18 juillet 2023

FOU FOU FOU : ECSTATIC Jazz : Jean-Jacques Avenel Siegfried Kessler & Daunik Lazro/ Rustiques : Jean-Marc Foussat & Sylvain Guérineau/ Armonicord - Libres : Rachid Houari Jouk Minor Jean Querlier & Joseph Traindl

Ecstatic jazz Jean-Jacques Avenel Siegfried Kessler Daunik Lazro Crypte des Franciscains Béziers 12 février 1982.
https://www.fourecords.com/FR-CD55.htm

Ecstatic jazz est un vocable apparu dans le sillage des David S.Ware, William Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Sabir Mateen, Daniel Carter et leurs camarades, il y a au moins une vingtaine d’années, pour désigner cette vague résurgente d’improvisateurs afro-américains qui continuaient à s’exprimer contre vents et marées leur vision hautement énergétique du jazz libre. Free jazz, New Thing, Great Black Music, improvised music etc… = ecstatic jazz. À cette époque, le saxophoniste Daunik Lazro publia Outlaws in Jazz avec Jac Berrocal, Dennis Charles et Didier Levallet et s’est toujours situé esthétiquement du côté de « l’ecstatic jazz », tout en devenant un pilier de l’improvisation libre collective « européenne » plus orientée vers l’exploration sonore sans filet, éructant de courts fragments mélodiques en fusion dont il décale les accents et l’émission de chaque note avant de triturer le timbre et cela dès le début des années 70. D’ailleurs, Lazro se fit connaître à cette époque lointaine au sax alto aux côtés du contrebassiste Saheb Sarbib, avec le batteur Muhammad Ali et le saxophoniste Frank Wright, quand ces derniers , alors résidents en France, explosaient sur scène à chacune de leurs apparitions « ultra-expressionnistes » 100% ecstatic jazz (Center of the World). Par la suite, il prolongea sa démarche au sax baryton et récemment au ténor Comme on peut l’entendre dans ce concert fleuve improvisé de 1982, Daunik Lazro est un des saxophonistes (alto, ici) européens les plus allumé de la free music : il met carrément le feu à son embouchure, pressurant la colonne d’air en soufflant très fort, avec une sonorité exacerbée, brûlante. Dans ces notes de pochette, Christian Pouget,qui enregistra le concert, cite Ornette Coleman dont Daunik a bien mérité et hérité. Je me souviens d’une interview de cette époque où Daunik déclara sa fascination pour les musiques "d’énergies", citant Evan Parker, Peter Kowald et aussi Jackie Mc Lean. (Et des bribes de Dolphy surgissent ici).Dès les premières minutes, le souffleur pirate un standard en le tourneboulant, fragmentant et lacérant le matériau parkérien du jazz moderne avec des morsures au vitriol et une projection du son saturé, chauffé à blanc. Un peu logique de sa part de remuer des lambeaux du bop modal en présence du contrebassiste Jean-Jacques Avenel et du pianiste Siegfried Kessler, aujourd’hui disparus. Durant plus d’une vingtaine d’années, Avenel fut un des plus proches compagnons de Steve Lacy jusqu’à la mort de ce dernier en 2004 et a fréquemment accompagné des jazzmen pur jus comme Alain Jean-Marie. Kessler, disparu en 2007, était alors le pianiste attitré du quartet d’Archie Shepp et détenait de solides crédits dans la scène jazz hard-bop modal tout ayant joué dans le mémorable Perception, un groupe free français historique avec Didier Levallet, Yoshko Seffer et Jean My Truong. Ce trio JJ-SK-DL du 12 février 1982 est en fait la réunion de deux duos : Lazro- Avenel et Kessler – Lazro. Jean-Jacques figure dans la face B du premier LP de Daunik pour Hat Hut, The Entrance Gates of Tshee Park, la face A étant consacrée à une performance solo du saxophoniste au sax alto. Un peu plus tard, Hat Musics publia Aeros, de Lazro et Kessler en duo. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un « vrai groupe » au départ (ils ont joué trois fois en trio), les trois musiciens combinent leurs efforts avec un vrai sens de l’écoute et surtout avec une énergie décapante, une folie de tous les instants, une musicalité indubitable, créant des séquences où chacun développe sa musique, propose des idées à jouer et réagit spontanément aux deux autres avec un vrai « à propos » et des dialogues inventifs qui se renouvellent successivement. Ou en laissant la bride sur le cou du partenaire seul ou en duo. Les deux parties du concert sont subdivisées en sept sections : 1a – 4:03, 1b - 13:33, 1c - 13:45 et 2a – 7:42, 2b – 9:14 2c – 12:33 et 2d – 9:33, soit plus de 70 minutes. Il faut noter l’introduction magistrale à la contrebasse d’Avenel et ses pizzicatos puissants, une walking bass complexe et majestueuse (Partie 1a). Créant un momentum, son intervention met le souffleur sur orbite ravageant un standard qu’on a peine à reconnaître. En 2c, J-J A ouvre l’improvisation avec un solo mirifique, puissant et très fin sur lequel Lazro se place après trois minutes pour tirer à vue avec la colonne d’air, le bec et le tube coudé de l’alto vibrant et cornant au maximum. Ailleurs, après avoir embouché énergiquement une flûte traversière ( !) en duo avec un Avenel survolté, le pianiste enfourche le clavinet muni du ring modulator livrant une véritable pièce d’anthologie Sun-Raesque décapante. Siegfried entraîne Lazro dans la danse à s’éclater encore plus fort, plus intensément, jusqu’à asséner des barrissements à effrayer les rois de la jungle (2b). C’est absolument dantesque. Il faut entendre Lazro hurler au summum de la saga ayléro-brötzmanniaque des grands jours et jongler avec chaque fragment mélodico-rythmique comme un dératé en altérant les accents, les cris, la hauteur des notes, la dimension de chaque élément sonore… Une virulence déchirante obstinée… plus que ça tu meurs. Le folk imaginaire au hachoir avec un style et des intervalles spécifiques. Et par dessous, le vrombissement imperturbable de la contrebasse, les cordes oscillant comme les cordages de la Méduse dans une mer noire sous la pression des doigts de JJ Avenel. Le niveau de la performance égale au moins le fabuleux solo de Roscoe Mitchell à Willisau en 1975 tel qu’il est reproduit dans le double LP Noonah (Nessa), si ce n’est que Lazro insuffle une énergie brute d’une intensité - déflagration comparable à celle de l’Evan Parker des Saxophones Solos – Incus 18 (1975 réédité en CD par Chronoscope et Psi en vinyle par otoroku) et du Brötzmann intrépide en compagnie d’un Bennink en transe (Balls, Cousscouss et The End) ou l’Albert Ayler des albums ESP, tout en gardant un sens des structures dans ces interventions !! . OOL’YAKOO !!!
Mais en sus, les deux autres ne se contentent pas d’être un « back-up » band, un tandem d'accompagnateurs et de "porteurs d'eau", ils chargent en première ligne. Il suffit d’écouter l’énorme solo de basse qui se détache du trio en 2c et l'intrépidité des élans de JJA qui déborde au sommet de la côte. Et le pianiste ne se contente pas d’être un virtuose : Kessler accentue la rythmique de ses arpèges inclinant un zeste vers l’esprit du pianiste Chris Mc Gregor et on entend ensuite Lazro réitérer des fragments de mélodie avec un feeling proche ddu Sud-Africain Dudu Pukwana en soufflant de plus en plus fort, saturant le son (2). Il va même dans la foulée jouer des mesures en Slendro Javano-Balinais. Ce sens inné de la suggestion esthétique est en fait très subtil. C’est ce qui distingue les artistes indubitables des faiseurs et des prétentieux. Ces musiciens n’ont pas d’agenda, ils nous fourrent candidement leurs manies et les fruits de leurs mémoires ludiques pour en combiner tous les sortilèges cachés ou entrevus en un éclair sans regarder dans le rétroviseur. Retour au fil de l’improvisation : la plainte scandée devient alors un cri déchirant, un hymne infernal. Le bassiste s’active alors outre - mesure dans un chassé-croisé de doigtés diaboliques comme s’il agitait une sanza cosmique !? Vous n’en trouvez – trouverez pas souvent des pareils à J-J Avenel. Plus loin, Siegfied répète une courte ritournelle cosmique, laissant le Daunik à sa transe. Elle finira dans les suraigus déchirants du souffleur qui s'effacera ensuite en jouant discrètement pour qu'on entende son collègue.
Tout l’intérêt de ce genre d’improvisations free (on pense au trio Brötzmann - Van Hove - Bennink, décrié par un Derek Bailey puriste avant de lancer lui-même son projet Company) sur le principe de l’auberge espagnole où chacun apporte « ses idées » même si elles accusent des différences notables de « style », de vécu, de background, sans craindre d'éventuelles citations ou allusions, mais contribuent surtout à rendre le terrain accidenté, contrasté en trouvant des réparties imaginatives et, étonnamment, créent la surprise d'où émane un charme imprévisible. Il faut aussi éviter le lieu commun et les effets faciles dans un maquis - patchwork, sous-tendu par une vision originale et pointant déjà vers ce qui pourrait advenir un peu ou beaucoup plus tard . Dans ce concert, on navigue à vue dans la convergence – divergence de trois courants, trois expériences, trois personnalités, en en évitant les écueils, les "coups de téléphone", la co-imitation, les signes de la main, les bonnes manières et la simulation. On est sur le même bateau en apportant au flux commun ses propres musiques intimes, sa personnalité profonde et sa folie assumée. Pas moyen - ni le temps - de s’ennuyer, il faut assurer et relever le défi en permanence. En écoutant attentivement, on est finalement sidéré par cet équilibre instable où chacun a l’air de tirer la couverture à soi, alors qu’on est dans le partage total. Et c’est comme cela que l’action immédiate, la musique collective est partagée et ressentie par ceux-là même qui la jouent ici. C’est leur musique et surtout pas la vôtre. Laissons aux musiciens leurs intentions profondes et spontanément immédiates, en tentant de comprendre où ils veulent en venir et évitons de supposer "ceci - cela" avec l’étroitesse d’esprit de certains omniscients qui n’ont jamais dû sauver leur peau sur des planches en jouant face à un micro et un public sans devoir s'exposer de la sorte. Comme disait mon ami John Russell, le guitariste disparu en 2019 : "Sometimes I feel like an idiot" et c'est bien ce que devraient se dire ceux qui aiment à porter des jugements rapides. On peut peut-être couper dans ce concert-fleuve, ayant parfois le sentiment d’une sorte de redondance dans la succession des séquences. Mais il me semble que leur(s) démarche(s) est (sont) plus vitale(s) et finalement plus compliquée(s) à assumer que lorsque les improvisateurs d’un groupe partagent la même esthétique au millipoil et où on en devine au préalable l’aboutissement dans la durée, car rien de fâcheux ne risque de se produire. Ici cette durée vécue est secrètement déstabilisante, labyrinthique en trompe l'oreille et elle se doit d’être ingurgitée d’un seul tenant. Un must total !!

