Eve Risser Benjamin Duboc Edward Perraud En
corps : Génération DarkTree DT07
Musique en suspension, aérée,
spacieuse, introvertie, trio percussions (Perraud), contrebasse (Duboc) et piano
(Risser). Notes éparses au clavier, vibrations bourdonnantes du gros violon et
harmoniques au coup d’archet, économie des frottements et des coups sur les
peaux et les pièces métalliques. Des corps : 37’:39’’ de réelle mise
en commun, crescendo minutieux vers l’intensité et la densité. La tension monte
lentement, inexorablement Cette association Risser - Duboc - Perraud est une parfaite réussite qui combine et
synthétise plusieurs points de vue sur la manière d’improviser librement avec
une profonde cohérence. La lisibilité de cet enregistrement de concert (13 mars
2016 en Autriche) fait de cette improvisation un des documents indispensables
du trio piano - contrebasse - percussions dans le domaine de l’improvisation
radicale. Ce n’est que passé la vingtième minute que la pianiste prend son clavier
à bras le corps en croisant, juxtaposant et précipitant les accords. L’activité fébrile de Perraud sur ses peaux
amorties d’objets divers laisse ouvert le champ sonore à ses collègues. Tirant
comme un malade sur ses cordes Duboc pousse le trio comme un forcené. Passéla demie heure, c’est à son tour de
faire vibrer l’air ambiant avec des notes puissantes, énormes. On pense à Haden,
sans rire ! Le batteur répond par des séquences de roulements décalés qui
sursautent par intervalles. Un carillon d’ostinati répétés au piano préparé ramène
le trio vers une communion subtile, entière. Un decrescendo final réussi.
Applaudissements. Des âmes : 16’ :53’’ offre encore un supplément d’âme
et d’audace à cette musique magnifique en plongeant dans le sonore,
froissements des métaux, grondement graves des cordes, cymbales vibrantes,
chocs percussifs, fracas, réitérations rageuses à pleines mains au clavier,
martèlements compulsifs omniprésents, la contrebasse enfle insensiblement
jusqu’au délire…. Une apothéose finale : quatre notes dissonnantes
ressassées violemment comme s’il n’y avait pas de solution de fin. Grondement
raclement ultime du tom grave. Applaudissements éperdus.
Closer To You Amalgam Trevor
Watts Colin Mc Kenzie Liam Genockey Hi4Head HFHCD019
Frénésie funky , souffle
survolté conjugant soul attitude et articulations sinueuses et virevoltantes au
sax alto, martèlement polyrythmique et binaire , thèmes au découpage décoiffant,
le trio d’Amalgam en 1978 s’était momentanément débarrassé des guitares
électriques avant l’arrivée du guitariste Keith Rowe et son bruitisme paradoxal
dans ce contexte (Wipe Out 3CD FMR 1979). Réédition bienvenue d’un album Ogun
auquel Watts et Nick Dart ont rajouté cinq inédits pour un total de 23 minutes.
Le passage du saxophoniste Trevor Watts
au binaire dansant a interloqué plus d’un amateur et collègue, surtout pour un
tel puriste de la free-music. A l’écoute, on est subjugué par l’exultation,
l’engagement viscéral du trio, la rage de jouer du bassiste (électrique) Colin McKenzie, la puissance pénétrante
et la physicalité de ce souffleur exceptionnel qu’est Trevor Watts et les rafales cogneuses du batteur Liam Genockey. Pour chacune des compositions,
les trois acolytes renouvellent l’approche sonore, la métrique, l’imbrication
de leurs jeux respectifs. Entre jazz populaire et exigence musicale inflexible,
une expérience qui a fait date dans le free-jazz européen. Tout en adoptant un
idiome qu’on suppose ou qui semble à première vue plus convenu, Watts insiste
sur le fait que son groupe fonctionne avec les exigences collectives de
l’improvisation libre radicale, musique communale de partage et d’échange
sensible, à l’écart de toute hiérarchie et des effets de mode. D’ailleurs, lorsque
le groupe n’était pas en tournée Amalgam répétait quasiment chaque
jour, créant au fil des mois une cohésion étonnante dans les enchevêtrements
mélodico-rythmiques. Trevor Watts
est sans nul doute un des trois ou quatre géants du sax alto dans le sillage
d’Ornette et Dolphy. Deux ans après cette session, Watts mettra fin
à son Amalgam pour commencer l’aventure de Moiré Music, tout aussi
surprenante. Chacun des albums d’Amalgam / Trevor Watts réédités révèle
une dimension cachée, une autre intensité, un timbre du saxophone légèrement
différent, un vécu renouvelé, une urgence du cri.
