Birgit Uhler & Leonel Kaplan Stereo Trumpet Relative
Pitch Records RPR 1030
Relative Pitch est en train
de construire un catalogue qui fédère les initiatives musicales les plus
contrastées que d’aucuns auraient voulu diviser dans des courants contradictoires.
Alors quand le même label US aligne des artistes aussi radicaux que Birgit
Uhler, Michel Doneda (en solo) ou Roger Turner, des pointures New Yorkaises
comme Joey Baron et Bill Frisell et réunit dans le même enregistrement la
dépositaire en chef du piano tristanien, Connie Crothers, et un soul brother de
la Great Black Music tel que Jemeel Moondoc, on se dit que vraiment la musique
est un langage universel pour le bonheur d’une bonne partie des auditeurs qui
aiment à écouter et à découvrir tout le spectre de la musique improvisée
qu’elle soit d’obédience afro-américaine ou européenne, jazz libre ou
improvisation libre peu ou prou détachée du jazz au point de s’évaporer dans un
minimalisme bruitiste « soft noise ». C’est bien cette dernière
option qui prévaut ici. Leonel Kaplan joue exclusivement de la trompette en
focalisant son approche sur le bruissement de la colonne d’air, la métaphysique
des tubes en quelque sorte (pour paraphraser Amélie Nothomb) : en jouant
avec de multiples niveaux de pression des lèvres et l’obturation minutieuse des
orifices avec les pistons, il obtient un éventail de nuances, de dynamiques, de
bruits parasites, des timbres plutôt plombés que cuivrés, tant il évoquent la
tuyauterie. Birgit Uhler, lui répond en ajoutant à son remarquable travail à la
trompette, l’utilisation d’une radio, d’un haut-parleur et d’objets comme
générateurs de sons. L’un dans le canal droit et l’autre dans le canal gauche,
d’où le titre Stereo Trumpet. Ce qui
m’a toujours fasciné chez Uhler, c’est cette remarquable articulation rythmique
avec laquelle elle fait vivre cette expression sonore introspective et presque
désincarnée. Avec Heddy Boubaker, Gregory Büttner, Gino Robair, etc via des
micro labels. Leonel Kaplan avait gravé, il y a exactement dix ans, un beau manifeste
avec Axel Dörner et Diego Chamy, Absence où les scories étaient filigranées au plus près du micro d'Olivier Boulant.
Stereo Trumpet établit plutôt des
drones statiques où s’inscrivent de lancinants changements de tons, des
vibrations cotonneuses, un souffle livide. La juxtaposition des timbres
individuels crée un courant sonore où disparaît la marque de l’acte personnel et celle de la virtuosité. Parce que cette virtuosité n’apparaît qu’aux
praticiens qui connaissent la difficulté du crescendo parfait sans bavure. Au
lieu que chaque duettiste reste sur ses gardes en se distinguant de son
partenaire avec sa personnalité musicale propre dans un give and take bien délimité, on plonge ici dans un tout fusionnel
dans lequel l’auditeur distingue clairement les sons sans pouvoir en attribuer
l’origine à l’un plus qu’à l’autre. Une musique qui évoque une
électronique austère, une grisaille bleutée à travers laquelle il faut tendre
l’oreille pour saisir le cheminement des lents changements de densité, de
couleurs, de vitesse, et l’irruption d’un gargouillis imprévisible. Tout comme
un Rhodri Davies, un Jim Denley, un Ernesto Rodrigues ou un Axel Dörner, Birgit
Uhler et Leonel Kaplan créent avec talent les conditions d’une autre écoute
dans une dimension temporelle et auditive renouvelée. Vraiment remarquable.