Rustiques Jean-Marc Foussat Sylvain Guérineau FOU Records FR-CD 49
https://fourecords.com/FR-CD49

Enregistré à la maison en novembre 2022 dans le Loiret, cette curieuse petite rivière régionale qui donne son nom au département dont le chef-lieu est Orléans, la ville où officia Albert Ayler, alors jeune milicien U.S. inconnu, voici un beau témoignage de dialogue entre deux incarnations distinctives du jazz libre et des musiques improvisées. D’une part un créateur de musique électronique « analogique », Jean-Marc Foussat crédité ici Synthi AKS, piano, jouets et voix et de l’autre un souffleur free au très beau timbre très inspiré par la tradition du jazz entre Coleman Hawkins, Don Byas et un sens mélodique issu de Coltrane, Sylvain Guérineau, lequel initie l’album avec Une Belle Volée à la clarinette basse alors que son instrument habituel est le saxophone ténor. Solidement campé chacun dans leurs univers musicaux respectifs très contrastés, les deux improvisateurs se complètent par la tangente et œuvrent de concert par la grâce de leur sensibilité. La technique d’enregistrement est de qualité supérieure tant pour le timbre majestueux du saxophone ténor de Guérineau que pour la dynamique et les timbres de l’électronique, que celle-ci vrombisse, murmure, scintille, glisse, grésille ou dérape en crissant. Musiques de moteurs discrets à tous les régimes, spécialement le registre intime pour ce bel enregistrement. Flottant comme sur un nuage de timbres électriques mouvants, soutenus dans un temps arythmique, la superbe sonorité de Sylvain Guérineau vibre, respire et hante la demeure avec ses improvisations mélodiques chaleureuses au départ d’une forme thématique sortie tout droit de la Great Black Music et du lexique commun des souffleurs afro-américains. Sa faconde se précise et s’enhardit au fil des six morceaux (aux alentours des 6 ou 7 minutes avec une pointe vers les onze minutes) jusqu’à ce que Jean – Marc Foussat tâte du piano bastringue en secouant les touches. Nombre de théoriciens de l’improvisation (souvent issus de conservatoires ou de cénacles musidéologiques un peu rigides) se gaussent de telles entreprises un tant soit peu (trop) hybrides. Mais l’écoute active et portée sur le plaisir de la découverte sans idées toutes faites d’un tel duo fait dire à nos sens et à notre imaginaire ô combien cette collaboration tient la route. Tout comme Derek Bailey avait en son temps enregistré en duo avec le clarinettiste de jazz contemporain Tony Coe – le mariage de la carpe et du lapin- , Sylvain et Jean-Marc démontrent par la pratique que l’improvisation libre ne répond à aucune définition, aucun présupposé, ou quelconque agenda, cahier de charges etc...et que le dialogue et une forme tangentielle d’interactivité se nourrissent non seulement de l’écoute mutuelle, mais surtout de l’imagination, du sensible et de l’imaginaire des musiciens et de leurs auditeurs. Une question d’ouverture.
Après que les quatre premiers morceaux aient défilé suavement ou avec une belle passion, le cinquième , Carpes et Grondins, s’affirme comme le moment orageux de l’album avant le retour de la précieuse clarinette basse dans l’Ange Dérangé, face aux bruissements étranges, pépiements d’une singulière ménagerie à-la-Foussat et une curieuse voix. Dans Carpes et Grondins, Guérineau évoque le drame et presse l’électronique décapante avec de subtils accents et intonations dramatiques où gronde une saine colère ou peut être l’angoisse des innocents face au délire, en déconnectant l’imbrication mélodique de son phrasé sans pour autant déraper. L’art du déséquilibre assumé. Cet album est aussi un des plus beaux exemples de la part sensible du travail de Jean-Marc Foussat.

