The Art of Perelman Shipp Volume
6 : Saturn. Ivo Perelman Matthew Shipp Leo Records LR CD 786
Commencée avec une relative délicatesse
entre le jeu franc mais étiré du saxophoniste et les exquises mignardises au
clavier du pianiste, cette énième rencontre – dialogue du Brésilien et du
New-Yorkais augure avec bonheur les moments magiques qui traversent ce duo
total. Ivo Perelman et Matthew Shipp
incarnent à eux deux toute la plénitude de l’acte de jouer ensemble l’un pour
l’autre. Leurs musiques individuelles se fondent totalement l’une dans l’autre
dans un dialogue exceptionnellement riche, fécond et inventif. Ils nous ont
déjà laissé de nombreux témoignages, en duo (Complementary Colours, et
les deux double albums Corpo et Callas) en trio ou quartet avec les
percussionnistes Gerard Cleaver et Whit Dickey et les bassistes Michael Bisio,
Joe Morris et William Parker, etc… et on rechercherait en vain la redondance.
Ils jouent comme au premier ou au dernier jour, renouvelant entièrement leurs
jeux, leurs créations mélodiques, l’empathie infinie de leurs poèmes sonores.
C’est la quintessence du jazz sous son jour tranchant, vécu, idéaliste, sans
concession qui répond sans faiblir aux exigences formelles et éthiques de
l’improvisation libre « collective » des Derek Bailey, Evan Parker,
John Stevens et Fred Van Hove de l’époque ascendante. Foin de hiérarchie, de
soliste, d’accompagnateur, de leader etc… Et la poésie… Dans le souffle d’Ivo,
on sent vibrer le lyrisme des grands anciens (Ben Webster, Don Byas), le chant
puissant des harmoniques qu’il étire et fait chanter comme lui seul sait le
faire. Entre les notes du système tonal, Ivo Perelman nous fait découvrir un
univers « microtonal » fascinant : l’écart entre chacune d’elles
est étiré, transformé dans des variations intimement personnelles, uniques,
immédiatement reconnaissables. Il fait courber les harmoniques dans des volutes
raffinées, le timbre suraigu chante littéralement, comme une voix magique,
imitant à ravir la corde aiguë du violon. Le pianiste invente un jeu qui
s’écarte des voies du piano jazz conventionnel tout en sollicitant le vécu
universel de l’instrument en faisant confluer de larges mouvements consonants
avec des phases exploratoires, atonales : lyrisme un brin austère et
ascèse lucide. Instant composition, terme on ne peut mieux choisi pour décrire
cette construction musicale vivante et assumée. Ils inventent spontanément (ou
recyclent) de multiples procédés qui leur permettent de maintenir l’intérêt et
l’attention de l’auditeur au fil des morceaux, des albums et d’un recueil à
l’autre. Les autres volumes de The
Art of Perelman Shipp consacrés aux satellites de la planète Saturne (!) sont tout aussi requérants et essentiels au point
que, méritant chacun une chronique en bonne et due forme, les opus du duo
deviennent un véritable problème créatif d’écriture pour qui comme moi, se sent
tenu à en relater leurs existences et leurs essences par le menu. Et voilà que s’annoncent les doubles cédés de
leur toute récente tournée européenne dont un concert monumental à Bruxelles (L’Archiduc) auquel j’ai assisté.
Pour plus de détails quant
à leur musique, veuillez-vous référer à mes précédentes chroniques du duo. Il
est assez difficile de se réécrire aussi bien que ces deux - là savent se
rejouer sans redite......
Five The Runcible Quintet Neil
Metcalfe Adrian Northover Dan Thompson John Edwards Marcello Magliocchi FMR
Free – music volatile par un
quintet vif argent : haut perchés et étirant le souffle entre les notes,
la flûte baroque de Neil Metcalfe et le sax soprano d’Adrian Northover,
bruissante et arachnéenne, la guitare acoustique de Daniel Thompson, frottée de
manière incisive et avec plénitude, la contrebasse de John Edwards, agitée et
frappée sous tous les angles, la percussion libérée de Marcello Magliocchi.
Personnalité incontournable de la percussion en Italie, avec derrière lui une
belle carrière de batteur de jazz, Marcello Magliocchi s’épanouit en Grande
Bretagne en compagnie du saxophoniste chercheur Adrian Northover, un pilier
notoire du London Improvisors Orchestra qui vit de sa musique dans plusieurs
démarches musicales qui vont du jazz (projets basés sur la musique de Mingus et
celle de Monk), au « cross-ethnic » en passant par les inclassables Remote
Viewers. Un autre acolyte, le guitariste Daniel Thompson qui fait équipe avec
le clarinettiste Tom Jackson et l’altiste Benedict Taylor au sein de CRAM. Il
joue et enregistre fréquemment avec le flûtiste Neil Metcalfe. Northover ayant
tourné durant des années dans toute l’Europe avec John Edwards au sein de B-Shops For The Poor avant que le
contrebassiste ne soit révélé aux côtés d’Evan Parker et de Veryan Weston, quoi
de plus naturel d’appeler son camarade pour ajouter des fondations boisées pour
équilibrer le groupe en un quintet. Deux cordes, deux vents et une percussion.
