21 janvier 2018

Nicolà Guazzaloca Szilard Mezei & Tim Trevor Briscoe/ Simon Rose Willi Kellers Jan Roder / Vinny Golia John Carter Bobby Bradford & Glenn Ferris / OXYOQUET by Milo Tamez / Paul Dunmall Matthew Shipp John Edwards Mark Sanders / Ulrike Brand & Olaf Rupp

Exuvia  Szilard Mezei Tim Trevor-Briscoe Nicolà Guazzaloca FMRCD456-817

Le pianiste Nicolà Guazzaloca, en solo ou avec ses deux potes Tim Trevor-Briscoe (saxophones et clarinettes) et Szilard Mezei (violon alto) multiplie les albums sur quelques labels italiens (Amirani, Aut et Setola di Maiale) au point que sa musique enregistrée est presque forcée de transhumer en Grande-Bretagne par le truchement de l’incontournable label F.M.R. , lequel déborde d’une telle d’activité que son site web n’indique plus les récentes parutions mises en vente par les musiciens eux-mêmes ou quand on s’adresse à Trevor Taylor directement. Mais je comprends bien l’urgence des musiciens à vouloir communiquer leur musique au plus vite. C’est un superbe album d’improvisation à haute teneur mélodique, intense dans ses dialogues… La complexité et la diversité des échanges virtuoses des trois musiciens sont confondantes. Esthétiquement parlant, les amateurs pointus de Berlin, Paris ou Londres vous diront que cette manière date un peu. Mais on s’en fout, en fait. D’abord, il a fallu attendre d’arriver dans les années 2000 pour entendre un tel altiste (VIOLON ALTO) atteindre le niveau musical et instrumental de Carlos Zingaro ou Phil Wachsmann sur un instrument nettement plus requérant et très différent pour ses possibilités timbrales plus étendues, plus affolantes. Avec Mat Maneri, Charlotte Hug, Ernesto Rodrigues, Benedict Taylor. Szilard Mezei en révèle le suc, la substantifique moëlle, …fabuleux ! Il affirme même son style personnel en pizzicato (duo avec la clarinette, par exemple). D’autre part, c’est la grande variété des modes de jeux dans le flux des émotions qui rend ce trio véritablement fascinant. Il y a bien un parti-pris expressionniste dans certains passages de ce concert à la SPM Ivan Illich du 27 juillet 2015, sans doute par empathie pour le public local, lequel ne cherche pas à distinguer « free » et « non idiomatique ». Mais cet aspect énergétique est remarquablement balancé par les détails subtils et la signification, les intentions profondes exprimées dans l’instant, ces histoires improbables racontées avec conviction, une approche lunaire, chambriste, intimiste. Il y a tellement de post free « free-jazz » (free-jazz entièrement improvisé – sans compositions) avec l’inévitable configuration batterie, contrebasse et souffleur(s) qu’on ne va pas bouder notre grand plaisir d’écouter un tel trio anches – violon alto – piano. Figurez-vous que Tim Trevor-Briscoe, de nationalité britannique et résident de Bologne, est un inconnu dans la scène anglaise qu’il semble méconnaître et qu’on ne lui connaît aucune autre affiliation en dehors de son intense partenariat avec le pianiste Nicolà Guazzaloca. Celui-ci est un des principaux animateurs de la vie musicale improvisée à Bologne et sans nul doute un des grands pianistes de la génération suivante des Van Hove/ Schweizer/ Schlippenbach en compagnie de Agusti Fernandez, Sten Sandell et cie… De l’improvisation libre de haute qualité , assumée, vivifiée.

New World Simon Rose Willi Kellers Jan Roder FMRCD464-1117

Un nombre croissant de musiciens improvisateurs, qu’ils soient britanniques, portugais, allemands, autrichiens, italiens, confient leurs enregistrements au label F.M.R. Voici Simon Rose, un as du sax baryton et aussi altiste résident à Berlin, en compagnie du percussionniste Willi Kellers, connu pour son travail avec les saxophonistes Ernst-Ludwig Petrowsly, Thomas Borgmann, Peter Brötzmann et le pianiste Keith Tippett, et du bassiste Jan Roder, un compagnon de route de Rudi Mahall, Alex von Schlippenbach, Axel Dörner… Je dois dire qu’à la longue je suis un peu lassé de la formule instrumentale sax – contrebasse – batterie, un véritable lieu commun, même si elle nous a occasionné bien des merveilles. C’est heureusement le cas ici : New World contient des morceaux intéressants, envoûtants et complètement improvisés dans l’instant. Rien d’étonnant pour qui suit à la trace le saxophoniste. Récemment, il a défrayé la chronique en duo avec deux pianistes : Edith’s Problem avec Deniz Peters (Leo) et Ten Thousand Things avec Stefan Schulze (Red Toucan). Des œuvres magnifiques, subtiles, physiques et intransigeantes. L’art de marier le cri primal et les subtilités de la musique de chambre. New World commence très fort avec une puissance incroyable et un souffle énergétique extrayant avec force les harmoniques du gros tuyau de cuivre, de sa boucle imposante et du gros bec qui demande au saxophoniste un cœur gros comme çà pour en faire vibrer la colonne d’air de manière aussi déchirante. Willi Kellers est un subtil polyrythmicien avec une qualité de frappe et une lisibilité qu’on perçoit bien grâce à la prise de son exceptionnelle. Un véritable batteur free avec une identité propre qui sait varier les effets et utiliser ses accessoires avec subtilité (sonnailles, sanza, cloche etc). Le bassiste agrippe les cordages avec une facilité qui lui permet de faire vibrer l’épaisseur de l’instrument dans toute sa splendeur. Chacun des sept morceaux a une orientation propre, une cadence bien distincte et un développement qui le distingue indubitablement du précédent ou du suivant. Quatre morceaux dans les cinq minutes, trois respectivement de sept, dix et quinze minutes. Bien que Simon Rose soit crédité sax baryton et alto, c’est uniquement au sax baryton qu’il étire le ruban de ses trouvailles, humeurs, sonorités, et ses boucles grasseyantes en souffle continu, créant un univers personnel complètement en phase avec ses deux partenaires. Les amateurs de power free-jazz brötzmannniaco-gustafssonistes trouveront ici un trio plus qu'à la hauteur. Les trois musiciens transcendent cette approche musicale avec un style original. Bravo pour ce bel album qui sort le free « free-jazz » hors de l’ornière dans laquelle il a tendance à se complaire. Un monde neuf.


Vinny Golia Wind Quartet – John Carter – Bobby Bradford – Glenn Ferris . Live at The Century Playhouse Los Angeles 1979. Dark Tree DT(RS)08.

