même élan dans le n°7 final pour aboutir aux extrêmes morsures crissantes agitées par les frappes profuses grouillantes du batteur jusqu’à ce cri déchirant qui s’affaisse des le silence à la fin de l’album. Le contraste entre les deux artistes est saisissant et renforce l’expressivité du saxophoniste. Ils ne racontent pas la même histoire, mais ont l’art d’enlacer naturellement leurs créativités individuelles dans un esprit collectif où toute forme d’égo s’est évanouie. À quoi cela servirait que Tom se déchaîne outre mesure avec un tel souffleur ?
Celui-ci, un musicien de haute volée, saisit immédiatement toutes les opportunités qui lui sont offertes par un batteur de cette envergure. Même si un prochain concert ou une deuxième session fera crever les plafonds des enchères mentales après cette première session.
Pour ceux qui connaissent le travail de Tom Rainey, au sein de groupes développant un matériel à la fois composé / structuré et très libéré en compagnie d’Ingrid Laubrock, Tim Berne, Craig Taborn, Mark Feldman etc…, ce sera sans doute une surprise, car il faut répéter que l’art d’Ivo Perelman est basé sur l’improvisation totale, d’essence jazz « libre ». D’ailleurs, Ivo démontre ici qu’il cultive ce goût pour les « hésitations » chères à de nombreux improvisateurs libres européens. Toute la musique est donc ici improvisée spontanément dans l’instant avec à l’esprit le but de créer, des narratifs avec un début et une fin, soit une « composition » instantanée dans laquelle le matériau et ses variations sont « multi-facettes » et où surviennent des éléments mélodiques, des pulsations polyrythmiques, des techniques alternatives au service d’une expression émotionnelle, des déchirements et des cris issus de résurgences blues dans le texte et le sentiment de prolonger le continuum Afro-Américain lequel inclut aussi le vécu multiculturel Brésilien. Liner Notes !
* cfr Suite For Helen F. label Boxholder 2002

The Truth Seeker Ivo Perelman Mark Helias Tom Rainey Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/truth-seeker

“ Classique’’ trio jazz libre sax ténor contrebasse batterie dans le sillage du Spiritual Unity des légendaires et disparus Albert Ayler Gary Peacock et Sunny Murray (1964). Mais soixante années plus tard, le concept de départ s’est fortement élargi, approfondi et dépasse même l’imagination. The Truth Seeker démarre en douceur en évoquant le souffle et les sinusoïdes arcanes de Wayne Shorter. Le batteur Tom Rainey s’applique subtilement à jouer « free » frappes multidirectionnelles et vibrations rythmiques à l’écoute du sax ténor. Le contrebassiste Mark Helias ancre solidement cette paire volatile au sol ferme, celui des rafiots qui tangue sous bourrasques ou alizés. Ivo Perelman a récemment métamorphosé sa sonorité, devenue plus tendre et plus suave dans le jeu « mélodique » et plus intensément perçante dans les aigus et ces harmoniques déchirantes. Toujours présente sa marque de fabrique, notes étirées, glissandi minutieux, accents inusités, colloquialité tout à tour intimiste ou expressionniste. Mais aussi un aspect plus introspectif par rapport à ses débuts avec Rashied Ali et William Parker, Jay Rosen et Dominic Duval où il détonnait « à plein gaz » en faisant tout rougeoyer. Il faut saluer l’extrême finesse des frappes multiples et des figures soigneusement et spontanément emboîtées de Tom Rainey qui prodigue ici l’essentiel et le superlatif, sans jamais surjouer, en ouvrant le champ auditif et ludique en faveur de ses deux camarades, ce dont profite largement l’excellence musicienne de Mark Helias toujours prompt à essayer toutes les opportunités qui s’offrent à lui. Quant à Ivo Perelman, il enchaîne habilement des séquences de jeu très variées où s’intègrent autant des éléments mélodiques plus délicats et ouvragés que des ostinatos articulés avec de grand écarts d’intervalle et péremptoires coups de bec, des expectorations intenses d’harmoniques hyper-aiguës expressionnistes, et cette propension à orner ses improvisations de « pliages » – étirements de notes spécifiques qui sont sa marque de fabrique « brésilienne ». Un véritable lyrisme mis en lumière par la grâce de ce tandem fécond , Helias – Rainey. Si Ivo Perelman est un musicien formé dans les grandes écoles (Conservatoire Villa – Lobos à Rio et Berklee Jazz School) avec une profonde connaissance de la théorie musicale, c’est avant tout un musicien poète consacré à la recherche sonore du sax ténor avec infiniment d’exigence dans les détails et à la libre improvisation en une empathie totale avec ses camarades. Pas de chefs, de partitions , rien qu’une musique spontanée et collective. Et surtout, il vit passionnément sa musique comme une expression de couleurs, de formes imagées en mouvement, la peinture expressionniste abstraite et la création graphique étant sa deuxième passion, étant lui-même un peintre qui expose fréquemment sa profuse production. Chacune de ces 7 improvisations en trio est providentielle et est construite différemment de la suivante en interpénétrant différents univers émotionnels, des facettes parfois divergentes que l’art consommé des trois musiciens, chercheurs de vérité (Truth Seeker), assemble et imbrique dans un tout cohérent qui coule de source. Les contrastes sont saisissants et les correspondances intimes lumineuses. La débauche d'énergie est hallucinante dans ses états de transe avec ses cris déchirants et brûlants et la furia du tandem basse batterie. Fabuleux ! À ceux qui se disent (et on les comprend) « J’ai déjà beaucoup d’albums de Perelman et je ne peux pas « tout » acheter » , je leur répondrai : « Mettez de côté quelques-uns de ces albums du passé qui vous semblaient « trop semblable » pour en faire un beau cadeau à une amie ou un ami et munissez-vous de ce Truth Seeker et du futur Turning Point en duo avec Rainey ». En effet d’une part, Ivo a vraiment transformé sa sonorité et renouvelé entièrement son jeu toujours reconnaissable mais avec une dimension à la fois plus introvertie et plus profonde et d’autre part sa rencontre avec Tom Rainey (et Mark Helias) est un des choix les plus heureux de sa carrière. Imaginez un Albert Ayler qui module parfois comme un Stan Getz miraculeux. Un lyrisme inouï pour une équipe de rêve.