Inclus dans la pochette , un poème de Jacques Prévert : LA BELLE VIE
Quand la vie a fini de jouer
la mort remet tout en place
La vie s’amuse
la mort fait le ménage
peu importe la poussière qu’elle cache sous le tapis
Il y a tant de belles choses qu’elle oublie

JACQUES PRÉVERT

Armonicord LIBRES Rachid Houari Jouk Minor Jean Querlier Jozef Traindl Festival de Massy 26 octobre 1975 FOU Records FR CD 53
https://www.fourecords.com/FR-CD53.htm

Armonicord . En 1977 était paru un album au nom d’Armonicord dont je viens de trouver une copie par l’intermédiaire d’un ami commun : Esprits de Sel. Ayant eu vent de la sortie de l’album à cette époque, le souvenir de la présence de la claveciniste Odile Bailleux et du batteur Christian Lété me faisait imaginer sans doute une éventuelle sorte de musique de chambre. Dans la pochette, on peut admirer les partitions graphiques du saxophoniste baryton Jouk Minor toutes en courbes et ellipses avec indications d’instruments et de minutage. Une mention aussi : Ce disque est dédié à Rachid Houari. Rachid est bien le batteur crédité sur la pochette du CD Libres. Il fit partie du légendaire groupe Gong et enregistra leur premier album « Magick Brother » (BYG Actuel 5) avec Daevid Allen, Gilly Smyth, le bassiste Christian Tritsch et le saxophoniste Didier Malherbe en 1969, avant d’être remplacé par Laurie Allen et puis Pip Pyle pour Flying Teapot, Camembert Électrique, etc. Magick Brother était aussi crédité de la participation des contrebassistes Barre Phillips, Earl Freeman et Dieter Gewiffler ainsi que le pianiste Burton Greene. Rachid en était le batteur sur la scène du festival d’Amougies, c’est tout dire. On retrouve aussi Rachid Houari dans les sessions de Camembert Éclectique et de Continental Circus. Dans ce Libres d’Armonicord, on découvre ici un solide batteur free-jazz dans la lignée des Steve Mc Call, Don Moye et cie qui résidaient et tournaient alors en Europe (1968 et 1969). Le responsable et « compositeur » du groupe était Jouk Minor, ici crédité sax baryton et sopranino. Pour les lecteurs auditeurs friands d’émotions estampillées free-music vintage, il convient de rappeler l’existence de Candles of Vision où Jouk Minor mat le feu aux poudres en compagnie de Pierre Favre et du tromboniste Eje Thelin, album enregistré en juin 72 par l’ORF à Graz et publié par le label Calig dont le catalogue contient le Nipples de Brötzmann (avec Bennink Van Hove et Parker/ Bailey en face B), les Gesprächsfetzen et Live in Sommerhausen de Marion Brown et Gunther Hampel avec l’énorme Buschi Niebergall dans le 1er , la fée Jeanne Lee dans le second et Steve Mc Call dans les deux. Aussi un album curieusement expérimental de Wolfgang Dauner et le We Are You de Karl Berger avec Peter Kowald et Allen Blairman. Candles of Vision se situe dans la mouvance hard-free « teutonne » et partage la même instrumentation que le King Alcohol de Rudiger Carl avec Christmann et Schönenberg réédité récemment par John Corbett. Ce n'est pas tout à fait l’esprit de ce Quartet, mais on retrouve ici un tromboniste autrichien Jozef Traindl, issu du légendaire Reform Art Unit. Traindl a aussi enregistré dans Opium For Franz avec Steve Lacy et Franz Koglmann sur la face B (face A : Bill Dixon trio avec Alan Silva et Stephen Horenstein 1975)… ainsi qu’avec Machi Oul Big Band, Pierre Barouh … Quant au saxophoniste et hautboïste Jean Querlier, c’est un incontournable du free-jazz français, excellent mélodiste dans une esthétique plus formelle et lyrique, avec thèmes et improvisations plus cadrées, connu pour son travail dans le groupe Confluence avec Didier Levallet , Jean Charles Capon, Christian Lété et aussi Clivage, Soleil Noir, Didier Levallet, René Bottlang, etc…
Les deux morceaux – compositions signées Jouk Minor, Contact (21 :12) et Un Goût de Rouge (17 :01) ont été enregistrées lors du 1er Festival Indépendant de Massy le 26 octobre 1975, un événement incontournable orchestré par la bande à Raymond Boni, Gérard Terronès et cie. À l’affiche : Archie Shepp Quartet (2LP Ujaama-Unité label Unitélédis), un florilège de guitaristes d’avant-garde : Raymond Boni, le tandem décapant et punk avant la lettre Jean François Pauvros & Gaby Bizien, Derek Bailey (qui invita en duo impromptu Tristan Honsinger qui faisait la manche sur le trajet) les Skies of America d’Ornette Coleman, Steve Lacy (dont le texte rédigé pour le programme du festival est reproduit dans la pochette du CD) et j’en oublie … Quelle époque !
À écouter au casque : pour pouvoir mieux localiser les frappes de Rachid Houari, batteur polyrythmique et tournoyant en diable avec une belle dynamique et une maîtrise des pulsations. Excellent batteur. Les trois souffleurs dégagent et Jean Querlier est méconnaissable se laissant coupablement aller au délire, au cri et à ces maudites harmoniques exacerbées, lesquelles constituent le fonds de commerce de Jouk Minor souvent déchaîné. Donc Querlier, similitudes avec Dolphy et Lyons. Minor plus chercheur de sons. Joseph Traindl appuye et accentue l’ambiance de jungle effervescente d’Armonicord. Évidemment, l’enregistrement n’est pas optimal, mais cette prise de son suffit pour vous faire une idée de l’engagement physique et mental de ce quartet d’allumés. Et pourtant, les quatre musiciens suivent scrupuleusement les indications précises de Jouk Minor, lesquelles constituent un tremplin pour décoller et se mouvoir dans l’espace et le temps avec une belle fulgurance. Cela peut commencer par un tutti à demi-consonnant qui se désagrège dans des imbrications de « solos » individuels qui se répondent, se superposent, se distancent ou se rapprochent pour laisser un des souffleurs improviser seul, toujours soutenu par la batterie trépidante et vraiment « libre -swinguante » de Houari, lequel sait varier les plaisirs avec une super aisance. Chaque musicien acquiert épisodiquement la proéminence dans l’espace auditif au travers de crescendos étalés ou ramassés, des riffs cosmiques et flottants (baryton de Minor) ou des brouhaha impromptus, des changements de pulsations, des passages obligés d’où repartent une autre orientation de l’improvisation. Querlier et / ou Minor se révèlent minutieux au soprano et sopranino ou carrément siffleurs extrêmes ou déchirants, laissant ses aises au tromboniste et à sa pâte sonore un brin nonchalante. C’est au sopranino et à l’hautbois que débute la deuxième composition Un Goût de Rouge. Les structures et interventions font monter le niveau et l’intensité interactive et rebondir/ intensifier la fluidité des échanges et améliorer la dynamique d’Armonicord, lequel a bien des ressources qu’on devine ici ? Un groupe cohérent, une écoute partagée, la Great Black Music n’étant pas loin du hard free. On songe un peu à l’esprit du quintet d’Archie Shepp Live at Donaueschingen, mais sans « soliste » principal, car le collectif est à l’ordre du jour pour partager le temps de jeu et la connivence optimale.
Certains diront qu’il y des « plus grands » que ceux-là « individuellement » mais question équipe soudée et collaboration collective, ces excellents musiciens crèvent le plafond bien au-dessus de la décence et de l’enthousiasme habituel. Généreusement allumés, ils créèrent ce soir-là une musique enjouée, pertinente et chercheuse digne de l’AACM d’alors par exemple et plus radicale que le free de séance qui commençait à sévir. Fantastique label FOU !!


La démarche du label FOU (J-M Foussat) documente autant les musiciens improvisateurs les plus "célèbres" ou "notoires" tels Derek Bailey - Han Bennink - Evan Parker (Topologie Parisienne), Joëlle Léandre, George Lewis, Urs Leimgruber, Keiji Haino, Paul Lovens... que d'"illustres inconnus" méritants et très souvent de haut niveau comme Irene Kepl, Jean-Luc Petit, Christiane Bopp, Emmanuel Cremer avec la même foi, le même élan amoureux sans aucune condescendance. Exemplaire !