Dark Tree publie des albums fignolés et passionnants au compte-goutte. Ce Wind Quartet de Vinny Golia est le deuxième album d’archives de concert mettant en valeur John Carter et Bobby Bradford. Le NoU Turn Live In Pasadena 1975 de leur Quintet publié en 2015 dans la Roots Series de Dark Tree est un de leurs deux meilleurs albums (avec Tandem /John Carter & Bradford duo – Emanem 2CD). Nous sommes alors en 1979 dans une phase créative du jazz contemporain d’alors. La première vague du free jazz des années 60 a remis en question le rythme, l’harmonie et le rôle des instruments dans le groupe avec Cecil Taylor, Sunny Murray, Albert Ayler etc… S’ensuit l’éclatement du combo conventionnel  « souffleurs – piano – basse – batterie » : les musiciens les plus avancés et audacieux explorent les formes en solitaire comme Barre Philips et son Journal Violone (Music Man 1968) . Anthony Braxton joue et enregistre en solo « absolu » (For Alto 1968)  au saxophone alto suivi par Steve Lacy et Roscoe Mitchell, Paul Rutherford et Albert Mangeldorff au trombone, Evan Parker et Lol Coxhill. Ou en duo : Albert Mangelsdorff and Friends (MPS). Duos de souffleurs : Marion Brown et Leo Smith, Joseph Bowie et Oliver Lake, Anthony Braxton et George Lewis. Des guitaristes d’avant garde explorent leurs instruments en solo : Derek Bailey, Hans Reichel, Eugene Chadbourne, Roger Smith etc… ou en duo : Bailey avec Evan Parker et Braxton ou le batteur Han Bennink. Percussionnistes en solo : Bennink, Andrew Cyrille, Tony Oxley. Duos de contrebasses de Barre Phillips et Dave Holland ou Beb Guérin et François Méchali. Sam Rivers enregistre en duo avec David Holland (IAI), Lester Bowie en duo avec Philip Wilson (Duets IAI),  Steve Lacy avec Andrea Centazzo, Jimmy Giuffre avec Paul Bley et Bill Connors. Bien sûr les échanges exponentiels de la Company de Derek Bailey. Mais aussi le World Saxophone Quartet (Hemphill Lake Murray Bluiett) et le Rova Sax Quartet. Le panorama sonore et musical des Creative et/ou Free Improvised Musics s’agrandit et s’enrichit et fascine musiciens et auditeurs, prolongeant le travail pionnier de Jimmy Giuffre avec ses trios sans batterie. C’est dans ce contexte d’intense renouvellement de formes et de conceptions musciales qu’il faut appréhender ce magnifique Vinny Golia Wind Quartet, interprétant et improvisant les remarquables compositions du souffleur multi-instrumentiste. Les notes bien documentées de Mark Weber retracent le parcours de ce peintre connu pour ses pochettes (Dave Holland/Barre Phillips, Joe Henderson) et qui faisait jouer des improvisateurs lors de ses expositions en interaction avec ses tableaux et leur dynamique dans l’espace. Vinny Golia apprit à maîtriser les différentes flûtes, clarinettes et saxophones, car il eut à apporter fréquemment une couleur supplémentaire dans plusieurs orchestres avec un piccolo, un sax sopranino, une clarinette basse ou un baryton, etc... En un temps record, il est devenu un excellent instrumentiste capable de jouer l’ensemble des woodwinds avec un professionnalisme impressionnant, une justesse et une agilité surprenantes. À défaut peut-être d’acquérir une voix très originale à l’instar des Ornette, Braxton, Roscoe Mitchell, Steve Lacy, John Carter ou Evan Parker. Mais ce qui compte surtout dans son travail, c’est l’excellence et la diversité sonore de ses orchestres et compositions pour improvisateurs. Et dans ce domaine, Vinny Golia est un artiste exceptionnel. Pour preuve, ce merveilleux quartet : Bobby Bradford au cornet, John Carter à la clarinette, Glenn Ferris au trombone et lui-même  aux différentes anches et flûtes selon les morceaux : #2 : flûte en Do et sax baryton, Views : sax baryton, Chronos I : piccolo et clarinette basse, Chronos II : clarinette basse et  flûte alto, Victims : flûte alto. Musique de chambre mouvante pour instruments à vents dans laquelle une remarquable variété de mouvements et d’événements sonores, de thèmes complexes et d’improvisations simultanées des « solistes » autant mélodiques que texturales empruntant des voies parallèles, s’enchaînant avec aisance et une extraordinaire lisibilité, avec passages en solitaire, duos … élégiaques, enlevés, sereins, enfiévrés, introvertis, expressifs, … Une West Coast évoquant les expériences de Shorty Rogers et Jimmy Giuffre dans une dimension nouvelle, libérée, évitant cliché, routine et cette linéarité lassante et prévisible de la succession des thèmes, solos, breaks et codas qui ont fait préférer l’improvisation libre radicale aux sessions free cadrées du label Black Saint avec souffleurs, basse, batterie à une génération de mordus du free-jazz. Dark Tree n’a pas tort de produire des albums de ce genre seulement tous les deux ans : Wind Quartet peut être écouté et réécouté à plusieurs reprises, car il recèle une multitude de moments précieux et des recoins qu’on est surpris de découvrir à chaque audition. Un album en tout point remarquable et sûrement un point fort de la discographie de chacun des artistes.

OXYOQUET El Volcàn Silencioso Piezas en Cadencia I-XII Milo Tamez Amirani AMRN 48

Comme souvent chez Amirani voici un produit super préparé avec notes de pochette fournies nous informant avec force détails de la genèse, du développement et des inspirations du projet, un Open Work Composed Improvisation For Extended/Prepared Drum Set / Real Time Electronics / Soundscape / Video Art. Dans ce texte de présentation très dense, le don d’observation, la poésie, l’exégèse musicologique et la précision technologique se rejoignent. Le percussionniste mexicain Milo Tamez, originaire du Chiapas, a conçu, exécuté et produit cette œuvre pour percussionniste solitaire, mûrie durant deux années (2013-15),  avec une remarquable interaction avec son propre  traitement électronique en temps réel à laquelle s’ajoutent des soundscapes. On pourrait très bien imaginer l’art vidéo tant sa musique est expressive et excellemment réalisée. D’un point de vue technique (rendu sonore, dynamique, précision, haute qualité), l’enregistrement et son contenu sont véritablement à la hauteur d’un projet aussi ambitieux qui demande une préparation et un savoir-faire qui dépassant la virtuosité peu ordinaire du percussionniste. Un artiste puissant au style original dont le jeu complexe et l’articulation des frappes sera appréciée par ceux qui suivent Milford Graves, Tony Oxley, Paul Lytton ou Pierre Favre, même si son travail est nourri de l’expérience « contemporaine ». Il faut noter l’utilisation d’accessoires accordés en bois (woodblocks, marimba) qui apportent une coloration caractéristique à sa batterie préparée et étendue. Milo Tamez a très bien assimilé comment marier l’électronique et la percussion « nue » et acoustique, et cela à deux niveaux : d’une part les frappes et le toucher semble transformé par son installation (la technique d’enregistrement favorise la résonance) et d’autre part, son système extrapole les sons instrumentaux en formant des agrégats flottants en sympathie avec les soundscapes. Certains de ceux-ci nous font parvenir des échos de la jungle, de l’eau qui coule ou des oiseaux dans le feuillage. La profusion d’éléments sonores et les pulsations foisonnantes qui surgissent tout au long de ses douze Cadencias donneront peut-être le tournis à certains auditeurs : la Partie 4 Cadencias X – XII devient à un moment endiablée, voire paroxystique. Peut-être son dispositif électronique injecte-t-il des sons percussifs qui s’ajoutent au phrasé vertiginieux qui développe de manière insistante et intrigante un motif rythmique central.  Il aurait pu se contenter de limiter cette œuvre à la percussion et à l’électronique sans ajouter les paysages sonores. Mais l’intention de l’artiste est d’inscrire son œuvre dans un lieu, un paysage, une culture, une géographie, celles du Chiapas et du peuple Totzil, célébré par Cecil Taylor (Totzil Totzil Leo Rds). Et ces soundscapes font sans doute le lien. La musique, même si elle préparée minutieusement, a cette aura instantanée, excitante du jazz d’avant-garde vivace et de la musique improvisée conséquente.  Pour introduire et conclure deux courts paysages sonores. Sans nul doute une des meilleures réalisations d’Amirani.

Paul Dunmall Matthew Shipp John Edwards Mark Sanders Live in London FMRCD445-0517

