23 octobre 2024

Paul Lytton & Georg Wissel/ Die Enttäuschung : Rudi Mahall Axel Dörner Jan Roder Michael Griener/ Marco Colonna Giulia Cianca Fabrizio Spera/ Ernesto Rodrigues Frank Gratkowski Guilherme Rodrigues Michael Griener

Loose Connections Paul Lytton Georg Wissel Confront Records core 46
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/loose-connections

Paul Lytton est crédité ici d’une « tabletop percussion » et « bits and pieces ». C’est l’autre facette de son travail de « batteur » qui contribue depuis des décennies à la magnificence du trio Evan Parker – Barry Guy – Paul Lytton. De multiples objets percussifs sont rassemblés pêle-mêle sur la surface de deux tables de camping : grattoirs, cloche parallélépipédique soudée, chaînes, afuche, , des castagnettes gnawa, une longue lame de tapissier à frotter à l’archet, deux ou trois petits tambours dont un avec une cordelette vibrante, woodblock, « lion’s roars » , grattoirs, crotales, cymbales, baguettes, mailloches, etc… Georg Wissel joue lui des « augmented alto et tenor saxophones » en insérant d’étranges sourdines dans le pavillon ou en fichant l’embouchure dans le sax sans le tuyau courbé. Deux explorateurs des sons et de la gestuelle d’instrumentiste à l’écart des sentiers battus. Cela fait bien plus d’une décennie qu’ils jouent ensemble, et donc, un enregistrement s’imposait. Le terme musique expérimentale n’a de meilleure exemplarité que dans ces Loose Connections. Tout au long de cette longue improvisation - déambulation bruiteuse et hasardeuse de 45 minutes, l’auditeur ne surprend jamais le saxophoniste à jouer un seul instant « normalement » même dans l’idiome « free », lequel a autant ses codes et ses poncifs que celui d’un guitariste rock. Les « préparations » qu’il inflige au sax écartent et subvertissent les intervalles entre les notes et la faible intensité de ses souffles, leurs irrégularités occasionnent d’étranges glissements à ces timbres lunatiques. À côté de sa table à malices percussives grouillante d’objets bruissant sous laquelle trône une grosse caisse, peut se trouver son installation amplifiée d'objets monté sur des cadres métalliques et décrite comme des "live electronics". Mais lors de cet enregistrement, cette installation était absente. Les ondulations hybrides du souffleur ondoient ou mordent par-dessus la table recouverte d’accessoires en mouvement ponctuel ou quasi perpétuel avec une ou deux mains et les dix doigts étonnamment indépendants les unes et les uns des autres. Parmi ses ustensiles, on compte une spatule métallique de plafonneur. Murmures, froissements, grattages, chocs, griffages, secousses animent cette table abracadabrante qui se transforme un instant en micro-batterie déjantée avec une frappe de grosse caisse occasionnelle ou soutenue ou s’évanouissent lorsque file le grincement de sa cloche rectangulaire en métal brut oxydé obtenu avec la pointe d’une baguette. L’alliance Lytton – Wissel n’a rien de fortuit ou d’aléatoire, mais s’envisage comme une dérive poétique existentielle. La trajectoire du souffleur s’inscrit dans le sillage de l’ Evan Parker du duo avec Lytton, des Doneda, Leimgruber et Zorn etc… mais, surtout, évolue sur son propre terrain particulier. Faut- il souligner que Paul Lytton figure parmi la poignée de « pionniers » des improvisateurs « bruitistes » radicaux de la première heure tout comme Eddie Prévost, Keith Rowe, Hugh Davies, etc... ? Vraiment convaincant.