10 juillet 2023

Udo Schindler & Peter Jacquemyn/ John Butcher Dominic Lash Emil Karlsen/ Tanja Feitchmair Cene Resnik Urban Kusar/ Roberto Del Piano Alberto Oliveri Cristina Mazza Bruno Marini/ Bruno Parrinha

Fragile Eruptions Udo Schindler Peter Jacquemyn (low tone studies #7) FMR Records.
https://arch-musik.de/project/schindler-peter-jacquemyn-fragile-eruptions/

Les éruptions tout aussi puissantes et extrêmes qu’elles puissent être, peuvent se révéler fragiles lorsque des improvisateurs tentent d’en dominer leurs sortilèges. Mission accomplie ici dans ce magnifique duo entre le monolithique contrebassiste Peter Jacquemyn, subversif et expressionniste, et le souffleur multi-instrumentiste Udo Schindler, un artiste détonnant et de plus en plus convaincant au fil de ses nombreux enregistrements. Il est crédité ici « clarinets, saxophones, brass » : je tâcherai de ne pas trop décrire cet aspect des choses, soit le compte-rendu précis pour chaque instrument utilisé par rapport à chacune des 11 improvisations enregistrées au « salon » avec le sous- titre « Part 1 exploding fragility » et à « art – toxin » (Part 2 floating energy surge). J’apprécie particulièrement chez Peter Jacquemyn, outre cette liberté sauvage irrépressible qui est sa marque, sa vocalise diphonique, similaire à celles des chanteurs chamans traditionnels de Sibérie (bouriates, mongols et touvins), comme on peut l’entendre au #5 de la Partie 1 ou au #3 de la Partie 2. Faut-il rappeler les nombreuses collaborations des ces deux improvisateurs, Jacquemyn ayant duetté avec Peter Kowald et tourné avec Mark Sanders, Jeffrey Morgan, André Goudbeek, Michel Doneda, Lê Quan Ninh, Tatsuya Nakatani, Ute Völker et Gunda Gottschalk. Et les enregistrements récents de Schindler avec Jaap Blonk, Damon Smith, Ove Volquartz, Sebi Tramontana, Wilbert De Joode ? À force de jouer avec tout qui se présente à eux, l'art du duo improvisé en toute liberté leur est devenu une seconde nature. Les échanges entre les deux improvisateurs s’étalent merveilleusement dans le temps dans des durées assez courtes, propices à créer une atmosphère, une qualité de relation, un sens de l’écoute précis, une emphase créative stimulante. Le contrebassiste adapte son jeu à chaque instrument différent du souffleur dont j’apprécie les sons écorchés bourrés d’incisives harmoniques à la clarinette basse ou les diffractions saturées à ce qui ressemble à un tuba ou un euphonium. On entend Jacquemyn faire frotter - glisser les graves graveleux de sa contrebasse vers les abysses ou faire flageoler - ondoyer le registre aigu de sa quatrième corde en fin de touche comme un lointain chant de baleines. Ailleurs, c’est le sax ténor qui graillonne, renfrogné, alors que l’archet puissant fait vibrer l’âme du gros violon : le bois de l'arbre frémit, son chantrayonne. Quant à son pizzicato puissant, il fait sursauter la walking-bass comme un boxeur au saut à la corde jusqu’au moment où, entraîné par les coups de becs canardeurs d’Udo Schindler, ses gros doigts disjonctent créant des staccatos décalés et fragmentés. Viennent aussi corroborer leur état de transe, des voix fantomatiques d'origine inconnue, soit l'art surprenant des "techniques étendues" qui vibrent comme une voix d'outre-tombe
Nous avons droit d’une part au développement assez logique de plusieurs improvisations parmi les onze contenues dans ce tonique compact et d’autre part à de superbes dérives poétiques aiguillonnées par les sens et les émotions de l’instant présent : à noter ce passage déjanté pizzicato vs un étrange saxophone soprano où vient s’ajouter une voix secrète. Excellent album dialogue où surgissent de superbes trouvailles sonores. Bonus : oeuvre de Peter Jacquemyn sur le recto de la pochette.

John Butcher Dominic Lash Emil Karlsen Here and How Bead Records Bead 46.
https://beadrecords.bandcamp.com/album/here-and-how

L’art du staccato savant articulé par un maître du saxophone, à la fois chercheur très pointu de sons et de textures et styliste remarquable à la sonorité et aux idées immédiatement reconnaissables, tant au sax ténor qu’au soprano. Ah les envolées en double ou triple détachés bruissants qui oscillent et spiralent dans les arcanes d’harmonies secrètes en circonvolutions volubiles qui tardent à trouver leur point de chute pour notre grande surprise. Le trio sax contrebasse batterie est devenu au fil des … décennies …un lieu commun du jazz-free et l’improvisation libre, mais ces trois musiciens, fort heureusement, démentent cette observation par l’étendue et la validité de leurs modes de jeux très diversifiés. La ludique multiplicité des gammes, intervalles et accents, le sens mélodique imparable de notre cher John Butcher est de toute évidence un atout majeur. Cet improvisateur fort demandé a plus récemment rencontré et enregistré régulièrement avec le contrebassiste Dominic Lash : Discernment – Butcher/ Lash/ Russell/ Sanders (spoonhunt), But Everything Now Left Before It Arrived – Russell/ Butcher/ Lash (Meenna) et Nodosus – Butcher/ Davies/ Davis/ Lash / Lazaridou-Chatzigoga (Empty Birdcage). C’est d’ailleurs sur le label Bead que j’ai entendu Dominic Lash pour la première fois dans Imaginary Trio avec Bruno Guastalla (cello) et Phil Wachsmann, le violoniste qui fut la cheville ouvrière de ce label mythique fondé en 1974. Il en a passé les commandes au percussionniste norvégien Emil Karlsen qui a enregistré en duo avec le saxophoniste Ed Jones, Phil Durrant à la mandoline et le batteur Mark Sanders, mais aussi avec Phil Wachsmann et Martin Hackett (cfr récentes productions Bead Records). De même, c'est avec le LP Bead Records "Phonetiks" en duo avec le pianiste Chris Burn que John Butcher a commencé sa carrière (1985). Voilà donc pour la petite histoire. La grande histoire est celle qui se dessine patiemment Here and How, Here and Now lors d’une superbe session le 22 décembre 2022, habillée d'une production digipack soignée. Il faut parler du contrebassiste dont le coup d’archet boisé et discret met en évidence le butchérisme et ses sifflements extrêmes; son pizzicato tangentiel cadre ses deux collègues et les frappes milimétrées du batteur Emil Karlsen. Celui-ci déphase, tricote, picote, assaille le drive du trio de micro-frappes, rafales infimes, délicatement bruiteuses qu’il confectionne en y insérant un dosage d’effets silencieux avec un sens de la dynamique idéal, cousin de celui des Roger Turner, Mark Sanders ou Paul Lovens.
Un trio sax basse batterie « courant », vous aurait délivré ses secrets et recoins obscurs au fil d’une seule écoute, comme cela m’arrive lorsque je rédige un compte rendu poétique ou enflammé, raisonnable ou partisan. Et cela en raison de la toute grande évidence musicale de ces opus. Mais avec ce Here and How, j’avoue avoir besoin de revenir sur l’ouvrage, de le découvrir et le re-découvrir avec plusieurs écoutes, tout comme cela m’est arrivé avec le tout récent Nail de Michel Doneda, Alex Frangenheim et Roger Turner. L’audio spéléologie des souterrains improbables de mines enfouies au tréfonds de notre conscience… l’infini ... et des piles de CD's.

