Soft Eyes Raymond Boni
& Didier Lasserre improvising beings ib48 https://improvising-beings.bandcamp.com/track/soft-eyes
Une très belle rencontre
chercheuse et réfléchie entre un guitariste inoubliable et, pour une fois, en
acoustique, et d’un percussionniste / batteur qui va à l’essentiel. Tandem en
mode intimiste tout en questions réponses, donc ! Et quelles questions….
L’art du silence intégré dans la poursuite des sons, le jeu lyrique et souvent enflammé, mais très épuré, de Raymond Boni à la guitare qui privilégie les
petites touches, les frappes imprévisibles de Didier Lasserre. Les
interventions millimétrées à l’harmonica en suspens au-dessus des peaux
frappées singulièrement dans un dialogue tangentiel, tout concorde à nourrir la sensibilité de l’auditeur dans sa
découverte. La dynamique éprouvée des deux duettistes souligne l’écoute :
on frôle le silence du bout des doigts après avoir frappé l’imagination. Coups
secs et blanches qui expirent dans l’air chaud. Frappes sélectionnées dans
l’inconnu de la batterie. Un morceau est consacré à l'exploration des cymbales
à l’archet et la modulation improbable des harmoniques qui en résulte. Une
série de pièces se succèdent qui, tout en restant dans le cadre sévèrement
délimité et exigeant de leur esthétique commune, renouvellent leur expression,
les couleurs, les affects, les émotions. Raymond
Boni est un des grands pionniers de la guitare alternative et improvisée en
publiant en 1970 son premier manifeste solo, L’oiseau, L’arbre, Le Béton
(Futura- Ger), la même année où Derek Bailey publia son premier opus
solitaire (Incus 2). Mélodiste d’avant-garde avec un goût absolu, le voici qui
se rappelle à nous en poussant plus loin la mise en question des paramètres de
la musique avec un acolyte aussi chercheur et insituable que lui, Didier Lasserre. Improvising beings nous
envoie un album qui sollicite l’écoute et la réécoute. Ce label essaie de
présenter la mouvance librement improvisée sous toutes ses coutures et Soft
Eyes est à cet égard un vrai manifeste.
D’une rive à l’autre Sylvain
Guérineau Kent Carter Itaru Oki Makoto Sato improvising beings ib47 https://improvising-beings.bandcamp.com/track/r-cif
Rive droite ou rive gauche ou
dérive…. Les mots n’arrivent jamais à décrire le ressenti, les sons expriment
l’au-delà des idées : les émotions perçues sont-elles le reflet de votre
ouverture, de votre écoute? Mais la musique est bien là ! Etoile filante
au firmament des trompettistes de l’impossible, Itaru Oki est bien le moins considéré des souffleurs
« free » qui ont réussi à marquer de leur empreinte la vibration
éphémère de l’air par la pression magique des lèvres dans l’embouchure (Dixon, Hautzinger, Smith, Evans, Wheeler). On
l’entend aussi au bugle (grand merci !). Le saxophoniste Sylvain Guérineau souffle dans l’ombre depuis des décennies et nous
offre ici une prestation qui honore l’instrument et son histoire. Lyrisme, timbre
chaleureux, phrasés puisés chez Hawk ou Mobley et transsubstantiés à la Giuffre
avec un réel détachement. L’archet de Kent
Carter et sa walking caractéristique (Bâteau Phare) expriment l’essentiel.
Cela nous rappelle le temps béni où avec Ken Tyler, Oliver Johnson ou Noël
McGhie, Carter officiait chez Steve Lacy dans les recoins de Paris et de province. Makoto Sato est l’incarnation du
drumming free au sein d’un groupe. Récif nous montre comment ils
partagent un imaginaire et l’espace sans l’encombrer. Le Rideau de Mer et comment
cette idée est poursuivie et enrichie puis laissée sur le côté pour laisser
flotter leurs intuitions en toute liberté. Ces desperados du jazz libre ne se
contentent pas de rugir, mais ils savent frémir, jouir, réfléchir, assumer leurs errances, se rassembler dans l’inconnu.