Astablieft Mossieu’ ! Potferdomme ! Ça est bien un des plus grands titans du saxophone. Paul Dunmall ! DUNMALL NUMBER ONE ! Même si la qualité de l’enregistrement de ce concert du 12 février 2010 au Café Oto est moyenne, Dunmall c’est un peu comme Coltrane et les albums pirates des tournées du géant trop tôt disparu. Il faut les écouter quasiment tous, une centaine au moins pour se faire une idée de quoi il est capable. ! Énorme saxophoniste surpris au ténor en compagnie d’un pianiste puissant et tellurique, Matthew Shipp, et les deux farfadets de la « section rythmique », la paire inséparable de John Edwards et Mark Sanders. Cela vole, déménage, crépite, explose ou bien s’élève majestueusement.  Boucles et volutes tendues vers l’infini, puissance intense et incendiaire du son, le souffle dunmallien est sans équivoque : il évoque comme personne le Coltrane des albums Transition, Sun Ship, First Meditations, Interstellar Space et Expression, avec de temps en temps des réminescences d’autres saxophonistes. Je possède un enregistrement d’il y a plus de vingt ans où c’est le Sonny Rollins d’ East Broadway Rundown qui affleure. Dans un autre, on croit entendre un hybride de Sam Rivers et Jimmy Giuffre, mais on identifie clairement le souffleur. Sous des dehors bonhommes, le saxophoniste est démoniaque. Comme Braxton ou Evan Parker, il est capable de tout ! Et son style personnel est extensible à souhait, mais reconnaissable entre mille quelque soit le mood de l’instant... et quelle diversité de moods. On peut donc dire que Dunmall est un des plus grands saxophonistes du jazz toutes époques confondues. Je n’ai jamais entendu un zèbre pareil au ténor capable de réunir aussi intelligemment les expériences de ses prédécesseurs avec une telle inspiration (Coltrane, Rollins, Joe Henderson, Evan Parker, Sam Rivers, Hank Mobley, Joe Farrell, Pharoah Sanders) en les transcendant de manière aussi puissante, naturelle. Et cette insistance à publier les enregistrements les plus improbables : ses enregistrements réunissent dans une foire complète les chefs d’œuvre les plus éblouissants et les expériences les plus diverses avec sax soprano, flûtes, clarinettes et bagpipes. Aux bagpipes, plus que çà tu meurs ! Pour ceux qui le connaissent, l’homme est aussi simple dans la vie qu’il est follement généreux en musique. Absence totale de prétention et modestie dans ses rapports avec autrui.
Revenons à l’album. Set One donne toute la gomme. Set Two commence avec Matthew Shipp qui joue dans les cordes du piano, Edwards col legno et Sanders faisant vibrer le métal sur les peaux ou griffant ses cymbales devant un Dunmall observateur. De cette situation statique, les quatre musiciens construisent un univers sonore qui s’étale progressivement et naturellement vers un climat plus tendu drivé par l’archet frénétique du bassiste. Si la première partie offrait un exutoire au souffle conquérant de Dunmall, la deuxième partie est une belle construction collective : le pianiste et le saxophoniste s’échangent leurs réflexions les plus claires au plus proche l’un de l’autre. Le pianiste se lance dans un solo emporté par la multiplication des pulsations et des roulements puissants et dynamiques de la batterie soutenus par le coup de patte caractéristique d’Edwards sur les cordes de sa contrebasse. Le piano s’envole un moment et le saxophoniste retourne au turbin articulant puissamment les notes les plus écartées de manière de plus en plus mordante, soulevé par le drumming extraordinaire de Sanders qui le pousse à fond. Je ne vous dis pas ! Mais ils relâchent la tension et décélèrent  pour un échange où le pianiste se fait entendre clairement et le saxophoniste investigue des intervalles bien choisis avec des accents qui n’appartiennent qu’au (free) jazz authentique. Après une vingtaine de minutes à ce régime, les musiciens persévèrent encore plus d’un quart d’heure traçant la route sinueuse et accidentée d’un concert d’anthologie.

Shadowscores Ulrike Brand & Olaf Rupp Creative Sources CS368cd


Reçu cet album, il y a un an de Creative Sources. N’arrive pas à suivre leurs parutions. Donc chronique tardive, sorry ! Deux univers différents s’interpénètrent, deux improvisateurs dialoguent. Olaf Rupp a développé une approche très intéressante de la guitare électrique avec une virtuosité qui lui permet de faire sens dans les moindres nuances et détails de son jeu en conjonction avec les techniques alternatives de la violoncelliste Ulrike Brand. Le guitariste déborde d’inventivité et de sonorités, et utilise l’ensemble de sa palette avec une aisance confondante, passant d’une approche sonore à une autre, souvent très différente, au cours d’un même morceau avec une belle cohérence. Une sorte de self-control. Improvisation relativement distanciée, jouée avec une grande clarté et une multiplicité d’intentions remarquablement coordonnées. La violoncelliste se concentre successivement sur des idées motifs de jeu avec application et un sens logique de leur développement. L’album du duo est très bien enregistré et les techniques utilisées pour ce faire conviennent parfaitement à leur musique. Duo tout à fait remarquable qui renouvelle constamment techniques, sonorités, idées. Musique un peu froide diront certains, mais qui s’anime et se réchauffe au fil des plages.  Ulrike Brand fait partie de ces innombrables improvisateurs allemands qui jouent à un haut niveau de qualité d’inspiration et de professionnalisme. Si j’apprécie beaucoup le travail de guitariste d’Olaf Rupp pour sa très haute qualité sans en être un fan absolu, je dirais que nombre de guitaristes improvisateurs qui jouent avec l’amplification, pédales d’effets et multiplient les techniques, doivent vraiment jeter une oreille sur son travail hyper-fignolé, lequel coule de source. Rien à voir avec le trio follement ludique de Weird Weapons avec Rupp (acoustique), Tony Buck & Joe Williamson (Emanem 4119 et Weird Weapons 2 Creative Sources CS197cd) qui décrochait les oreilles avec un parti-pris répétitif hypnotique.

4 janvier 2018

Ivo Perelman Matthew Shipp & Nate Wooley/ Paul Hubweber/ Trevor Watts Veryan Weston Alison Blunt & Hannah Marshall/ Hopek Quirin Anton Mobin/ Audrey Chen & Richard Scott


Philosopher’s Stone Ivo Perelman Matthew Shipp Nate Wooley. Leo Records 



La Pierre du Philosophe. Sur l’île de Chios, face à la mer et la presqu’île turque de Çesme qui protège le golfe de Smyrne, assis sur le sable, un énorme rocher fascine le regard lorsqu’on quitte la ville vers le nord. La Daskalopetra, le rocher mythique où le poète Homère réunissait ses élèves et auditeurs pour les emmener dans les voyages dérives d’Ulysse et les aléas des guerriers Hellènes, Troyens, Anatoliens au bord de la nuit des temps, semble réunir toujours les songes des poètes. Ceux-ci à l’appel du saxophoniste ténor Brésilien Ivo Perelman parlent une autre langue, celle de l’imagination qui secoue le cheminement habituel de la musique. Nate Wooley, trompettiste devin et créateur de son propre chant, indique une voie, trace des signes que le saxophoniste déchiffre, conjure, soumet à la déraison alors que le clavier soulève des pans de basalte sous les flots et un ciel bleu pur qui permet, une fois perché sur le Pélinéon, sommet de l’île, de distinguer la plage où la poétesse Sapho quitta Lesbos et où se massent aujourd’hui les poétesses et leurs amantes. C’est une nouvelle histoire que raconte Ivo Perelman dans la sixième partie, déchirant le son, pinçant le bec, étirant et tirebouchonnant les notes en écho du phrasé  méthodiquement désarticulé de son partenaire lequel évoque brièvement Don Ayler dans la septième partie. Implosions ténébreuses et aigües de la colonne d’air, ellipses lunaires, timbres chauds et vocalisés, pistons relâchés, lèvres sursautant sur l’embouchure, bruissements de l’air le bocal assourdi, mâchonnements et morsures du bec et de l'anche chauffés au soleil,… Cela fait songer que le Sud de Chios est le domaine du mastiko, l’antique pâte à mâcher, obtenue avec la résine de la lentisque, une industrie trimillénaire.  La  pâte à chiquer de la lointaine antiquité et des civilisations qui se sont succédées jusqu’à ce que le chewing-gum ne la supplante au moment exact où le jazz s’est envolé dans les sphères de notre inconscient pour fusionner avec la poésie surréaliste automatique et l’action painting. Ivo, le peintre, donne l’impression qu’il mâchouille, rumine, chique son improvisation. Bref, il joue d’une manière telle comme on ne l’a jamais entendu auparavant, comme s’il créait un nouveau langage et suivait une nouvelle piste, par réaction aux sons du trompettiste. Piste qui mériterait d’être poursuivie, sans doute en duo intégral. Partie 8. Une exploration éperdue des sons intimes, bruissements neufs et essentiels, observée placidement par Matthew Shipp  qui la balise d’accords isolés, noyés dans les silences interrogateurs. C’est une page nouvelle pour le saxophoniste qui, soudain se tait et écoute les timbres inouïs du trompettiste. Leurs fanfares explosées rappellent de très loin les cadences trompette – sax ténor de notre jeunesse, les subliment, les transportent sous le soleil, sur les galets au bord des flots, entre les figuiers de barbarie qui se dessèchent dans l’été brûlant au bleu intense.