Les instrumentistes tissent des relations individuelles séparément et
collectivement avec chacun d’eux, créent de courts mouvements tour à tour
contrastés, complémentaires, enchaînés, lyriques, hyper-actifs, délicats,
pastoraux, coordonnent leurs élans et leurs silences. Ils jouent à cinq, à
quatre, à trois, à deux, s’invitant mutuellement à partager l’espace et le
temps. Chacun d’eux à sa spécificité : on pense aux notes étirées du
flûtiste qui trouve un écho chez le saxophoniste. Ou au percussionniste qui use
une variété confondante de frappes, grattages, chocs, frottements, secouages,
vibrations métalliques à l’archet. Les grondements moirés de la contrebasse se
distinguent dans les taillis et s’élèvent entre les souffles. Même si la
vitesse est une caractéristique de cette musique, ils jouent tout autant au
ralenti en travaillant le son, la note, la phrase et les échanges les plus
divers avec sérénité. Un rien suffit à faire sens. Un très bel exemple de
collaboration spontanée intégrant magnifiquement cinq personnalités de
l’improvisation dans un flux ludique, poétique qu’il faut écouter tout au long
avec la plus grande attention pour pouvoir saisir pleinement le fond de leurs
pensées.
For Massas João Pedro
Viegas Guy-Frank Pellerin Silvia Corda Adriano Orrù Pan y Rosas discos PYR 213.
Dédié à un des auditeurs
parmi les plus enthousiastes et les plus fidèles de la scène improvisée – jazz
d’avant garde Lisboète récemment disparu et surnommé « Massas »,
ces quatre pièces enregistrées à la librairie Ler Devagar en 2015 documentent
une rencontre entre les souffles du clarinettiste portugais João Pedro Viegas et du saxophoniste
français Guy-Frank Pellerin et le
tandem piano-contrebasse des sardes Silvia
Corda et Adriano Orrù. La
musique, librement improvisée, se situe dans ce no man’s land vers lequel ont
dérivé le free d’après la New Thing et la musique contemporaine oublieuse de
ses origines. Viegas sollicite les harmoniques de la clarinette basse et
Pellerin des phrasés tordus au saxophone ténor. Les souffleurs font râler la
colonne d’air, étirent les notes, éclatent les harmoniques, passent du
grasseyant à l’acide. Les doigts de la pianiste égrènent des enchaînements de
notes savamment assonantes avec des touchers aux dynamiques changeantes
soutenus par les vibrations de la contrebasse ou font vibrer les cordages. Les
musiciens cherchent à saisir l’instant, à le laisser vivre, à le questionner,
évitent les certitudes en laissant flotter l’aléatoire. Le silence et le son
affleurent intimement mêlés, la musique se crée par l’écoute, la recherche
sonore, la vocalité des souffles, la
complémentarité dissemblable. Le contrebassiste explore un moment le timbre
boisé en solitaire, rejoint ensuite par les morsures qui font grésiller la
colonne d’air de la clarinette basse. La prise de son relative laisse filtrer
l’engagement de chacun à travers les occurrences du jeu collectif et l’absence
de virtuosisme. Une dérive poétique et un bon exemple de musique honnête.
Avant - Derniers Blues François
Tusquès improvising beings 60
Il faut vraiment ne rien
craindre pour intituler un double-album de piano solo, Avant-Derniers Blues et des
titres aussi tapés que Brûle, Brûle,
Brûle, Mélomodie, En pièces détachées, A la prochaine, Bœuf en Retard sans
oublier l’évocation de Jimmy Yancey et
le 13ème doigt de Bud Powell. Sur
la pochette, la couverture colorée du
Monde du Douanier Rousseau. Tout un
programme. Et pourtant, à les écouter un par un ses vingt-cinq solos pétris de blues, on se convainc
petit à petit que François Tusquès qui fut le chantre du free-jazz il y a une cinquantaine
d’années, puisse être aussi empreint d’une tradition pianistique issue du blues
au point de l’incarner. Une empreinte profonde, vivante, sereine, heureuse et
désabusée, éternelle… Le Blues, il va le chercher en faisant résonner les notes
les unes avec ou contre les autres d’une manière indubitable : la
quintessence… celle qui se loge aux creux des mélodies et des accents, dans la
jointure des mesures, dans la résonance... Sans afféterie, ni tambour ni
trompette. Dans chacune des compositions qui peuplent ce magnifique double
album, on retrouve cette sérénité, ce jeu à la fois plein et réservé,
disséquant les intervalles magiques du blues en toute simplicité. Point de
fanfare, d’allégresse et de pathos, de pianisme maniériste. Brûle Brûle du compact 2 évoque Monk
durant 16 minutes d’anthologie pour clôturer l’album en beauté avant un Espace Luigi Nono et le der de der, le
clin d’œil facétieux d’À la prochaine. Un autre morceau, fait songer à Paul Bley,
entrevu comme dans un rêve. Ailleurs, une réminescence du bop premier, une
rumination obsessionnelle réitérative du poncif du blues qu’il sublime en le
réincarnant comme par miracle. Merveilleux. Sans se prendre au sérieux, ni
jouer à l’important, François Tusquès nous salue avec un très bel hommage au
blues – tel qu’il le vit – qui se cache quelque part entre les touches blanches
et noires de son piano. Une musique intime où miroitent les fondements du
blues, cette plainte quasi irréelle qui survient entre chaque note jouée.
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