Il y a une volonté de ne pas s’en tenir qu’au poncif « énergétique »
débridé de la free-music / jazz libre, mais surtout de créer des moments épurés
de convergence dans le silence, l’espace, lieux imaginaires de réflexion, de
partage. La grande qualité d’écoute spéciale et l’invention mélodique d’Oki
vis-à-vis du jeu de Guérineau méritent d’être soulignée ainsi que la cohésion
dans l’écoute mutuelle de l’ensemble. D’une rive à l’autre : passage, gué,
embarquement, dérive, flottaison, crue, étiage… Enregistré par Jean-Marc Foussat à Juillaguet en juin
2015, cet album vient enrichir les archives du free-jazz pour une qualité
particulière d’empathie et de vécu qui rend cette musique aussi attachante que
les choses les plus flamboyantes jamais enregistrées. Le disque est maintenant
fini : j’appuie sur Start à
nouveau ! Trop Beau !
Concretes Paul
Hession - Ewan Stefani Bruce’s
Fingers
Crédité percussion, sampler, analogue ring modulator, Hubback gongs (Paul Hession)
et live digital processing and synthesis
(Ewan Stefani), le duo de Concretes
joue une musique électronique – électroacoustique avec percussions d’une grande
richesse sonore et timbrale et avec une intense complexité rythmique /
pulsatoire. Elle nous vient du Yorkshire, région rebelle d’où proviennent Derek
Bailey, Tony Oxley, Trevor Watts et le contrebassiste Simon H Fell, propriétaire du label Bruce’s Fingers et compagnon incontournable du batteur Paul Hession. Le terme Concretes
se réfèrent au béton et un morceau s’intitule Betonski Mix. Nombre d’artistes
électroniques qui s’aventurent dans la libre improvisation arrivent trop
souvent à me lasser au bout d’un moment. Les qualités de ces deux artistes,
elles, relancent mon attention. Leurs trouvailles soniques, la combinatoire de
leurs sons individuels, les nuances infinies, leurs états d’âme, tout concourt
à rendre leurs processus et leur musiques vraiment intéressants, subtils. On
peut s’y repaître, écouter intensément ou flâner de plage en plage, on sera
surpris par des tressautements, des sonorités complexes, des attaques
improbables du son, des contrepoints futuristes, des échappements fluides dans
la 3D. On retrouve cet empathie/ symbiose qui caractérise la musique du duo Furt
(Richard Barrett et Paul Obermayer). C’est donc un compliment ! Cet enregistrement
produit modestement par B’s F pourrait
bien figurer comme point fort sur la Carte du Tendre de la musique électronique
qui échappe à l’écoute chiante du tout venant ‘electronica’. Je pense à
Lawrence Casserley/ Adam Linson, Richard Barrett/ Paul Obermayer, Michel
Waiszwisz, Ulli Böttcher, Richard Scott, Jérôme Noettinger et cie. Pour plus
d’infos à ce sujet, parcourez mon blog et surtout écouter cet album dont l'illustration de pochette type Pac-Man binaire semble se situer complètement à l'opposé des images que cette musique suggère.
Deux albums avec Peter
Brötzmann ou Evan Parker :
Laboratorio Musicale Suono C + Peter Brötzmann DEcomposition Setola di Maiale.
Cinq DEcomposition numérotées
de 1 à cinq pour ce quartette / projet free jazz formé par les frères Console, Gianni le saxophoniste et Donato
le flûtiste, le batteur Giuseppe Tria
et le bassiste / guitariste Walter Di
Serio auxquels s’ajoutent le trompettiste Giuseppe Mariani sur les DEcomposition 1 et 3 et Peter Brötzmann sur les DEcomposition 2
et 6. Gianni Console joue aussi des electronics et de l’EWI 4000S et Walter Di
Seria est en solo absolu dans la DEcomposition 5. Originaires de la région des
Pouilles, ces artistes italiens ont découvert et entendu Peter Brötzmann lors de plusieurs éditions du festival de free
music de Noci. Activistes incontournables de la scène locale, ils tentent
avec bonheur de vivre l’improvisation
totale. Le tandem basse - batterie propulse les soufflants avec ferveur et il
faut entendre Gianni Console
intervenir au sax alto après les deux solos de Brötzmann dans la DEcomposition 2 au ténor et à la
clarinette turque métallique pour se convaincre du tonus des italiens. Donato Console envoie des pépiements de
notes dans l’espace avec un réel feeling jazz. L’utilisation de l’électronique
confère une dimension contemporaine actuelle. Walter Di Serio se distingue
à la quatre cordes de manière pulsatoire et Giuseppe Tria crée des ambiances
mystérieuses au vibraphone dans la DEcomposition 3 où les musiciens prennent très au sérieux
le processus d’improvisation collective dans le meilleur sens du terme. Dans la
DE 4, un rythme funky punk s’installe avec un fond de guitare (ou d’EWI ?)