Paul Hubweber ‘s 213. CD illustré auto-produit à 50 copies en édition limitée avec un livret de 20 pages.
https://www.youtube.com/watch?v=4ikQj82ZdDU&t=22s&fbclid=IwAR14tzjOgf_aSiesyX7ALTTTHPuggF80cCkC4jMXoaUsQ1xqHhDs-Fy6DSU

Une sorte de témoignage du parcours improbable du tromboniste Paul Huweber, le premier PA de PAPAJO, mythique trio trombone – contrebasse – percussions, groupe toujours en activité réunissant Paul Lovens et John Edwards. En couverture, son portrait coloré rouges-blancs avec lunettes noires par Brele Scholz, l’artiste qui partage sa vie. Illustrées pêle-mêle et dans le désordre au gré des 18 pages intérieures du livret, 18 plages faites maison offrant un panorama presqu’exhaustif des pratiques et envies du musicien où figurent deux transcriptions pour trombone de l’Allemande G-dur et de la Sarabande de la suite pour violoncelle N°1 de J.S. Bach jouées avec une aisance décontractée, un quintet de trombones assez aérien en multipistes, du doo-wop zappaïen chanté à la guitare, le trio PAPAJO en action (extraordinaire document), une chanson personnelle chantée en allemand…. folklorique (!), une autre jouée au trombone, une suite de jazz modal du meilleur effet qu’il accompagne à la guitare en re-cyclant un thème de Jabbel Jablonski, un autre trio avec basse (Joascha Oetz) et batterie (Jens Dueppe) paraphrasant Michelle de Lennon-McCartney…. réminiscence de Mangelsdorff.  Pour conserver et développer son exceptionnelle maîtrise de l’instrument dans l’improvisation, Paul Hubweber a pratiqué plusieurs styles de musique et cette anthologie illustrée facétieuse montre bien que cet improvisateur au parcours très sérieux (une caractéristique de la scène improvisée allemande) ne se prend pas la tête dans la vraie vie. Un tromboniste essentiel de la scène internationale de l’improvisation. 

Veryan Weston Trevor Watts Alison Blunt Hannah Marshall Dialogues with Strings Live at Café Oto in London Fundacja Sluchaj! Listen Foundation FSR 09 2017

J’avoue que je suis un fan de Dialogues, le duo interactif de Trevor Watts et de Veryan Weston, respectivement sax alto et soprano et piano, dont j’ai écouté et réécouté les enregistrements avec autant de passion que pour Sonny Rollins au Village Vanguard ou que pour les Sonates de Bach pour violon et clavecin. Veryan a souvent collaboré avec la violoncelliste Hannah Marshall dans trois trios (soit avec la violoniste Sakoto Fukuda, la saxophoniste Ingrid Laubrock et le violoniste Jon Rose). Comme Hannah travaille souvent avec la violoniste Alison Blunt au sein de l’excellent trio Barrel, rien d’étonnant de retrouver ces musiciens sur une même scène. J’ajoute encore que toutes les deux m’ont émerveillé dans un enregistrement avec Paul Dunmall, Neil Metcalfe et Phil Gibbs, I Look at You, où leur empathie et leur musicalité sont remarquables.
Jouer en quartet piano, saxophone, violoncelle et violon est un sacré challenge. Je m'explique.
La musique du duo Dialogues est une réussite très convaincante si j’en crois les trois concerts auxquels j’ai eu le plaisir d’assister et les cinq albums publiés chez Emanem, Hi4Head, FMR et forTune, avec une préférence pour l’épique double cd Dialogues in Two Places enregistré en concert au Canada. Quand le batteur Mark Sanders et le bassiste John Edwards s’ajoutent au duo, cela crée une belle dynamique. Ces Dialogues With Strings sont un beau témoignage de quatre musiciens/ musiciennes qui s’essaient à créer un univers aussi cohérent qu’aventureux sans pour autant parvenir à l’équilibre merveilleux et la cohérence du Duo Dialogues, ni du trio à cordes Barrel auxquelles les deux dames participent. Et aussi du magnifique Trio of Uncertainty de Veryan Weston avec Hannah Marshall et Sakoto Fukuda qui est un must du genre (Unlocked / Emanem). Cette approche de la musique improvisée, où le développement mélodique, l’interactivité et la construction musicale joue un rôle prépondérant, demande une véritable lisibilité de chaque instrument. L’interactivité intense entre le pianiste et le saxophoniste crée une tension spéciale dans le jeu de chacun quand ils jouent en duo. Une architecture s’établit, une imbrication spéciale, une angularité multiforme. L’absence d’autre instrument nous fait goûter intégralement leurs qualités de timbre et la dynamique dans l’espace et le temps. A quatre, il y a une densité instrumentale et cela crée inévitablement des problèmes par rapport à cette fameuse imbrication du point de vue de la lisibilité et d’une forme de logique. Chaque instrumentiste  doit tenir compte de paramètres différents selon qu’il se réfère à un de ses collègues : par exemple le pianiste par rapport aux deux cordes ou au saxophone. Pour mon unique plaisir d’écoute, j’avoue préférer leurs enregistrements en duo (Dialogues) ou en trio (Barrel ou Unlocked). On peut estimer que Dialogues with strings est moins abouti. Mais la pratique de la musique improvisée libre et son but ne vise pas seulement la réussite «maximum » d’une entreprise, mais aussi de poser des questions et chercher des réponses, parfois en vain, parfois en créant de belles surprises. L’improvisation collective comporte ainsi des changements de direction inattendus. Les cordes s’évadent et cherchent un point d’équilibre. Les options de jeu se multiplient et cela nécessite pas mal de perspicacité pour sentir comment jouer instantanément. Un véritable labyrinthe ludique se fait jour. Les musiciens développent des phrases musicales mélodico-rythmiques en faisant fluctuer le timbre de l’instrument pour exprimer une émotion, particulièrement la violoniste Alison Blunt qui dévoile une belle sensibilité microtonale. Le lyrisme de Trevor Watts et son articulation sans pareille coule naturellement et trouve un écho dans le travail de la violoncelliste, elle-même transfigurée, semble-t-il par son expérience avec Weston et Jon Rose dans le projet Temperaments. Il ne s’agit pas du tout de l’exploration de timbres et de textures ou de recherches de sonorités inédites, démarche sans doute plus radicale  et plus ouverte qui permet aussi de mieux créer une empathie, car l’improvisateur a une plus grande marge de manœuvre pour sélectionner les sons les plus compatibles. Ici, il faut faire se croiser les lignes, les motifs mélodiques, les tonalités, les accents, les pulsations. Chacun racontant une histoire en se souciant de ne pas se dédire de celle des autres ou de devenir redondant. Un casse-tête !  Comme ces quatre musiciens évoluent comme des solistes à part entière sans aucune hiérarchie et organisation préétablie, ils assument les difficultés inhérentes à l’entreprise avec force conviction, inventivité et beaucoup de bravoure. Un intense angularité ou un relâchement élégiaque : on décolle dense un moment et subitement on musarde en douceur. Soudain, le pianiste rebondit sur les touches cristallines inspirant des cadences diversifiées aux trois autres. Une écoute multidirectionnelle s’établit à plusieurs niveaux, chacun vient à réagir aux propositions de l’un ou de l’autre. Les idées peuvent fuser de toutes parts et chacun doit revoir sa copie à tout instant. Les musiciens posent des questions et tous essaient de trouver des solutions instantanées… Il faut vraiment réécouter pour mesurer la plénitude de cette suite instrumentale et en découvrir la colonne vertébrale. Avant tout une gageure ambitieuse et qui pourrait friser le verbiage pour certains auditeurs, l’expérience est vraiment intéressante et montre bien qu’il s’agit d’improvisateurs de haut vol. Il n’y a pas de gloire à vaincre sans difficultés. Donc, bravo !!