Die Komplette Die Enttäuschung : Rudi Mahall Axel Dörner Jan Roder Michael Griener Two Nineteen Records 2-19 -011
https://dieenttaeuschung.bandcamp.com/album/die-komplette-entt-uschung
Music Minus One Die Enttäuschung Two Nineteen Records 2-19–010
https://dieenttaeuschung.bandcamp.com/album/music-minus-one
Die Enttäuschung, la Déception en Allemand, est un quartet de jazz « free-bop » et « collectif » en existence depuis le milieu des années 90. Les quatre musiciens, le clarinettiste (basse et Mi-bémol) Rudi Mahall, le trompettiste Axel Dörner, le contrebassiste Jan Roder et le batteur Michael Griener, composent chacun des titres enregistrés ici, à raison de 17 pour Music Minus One et de 18 pour Die Komplette, et qui se révèlent de superbes compositions de jazz contemporain. Ils ont commis l’exploit de produire deux double albums vinyles et un triple CD consacrés uniquement à toutes les compositions de Thelonious Monk. Deux de ces recueils « Monk’s Casino » ont été enregistrés en compagnie du pianiste Alex von Schlippenbach, lui-même un dévôt de Thelonious Monk. Le CD de Die Komplette Enttäuschung est livré avec un superbe catalogue haut en couleurs contenant les reproductions de toutes les oeuvres / collages de Katja Mahall qui ornent les pochettes de leurs CD’s tant pour le label Intakt que pour leur label fétiche 2 – 19. On va dire que les collages sont vraiment amusants et même humoristiques tout certains des arrangements et la conception des compositions. L’héritage du quartet d’Ornette Coleman période Atlantic est évident. Une bonne partie de la musique nous fait entendre les interventions croisées, questions – réponses, alternances de courts solos swinguant à souhait, avec une tendance aux dissonances avec de curieux intervalles, des changements de rythmes, un jeu de batterie léger, rebondissant et dynamique. Rudi Mahall drive énergiquement « à la Dolphy » , dont il reconnaît l’extraordinaire compétence instrumentale à la clarinette basse. On entend chez lui aussi l’influence Konitzienne et celle du swing à l’ancienne à la clarinette en Mi Bémol. Mais aussi quelque chose proche George Russell, des morceaux de Bill Dixon et New York Contemporary Five des premières années 60, si ces références vous passionnent. La connivence entre Rudi et Axel est absolument phénoménale, rare dans les annales du jazz. La science de l’emboîtement, de la suite dans les idées, de l’esprit d’à-propos, leur don d’ubiquité mélodique, leur allant lyrique et la symbiose interpersonnelle de leur travail collectif. Les deux souffleurs peuvent de mettre à improviser en même temps par-dessus le flux rythmique assuré solidement par ce bassiste attentif et subtil au niveau des tempi qu’est Jan Roder. Le jeu de Michael Griener a une classe extraordinaire jouant « free bop » avec une belle inventivité rythmique et sonore, tout en ajoutant quelques interventions isolées dans les silences entre deux interventions des souffleurs. Solos assez courts, contrechants et passages de témoin réciproques : tout se passe dans une bonne humeur teintée de nostalgie West- Coast avec quelques dérapages sonores, écho du travail musical « réductionniste d’Axel. Music Minus One est plus orienté Jazz, mais un album intitulé « 5 » et publié par Intakt il y a plusieurs années sonnait plus avant-garde, si je peux m’exprimer ainsi.Cfr https://dieenttuschungintakt.bandcamp.com/. Et j’attire l’attention sur l’empathie du tandem « rythmique » sans l’enjouement duquel et leurs très remarquables qualités, la musique de Die Enttäuschung ne tiendrait pas debout et n’avancerait pas. Et puis nos amis sont des intenses travailleurs de la musique. À chaque publication, ils nous soumettent une enfilade exponentielle de compositions, de thèmes, de codas, d’improvisations délurées, non-sensiques, imbriquées à souhait dans l’encâblure des thèmes et des riffs etc.. d’une réelle complexité. J’aime beaucoup le jazz et à la longue cette organisation structurelle et temporelle d’un morceau qui commence par un thème funky soul bluesy répété sur des douzaines de mesures et leur enfilade de solos de trompette, de saxophone, de piano avec le découpage préétabli de 32 mesures finit par être rasoir. Avec Die Enttäuschung, on ne s’ennuie jamais, on sourit et l’auditeur et les musiciens sont surpris, réjouis et tenus éveillés par les facéties de ces quatre joyeux lurons affairés qui ne se prennent pas au sérieux avec tout le sérieux musical du monde. La quintessence du jazz et les risques assumés.

Speaking in Tongues Grido : Marco Colonna Giulia Cianca Fabrizio Spera
https://marcocolonna.bandcamp.com/album/grido