Richard Scott Several
Circles Cusp 003
Son instrument est le
synthétiseur modulaire et il se présente lui-même comme un modular synthesist. Richard Scott a développé une
conception complexe de la musique électronique en temps réel et réalisé une
installation véritablement originale. Comme on peut l’entendre dans cet
enregistrement de quinze pièces, une qualité exceptionnelle de la dynamique
sonore, une attaque d’une précision et d’une finesse sidérante, une variété de
timbres, de textures, de mouvements et d’accents …. Au fil des secondes, il
modifie simultanément une multiplicité de paramètres de création des sons de
synthèse, assumant toutes possibilités inhérentes à la musique électronique. Et
quel sens étonnant de la pulsation , du rythme décalé, …. Il suffit de
rejoindre http://richard-scott.net pour s’en rendre compte. Several Circles est avant
tout un témoignage documentant le savoir-faire étonnant de cet electronic
wizard proche de Richard Barrett et Paul
Obermayer et qui travaille avec la chanteuse Ute Wassermann ou le trompettiste Axel Dörner. Plutôt qu’une œuvre spécifique. Chaque pièce développe
une idée et un matériau bien précis avec une véritable précision d’intention.
Au niveau formel (complexité, rythmique et subtilité sonore), un observateur
minutieux pourrait lui trouver des accointances avec le travail de Thomas Lehn
ou celui de Willy Van Buggenhout même si leurs instruments sont tout-à-fait
différents. À écouter absolument si vous vous intéressez à la fois à la musique
électronique « en temps réel » et à l’improvisation libre. Un artiste
exceptionnel.
Eric Zinman Zither
Gods Improvising Beings ib58
Enregistré de 2011 à 2015
Zither Gods rassemble les points forts des pianismes d’Eric Zinman, un
bostonien élève de Bill Dixon et de Jimmy Giuffre au New England Conservatory.
Après une superbe incursion dans les cordes du piano, magnifiquement
enregistrée, qui nous fait entendre les timbres des cordes frottées, pincées,
grattées, percutées avec une belle dynamique et une solution de continuité dans
le jeu, Zinman s’attaque à des pièces anguleuses, louvoyantes, percutantes au
clavier. Je le cite (dans les notes de pochette) : « Le piano est une cithare géante de 88
tonalités tribales accordées sur l’existence. Le piano est dans (a state of)
flux. La ritournelle de Tin Pan Alley s’est brisée. Elle s’est diluée dans la
société du souviens-toi quand ? Autrefois une source de revenus pour
ASCAP, le piano est aujourd’hui enfermé dans des institutions. Quelque part
dans un éventuel living room « Uncle Seymour » connaît encore toutes
les chansons et tous les accords. Je me souviens de Stephen en deuxième année.
Il ne connaissait aucune de ces chansons, ni aucun de ces accords ; mais
il aurait joué l’herbe de la prairie, le vent, les arbres. Les élèves riaient
de lui. Le professeur toléra cela durant un bon moment. …. Dans les 90’s ;
j’ai commencé à imaginer le piano comme des séries de tambours rituels « à
main » délicats et orageux, se répandant comme un torrent rugissant entre
mes mains, la transe irrésistible, touches semblables à des blocs colorés,
gestes de peintre, clusters, verre brisé, boîtes parlantes de cristal, le piano
a de nombreuses voix telles qu’un biniou soufflant, un tambour-à-corde, ou un
vibraphone. Le piano devient un urban
yippy – coyote gamelan interspecies
orchestra. Il n’y a pas de métronome pour la montre molle (de S. Dali). Joue ta
harpe dans le jardin de la tribu. Raconte ton histoire ! 1 = X encompassing all elements (couleur,
dynamique, registre, attaque, diminution, densité, etc…) orchestra d’extase,
vents arctiques et dieux des cithares » .
STAUB Quartet House Full of Colors Carlos Zingaro Miguel Mira Hernani Faustino Marcelo
Dos Reis JACC Records
Un quartette violon violoncelle
contrebasse et guitare acoustique. Six pièces d’une musique de chambre libérée
au titres évocateurs : Quiet Arcs,
Red Curtains, Opacity Rings, Knots of Light, Resonant Shades, Discrete Auroras.