Cut Trio Tanja Feitchmair Cene Resnik Urban Kusar Pelletron – Dynamitron Editions Friforma eff-013
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/track/dynamitron

Editions Friforma est une branche du label slovène inexhaustible editions connu pour ses publications pointues dans la sphère de l’improvisation radicale disons texturale, conceptuelle et de la composition alternative. Sans parler du soin au niveau production : enregistrement, pochettes digipack cartonnée et graphisme classe. Cet album est dédié au « hard » free-jazz totalement improvisé de la scène régionale transfrontalière slovène-autrichienne. La saxophoniste alto Tanja Fetchmair fait équipe avec son collègue saxophoniste ténor Cene Resnik et le percussionniste Urban Kusar. Deux longues improvisations collectives de presque 22 et 18 minutes intitulées pelletron et dynamitron. De magnifiques échanges entre les deux souffleurs pratiquant l’articulation libertaire organique et libertaire tout en spirales, staccatos, dents de scie, crescendi énergétiques, coups de langue puissants – détachés maîtrisés avec une solide dynamique et fragments mélodiques altérés, rageurs, concassés, éclatés , le tout propulsé par le jeu polyrythmique du batteur au drive speedé, tournoyant en cascades et rebondissements. Un travail sérieux au top du free-free jazz, c’est-à-dire en allant chercher au plus profond de leurs ressources instrumentales et sonores au travers d’un narration évolutive dans l’instant partagé, sans craindre la dérive poétique, les aléas de la transe et les descentes vers l’inconnu. Speaking in Tongues à la mode alpestre de l’Est. On a plaisir à les suivre à la trace tant ils sont concentrés, inspirés et excellemment enregistrés. Pour notre bonheur, ils réduisent quelques instants le volume et l’intensité sans perdre leur énergie vitale mettant en évidence les détails de leurs jeux autant éraillés (growls, vocalisations, harmoniques) que subtilement mélodico-polymodal. L’énergie tonique qui se révèle la première improvisation devient de plus en plus tendue, emportée et inexorable au fil des minutes et secondes du deuxième opus spontané. On bascule alors dans un no man’s land où chacun s’agrippe sur les vagues déferlantes de plus en plus intenses qui nous mènent dans un autre monde, inespéré. Sous-jacente une intense narration, palpable l'expression d'une aventure intérieure. À ne pas rater si en scène.
Voilà CUT, un trio dont ne coupera pas le fil conducteur tant ces trois-là s’entendent comme des larrons en foire.

Double 3 Roberto Del Piano Alberto Oliveri Cristina Mazza Bruno Marini Caligola Records – Brazz Studios Caligola 2314
https://caligolarecords.bandcamp.com/album/double-3

Le label Caligola Records nous avait fourni quelques belles surprises comme ce super trio du guitariste Enzo Rocco avec le batteur Ettore Fioravanti et le légendaire Giancarlo Schiaffini au tuba. Ce Double 3 ou Double Trio est en fait une remarquable quartet de jazz libéré made in Veneto avec l’ apport Italo – Suisse du bassiste Roberto Del Piano, une autre légende du jazz italien de ces 50 dernières années. À la batterie, Alberto Olivieri, au sax alto, Cristina Mazza et Bruno Marini au sax baryton, mais aussi à la flûte ou au piano sur quelques morceaux alors que Mazza prête sa voix sur quatre morceaux. Elle s’adonne à l’improvisation vocale spontanée. Ces musiciens pratiquent un jazz libre où la notion de tempo, l’improvisation mélodique et quelques séquences thématiques se trouvent au cœur de leur ouvrage bien fait et efficace. Il faut quand même expliquer à quel zèbre de la « basse » nous avons affaire en la personnalité (modeste, chaleureuse et talentueuse !) de Roberto Del Piano. Bassiste dans l’âme, c’est forcé et contraint par un cruel handicap à la main gauche, que notre Roberto Del Piano transalpin joue de la basse électrique. Ne pouvant utiliser son doigt annulaire et son petit doigt il a dû renoncer à la contrebasse. Mais il s’est créé un doigté de la main gauche tout à fait unique à la basse électrique en faisant parcourir des allers et retours insensés sur le manche, le quel est recouvert par une fine planchette qui fait office de touche sans frette. Aussi, sa Fender bass est mystérieusement accordée de manière à ce qu’aucun expert musicien ne comprenne sa technique, digne au niveau conceptuel à celle de Django Reinhardt, lui-même tout aussi handicapé avec seulement ses deux doigts et demi valide à la main gauche. Et notre gaillard s’est donc forgé un style tout à fait personnel en travaillant durant des décennies avec le grand pianiste Gaetano Liguori au sein du trio Idea et en jouant aussi avec le légendaire saxophoniste Massimo Urbani.
Alors, j’avoue avoir bien du plaisir à écouter leur musique de jazz ouverte sans piano et arrangement. Et pourquoi un piano alors que le « bassiste » est Del PIANO ? Grâce à une technique d’enregistrement claire et efficiente on a tout le loisir de profiter du jeu limpide et aérien des souffleurs et au travail soigné du batteur, jamais invasif. On y trouve cette liberté proche de celle d’Ornette Coleman : ils jouent une très belle version de Beauty Is a Rare Thing. Les souffleurs sont inspirés avec ce lyrisme méditerranéen printanier particulier et un sens entendu de l’harmonie transalpin caractéristique. Bruno Marini a un sens musical qui transcende sa bonne technique au sax baryton : enchanteur et sa collègue Cristina Mazza apporte une belle et chaleureuse contribution avec inspiration. Le batteur Alberto Oliveri développe un jeu économe et aéré afin que les pulsations reposent aussi sur le drive puissant de la basse de Roberto Del Piano. Celui-ci joue l’essentiel tout en entraînant vigoureusement ses collègues sur un nuage de bonheur, pilotant leurs ébats sonores volatiles dans une sorte d’apesanteur terrienne. Superbe équipe !

Bruno Parrinha Da Erosao 4DARecords 4DACD007
https://4darecord.bandcamp.com/album/da-eros-o

Saxophoniste émérite de la mouvance portugaise de l’altiste Ernesto Rodrigues, de son fils violoncelliste Guilherme, des contrebassistes Hernani Faustino et João Madeira laquelle enregistre à tour de bras avec toute une galaxie impressionnante d’improvisateurs portugais et du monde entier sur le long terme (label Creative Sources), Bruno Parrinha a bien mérité de publier son album « à lui tout seul » en solitaire. Pour ce faire, son ami Joāo Madeira lui a ouvert grand les portes de son nouveau label, 4DARecords dont c'est le 7ème CD. Si ce n’est pas la grande révolution stylistique, ce portfolio imagé rassemble sept belles pièces qui transitent d’une dimension mélodique chantante à l’avant-garde introvertie ou le free exacerbé en commençant par les notes tenues de Do Solo. Cette pièce au sax alto est conçue comme un bijou aux multiples facettes avec un développement mélodique au ralenti dans les connections sensibles d’ intervalles secrets dans un mouvement giratoire conjoint / disjoint. Fluxo de Idade est une variation plus élaborée de cette chasse aux assonances et aux consonances qui s’intègrent avec un lyrisme contenu en direction d’intersections staccato en cascade tournoyante. On y trouve un air de famille avec la démarche de Steve Lacy (Dor Fluvial) qu'il pousse dans son extrémité avec des staccatos et coups de bec rageurs. Au fil des sept morceaux, le compositeur - improvisateur s'écarte du domaine plus conventionnel du nouveau jazz pour pénétrer dans des territoires moins arpentés où pointent l'inconnu,le sonore, la désarticulation du flux en volutes ordonnées pour l'implosion stochastique en tirant de son saxophone alto des sonorités acides, saturées, éraillées, effets de souffle, glissandi dissonnants, quintoiements lunatiques, scories ludiques et harmoniques aléatoires au travers d'intervalles audacieux. De la familiarité d'un langage universel, contemporain d'un demi-siècle d'aventures free, Bruno Parrinha crée son univers sonique dans des instants fragiles en tentant de repousser la limite du jouable, en forçant le trait ou le brouillant (Assoreado). On écoutera cela avec autant d'attention qu'on le ferait pour un John Butcher ou un Urs Leimgruber. Pour Bruno Parrinha, il ne s'agit pas d'impressionner ou d'expressionner mais de fragmenter la coque de notre indifférence à la curiosité. Belle réussite.