Hopek Quirin Anton Mobin sauvages innocents middle eight recordings AABA09

Il faut vraiment écouter cette musique au casque pour identifier les sonorités respectives d’Hopek Quirin et d’Anton Mobin crédités respectivement : bass, effects, microcassettes et modulable pocket chamber. Basse électrique, je suppose. Le titre sauvages innocents et les titres de chaque morceau sont orthographiés en alphabet phonétique. L’approche sonore semble, au départ, noise un peu épaisse, mais en se concentrant, on l’entend fourmiller de détails provenant de la modulated pocket chamber. Ça craquotte de partout, des sons bourrés de parasites, frottements infimes qui font sursauter les fréquences. Témoignage d’un art sonore vif et sans concession, statique et fluide à la fois. Après deux morceaux, on aurait aimé plus de lisibilité et de variations dans le débit et la dynamique. Mais ce n’est que partie remise, dès le troisième morceau les bourdonnements enflent, d’autres couches se révèlent, cela délire, secoue, s’entrechoque, s’épanouit… un voyage incertain se prépare, cela bouge dans tous les sens vers un bref freinage de la bande sonore.
Quatrième morceau : encore plus intéressant ! Les efforts deviennent de plus en plus mouvants, fébriles… Chaque plage contribue à diversifier la palette, la dynamique…Anton Mobin se veut expérimental, son instrument qu’il a fabriqué lui-même donne à cette impression. Ses trouvailles via la chamber sont surprenantes et à mon avis les vibrations sonores qui en émanent auraient tout à gagner plongées dans plus de silences à certains moments pour que leurs crêtes, glissements et aspérités puissent être mieux perçues. Leur modulation revêt un véritable intérêt, gommé par les émissions sonores continues et leur stratification. Si l’atmosphère chargée se fait menaçante, on peut imaginer qu’un foehn réparateur puisse venir éclaircir les perspectives à un moment. De véritables artistes bruitistes avec un solide potentiel.

Hiss and Viscera Audrey Chen & Richard Scott Sound Alchemy SA004

Voix d’Audrey Chen et synthé modulaire de Richard Scott. Une musique sombre, déchirante, hantée. Les sons mystérieux de Scott et la voix ensorcelée de Chen. C’est un excellent duo où les deux artistes font leur chemin en se complétant sans se suivre, suivent des voies écartées qui se perdent dans les brumes pour ressurgir avec une belle évidence. Le gosier s’enfièvre et se contorsionne ou un filet de voix s’éloigne par dessus les fréquences rares du synthé modulaire de cet apprenti sorcier plongé dans le fatras improbable de ses câbles colorés et ses fiches, rizhome des sons quasi-imaginaires, mais pourtant bien réels. Musique de rêves ou de cauchemars, aussi concrète et réelle qu’abstraite et éphémère. Viscera : ça vient des tripes. Écoute à recommander. Si Audrey Chen est une vocaliste remarquable qui utilise les extrêmes expressifs de la voix humaine avec un réel talent, veuillez-vous reporter à mes précédentes chroniques pour ma description du travail singulier de Richard Scott, un incontournable de l’électronique improvisée. 

21 décembre 2017

Five players and more in free improvisation

Chers lecteurs ,
généralement, comme vous pouvez le constater, la très grande majorité des groupes de musique improvisée libre fonctionnent en (très) petite formation, du duo ou trio jusqu'au quintet et rarement au-delà. Pour des raisons qu'on devine : matérielles et économiques (cachets, logement et voyages !) et aussi esthétiques. En effet, trouver six ou sept musiciens qui partagent un idéal musical commun et une esthétique/ démarche compatible etc... n'est pas évident. Surtout dans une musique où chacun est libre de s'exprimer comme il l'entend à tout moment, même si cette musique est basée sur l'écoute. Dès que le groupe est plus étendu, l'éventuel responsable propose souvent un système avec parties prévues, indications, un peu de composition, une conduite...

Improviser librement (totalement) à plus de cinq offre d'autres perspectives, qui peuvent parfois se révéler inouïes. Pour une expression qui se veut éminemment collective où tous partagent le temps et l'espace sonore de manière démocratique à l'écart de toute hiérarchie, réussir à jouer ensemble dans un groupe plus large (cinq musiciens et au-delà) en créant les modes de jeux adéquats revient à assumer publiquement les idées et les belles déclarations en les mettant effectivement en pratique. 

Spontaneous  Parmi les quintets fameux (historiques) qui ont été enregistrés et publiés, il faut citer le Spontaneous Music Ensemble et ses trois éditions en quintet : Karyobin en 1968 (John Stevens, Evan Parker Derek Bailey Dave Holland et Kenny Wheeler(Island/Emanem nouvellment réédité !!), So What Do You Think We Are en 1971 (John Stevens Trevor Watts Derek Bailey Dave Holland et Kenny Wheeler/Tangent) and The Quintessence/ a/k/a the Eighty Five Minutes en 1974 (John Stevens Trevor Watts Derek Bailey Evan Parker et Kent Carter/Emanem). Durant sa longue existence, le trio d'Alex von Schlippenbach avec Paul Lovens et Evan Parker a été augmenté par Peter Kowald entre 1974 et 1977 et plus tard vers les années 80's avec Alan Silva. Or, les archives révèlent que s'y est ajouté le tromboniste Gunther Christmann à plusieurs reprises et les enregistrements révélés via inconstant sol sont vraiment convaincants.
On pense aussi aux Musica Libera de Fred Van Hove dont les quartets de base avec Phil Wachsmann, Marc Charig  et Gunther Sommer (MLDD) ou Paul Rutherford, Radu Malfatti et Marc Charig (MLA BLEK) pouvaient se croiser et être augmentés par Maarten Altena, Maurice Horsthuys, Wolfgang Fuchs, Gunter Christmann ou Ernst Reyseger.  Mais nous n'avons que les deux quartets ci-nommés comme uniques témoignages de l'art le plus radical de ce grand pianiste qui fêtait ses 80 ans cette année (Was Macht Ihr Denn ? SAJ 42 et M.L.A. Blek SAJ 32).

Juste pour prouver qu'il n' y a pas de raison que cette formule sextet, ou plus, est viable et conduit à d'autres façons de jouer basée sur l'écoute et l'imagination avec un consensus démocratique de partage très fort, je vous livre les exemples que j'ai pu trouver.
Pourquoi ? 
Parce que, une fois maîtrisé l'art de l'improvisation libre et collective, un improvisateur expérimenté et bien sur ses pattes (pro si on veut dire) n'a pratiquement plus aucun problème à réussir un concert en duo ou en trio, si les musiciens partagent cette faculté de s'entendre, de se comprendre et s'ils se sont choisis mutuellement. Ou même de trouver son chemin et réussir à communier avec des collègues encore inconnus la veille. C'est dans ce contexte de groupe élargi qu'on mesure le talent, l'intuition, la maîtrise, le self-control, la qualité d'écoute d'un improvisateur expérimenté et que ça nous change du sempiternel trio sax-basse-batterie qui commence à me barber, malgré l'imagination et le savoir faire de certains que je n'hésite pas à relever dans ce blog. Certains excellents improvisateurs ne se distinguent peut-être pas par une voix personnelle très originale qui feraient alors d'eux des artistes très demandés (etc...), mais au sein de tels groupes, ils font merveille par un don inné de l'à-propos.

Sven-Åke

Gérard Rouy, le journaliste et photographe dévoué à la cause, déclare toujours que son album d'improvisation favori est : Idyllen und Katastrophen sur le label Po Torch avec Sven Åke Johansson en poète à l'accordéon, Paul Lovens percussions, Wolfgang Fuchs sax sopranino et clarinette contrebasse, Maarten Altena contrebasse , Gunther Christmann trombone, Derek Bailey guitar, Candace Natvig violon et Alex von Schippenbach piano. Un chef d'oeuvre non réédité comme tout le catalogue Po Torch de Paul Lovens. 

Dans le coffret de Sven Ake Johansson, the 80's selected concerts, comprenant cinq CD's, se trouve la Splittersonata qui réunit sur le SAJ CD-35, quelques uns des participants à Idyllen & Katastrophen : Alex von Schippenbach piano, Sven Åke Johansson batterie, Wolfgang Fuchs sax sopranino, Günter Christmann trombone, Törsten Müller contrebasse, Tristan Honsinger, violoncelle. S'il y a des parties en solo ou duo dans Idyllen Katastrophen  et un invisible arrangement, la Splittersonata est un enchaînement d'une grande logique qui se décline en duos, trios et quartets spontanés au sein de 12 morceaux (extraits ?) d'une grande concision où chacun respecte volontairement sa dose de silence en intervenant par touches ou par jets avec des cadences, pulsations et vitesses diversifiées. Une véritable stratégie de jeu spontanée et très réfléchie, une science de l'instinct musical, qu'anime les éructations de SAJ. Énergétique, mais aussi nuancé avec un travail sur plusieurs éléments, sonores, texturaux, motifs et apports mélodiques (Honsinger et Schlippenbach). Chacun y trouve son compte et l'auditeur peut distinguer clairement ce que joue chaque musicien, tous ayant une voix caractéristique, une signature sonore très personnelle. Impossible de rater les voix si particulières de Fuchs, Honsinger et Christmann, le style pianistique de Schlippenbach et les facéties percussives de Sven Åke Johansson. Quant à Torsten Müller, il est un des meilleurs bassistes d'improvisation connus et fut l'alter-ego de Christmann en personne avant de partir aux USA.
Par contre, l'enregistrement du Globe Unity Orchestra (dirigé par Alex von Schlippenbach) consacré à de l'improvisation complètement libre, Improvisations (Japo) souffre du trop grand nombre d'improvisateurs, surtout dans les sections de souffleurs : Brötz, Parker, Carl, Pilz pour les anches, Wheeler et Schoof aux trompettes, Christmann Mangelsdorff et Rutherford aux trombones par rapport aux autres instruments : Lovens aux percussions, Alex von S au piano, les deux contrebasses de Niebergall et de Kowald, aussi au tuba, Honsinger au violoncelle et Bailey à la guitare électrique. Derek Bailey exigeant la liberté totale, c'est donc une de ses rares apparitions dans le Globe Unity. Un peu touffu, même si intéressant.