trafiquée et torturée et laisse la place à la flûte suave de Donato Console
dans un temps en suspension pour un court instant suivi par une séquence
d’impro radicale électrique de contraste. Le final (DE 6) avec Peter Brötzmann
soufflant à tout berzingue sollicite d’abord l’emportement et le martellement
compulsif et saccadé de la batterie et de la basse (on pense à Bill Laswell) et
cela dérape dans des éclats multidirectionnels. La précision de
l’enregistrement n’est pas idéale et c’est pour cela qu’il faudrait assister à
cette rencontre sur le vif pour en mesurer l'impact. Elle ne manque pas d’énergie avec un Brözmann
mordant à souhait et en grande forme et le répondant de ses acolytes qui assurent. Le meilleur hommage qu’on puisse faire à Peter Brötzmann, c’est de jouer avec
lui. Chose faite.
Colors Of : Konvoj
Ensemble feat. Evan Parker & Sten Sandell Konvoj Records K0R001
Composé des saxophonistes Lotte Anker, Liudas Mockunas, Ola Paulson
et Evan Parker, du pianiste Sten
Sandell, de Jakob Riis computer
& live signal processing et le batteur Anders
Uddeskog, le Konvoj Ensemble
semble exister pour faire vivre la suite Colours of : . Chaque souffleur
gère un sax différent et double sur d’autres : l’alto pour Anker +
soprano, le ténor pour Parker, le baryton (avec ou sans préparation) pour
Paulson qui joue aussi du « alto horn with sax mouthpiece » et le saxophone basse pour Mockunas qu’on entend aussi à la clarinette basse. Des sections de l’œuvre
se passent de batterie et l’accent est placé sur le collectif plutôt que des
solos de chaque souffleur. On passe souvent en mode hard-free tout en suivant
un chemin balisé par des indications précises et des passages où s’impose une
dynamique subtile. Un bon exemple est cette séquence où le piano de Sten
Sandell se fait presque intimiste avec un brin d’électronique qui s’évanouit
pour laisser venir progressivement des roulements de batterie en crescendo bien
réalisés vers un solo assez impressionnant (quel batteur !!) . C’est en fait un excellent et superbe album
de free-music qui mérite d’être écouté. Il ne suffit pas de réunir des
musiciens comme Lotte Anker, Evan Parker, Sten Sandell, et Liudas Mockunas, il
faut que la mayonnaise prenne. Mission réussie. Les mouvements s’enchaînent,
naissent l’un de l’autre, un souffleur prédomine un moment avec ses trois
collègues qui l’entourent avec des jeux libres et des effets de timbre alors que
le piano commente, réagit et souligne. Improvisateurs et compositeurs de
l’instant, ces excellents musiciens n’ont aucune peine à créer des formes, à
moduler une stratégie de jeu, à coordonner leurs efforts. Cet assemblage
instrumental quatre saxophones / piano/ percussions + électronique aurait pu être un handicap, mais il se
transforme en une réussite qui fait bien plaisir à écouter. Le live
signal processing de Jakob Riis transforme à un moment la percussion de
Uddeskog de manière curieuse et originale avec beaucoup d’intensité (ou je me
trompe). Cette séquence aboutit à un excellent duo de Parker et Sandell, ténor
et piano tout en nuances appelé à durer. L'intérêt de la session perdure jusqu'au final. Colors Of : aurait pu devenir
un all-stars pour fin de festival branché, mais la conscience artistique et
l’auto-exigence des participants donnent lieu à une belle prestation qui
méritait bien d’être publiée. Proficiaat !!