5 juillet 2023

Jacques Demierre / Ivo Perelman Aruan Ortiz Lester St Louis/ Michel Doneda Alexander Frangenheim Roger Turner/ Trevor Watts’Original Drum Orchestra trevor Watts Peter Knight Nana Tsiboe, Kofi Adu, Ernest Mothle et Liam Genockey.

Jacques Demierre The Hills Shout Wide Ear Records
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/the-hills-shout

Un album au piano seul, composé, joué et mixé par Jacques Demierre pour le label helvétique Wide Ear dont j’ai déjà chroniqué de belles trouvailles. On retrouve dans ce cri des collines une attitude intransigeante et un amour du son brut ou poétique du piano voisine ou proche de son précédent opus solitaire One Is Land (Creative Sources). La harpe du jeu cordes aiguës est sollicitée du bout des doigts semblable à une surface d’eau calme irisée par une brise ondulante à plusieurs reprises ainsi que des frappes violentes sur l’armature – chocs vibratoires abrupts de la résonance des cordes les plus graves. Chaque séquence alterne avec un bref silence : tournoiement des sonorités des cordes frottées et jeux d’eau avec les touches et cordes stoppées ou vibration continue d’une corde grave. Le leitmotiv de la harpe frottée en carillon intimiste revient un moment pour introduire un ostinato sourd et puissant. L’artiste joue des contrastes et des dynamiques distinctes plaçant avec précision de brefs événements sonores qui mettent en valeur le piano objet, ses possibilités sonores, ses résonnances intimes , le mouvement du son dans l’espace, le timbre qui se meurt dans le silence. Sur les 39 :46 , le jeu presque délicat avec la harpe du jeu de cordes est réitéré avec précision, alternant avec quelques notes isolées qui vibrent comme une bulle à la surface de l’eau avant de disparaître. Ou alors, un fracas éclate et un orage s’éteint dans des murmures. Et toujours, revient ce carillon aérien dans la harpe comme une ritournelle. Jacques Demierre travaille la sonorité pure à l’écart des harmonies, cadences, pulsations et doigtés, avec la maîtrise des tout grands pianistes . Il assène, frappe les cordes et les touches en bloquant la vibration et faisant tituber les marteaux. Etc… Chaque séquence apporte évidence et mystère et synthétise – concentre une approche du piano au clavier ou dans la table d’harmonie en créant des correspondances imprévisibles entre chacune d’elles. Parcours de leçons de choses pianistiques conçu comme un portfolio sensitif et imaginaire.
Voici un album contenu dans une pochette feuillue et qui apporte une dimension aussi expérimentale qu’universelle du jeu sonore du grand piano.

Prophecy Ivo Perelman Aruan Ortiz Lester St Louis Mahakala Music 064

Free-jazz totalement improvisé sensitivement interactif en mode musique de chambre, option composition instantanée. La présence distinguée du violoncelle de Lester St Louis et sa capacité à faire parler son instrument en utilisant de multiples ressources sonores (frappes col legno, frottements saturés, pizzicati puissants ou bourdonnants, walking bass déjantée, crissements) trouve un écho dans le jeu introspectif et sonique d’Aruan Ortiz dans les cordes du piano ou en bloquant celles-ci d’une main en touchant le clavier de l’autre. Ivo Perelman s’immisce entre ces deux pôles avec un souffle à la fois charnel et pincé, étirant les notes avec des suraigus inspirés et mélodieux qui n’appartiennent qu’à lui. Le trio s’élance dans un jeu d’équilibres mouvants dans une approche interactive détaillée et expressive où chaque instrumentiste occupe une place prépondérante simultanément ou successivement. Deux longues improvisations collectives de 37 :23 et de 17 :48 évoluent par échanges décalés, spirales, échappées centrifuges un instant, convergences thématiques ou sonores à un autre moment, épanchements lyriques et harmoniques chantantes du saxophone. On frôle le silence, on hésite, auscultant le souffle, l’anche et le bec, la corde et la touche, la table d’harmonie et les mécanismes. Dix fois, vingt fois, ces trois-là remettent l’ouvrage sur le métier et leur métier, c’est le jeu, la faconde ludique, à la fois légèrement expressionniste et introspective. La recherche de formes imprévues alliée à une musicalité inconstestable. Plus loin, des ostinatos puissants partagés et échangés chacun à leur manière, comme ils le ressentent dans l’instant et sans interruption, des changements de registre, d’affects, des métamorphoses sonores, des dérives poétiques spontanées, et parfois une mélodie élégiaque. Le nom de Lester St Louis évoque ce trompettiste légendaire originaire de St Louis, Lester Bowie. Ce jeune violoncelliste est sans nul doute un des artistes parmi les plus prometteurs de l’éternel nouveau jazz (New Thing), entendu aux côtés de feu Jaimie Branch dans l’inoubliable Fly Or Die 2 , Bram De Looze et du Tri-Centric O. d’Anthony Braxton. Aruan Ortiz a déjà enregistré un des neuf duos avec Ivo Perelman pour son coffret Brass and Ivory Tales. Son jeu scintillant, classieux et subtil s’est distingué aux côtés d’Andrew Cyrille, Nasheet Waits, James Brandon Lewis, Chad Taylor etc… Par rapport à cet enregistrement en duo, la performance d'Aruan Ortiz va encore plus loin par rapport aux conventions du jazz le plus moderne
Tout comme pour Lester St Louis au violoncelle, nous découvrons chez ce pianiste une nouvelle facette intrépide, ludique et radicale suscitée par l’intransigeance d’improvisateur d’Ivo Perelman pour qui l’improvisation instantanée, libre et collective sans faux-fuyant est la raison d’être. Le free-jazz peut lasser s’il est prévisible, consensuel ou « systématique », avec le trio Prophecy, l’auditeur n’a pas le temps de s’ennuyer tant les ressources de chacun sont sollicitées dans de multiples narratifs, chassés-croisés d’une connivence créative qui est informée par plusieurs courants de conscience, l’héritage de compositeurs et l’expérience de plusieurs générations d’improvisateurs et improvisatrices. Si ces trois musiciens sont des musiciens « savants » émérites, on dira aussi qu’ils ont le goût de la bagatelle, le sens de la forme instantanée, l’art de transgresser les conventions de chaque instrument au moment précis où cela fait sens et l’amour de la pagaille et de la surprise. Pour rappel un album trop méconnu du trio Albert Ayler Gary Peacock Sunny Murray enregistré en juin 1964 avait pour titre Prophecy (ESP 3030). Lorsqu’on écoute Prophecy 2023, on a le sentiment que cette musique en est un merveilleux aboutissement

Michel Doneda Alexander Frangenheim Roger Turner Nail Concepts of Doing COD 009 – LC 10087
http://frangenheim.de/news