King Übü Orkestrü 

Plus que çà tu meurs ! Wolgang Fuchs avait réuni une dizaine de potes dont Paul Lytton, Marc Charig, Radu Malfatti, Phil Wachsmann, Norbert Möslang, Erhard Hirt, Hannes Schneider, Alfred Zimmerlin, Guido Mazzon. Un soir de beuverie où l'on cherchait en vain un nom pour le groupe tout neuf, quelqu'un se leva et s'écria complètement beurré : King Übü Orkestrü ! Un album légendaire : Music Is Music Is (Uhlklang UK 6), une musique radicale, sonique, convulsive qui prolongeait les audaces du duo Parker-Lytton ou d'Iskra 1903 (Rutherford Bailey Guy) des années 71-72-73. Le personnel évolua autour d'un noyau de convaincus (Fuchs Lytton Wachsmann Malfatti) pour s'étioler dans le New Silence au début des années 2000 (ah ! Radu). Peter Van Bergen, Melvin Poore, Günter Christmann, Luk Houtkamp, Georg Katzer et Torsten Müller apparaissent en 1992 dans Binaurality (FMP CD 49) dans lequel Huit Translations égrènent les métamorphoses rageuses à froid de ce groupe sans pareil ! Souci forcené du détail et du spectre sonore, construction collective exigeante, petites touches secrètes, nuances, inventivité, irisation, renouvellement constant, lisibilité maximale, recherches de sons, complexité, mouvements imperceptibles qui finissent par soulever les ondes, détourner les courants. Un modèle du genre.

En bonne compagnie 

On savait Derek Bailey capable de tout au sein de sa Company. Le sommet du genre se trouve inclus dans l'album Epiphany, Epiphanies (Incus 46-47 1983, réédité en CD par le même label). Là, il s'est surpassé : les musiciens choisis pour des affinités individuelles, forment un  assemblage  hétéroclite en diable, certains artistes ignorant complètement leur existence réciproque. Derek Bailey guitares électrique et acoustique, Julie Tippetts, voix et guitare acoustique, Keith Tippett, piano, Fred Frith, guitare électrique couchée et trafiquée plus électronique, Phil Wachsmann, violon et électronique additionnelle, George Lewis, trombone, Akio Suzuki, un artiste sonore installateur méticuleux et minimaliste crédité Glass Harmonica, Performer [Analapos], Percussion [Spring Gong], Flute [Kikkokikiriki], Ursula Oppens, une pianiste classique ayant travaillé avec Braxton, Motoharu Yoshizawa, contrebasse et la harpiste Anne Le Baron, soit dix musiciens .... et un seul souffleur, George Lewis, alors gargouilleur en chef de la scène improvisée. Pas de sax et aucun percussionniste en titre. Sur les deux faces A et B du premier vinyle, le groupe joue en tutti deux morceaux de 20:20 et 27:51 ! Bien sûr, les artistes avaient les cinq jours de la Company Week pour s'acclimater et parvenir à communiquer. Les autres plages des faces C et D de l'autre vinyle sont consacrées à un duo, deux trios et, quand même, un quartet, un quintette et un sextette.  Ce qui est sidérant quand on écoute cet album, c'est le son caractéristique d'Epiphany, quelque soit le morceau et le nombre des musiciens. Un registre sonore unique, une manière peu commune d'interagir, une cohérence inouïe des cordes, des cordes en tout genre. Questionné en 1985, Bailey était très très enthousiaste pour cet album de Company. C'est la raison pour laquelle il a édité un double-album de cette expérience et a tenu à le rééditer par la suite. Ceux qui font grand cas d'AMM se doivent d'écouter Epiphany. Et ceux qui l'ont écouté dans le passé sont capables de le reconnaître immédiatement quelque soit la plage. Certaines parties du tentet ressemblent à un magma ou mieux à un entrelacs de coupes géologiques avec des ramifications innombrables, tranchées ou à peine perceptibles. Un modèle inouï et un genre à lui tout seul.

Vario ou l'anarchie.

Mais encore : Vario 34, la trente-quatrième édition du groupe à géométrie variable de Günter Christmann, avec lui-même au trombone et violoncelle, Thomas Lehn au synthé, Mats Gustafsson aux saxes, Alex Frangenheim à la contrebasse, Paul Lovens aux percussions et le guitariste suédois Christian Munthe. Deux albums : Vario 34 (Blue Tower 05 / edition explico) et Vario 34-2 * Water Writes Always in * Plural (Concept of Doings 1998). Le premier album Vario 34 enregistré en octobre 1993 contient pas mal de duos successifs alors que l'album de Vario 34 -2 présente le groupe au complet ou presque sur les 9 séquences enregistrées (15-7-98). Ce groupe qui défie toute comparaison, se focalise sur une recherche éperdue de sons (techniques alternatives) alliée à un sens du timing particulièrement aigu. Pour la cohérence de l'ensemble et rendre les contributions individuelles, chaque improvisateur prend soin de placer ses interventions ponctuellement, sporadiquement, en relation avec des actions précises de ses collègues en  jouant sur la longueur des silences et des interventions. L'art extrême de prendre la balle au bond. Aucun instrumentiste ne prédomine, mais chacun d'entre eux se met en avant par alternance dans le champ sonore, réagissant immédiatement avec effets de contraste, accélérations, passage statique, le volume augmentant et diminuant d'un instant à l'autre. Çà gicle, ça râcle, explose, s'évanouit, s'éparpille, se rassemble dans une métamorphose permanente, pétaradante, bruitiste. La surprise est cultivée avec soin dans une spontanéité aussi débridée que contrôlée. La colonne d'air de Gustafsson éclate et se désintègre, Thomas Lehn envoie des frictions extrêmes des fréquences désincarnées et volatiles de son synthé vintage. Lovens torture un tam-tam dans le suraigu, nous fait entendre une danse improbable des sticks sur les peaux et fait tinter ses crotales au moment exact où les autres tout-à-coup se taisent. Volatiles et insaisissables. On a inventé le vocable "non-idiomatique" pour ces gens-là.
  
Une aute option de cette improvisation à "plus que trois ou quatre" est très bien représentée par deux fortes têtes de la scène improvisée française. Le saxophoniste soprano Michel Doneda est un instrumentiste exceptionnel et adepte  de l'improvisation radicale, tout comme son frère d'armes Lê Quan Ninh, un percussionniste tout aussi exemplaire. En mai 2003, ils se sont associés à trois camarades japonais pour un projet qui fait sûrement date dans leur itinéraire personnel : Une Chance pour l'Ombre avec le guitariste acoustique Kazuo Imaï, le contrebassiste Tetsu Saitoh et la joueuse de koto Kazue Sawaï, une spécialiste de la musique traditionnelle japonaise. Ces années-là, de nouvelles tendances se pointaient dans le monde de l'improvisation autour d'artistes plus jeunes et radicalement différents : Rhodri Davies, Axel Dörner, Burkhard Beins, Mark Wastell, Jim Denley et un vieux briscard, Radu Malfatti himself. La résurgence d'AMM, Keith Rowe. New Silence, Réductionnisme, Lower Case,Soft Noise, enzovoort

Programmés à la FIMAV à Victoriaville au Québec, le 19 mai 2003, leur concert est publié par Victo (cd094) et porte le même titre qu'un autre enregistrement du groupe réalisé à Lorgues le 28 mai 2003 et publié sur le micro-label Bab Ili Lef 02. La démarche du groupe consiste en une immersion poétique dans la recherche de sons au-delà de toute structure dans une anarchie réfutant la logique élémentaire. Sensibilité écorchée, bruissements, palpitations, froissements, égrainements de cordages- épis, la musique est ravalée à l'état de nature, la forêt primitive reprend ses droits dans la friche. La musique se rapproche du silence pour que l'oreille découvre l'intimité introspective des cordes, les doigtés délicats du guitariste, et les résonances fines du koto. Par rapport à la lamination d'AMM - elle-même vision distanciée de l'instant vécu - , il y a dans cette chance pour l'ombre un empressement, une rage immédiate et la poésie subite du silence découvert par enchantement et duquel se lèvent un instant les harmoniques extrêmes du saxophone sopranino. Chez Vario 34-2 et Une Chance Pour L'Ombre, qui joue quoi (quel son) ? On est parfois bien en peine de le dire.