Relations Henry
Kaiser & Damon Smith Balance
Point Acoustics BPALDT505
Duo acoustique entre (ou
avec) la contrebasse de Damon Smith
et la guitare (1998 Monteleone Radio
Flyer 7-String Guitar) d’Henry
Kaiser. Smith est aussi le responsable du label BPA et celui-ci retrace ses
aventures musicales dans différents contextes improvisationnels avec des
improvisateurs incontournablescomme Phil Wachsmann, John Butcher, Frank
Gratkowski, Wolfgang Fuchs, Birgit Uhler, la superbe chanteuse Aurora
Josephson. A travers les disques BPA on aborde avec bonheur Il y a une dizaine
d’années BPA avait publié un hommage d’Henry Kaiser à Derek Bailey (Domo Arigato Derek Sensei) suite à sa
disparition et avec de multiples invités dont un intéressant duo Kaiser-Smith qui
appelait un prolongement, voire un document. Kaiser est connu pour ses
multiples appétits musicaux qui naviguent entre des croisements « musique
du monde », le projet YoYo Miles avec Leo Smith (sorte de re-make des Bitches Brew et Agartha
du Miles Davis électrique), un Wonderful
World en solo quasi New Age, de
l’improvisation radicale (l’excellent Acoustics
avec Mari Kimura, Jim O’Rourke et Jim Oswald chez Victo). Dead Head assumé, il
a joué des covers alternatives du Grateful Dead, mais aussi pastiché le Magic
Band de Captain Beefheart. Son Wireforks
en duo avec Derek Bailey m’est resté en travers de la gorge, alors que c’est un
excellent guitariste et musicien engagé dans l’improvisation depuis des
décennies. Bref, il a autant de cordes à son arc que sa collection de guitares
est vaste. Dès la fin des années 70’s , il avait fait fort avec son album Protocol en duo avec le percussionniste
Andrea Centazzo et le trompettiste Toshinori Kondo, deux artistes superlatifs
qui avaient quitté la scène improvisée quelques années plus tard. Donc, pour
moi, Kaiser est un musicien que j’apprécie et pour lequel je n’hésite pas à
chroniquer avec plaisir un opus qui me touche comme son solo Requia dont vous trouverez une chronique
dans une page de ce blog (août 2014). Mais ce n’est pas un artiste que je suis
à la trace comme Veryan Weston, Paul Hubweber, Roger Turner, Charlotte Hug,
Gunther Christmann etc... Alors bien sûr, avec cette approche spécifique à la guitare
acoustique, plane ici l’ombre du grand Derek Bailey, celui des Domestic Pieces (Emanem 4001), d’Aida (Incus 40) et de Lace (Emanem),
acoustique. Ou l’opiniâtreté radicale de John Russell, un de ses bons copains. Car
dans cet enregistrement, Henry Kaiser joue avec les harmoniques, technique par
excellence de Bailey et Russell. Il y a donc heureusement des moments superbes,
sauvages, des trouvailles au niveau guitare et le duo fonctionne comme dans ce Garden
Not A Garden où le contrebassiste frotte le plus lentement possible
l’archet sur la corde grave en bloquant la vibration. Recherches, écarts,
évidences, congruences, échappées, flottements. Au niveau guitare proprement
dit, il faut vraiment écouter dans une excellente hi-fi, pour apprécier ce que
Kaiser apporte de particulier à la lingua franca post-Bailey. Cette guitare
convient-elle à cette technique qui utilise les harmoniques produites en
bloquant subrepticement la vibration de la corde un bref instant au moment
précis où le plectre tire la corde ?? Cela nécessite des cordes
particulièrement tendues, accordées au plus juste à toutes les hauteurs et un
instrument à la projection exceptionnelle. Comme on l’entend à merveille dans Annoyance
is the Joke That Drives the Music, Kaiser dégringole des cascades d’accords
abrupts et dissonants quand son acolyte fait grincer sa basse. Damon Smith a une
tendance à se tenir légèrement en retrait comme s’il se mettait au service de
la guitare. Parfois, j’ai le sentiment que la logique ou le charme fantaisiste
de l’improvisation en cours se dissipe. Un peu trop posé. Ceux qui ont jamais
écouté la demi-face de vinyle complètement folle de Derek Bailey et Maarten
Altena dans Improvisors Symposium Pisa 80,
tiendront là matière à disserter. Malgré ces remarques, Relations contient
d’excellents moments et est un témoignage vivant de ce penchant qu’ont les
improvisateurs d’essayer des choses dans l’espoir de créer un momentum qui
captive l’attention. Et cela passe plutôt bien. Il y a des albums de Damon
Smith qui sont quasiment parfaits, au sens improvisation, s’entend.