La guitare de Marcelo Dos Reis piquette et active l’ensemble, le jeu
sinueux et expressif de Zingaro, unique en son genre, au lyrisme expressif unique se détache. Échanges en pizzicati
sautillants entre violoncelle, contrebasse et guitare engendrant une séquence à
l’arraché évoquant un lever de rideau intempestif (Red Curtains), la
puissance inouïe du violon surfant sur les ostinati bondissants du violoncelle
et de la guitare. Opacity Rings fonctionne au ralenti avec une superbe
vocalisation du frottement de l’archet au violon assombrissant l’atmosphère. La
contrebasse crée un effet de balancier sur trois notes réitérées inlassablement
repris ensuite par la guitare comme une tampura indienne. L’improvisation du
violon enchaîne plusieurs affects nourris par le jeu du violoncelle. Dans le
morceau suivant le violoniste poursuit sa quête inlassable par dessus le
charivari des frappes rebondissantes de ses collègues, vers un maelstrom agité
(Knots
of Light) lequel s’apaise un peu en étirant le jeu un bref instant
avant la fin abrupte. Le quartet joue de manière soudée et expressive des
compositions relativement basiques tremplin pour les improvisations dans
lesquelles se détachent l’impressionnante virtuosité du violon de Carlos
Zingaro. Son jeu endiablé devient contagieux : le violoncelle s’enflamme
et le guitariste tire son épingle du jeu
dans Resonant
Shades. Encore un superbe témoignage du talent exceptionnel de
violoniste de Carlos Zingaro. Avec un mais : ses trois collègues se
cantonnent à créer un background, intense, dynamique, certes, au service d’une
musique free modale un peu trop répétitive à mon goût. J’écoute cela avec
plaisir tout en préférant l’orientation musicale de groupes à cordes comme ZFP
(Zingaro-Mattos-Fell-Sanders) ou le Stellari Quartet
(Wachsmann-Hug-Mattos-Edwards)
The Art of Perelman-Shipp Volume 2
Tarvos Ivo Perelman Matthew Shipp
Bobby Kapp Leo Records CDLR 2017
Leo Records poursuit
inlassablement son édition minutieuse et incontournable de la musique du duo Ivo Perelman (au sax ténor) et Matthew Shipp (piano). Ces deux
musiciens sont sans doute parmi les plus prolifiques de ces dernières années,
jouant un jazz libre librement improvisé de haute volée. Dans le sillage des
plus grands ténors - Trane, Rollins, Shepp, Ayler, mais aussi Evan Parker et
Paul Dunmall (et plusieurs autres) – le
brésilien Ivo Perelman a trouvé le partenaire idéal dans le pianiste Matthew
Shipp, lequel propose une synthèse aboutie et très originale, lyrique et
complexe, conjuguant les avancées de Cecil Taylor, Andrew Hill et Paul Bley
avec les pianismes contemporains. Le chant sensuel et écorché, intense et
expressionniste introverti d’Ivo Perelman occupe aujourd’hui une place unique
dans la scène jazz improvisée et, en dialogue avec Matthew Shipp, on assiste à
un miraculeux dialogue qui peut s’étendre au fil des albums sans se diluer. Il
y a sept volumes dédiés à chacune des satellites de Saturne dans cette série The
Art of Perelman - Shipp.
On se souvient des derniers
enregistrements de Coltrane avec Mc Coy, Jones et Garrison puis Rashied Ali et
Alice Coltrane qui invoquaient les planètes : Venus, Jupiter, Saturn. Il
était question de gravitation dans les infinis des sphères harmoniques. Ivo Perelman privilégie une manière
colloquiale, et ses sauts de registre font vibrer les harmoniques aiguës les
faisant chanter le plus sincèrement du
monde contrebalancé par les fascinants doigtés de son alter-ego qui n’hésite
pas à solliciter le blues. Tarvos convie les efforts du duo avec un revenant de
la batterie de la première époque free-jazz des années : Bobby Kapp. Après avoir joué du jazz
moderne dans les Catskills en été et avec Dave Burrell à NYC, il émigra à
Mexico-City, réapparaissant 40 ans plus tard avec Noah Howard et maintenant
avec Perelman et Shipp. Les deux compères ne tarissent pas d’éloges dans les
notes de pochette. Et de fait la finesse du jeu et la sensibilité de ce
septuagénaire est le complément idéal à cette fontaine intarissable d’invention
mélodique au saxophone ténor et à la majesté distinguée aux claviers. Sa frappe
clairsemée, son jeu aux balais suggère le swing, respire la fraîcheur,
l’ouverture. Plongé dans la vie mexicaine depuis des décennies, Bobby Kapp a
latinisé son jeu, faisant flotter les pas d’un danseur imaginaire dans l’espace
sonore, évacuant la moindre trace d’une éventuelle lourdeur, souvent le sort de
nombreux batteurs (Quelle prise de
son !). Sept compositions
instantanées pour un total de 49 minutes au bord de la tendresse, de la dérive
poétique, d’une imagerie subtile avec l’élasticité des intervalles et de
l’attaque des notes. Sans crier, sans frapper, sans détonner, le couple
Perelman - Shipp exprime la passion, une gradation miroitante dans les émotions
les plus variées, étirant l’un, une infinie mélodie chavirante, l’autre le
chant mesuré des marteaux sur les cordes, enlaçant leurs affects dans la
légèreté cristalline des frappes de ce phénomène musical qu’est Bobby Kapp.
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