Lauri Hyvärinen / Daniel Thompson London (East then South)
inexhaustible
editions ie-003
Laszlo Juhasz, un activiste incontournable de la scène
improvisée
contemporaine
en Hongrie et Slovénie, présente
exclusivement des
duos frais
et inédits publiés à 100 exemplaires sur son label
inexhaustible editions , « a
tiny bedroom label for electroacoustic
improvisation, modern composition and other
strange and beautiful
sounds in between.. ».
La rencontre
réussie de deux jeunes guitaristes, l’un finlandais,
Lauri Hyvärinen et l’autre britannique, Daniel Thompson est
sûrement une
fleur à son chapeau. Enregistrée à Londres dans deux
lieux
ouverts depuis quelques années, Hundred Years Gallery, une
galerie
d’art à Dalston Hackney (East) et I’Klectic à Lambeth dans
Paradise
Yard, un espace jardin bio qui accueille des habitations en
bois et des
ateliers dans un parc (South), tous deux programmant
de nombreux
concerts. Lieux actuellement incontournables, sans doute même plus que les
fameux Café Oto ou le Vortex car il y a une plus grande
« bio-diversité » au niveau des artistes invités et des formes
musicales présentées. Au Vortex, c’est principalement la série mensuelle
Mopomoso de John Russell qui assure vraiment cette programmation ouverte aussi
à des musiciens inconnus à la notoriété zéro. Qui a jamais entendu parler du
guitariste finlandais Lauri Hyvärinen ?
En tant qu’ improvisateur et initiateur de concerts, Daniel Thompson incarne très bien cette génération fraîchement
trentenaire qui porte un vent de fraîcheur tout en s’inscrivant dans la
continuité des prédécesseurs. Ce duo de six cordes entièrement acoustique met
en exergue les sonorités qu’une guitare à cordes métalliques recèle si on en
explore ses secrets : spécificités mécaniques, harmoniques produites en
stoppant la vibration de la corde,
résonnances inédites, intervalles dissonants ou extrêmes, configurations
de doigtés et de touchers improbables, combinaisons de plusieurs de ces actions
etc… Ceux-ci en se combinant dans le face-à-face émulatif de ce duo
occasionnent des trouvailles inouïes, même pour qui a entendu plusieurs /
nombre de concerts (solo) de Derek Bailey ou John Russell. On se rappelle la
rencontre John Russell – Pascal Marzan basée à la fois par sur un territoire
commun, une complémentarité / contraste entre cordes métalliques et nylon
guitare, guitares jazz acoustique et espagnole classique (Translations Emanem
5019). Chez Thompson et Hyvärinen,
l’instrument est identique et leurs langages sont étonnamment proches au point
qu’il est quasi impossible de les distinguer
à l’écoute. Il en résulte paradoxalement une singulière extension des
registres de la guitare traitée de cette manière, les sons de l’un se combinant
avec ceux de l’autre de manière peu prévisible. Leurs flux respectifs se
complètent, se dissocient, s’imbriquent, font le grand écart, se poursuivent et
rebondissent, parfois sans qu’on devine quelle guitare ou lequel des deux
guitaristes est à l’œuvre. Se crée l’impression que leurs trames respectives se
réfléchissent dans un miroir déformant. Question sonorité (abrupte !) on
pense au Derek Bailey acoustique et comme ce musicien nous a quitté il y dix
ans, ceux qui veulent écouter ce son de guitare, voilà l’occasion rêvée. Durant
les deux longues improvisations, Hackney (26’) et Lambeth
(32’), ils nous gratifient d’un panorama étonnant de congruences
dynamiques, d’atmosphères résonnantes, d’arrachages de cordes démentielles, de
moments sonores imprévisibles, d’introspection d’harmoniques, d’interactions
fulgurantes. Point n’est besoin d’amplification, de pédales et d’effets pour
métamorphoser la guitare ! Voilà un album singulier qui ravira les
amateurs du tout acoustique. London écrit un chapitre important
de la Saga acoustique Derek Bailey, John Russell, David Stackenäs et cie peuplé
de sons qu’il est impossible à trouver hors du processus / élan organique de
l’improvisation libre sans entrave ! Qualité supérieure, donc, et un des
meilleurs albums que j’ai entendus ces dernières années.
Aghe Clope Blind Mind Paolo Pascolo
Andrea Gulli Giorgio Pacoring Stefano Giust Setola di Maiale 2940 / dopialabel
011
Ce n’est pas
leur premier album et cela s’entend, Aghe Clope est un groupe homogène et
original qui partage la scène depuis de nombreuses années : Andrea Gulli laptop, tapes, analog
synthetizer, Paolo Pascolo , flutes
& alto saxophone, Giogio Pacorig
fender rhodes, korg ms20, devices et Stefano
Giust percussion cymbals , objects. Enregistré live en Slovénie à Maribor
et au Brda Contemporary Music Festival en septembre 2013 à l’exception du
premier court morceau au RE :
Trax Complete Communion TRAxART
Incursioni Sonore à Bertiolo, cette musique d’improvisation libre est
connectée/ connotée post-rock – électronique – glitch ludique. J’apprécie
particulièrement l’empathie entre les claviers de Pacorig et l’électronique de Andrea
Gulli, ces deux-là créent un univers sonore tour à tour coloré, interactif,
éthéré, parfois brut et même pointu au niveau des textures. Paolo Pascolo n’a
aucun mal à insérer ses notes tenues ou ses pépiements et l’inventivité de
Stefano Giust, en grattant, ferraillant ou rebondissant crée un relief plein de
détails / une activité percussive qui complète les sons de l’ensemble à très
bon escient. Les quatre musiciens
s’écoutent admirablement tout en privilégiant une diversité/ discontinuité
d’intentions et de stratégies. Valse hésitante, questions sans réponses,
atmosphère mystérieuse, sons intercalés, juxtaposés, coq à l’âne, planures ou
heurts intempestifs. Une série de procédés de jeux et un esprit propre à ces Aghe
Clope fait qu’il me semble bien n’avoir rien entendu de semblable. On a
plaisir à écouter l’ensemble sans devoir se poser la question des contributions
individuelles tant le tout est cohérent tout en travaillant sur le disparate,
l’éphémère, le transitoire. Un bon nombre d’auditeurs sensibles à ces sonorités électriques et ce genre
d’univers y trouveront leur compte et
gageons qu’ils vont être gagnés par la cohésion de leur démarche librement
improvisée. Car c’est le point fort du groupe !