Ce n’est pas la première fois qu’on entend le percussionniste Roger Turner et le contrebassiste Alexander Frangenheim. Cfr les 2 CD’s du quartet WTTF avec Phil Wachsmann et Pat Thomas, l’un datant de 1998 – et « light air still gets dark » avec Isabelle Duthoit). De même Michel Doneda et Roger Turner avaient enregistré the Cigar that Talks avec John Russell pour le label Pied-Nu en 2010. Rien d’étonnant que les trois compères se réunissent pour cette superbe mise en commun de sons toute en nuances, détails infimes de l’instant, des interactions subtiles en alternance de brefs silences, grincements, sifflements, effets de bec au saxophone, aigus rares et vocalisés, harmoniques, frottements organiques des cordes avec un archet frémissant ou frappes col legno. La percussion de Roger Turner gémit, sursaute, vibre, bruite, cliquète, déboule comme un mille-pattes, bruissante, piquetée, le batteur agitant subrepticement un objet sur une caisse ou son rebord. Chaque geste spontané nourrit le dialogue avec une précision inouïe. Il ne s’agit pas de « solos » individuels qui se poursuivent, mais l’expression d’une intense complicité où chaque intervention devient une contrepartie de ce qui vient d’être joué et de ce qui survient immédiatement. En écoutant avec intention, on s’aperçoit qu’ils jouent le plus souvent à deux simultanément, Roger/ Alex, Alex/ Michel, Michel/ Roger qu’en trio. Car chacun des trois improvisateurs est profondément à l’écoute et laisse un véritable espace existentiel sonore, une respiration qui nous livre les détails ludiques, les timbres les plus singuliers, les sonorités les plus étirées, les plus hésitantes et les plus urgentes. De temps à autre, ils rappellent à notre bon souvenir qu’ils sont des virtuoses capables de nous estomaquer en articulant très vite les sonorités les plus étonnantes, mais en fait se concentrent sur des émotions infinitésimales, ralenties, fantômes expressifs et mirages de l’attention. L’art de la friction, du hululement, du striage, du grincement minutieux, des micro-timbres, de la recherche d’un trésor enfoui, inestimable et éphémère, de réitérations magiques. Nail est un enregistrement remarquable aux durées brèves (3 :29 et 3 :49) ou longues (17:34) et (26:07), il défie l’entendement et la recherche d’excitations rééitérées par ailleurs pour souligner la réflexion, le mystère et l’évidence d’une écoute active et sensible.

The Art is in the Rhythm Vol. 2 Trevor Watts’Original Drum Orchestra Double CD Jazz in Britain JIB 46 S-CD
https://jazzinbritain.co.uk/album/the-art-is-in-the-rhythm-volume-2

L’Afrique mythique se trouve souvent évoquée au cœur de l’évolution du Jazz et des motivations esthétiques de très nombreux jazzmen, certains musiciens comme le sud-africain Dollar Brand ou l’afro-américain Randy Weston incarnant merveilleusement cette influence prépondérante. Parmi eux, il faut absolument considérer le travail syncrétique du saxophoniste (alto et soprano) britannique Trevor Watts, un des pionniers les plus incontournables du free-jazz européen et de l’improvisation libre. Son Original Drum Orchestra des années 80 et 90 rassemblait des percussionnistes Ghanéens, Nana Tsiboe et Kofi Adu, le bassiste Sud – Africain Ernest Mothle, le batteur « rock » Irlandais Liam Genockey et le violoniste folk Peter Knight, membre du groupe Steeleye Span. Leur musique célèbre l’extraordinaire profusion poly-rhythmique africaine dans des cascades de girations tournoyantes, rebondissantes par-dessus les quelles se répondent les lignes mélodiques infinies du saxophone et du violon. Les labels FMR et Hi4Head , dédiés à la cause de Trevor Watts, ont déjà publié respectivement deux albums très probants de ce groupe en 2006 et 2007 : Burundi Monday 1983 avec Mamadi Kamara a.l.d d’Adu et Drum Energy en 1989 (HFHCD006). Deux enregistrements plus tardifs de Trevor Watts nous dévoilent une version d’une musique similaire mais avec une équipe de percussionnistes africains plus étoffées : Moiré Music Group : Live at the Athens Concert Hall 1998 (ARC CD08) et With The Flow Trevor Moiré Music Drum Orchestra Live at the Karslruhe Jazz Festival 1994 (Hi4Head HFHCD 032). Avec les deux CD’s consacrés à deux concerts du T.W.’s Moiré Music Group (Chicago 2000) et TW’s Moiré Music Drum Orchestra (Lugano 1996) inclus dans le coffret « Trevor Watts - A World View » publié par Fundacja Sluchaj, on détient la totale. Il n’est pas inintéressant de confronter l’écoute de tous ces albums pour mesurer la cohérence et la capacité d’improvisation de ces musiciens, surtout pour saisir la magie collective de cet Art Is In The Rhythm Volume 2 qui fait suite au Volume 1 du duo Watts Genockey, lui-même un des témoignages les plus convaincants des duos sax-batterie de l’histoire du free-jazz.. Car si on entend une musique superbement structurée et coordonnée, Trevor Watts nous assure que ce concert fut « improvised without any previous discussion » et on peut le croire, Trevor étant une personnalité sans détour ni « manière » et d’une franchise absolue, déconcertante. Alors, je ne vous dis que cela car en plus, la qualité de l'enregistrement est supérieurs à certains des albums précités de la galaxie . Étant jeune , j'avais lu un article de l'excellent critique Denis Constant dans Jazz Magazine. Il qualifiait la démarche musicale d'un musicien antillais de syncrétisme car elle était un mélange de jazz, de musique caraïbe, et de concepts classiques modernes. Le Trevor Watts’Original Drum Orchestra s'affirme au coeur d'une intégration - coexistence de pratiques / cultures musicales tant ouest ou sud africaines, (free) jazz ou "folk celtique dans un esprit d'improvisation totale. La connivence rhythmique de Nana Tsiboe et Kofi Adu avec Liam Genockey laisse pantois l'auditeur : un enchevêtrement de pulsations, de rythmes, de frappes qui emporte tout sur son passage avec la pression constante du jeu implacale du bassiste, Ernest Mothle, un incontournable des groupes de Dudu Pukwana et de Louis Moholo, les (free) jazzmen Sud Africains exilés de l'Apartheid qui ont mis le feu à la scène jazz Britannique vers la fin des années 60. L'échange permanent entre Trevor Watts et Peter Knight devient au fil des morceaux, magique, l'auditeur ayant parfois du mal à distinguer le violon ou le saxophone. On entend aussi Trevor souffler dans ces deux sax alto et soprano simeultanément ou doubler les fragments mélodiques au moyen d'une hallucinate respiration circulaire. Dans cette musique très complexe et qui semble ultra spontanée, le travail de répétitions pour mettre au point ces enchaînements de rythmes et leurs insondables imbrications est un apostolat. En effet, conserver la conscience du temps dans ce maillage rythmique aussi inextricable est un véritable embrouillamini pour percussionnistes professionels quelqu'ils soient. Je vous le demande : à quel instant précis commence le premier temps de cette métrique infernale ? Rien que pour cela Trevor Watts est un héros incontournable de la musique "rythmique" (appelez cela jazz si ça vous amuse). D'ailleurs, les pays latino-américains ( Venezuela, Colombie, Cuba etc... leur on fait un triomphe. Cette musique est absolument extraordinaire tout comme l'étaient celles de Moiré Music (une musique obsessionnelle et injouable mais ô combien fascinante), et de Moiré Drum Orchestra. Ne mourrez pas idiot : dégustez ce The Art is in the Rhythm Vol. 2 Trevor Watts’Original Drum Orchestra.... (On peine à croire que cette musique est totalement improvisée)....