Gaetano Liguori Idea Trio Cile Libero Cile Rosso
Bull Records
Idea Trio : la musique
au service des idées ou simplement pour dénoncer et témoigner d’injustices
flagrantes. En 1973, le coup d’état du général Pinochet met fin brutalement à
l’expérience démocratique progressiste de Salvador Allende dans un bain de sang
en massacrant et torturant des milliers de personnes pour leurs idées dans des stades (avec le
soutien de l’archevêque de Santiago et de la CIA). Quatre
compositions faisant références à des événements dramatiques liées au combat
social de l’époque et une suite composée pour un Chili libre par le grand
pianiste milanais Gaetano Liguori et
jouée / improvisée live par son Idea Trio avec le bassiste Roberto Del Piano et le batteur Filippo Monico. Sur la pochette une photo noir et blanc du groupe
en 1973 et une photo couleur des mêmes quarante ans plus tard tirée par leur
ami de toujours, le photographe Roberto Masotti, lequel avait alors immortalisé
la scène improvisée de Braxton à Evan Parker et Schlippenbach. Les notes de
pochette du disque original PDU par
Franco Fayenz sont à peine lisibles (il s’agit de la copie de la pochette de
33t au format CD, dommage !). Le thème de Ballad for a Murdered Student a l’évidence mélodique des chants
militants, mais une fois la machine emballée, un pianiste assuré et puissant se
révèle. Très à l’aise rythmiquement et inspiré par le grand Mc Coy Tyner avec
une superbe qualité dans les voicings
quand approche un feeling de transe (In Via Ludovico Il Moro). Parfois un
peu ruisselant par instants (comme dans le premier mouvement de Free
Chile), il sait trouver le ton juste dans l’angularité, joignant
résolument l’énergie et une grande qualité de toucher. Le deuxième mouvement de
Free
Cile s’ébat sur une rythmique tendue propulsée par une main gauche
d’airain. Les deux acolytes Monico et Del Piano, des jeunots à l’époque qui
avaient déjà acquis un métier incontournable avec le pianiste dans des
aventures musicales les plus improbables, font plus qu’assurer. A l’issue de ce
deuxième mouvement emporté, Roberto Del
Piano nous livre un solo de basse électrique intelligent accueilli par une
exploration sonore dans les cordes du piano et en frôlant la surface de la
batterie du bout des baguettes très impro libre. J’ajoute que ce musicien, RDP,
souffre d’une malformation des doigts de la main gauche qui lui interdit de
jouer de la contrebasse et l’a poussé à inventer ses doigtés personnels à la
basse électrique. Excellent solo de batterie ensuite. Thème joué sur des
chapeaux de roue par le pianiste avec un style chantant polyrythmique unique et
une réelle aisance de la part des trois protagonistes. Rien à envier aux
Stanley Cowell et autres qui défilaient dans les festivals à l’époque. L’Idea
trio n’hésite pas un instant à s’aventurer hors des sentiers battus
dans une veine vraiment free pour le quatrième mouvement en évoquant Cecil
Taylor (pour utiliser le langage commun). En conclusion, un chant militant du P.C. allemand des années 30 (Weil Brecht, je pense) joué avec une réelle justesse de ton. Rien d’étonnant
que ce trio reçut le soutien appuyé de Philippe Carles et Daniel Soutif de Jazz
Magazine et de la critique italienne. Il s’agissait alors d’une des plus remarquables formations du nouveau
jazz européen lié au mouvement de la free music et qui eut une réelle audience
et pas seulement en Italie. Aujourd’hui, Liguori officie au Conservatoire de
Milan et ses deux compères s’activent au cœur d’une communauté d’improvisation
radicale soudée en Italie. Un excellent document qui comble une lacune
concernant les pionniers de la free music italienne des années 70 : les
Gaslini, Centazzo, Rusconi, Schiaffini, Mazzon, Marcello Melis et le regretté
Demetrio Stratos.
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