Un peu de direction quand même.

J'ai parlé de Radu Malfatti. On lui doit un enregistrement en grand orchestre, Ohrkiste, réunissant des anches : Wolfgang Fuchs, John Butcher, Peter Van Bergen, des cuivres : Rainer Winterschladen, Martin Mayes, Radu Malfatti, Melvin Poore, des cordes : Phil Wachsmann, Karri Koivukoski, Alfred Zimmerlin et Wolfgang Güttler, plus Fred Van Hove au piano et John Russell à la guitare acoustique (Radu Malfatti + Ohrkiste ITM 950013). Deux compositions : Grau et Notes. Un éventail sonore subtilement réparti sur 73'40'' par des improvisateurs expérimentés, quelques mouvements d'ensemble spectraux enchaînant des développements pointillistes, introspectifs, abstraits au sens où le visuel rejoint l'imaginaire auditif. Une expérience unique, synthèse de l'écriture contemporaine et de l'insect music, où l'esthétique de celle-ci est mise en évidence.
Absolument inconnu au bataillon des gloires de l'improvisation, le clarinettiste suisse Markus Eichenberger a rassemblé un jour de au sein de son Domino Concept Orchestra une phalange d'improvisateurs régionaux de Suisse et d'Allemagne : Mariane Schuppe et Dorothea Schürch voix Carlos Baumann trompette, Paul Hubweber trombone Carl Ludwig Hübsch tuba, Marcus Eichenberger clarinets Dirk Marwedel extended saxophones, Helmut Bieler-Wendt violin, Charlotte Hug viola, Peter K Frey & Daniel Studer double bass, Frank Rühl electric guitar, Ivano Torre percussion. Ils sont tous excellents musiciens et certains ont une solide réputation internationale. On pense à Paul Hubweber, C-L Hübsch ou Charlotte Hug. Mais ce qui compte ici, c'est la stupéfiante synchronisation des actions, réactions et interactions de cet orchestre qui se transforme en éventail kaléidoscopique des palettes sonores individuelles au moyen de signaux, gestes et autres indications subtilement agencées selon le mécanisme des dominos (!), permettant aux improvisateurs une liberté maximum dans des emboîtements savamment mesurés et paradoxalement peu contraignants. Auto-discipline et lisibilité. Emanem a publié l'album du Domino Concept For Orchestra (Zurich 2001) pour le plus grand bonheur des incrédules. Une pièce d'anthologie, grâce à l'aide d'un institut culturel helvétique.


On retrouve Dirk Marwedel et Marianne Schuppe dans l'Ensemble 2INCQ. pour leur album RHÖN avec un solide échantillon de la vivace scène Rhénane : Joachim Zoepf sax soprano et clarinette basse, Margret Trescher flûte traversière, Hans Tammen guitare et électronique, Ulrich Böttcher électronique, Ulrich Phillipp et Georg Wolf contrebasses, Michael Vorfeld & Wolfgang Schliemann percussions. NurNichtNur 106 02 07, label qu'il faut piocher d'urgence ! 2INCQ. est un modèle du genre à l'instar de Vario 34 où les facettes et l'apport individuel au sein de l'ensemble se déclinent au fil des secondes. Morceaux brefs et deux longues pièces justifient pleinement l'idéal collectif. Un sommet de créativité (quasi inconnu) dans la masse des enregistrements publiés.  

On pourrait aussi évoquer le plus documenté des Improvisers Orchestra, le London (plusieurs cd's chez Emanem et Psi) qui regroupait le Who'sWho de l'improvisation londonienne depuis 1999. En effet, dès 2004/2005 sont apparues des séquences librement improvisées reliant avec une grande cohérence chaque conduction. On distingue à peine la partie "composée/ conduite" dans l'instant et ce formidable orchestre en roue libre. Étonnant ! 
Evidemment, en parlant d'Emanem que pourrions nous dire de (et comment ne pas oublier) Lines un quintet d'une finesse peu commune qui fit même une tournée mémorable en Australie : Phil Wachsmann, Jim Denley, Axel Dörner, Marcio Mattos (au violoncelle!) et Martin Blume : Lines In Australia - Emanem 4075 ? Et le fin du fin : News from The Shed avec John Butcher Phil Durrant Paul Lovens Radu Malfatti & John Russell (Emanem 4121). 
Mais je voudrais finir par deux beaux exemples récents de sextettes dont voici la chronique parue il y a quelques années dans ces lignes.

Almost even further  6 i x  Jacques Demierre Okkyung Lee Thomas Lehn Urs Leimgruber  Dorothea Schurch Roger Turner. Leo Records LR CD 644. 
(publié en décembre 2012)

Chacun de ses six artistes compte parmi ces musiciens exceptionnels sur les épaules de qui peut reposer  en toute confiance les performances les plus risquées, parmi les plus inénarrables de la planète improvisation. Si la réputation de Jacques Demierre (piano), Urs Leimgruber (saxophone), Thomas Lehn (synthé analogique) et Roger Turner (percussion) n’est plus à faire, ceux qui, par exemple, écouteront Okkyung Lee improviser en solo au violoncelle, vont redécouvrir cet instrument sous un jour nouveau. Quant à Dorothea Schurch, c’est une vocaliste très prisée par ses collègues en Suisse et en Allemagne. Solistes réputés, ils sont aussi par conviction et avec la modestie la plus sincère, des partisans de l’aspect collectif de l’improvisation, celle où la voix individuelle sacrifie parfois sa singularité pour se mettre au service du tout. C’est dans cette voie difficile qu’ils nous convient avec almost even further, presqu’un peu plus loin. Presque, parce que la réussite n’est jamais totale, un musicien exigeant restant souvent insatisfait, même pour un détail. Un peu, car dans de tels groupes, le peu est aussi significatif et complexe que le nombre et la profusion. Plus loin, les limites existent pour être dépassées. 6 i x se transforme insensiblement en trio, quartet, quintet et sextet. Chaque improvisateur évolue à une vitesse différente souvent dans une réelle indépendance, créant des espaces pour autrui, intervervant au moment opportun, donnant un réel sens à des gestes simples et des sons singuliers qui se posent avec une belle évidence. Des contrastes, des presques rien appuyés, des murmures, des sons qui se meurent, tout concourt à créer un univers tactile et lisible de bout en bout. Aussi chacun excelle à interrompre ses interventions pour laisser ouvert l'espace sonore, transformé en chantier bruitiste naturel.  Les quatre pièces enregistrées (26:36, 5:52, 18:32, 8:05) s’évanouissent sans que le temps se fasse sentir. On a l’impression que leur musique de chambre puisse revêtir les métamorphoses les plus variées, l’imagination et l’imaginaire individuels se nourrissent et se dilatent au contact les uns des autres. Exemplaire. Fascinant même.