North of Bianco Jaap Blonk
Sandy Even Damon Smith Chris Cogburn bpa016
Jaap Blonk est un des rares
vocalistes masculins proéminents de la scène improvisée au même titre que notre
cher Phil Minton à tous et que le prodigieux Demetrio Stratos, trop tôt disparu (1978).
Stratos avait d’ailleurs précédé Minton dans l’ordre d’apparition sur la scène internationale comme chanteur vocaliste expérimentateur de quelques années. Tous deux sont de
vrais chanteurs avec des voix aux dimensions et à la texture exceptionnelles et
une capacité phénoménale à déguiser leur organe d’attributs multiples et
complètement incroyables. J'espère moi-même ne pas perdre mon temps en me produisant ici et là en qualité de chanteur improvisateur. Digne héritier de la tradition « poésie
sonore » des Kurt Schwitters et Henri Chopin, Jaap Blonk ne se montre pas
tel un chanteur, mais plutôt comme un formidable bruiteur de l’impossible. Un
performance solo de Blonk est un pur moment de magie. D’excellents témoignages
de ses capacités d’improvisateurs figurent dans les cd’s Improvisors (avec Michael Zerang et Mats Gustafsson/ kontrans) et First Meetings (avec Zerang et Fred
Lonberg Holm /Buzz records) enregistrés en 1996, alors que le profil de la
musique improvisée libre radicale se redressait à vive allure, vingt ans après
l’explosion de 1976 / 77. Et donc vingt ans encore après, quoi de plus naturel
de retrouver Jaap Blonk dans l’exercice difficile du quartet avec guitare
électrique, contrebasse et percussions. Qu’à cela ne tienne, Sandy Even détient
la clé de la réussite de l’entreprise, son approche étant bruitiste à souhait
avec le dosage subtil nécessaire. En effet, on n’entend quasiment jamais une
inflection issue de la pratique, même subliminale, du chant, dans le babil
crypto-langagier, les borborygmes et bruits de bouche du Hollandais et l'option de la guitariste se meut dans une perspective idéale. Même quand
sa plainte ondule au-dessus du pandémonium électronique guitare électrocutée et
percussion enchevêtrée. La musique est en fait un bel hommage au Keith Rowe
d’avant (le minimalisme). BPA avait déjà publié il y a un an un excellent duo
« digital » de Sandy Ewen et
Damon Smith, Background Information
(BPA-1), un travail sonique qui allie une aspect brut avec la plus grande finesse.
Ce North of Bianco en est son
prolongement légitime. Toutes les possibilités sonores sont exploitées, le
percussionniste Chris Cogburn bruissant à merveille (où est passée la batterie?), utilisant
son instrument comme résonateur de manipulations d’objets et d’instruments
détournés de leur fonction première et le vocaliste se moule et coule dans les
interstices ou quand le silence point ou que le jeu s’aère, prend la relève du bruitage
sans qu’on se dise qu’il y a une voix humaine. Une machine, un gros bourdon ou
des monologues improbables à la diction infernale. Il y a un texte poétique de
PascAli, le tandem de contrebassistes, dans les notes de pochette. J’aurais
aimé y voir figurer une notice avec qui et quoi fait quoi, question
instrumentation. Mais peut-être ainsi, le mystère est conservé. Les groupes
documentés par Damon Smith sur son label BPA se suivent et ne se ressemblent guère. Et c’est une
bonne raison de suivre l’évolution de ce label dédié à l’improvisation libre à
100% et sans oreillères.