Trio Romain original : clarinette basse (Marco Colonna), chant et voiw (Giulia Cianca), batterie Fabrizio Spera. Le très remarquable batteur Fabrizio Spera mène la danse avec des séquences polyrythmiques fluides et sonores et un beau son acoustique ; chaque morceau voit poindre de nouvelles idées et d’autres agencements de frappes, peaux ou métalliques. Un équilibre égalitaire unit le souffle grondant et tournoyant de la clarinette basse et la voix méditerranéenne de la chanteuse, ses effets vocaux et les mots chantés, étirés et brouillés des trois textes qu’elle a écrit pour l’occasion (cfr, Imparare a Tremare, Se Non Credessi et Custodirsi). Voies parallèles, commentaires, unissons, friselis de batterie ludiques , murmures graves de la clarinettes, aigus mordants, effets de souffle percussifs, diction vécue de la chanteuse dans la langue italienne et improvisation vocale audacieuse et expressive avec de super bruits buccaux. Marco Colonna use de ses moyens et de son jeu imaginatif pour diversifier le propos et créer des ambiances en empathie intime ou par contraste. Ou alors diffuser un blues à la manière d’un sax ténor … à la clarinette basse exaspérée. Ailleurs livre le grand jeu entre deux improvisations vocales engagées de Giulia Cianca (Push Up)/ Tous trois se révèlent être des improvisateurs très expérimentés, créant un univers poétique et musical original en mettant en commun leurs qualités qui se bonifient réciproquement et collectivement, sans se répéter avec un répertoire superbement équilibré. On pourra qualifier la démarche de « folklore imaginaire » (cfr la rythmique de Spera dans Se Non Credessi). C’est en fait une musique qui s’adresse idéalement à un public ouvert sensible aux authentiques musiques populaires qui sont ici renouvelées par une pratique plus libérée des jeux musicaux et des formes spontanées. En transmettant ainsi leurs sensibilités musicales, ces trois artistes transmettent des valeurs, des pensées, jouent de tout leur coeur et se donnent toutes les chances de convaincre un public peu préparé ou « moins » connaisseur du jazz contemporain et des musiques improvisées. Un superbe et touchant travail musical.

Unstable Molecules Ernesto Rodrigues Frank Gratkowski Guilherme Rodrigues Michael Griener. Creative Sources CS 843 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/unstable-molecules

Les Rodrigues père (Ernesto l’altiste) et fils (Guilherme le violoncelliste) se font un point d’honneur d’enregistrer avec un nombre incalculable d’improvisateurs de tout bords qu’ils soient des inconnus ou des « talents locaux » ou des artistes de notoriété internationale. Étrangement malgré leur grand talent, les deux Rodrigues n’éclaboussent pas les programmations importantes, festivals incontournables ou endroits renommés. On les a entendus souvent avec Axel Dörner, Alexander Frangenheim, Carlos Zingaro, Fred Lonberg Holm et une kyrielle exponentielle de camarades portugais mais aussi récemment avec Alexander von Schlippenbach et Gunther Sommer. Voici deux collaborateurs providentiels de la scène germanique parmi les musiciens les plus demandés : le classieux saxophoniste-clarinettiste Frank Gratkowski et le batteur Michael Griener, lui-même proche compagnon de route de l’autre clarinettiste-saxophoniste d’envergure en Allemagne, Rudi Mahall.
Trois improvisations enregistrées au Kühlspot Social Club à Berlin de respectivement 37 :22 (Fantastic), 15 :44 (Invisible) et le final de 3 :58 (Torch). Comme le titre l’indique la chimie interne d’un groupe d’improvisation libre totale sont l’affaire de Molécules Instables avec ceci près que l’écoute mutuelle et la sensibilité des improvisateurs peut très bien tendre à une empathie sonore et des efforts conjoints procédant à une création collective presqu’ inconsciemment concertée. Le souffle boisé de la clarinette basse interfère discrètement avec les frottements stylés des deux cordistes alto et violoncelle alternant judicieusement sons d’ensemble et virevoltes animées l’intensité et les nuances desquelles coïncident avec le tempérament fluctuant du souffleur et les métamorphoses de son jeu à la clarinette basse. Le percussionniste négocie ses frappes au compte-goutte entrechoquant au hasard quelques cymbales, cliquetant les bords et les métaux pour créer des commentaires discrets, subtils, et parfaitement intégrés à l’ensemble. La musique de Fantastic traverse plusieurs phases habilement coordonnées confinant parfois aux miracles, alliant successivement et avec succès, retenue contemporaine, luxuriance, empressement ludique, exploration lucide, un drone en suspension. Plusieurs occurrences naissent les unes des autres et leur suite est réalisée avec un raffinement qui ferait rougir bien des compositeurs patentés. Le travail de Gratkowski est superbement magnifique dans sa contemporanéité et la qualité de ses timbres jusqu’au moment où il écorche dramatiquement la colonne d’air de son sax alto par un cri instantané qui mène curieusement à une phase silencieuse. Musique de contrastes. Le flux sonore discrètement omniprésent d’Ernesto Rodrigues est soyeux et dynamique à souhait et profondément inspirant par ses oscillations - soniques boisées et ses harmoniques contraintes, ostinatos métamorphiques contrebalancés par les profonds coups d’archet de son alter ego au violoncelle, dans l’ombre duquel le murmure soudain de la clarinette basse vient se cacher dans un mouvement final vers l’inertie en lent decrescendo du meilleur effet. Une musique d'une richesse fabuleuse, du contemporain aussi habilement spontané que maîtrisé.

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