Ensemble : Densités 2008 Chris Burn John Butcher Simon H.Fell Christof Kurzmann Lê Quan Ninh Bruce’s Fingers BF 135 




Bien qu’il joue nettement moins depuis qu’il s’est établi en France, le contrebassiste – improvisateur – compositeur – chef d’orchestre Simon H Fell est loin de rester inactif sur son label Bruce’s Fingers. Après des années de valse hésitation à propos d’un mix de cet excellent concert, voici, enfin ! , la performance d’Ensemble au festival Densités 2008 publié en Digital. Faute de pouvoir produire en CD ou en LP ses multiples projets et aventures (et celles de ses protégés), SH Fell a recours au digital. À l’aide d’un casque au départ de l’appli I Tunes et avec un son très présent et détaillé, je parcours avec enthousiasme les 40 minutes de cette improvisation collective remarquablement diversifiée, soudée et exploratoire au niveau du travail des sons. Sax ténor – piano – contrebasse – percussions + électronique : on a là les ingrédients parfaits pour ne pas aller bien plus loin que le free – jazz de bon papa à l’américaine (le free free-jazz) ou la free-music tempérée issue de la pratique des conservatoires. En fait, j’ai si peu entendu d’autres enregistrements qui partent si loin dans la découverte des sons avec un groupe d’instruments aussi connotés « jazz quartet ». À l’époque de cet enregistrement, S. H Fell et le pianiste Chris Burn avaient enregistré en trio avec le pianiste Philip Thomas un remarquable opus, The Middle Distance (another timbre at24). Ici, Simon H Fell et Chris Burn se sont joints au saxophoniste John Butcher avec qui C.B. travaille depuis les premières années 80 et au percussionniste Lê Quan Ninh, un improvisateur pointu aussi incontournable et très original. Le musicien électronique Christof Kurzmanncomplète l’équipage. Ce serait sans doute un des meilleurs témoignages de l’évolution du Chris Burn Ensemble, un groupe focalisé sur l’improvisation radicale et le travail sur base de partitions graphiques initié par Chris Burn, si le groupe ne s’intitulait pas Ensemble, tout court. Je laisse libre le fait de savoir s’il s’agit dans les faits du CBE ou si le terme Ensemble est une allusion à celui-ci ou si… sans questionner les auteurs. Finalement, SH Fell me confirme qu’il s’agissait bien du Chris Burn Ensemble, mais que le pianiste a préféré l’appellation Ensemble, sans doute pour souligner qu’il n’aurait pas formulé de marche à suivre. En effet, le seul long titre de l’album, Densités 2008 me semble être une improvisation libre (40:51), même si des mouvements se distinguent au fil de l’écoute : cela pourrait être aussi une composition « très ouverte ». Impossible à déterminer !  Pourquoi fais – je référence au Chris Burn Ensemble ? Chris Burn fut le compagnon alter ego de John Butcher dès leurs débuts vers 1981/82 et son groupe, le CBE,  a compté parmi ses membres, outre Butcher et Burn, des artistes comme John Russell, Marcio Mattos, Jim Denley, Phil Durrant, Matt Hutchinson, Stevie Wishart, Mark Wastell, Rhodri Davies, Nikos Veliotis et Axel Dörner. Plusieurs albums ont été publiés depuis 1990 sur les labels Acta (Cultural Baggage et Navigations), Emanem (The Place et Horizontal White) et Musica Genera (CBE at Musica Genera 2002). Ce fut donc, pour moi, un des groupes à suivre, ne fut-ce que parce que son parcours reflète l’évolution de la scène improvisée libre depuis la cristallisation des radicaux autour du trio Butcher, Russell & Durrant,  Radu Malfatti, etc… dès les années 80 jusqu’au développement d’une autre improvisation (minimalisme, réductionnisme, lower case, EAI) dans les années 2000 (Davies Durrant Wastell Dörner). Certains de leurs enregistrements révélaient une véritable synthèse des préoccupations musicales de cette communauté  en la reliant aux investigations des Gunther Christmann, Alex Frangenheim, etc…Densités 2008 est une pièce d’un seul tenant et sans nul doute un témoignage de première main de la démarche de Chris Burn, un pianiste radical aussi à l’aise à explorer les profondeurs de la table de résonnance, des cordes et de l’armature du grand piano qu’à interpréter Charles Ives ou John Cage ou à mener le travail orchestral avec ses fidèles du C.B. Ensemble. Dans Densités 2008, chacun des participants imprime une trace très personnelle tout en intégrant l’activité collective avec une foi débordante. La circulation des timbres, des gestes, des battements des sons, de l’action se transmet immédiatement entre chaque musicien avec une immédiateté et une énergie peu communes. La présence de Lê Quan Ninh donnne une dimension organique, chamanique et ensauvagée à la dimension plus pointilliste de Butcher et Burn. Je signale un enregistrement similaire avec ce percussionniste : Une Chance Pour L’Ombre avec Lê Quan, Doneda, Kasue Sawaï, Kazuo Imai et Tetsu Saitoh (label Bab Ili Lef). Dans ce contexte collectif, John Butcher est complètement en phase avec ses collègues jouant l’essentiel dans l’instant et en symbiose, oubliant le rôle de soliste conféré au saxophoniste et assumant l’effacement de son style personnel dans le flux des actions sonores (J.B. butchérise à bon escient vers la 25ème minute). Aussi, les loops de Kurzmann étonnent par leur singularité et par la place étrange qu’ils acquièrent dans le champ sonore, intriguant l’écoute attentive. Consciemment, le contrebassiste, Simon H Fell, trace son parcours sans sauter à pieds joints sur les sollicitations faciles, contribuant ainsi à la diversité sonore. Il faut entendre les vibrations de la grosse caisse et le grondement de la contrebasse suivi des murmures de chaque instrument vers la 11èmeminute où chacun propose et l’Ensemble dispose pour reconnaître de bonne foi qu’on s’approche de l’état de grâce. Cet état de grâce ressurgit à plusieurs reprises, l’inspiration ne se tarissant pas. Certains des sons et techniques alternatives sollicitées pourraient composer dans un « herbier » désincarné de type études, mais il y a une vie intense, une grande sensibilité instantanée, des choix très subtils. Cherchez dans Youtube des associations instrumentales et personnelles de ce type avec des personnalités d’envergure de l’improvisation et filmées dans des festivals incontournables, il vous faudra chercher très longtemps pour arriver à trouver quelque chose d’aussi abouti… Si les albums du C.B.E. contenaient plusieurs compositions différentes développant différentes idées, Densités 2008 concentre et exemplifie la démarche de ces artistes en une seule pièce, unique, monolithique et aboutie, point culminant d’une aventure limitée à un seul « set » de festival. Comme s’ils avaient trouvé la meilleure voie d’une seule voix. C’est tout ce qu’il reste à faire : investiguer, gratter, frotter, comprimer la colonne d’air, pincer les cordes du piano, faire gronder celles de la contrebasse en imprimant une cadence, un mouvement, des ondulations, des accents quasi-identiques que ce soit avec la grande cymbale pressée sur la peau de la grosse caisse horizontale et frottée avec un archet, ou un autre archet faisant gronder les fréquences de la contrebasse et les lèvres pinçant le bec avec fureur  la colonne d’air ou faisant à peine vibrer l’anche, alors que la table d’harmonie chavire dans un maelström de timbres, de bruissements et de vibrations piqueté par les giclées électro. Non – idiomatique ?? Oui, sans doute. J’ai réécouté cette remarquable tranche de vie plus d’une dizaine de fois au casque sans passer le contenu via l’ampli dans les haut-parleurs, car je suis obligé alors de faire reposer le poids de mon MacBook Air sur la platine vinyle, ce qui n’est pas recommandé. Je me force ainsi à suivre tous les détails de cette musique au casque et à essayer de vous narrer une partie du menu de leur superbe cheminement en tapant sur le clavier. Une de mes meilleures expériences d’écoute de ces dernières années.
Carl Ludwig Hübsch me signale l'Ensemble X (Red Toucan) http://www3.sympatico.ca/cactus.red/toucan/   que je n'ai pas encore écouté.
Mais avec un tel personnel, vous conviendrez que cela doit être très intéressant. 
Carl Ludwig Hübsch – tuba / ensemble initiator / catalyst
Nate Wooley/Nils Ostendorf – trumpet
Matthias Muche – trombone
Xavier Charles/Markus Eichenberger – clarinets
Dirk Marwedel – extended saxophone
Eiko Yamada – recorders
Angelika Sheridan – flutes
Philip Zoubek – piano
Christoph Schiller – spinet
Nicolas Desmarchelier – guitar
Tiziana Bertoncini/Harald Kimmig – violin 
Martine Altenburger – violoncello
Ulrich Phillipp – double bass
Uli Böttcher – electronic
Olivier Toulemonde – objects
Michael Vorfeld – percussion