Corpo Ivo
Perelman & Matt Shipp Leo
records CD LR 755
Comme on
peut le voir sur photo de pochette sépia où apparaissent nos deux duettistes
torses nus, Corpo c’est la musique nue. Le souffle sensible d’Ivo Perelman puissant, vocalisé et
introspectif trouve une attention toute particulière dans le jeu de son
partenaire pianiste, Matthew Shipp ,
musicien qui tout comme son collègue Veryan Weston, échappe aux
classifications. Faisant suite à Callas
et Complementary
Colors, leurs précédents albums en duo et tout comme ceux-ci, Corpo
est l’incarnation d’un phénomène : l’inspiration intuitive, sensible, lyrique rejoint la logique, la volonté d’improviser sans faux semblant, une
certaine pureté. Partant de zéro, le saxophoniste ténor Brésilien Ivo Perelman et le pianiste New Yorkais
Matthew Shipp créent l’univers de
chacune des 12 improvisations en inventant les tournures mélodiques, les
accords, les doigtés dans l’instant. Pas de composition à proprement parler,
mais des structures et un chant incomparable. Une constante chez le saxophoniste :
un écartement particulier des intervalles « faussant » spécialement
les notes, une divagation lyrique vers les notes hautes, une articulation
anguleuse arquée sur le jeu puissant du pianiste. De ces sons les plus aigus,
Perelman tire des couleurs qui virent par toutes les nuances du vermillon, du
grenat, du rose, du fuschia, du pastel, des mauves (Complementary colors). Il
contient la surpuissance expressive des grands saxophonistes afro-américains de
la tradition, mais la concentre dans un registre intimiste où pointe le cri, la
vocalisation. On croirait entendre un chanteur. L’énumération de jeux
rythmiques neufs, d’échappées lunaires, de clair obscurs louvoyants, de bribes
mélodiques ressassées, de questions - réponses, de variations improbables
semble infinie. Le pianiste enrichit le langage du piano jazz en creusant des
veines inconnues même si on croit entendre une voix familière. Graves sombres,
toucher d’airain, jeu granitique au service du lyrisme brésilien. Rythmes impairs…Il
manifeste une volonté d’épurer le propos, d’établir un équilibre et de le
rompre pour repousser l’évidence. Une véritable relation organique qu’on a très
rarement eu l’occasion d’entendre au fil des décennies improvisées. La
tendresse, la passion, le rêve. Pour ceux qui ont (encore) peur du free- jazz,
ils seront surpris de découvrir une musique plus sensible, plus émotionnelle,
plus entièrement personnelle, intime que ce qu’on veut nous servir via les
canaux conventionnels du jazz-business. Le sens du merveilleux.
The Hitchiker Karl Berger & Ivo Perelman Leo CD LR 754
Karl Berger fut un des premiers musiciens « free-jazz » en Europe
et se fit un nom en 1965 en jouant du vibraphone avec Don Cherry, Gato Barbieri,
JF Jenny Clark et Aldo Romano au légendaire Chat Qui Pêche à Paris. Des
enregistrements de ces concerts furent publiés par le label Durium en Italie sous
le titre « Togetherness ». Indispensable ! Des cd’s ESP récents nous le
font entendre toujours avec Cherry et Barbieri en compagnie du bassiste Bo
Stief et de Romano au Jazz Montmartre de Copenhagen (Don Cherry Live at Café
Montmartre Vol. 1, 2 & 3). Par la suite Karl Berger travailla intensivement avec Ed Blackwell, un des plus
fidèles compagnons d’Ornette et de Don Cherry. Ce n’est pas un hasard.
Jouant essentiellement avec deux mailloches sans tenir compte des accords (Gary
Burton et cie jouent avec quatre mailloches), le style personnel de Berger
évoque plutôt le balafon africain et le gamelan indonésien que la tradition des
Milt Jackson ou Lionel Hampton. Il fait grand usage de modes inspirés des
musiques du monde à l’instar de Don Cherry. Quoi de plus naturel de le
retrouver cinquante ans après la révolution du free-jazz avec le saxophoniste
ténor Brésilien Ivo Perelman, qui
lui-même évoque le saxophoniste argentin Leandro « Gato » Barbieri.
La musique
sensuelle et sensible du duo Berger/ Perelman semble se déplacer sur un nuage,
tant elle cultive la douceur, une sorte de lyrisme aérien et reste suspendue au
dessus du temps. Le travail du timbre, la qualité du son, l’empathie totale des
duettistes, le sentiment de Togetherness,
contribuent à faire de cet album une merveille du jazz libre resté dans les limbes depuis l’époque héroïque. Le
saxophoniste a un timbre d’une beauté sublime dans l’aigu. Avec les notes
cristallines et mouvantes du vibraphone, on atteint une sorte de nirvana dans
un registre épuré proche de la musique « de chambre ». Il y a ce
passage où Perelman joue en solitaire du bec seul sans le saxophone et évoque à
la fois le chat (Gato) et le canard et cela vaut son pesant de coco.
Merveilleux !!
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