Clocks and Clouds Luis
Vincente Rodrigo Pinheiro Hernani Faustino Marco Franco FMR CD371-0214
Iridescence, Ophidian Dance,
Strangely Addictive, Compression Test, etc… avec des titres pareils, on
s‘attend à un jazz intellectuel et imagé, à une démarche subtile. Et à
l’écoute, on n’est pas déçu. Il arrive encore souvent qu’on se dise que le
groupe enregistré X ou Y est moins réussi que la qualité intrinsèque de ses
membres. Ici, c’est tout le contraire et à cet égard c’est une belle réussite
collective basée sur la phraséologie de chaque individu, trompette (Vicente),
piano (Pinheiro), contrebasse (Faustino), batterie (Franco) et leur capacité à
coordonner leurs interventions, à doser la dynamique dans un équilibre instable
dans une manière de swing décalé qui fait le grand écart avec les lois du
genre. Le bassiste est l’intelligent pivot de l’ensemble, le pianiste crée
constamment des espaces dans le flux du clavier afin de permettre la lecture
des nuances du percussionniste, lequel a retenu la leçon d’un Paul Lovens (sans
pour autant être aussi audacieusement extrême), et de relancer les étoiles
filantes du trompettiste. On va au plus loin de la structure du jazz libre sans
certains des poncifs du genre avec l’expérience d’une pratique de
l’improvisation totale, radicale. C’est un travail absolument remarquable et sa
qualité se bonifie au fil des écoutes répétées. Vicente a des lueurs dignes
d’un Bill Dixon et Pinheiro est un excellent pianiste jazz contemporain qui a
intégré comment diriger ses improvisations au piano avec la structure d’un quartet
tel que celui de Clocks, qui porte
très bien ce nom vu la cohésion millimétrée. Marco Franco gère très bien la
dynamique en alliant retenue et agressivité. Il y a un peu de tout dans le
catalogue FMR et il arrive qu’on ait d’excellentes surprises telles que
celles-ci. Un excellent album qui a quelque chose de très particulier. A
recommander.
From to From Alvin Fielder David
Dove Jason Jackson Damon Smith Balance Point Acoustics BPA 015
Souvenez – vous ! Alvin
Fielder est un des batteurs qu’on a entendus dans les premiers
enregistrements du futur Art Ensemble of Chicago alors qu’ils n’avaient pas
encore rejoints Paris en 1969. Il y eut Phil Wilson, Robert Crowder et Alvin
Fielder. Et puis seulement Don Moye. Fielder est un Néo Orléanais et c’est à l’aune
de cette filiation qu’il faut apprécier le quartet de From-To-From. Il forme le
moteur de l’ensemble et lui imprime une couleur et une impulsion rythmique
Louisianaise typique même si les deux souffleurs, le tromboniste David Dove et
le saxophoniste Jason Jackson s’envolent en toute liberté avec une bel
expressionnisme Great Black Music secondé par la walking basse imperturbable de
Damon Smith. C’est la belle impression qu’ils donnent dans le premier Ut.
Dict., amplifiée par la fausse nonchalance soul funky du trombone, une
voix originale et relativement voisine de celle de Roswell Rudd. Mais dès le
début des vingt minutes de From To From, le swing du premier
morceau se métamorphose dans une belle recherche de sons, d’ébauches, de
commentaires, de rubato lyriques ou inquisiteurs où s’entrecroisent des lignes
pleines d’une vraie richesse musicale. Le tempo démarre vers la septième minute
et se décale pour soutenir le solo chaleureux du trombone. Il y a dans cette
équipe un sens collectif, une joie de jouer décontractée dans une forme
d’allégresse en mode mineur, une alternance sax/trombone et Jackson tire parti
de l’alto, du ténor et du baryton en fonction de l’orientation de la pulsation.
C’est avec surprise qu’on voit le temps défiler à l’aune de la rédaction de ce
texte et c’est dire que la musique n’est point ennuyeuse. B,B,B x 6/8 est
l’occasion d’ouvrir avec la contrebasse improvisant en avant et les souffleurs
voletant en suspension dans l’espace. La configuration instrumentale est
mouvante et en constante évolution et l’intelligence du jeu collectif fait de
ce quartet un groupe gagnant, sans qu’il sacrifie à la démonstration – étalage
technique, virtuosité et tempos d’enfer. Quand ils s’envoient en l’air à tout berzingue,
c’est l’affaire de trois minutes créant la diversion parfaite. Le jazz, c’est l’art
consommé du temps. On pense au New York Art Quartet (album ESP et Mohawk pour
Fontana). Lyrisme, cohésion, équilibre, blues authentique. Une musique pareille
ne se cote pas : Vous prenez ou vous laissez ! Moi, je prends tout
cela à 100% : la musique du cœur et de la sensibilité !!
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