Urs Leimgruber Solo Now & Always Creative Works
https://www.creativeworks.ch/home/cd-shop/cw1075ccd/

Un album solo d’improvisations au saxophone soprano remonte à l’époque où, plus de cinquante ans en arrière, Steve Lacy s’est mis à jouer et enregistrer en solo ses compositions (Lapis / Saravah et Solo Théâtre du Chêne Noir/ Emanem 1972) suivant l’exemple d’Anthony Braxton (For Alto / Delmark 1968). Cet instrument, le sax soprano, est difficile à manipuler, à en contrôler le timbre, sa justesse et la dynamique du souffle. Certains intervalles dans les gammes sont quasi injouables. Il y a moyen d’insuffler potentiellement un éventail sonore très large au niveau du timbre et des caractéristiques sonores en jouant «conventionnellement », mais très peu de saxophonistes y parviennent tant ce saxophone droit est rétif. Cela demande énormément de travail et une pratique journalière constante : il faut se dédier exclusivement à l'instrument. Et donc, en jouer sur scène en « solo absolu » durant une heure en fascinant le public relève de l’exploit. À cette époque, Lol Coxhill cultivait l’art du solo dans la rue afin de récolter de quoi faire vivre sa famille. Son premier gig en solo fit bien rire l’auditoire de l’Unity Theatre face à un pot-pourri de faux départs et une mise en scène spontanée délirante. En 1975, Evan Parker donna son premier concert solo (Saxophone solos « Aerobatics » Incus 19) en effaçant la limite entre les bruits et l’aspect musical avec ses paramètres harmoniques, mélodiques et structurels par l’usage inconsidéré de techniques alternatives inouïes. Il faut noter qu’ Evan Parker considère cette œuvre enregistrée en concert comme une composition, le dernier morceau enregistré à Berlin étant plutôt un exemple radical d’investigation sonore des caprices de la colonne d’air, de l’anche, du bec, des clés et leurs combinaisons de doigtés avec une articulation des sons démentielle. On retrouve ces aspects dans le travail solitaire d’Urs Leimgruber : exploration sonore exacerbée, sens de la composition instantanée au départ de sonorités les plus curieuses et les plus variées qu’il est quasiment impossible d’énumérer ici. Sifflements, saturations, vocalisations, harmoniques extrêmes, hyper aigus, « faussoiements », bruitages : l’aléatoire initial transformé en une science d’une précision maniaque. Now and Always documente élégamment un véritable tournant par rapport à ses enregistrements solos antérieurs comme «Solo 13 # Pieces for saxophone » / Leo Records 2007.
Vu son âge (il est né en 1952) et comme nombre de ses collègues de sa génération, Urs Leimgruber aurait pu se contenter de cultiver son jardin musical sans trop se préoccuper de faire évoluer sa conception de sa musique. Saluons donc son intransigeance artistique, son esprit de recherche et la foi immense qu’il insuffle dans son art. Vous entendrez ici, une multitude d’approches d’émission du son, tant au point de vue technique qu’émotionnel, agencées dans un narratif poétique et sensible, une forme d’introspection expressionniste par instants ou des pépiements d’oisillons transis, des bruits buccaux associés aux bruitages de l’anche ou des clés, des interjections lucides et hérissées, des sons saturés à l’extrême ou des vibrations fantomatiques. Avec cela, il construit instantanément une forme, une histoire, alternant divers procédés comme des dialogues entre des créatures fantastiques. Urs Leimgruber est un improvisateur unique par la perception de ce qu’il suggère : il fait appel à l’imagination de celui qui l’écoute en défiant la logique du jeu comme on l’entend chez d’autres saxophonistes. Une musique organique où il démantèle implacablement l’armature harmonique des intervalles « naturels » qui sous-tend les improvisations de la très grande majorité des improvisateurs libres saxophonistes.
On oublie l’exploit technique du contrôle de l’émission des sons, son ressenti, au profit d’une poésie sauvage qui semble aussi surnaturelle … qu’elle est ancrée dans sa vie de musicien et la pratique journalière et exigeante du saxophone soprano. Son choix délibéré d’enregistrer dans un studio avec la proximité des micros, plutôt que de devoir « projeter » le son dans l’espace d’une salle de concert face à un public dans une véritable bataille acoustique devant la masse des corps des auditeurs assis à distance respectable et recouverts de vêtements qui absorbent le son, est judicieux. Cette situation « live » peut se révéler compromettante tant à l’écoute immédiate qu’à l' enregistrement, car la puissance de projection du souffle oblitère la relaxation nécessaire, l’ouverture totale de son jeu qui lui permet de faire passer son message esthétique et ses infinies nuances dans l’intimité que requiert sa démarche. En effet, en écoutant ces douze solos via l'enregistrement, nous sommes plongés au cœur des phénomènes acoustiques, l’oreille le plus près possible de son souffle et des vibrations du saxophone. Cela permet à l’auditeur de pénétrer les secrets de sa démarche et de se laisser envahir par ces sonorités vivantes et mystérieuses, Now and Always.