16 juin 2023

Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Joao Madeira Bruno Parrinha Monsieur Trinité/ Ivo Perelman Matthew Shipp & Jeff Cosgrove /Markus Eichenberger Carl Ludwig Hübsch Etienne Nillesen Philip Zoubek/ Tom Jackson Dirk Serries Benedict Taylor Daniel Thompson Colin Webster

Dérive Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Joao Madeira Bruno Parrinha Monsieur Trinité Creative Sources. CS772CD
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/d-rive

Dérive parce que d’une séquence pointilliste très précise au départ cette super équipe d’improvisateurs transite instinctivement dans différentes congruences ludiques, sonores et interactives en improvisant totalement leurs échappées instrumentales en les faisant évoluer dans l’instant en tenant compte exclusivement de ce qu’ils viennent de jouer dans les dernières secondes. Bien que cela ne soit pas indiqué dans les notes de pochette (quasi-absentes), l’album est composé de neuf improvisations collectives qui évoluent assez différemment les unes des autres même s’il y a une évidente cohérence musicale entre chacune d’elles. Prépondérantes sont les cordes frottées : Ernesto Rodrigues à l’alto, Guilherme Rodrigues au violoncelle, Joao Madeira à la contrebasse s’entendent comme les cinq doigts de la main dans un gant de velours. On aurait peine à réécouter dix fois (et plus) leurs improvisations sans qu’on vienne au bout de leurs inventions, découvrant continuellement de nouveaux éléments sonores dans une multiplicité de formes et de configurations acoustiques d’effets sonores. La recherche de timbres et sonorités liées à des actions instrumentales est mise ici au service intégral du jeu collectif et de la construction musicale improvisée en étirant ces possibilités sonores jusqu’à des points de non-retour où leurs avancées se métamorphosent instantanément et inconsciemment dans d’autres dimensions. La percussion parcimonieuse et aérienne de Monsieur Trinité colore et ponctue adroitement les moindres faits et gestes de ces camarades avec doigté ajoutant des touches sonores toujours bienvenues qui s’intègrent dans le jeu des cordistes. À quoi sert d’en dire trop et de remplir quand la musique jouée se suffit à elle – même alors que les trois cordistes cultivent aussi une approche percussive avec leurs picotements et frappes col legno à l’archet sur les cordes ? Et c’est aussi la qualité primordiale du souffleur Bruno Parrinha, ici à la flûte et à la clarinette basse d’intégrer la dynamique du jeu de ses collègues sans jamais surjouer et en respectant les caractéristiques sonores du travail spécifique du trio alto violoncelle contrebasse, car on le sait, les instruments de la famille des violons se délivrent totalement de leurs âmes que lorsqu’ils sont réunis à l’exclusion d’autres instruments (à vent, claviers etc…) Et c’est bien tout le mérite de Bruno Parrinha et, avant lui, le saxophoniste Nuno Torres d’incarner cet axiome en pliant son jeu de souffleur à ces exigences esthético-instrumentales évidentes (ou alors faites une autre métier que celui d’improvisateur libre). Pour la description des détails des sonorités et techniques « alternatives, veuillez-vous référer à mes précédentes chroniques sur la musique des Rodrigues et consorts publiées dans ces lignes par le passé. Fantastique et merveilleuse dérive !

Live in Carrboro Ivo Perelman – Matthew Shipp – Jeff Cosgrove Soul City Sounds
https://perelmanshippcosgrove.bandcamp.com/album/live-in-carrboro

On dira que j’y reviens souvent. Le duo du Brésilien Ivo Perelman (sax ténor) et de l’Américain de la côte Est Matthew Shipp ( piano) est un vecteur musical insigne qui unit les exigences musicales et le délire instantané de l’improvisation libre « totale » avec l’expressivité et les racines assumées du « jazz » afro-américain dans ce qu’il a d’aventureux , d’intense en s’appuyant sur une connaissance approfondie des harmonies et des structures musicales. Le but découvrir et étendre des formes musicales créées dans le feu de l’instant que ce soit en duo ou en s’adjoignant des comparses « habituels » ou d’un soir comme ce superlatif batteur, Jeff Cosgrove. Il s’agit d’ailleurs de leur deuxième opus en trio enregistré en concert, comme le précédent (Live in Baltimore Leo Records). Leur musique en studio se concentre très souvent sur une dizaine ou plus de pièces – compositions instantanées comme si elles étaient hantées chacune par un thème secret, un narratif poétique qu’ils découvraient tous les deux dans l’instant. Ce processus créatif en studio se répercute dans leurs magnifiques duos comme les albums Callas, Corpo, Amalgam, Intuition ou les superbes trios en compagnie des William Parker, Gerald Cleaver, Mike Bisio, Whit Dickey ou Bobby Kapp, Nate Wooley, Joe Morris et plusieurs autres. Leurs enregistrements en concerts, eux, nous livrent des suites phénoménales qui enchaînent des séquences bien typées sur la distance avec des durées entre les trente minutes jusqu’à une heure de musique bien tassée (ici 54 :55), emportée par leur énergie vitale, exacerbée par les furieux coups de bec et les intenses harmoniques hurlantes – chantantes – frémissantes du saxophoniste ténor et les cadences majestueuses, l’empilement de clusters truffés d’harmonies cachées et d‘ondulations moirées et telluriques sur toute la surface du clavier par ce pianiste d’exception. De véritables architectes de l’improvisation spontanée, dialoguant en permanence sans jamais se livrer à l’exercice du « solo », car le jeu sauvage – sophistiqué de chacun d’eux détermine celui de l’autre. L’auditeur voyage auditivement dans un labyrinthe sonore/ rythmique « libre » construit aussi méthodiquement qu’improvisé sur le fil du rasoir. On entend l’écho des pianistes du passé (Mal Waldron, Jaky Byard, Tristano, Randy Weston, Monk, Powell, Hines) et les fantômes de Coltrane, Ayler, Getz, Webster, Shepp, curieusement. Tout le mérite de Jeff Cosgrove est de s’intégrer merveilleusement au creux de leur empathie par la clarté, la dynamique et un sens inné du rythme hérité des grands batteurs inventifs et subtils qui ont fait l’histoire du jazz de ces soixante dernières années. On songe à Andrew Cyrille, Tony Williams, Paul Motian, etc…. Sa contribution à ce trio « Perelman – Shipp + » est tout bonnement d’une grande beauté et ajoute une perspective lumineuse qui met en valeur les immenses qualités des duettistes. Il suffit d’entendre ses oscillations spontanées et millimétrées dans la frappe délicate des cymbales comme si elles commentaient au plus près les doigtés cristallins du pianistes dans de subtils micro- contre-temps appuyés avec une précision quasi acrobatique au feeling sur des fractions de huitième et seizième de temps. Ou alors ses roulements bruissants et simultanés à ses frappes croisées où se jouent d’infinis accélérés – « décélérés » comme l’eau vive d’un torrent translucide où tressautent les galets luisants des pulsations face au rouleau compresseur du piano endiablé et des déchirures vocalisées et les infernaux staccatos du souffleur en transe. Nombre d’auditeurs « informés » de plus ou moins longue date vous diront qu’il n’y a là « rien de neuf » par rapport aux sagas héroïques du free – jazz des années 60-70 (Trane, Ayler, Ornette, Taylor, Rivers et bcp d’autres). J’entends bien. Mais, il est incontestable qu’autant on ne compare des pommes avec des poires, des poètes et des prosateurs, des artistes peintres comme Kandinsky, Klee ou Klein, De Kooning ou K…. qu’il est absurde de bouder son plaisir face à tant de musicalité, d’audace, de passion et d’écoute mutuelle intense.

Werckmeister Two Movements. Markus Eichenberger Carl Ludwig Hübsch Etienne Nillesen Philip Zoubek. Creative Sources CS769CD.
https://markuseichenberger.bandcamp.com/album/two-movements

Werckmeister est le groupe d’improvisation radicale formé par le clarinettiste Suisse Markus Eichenberger, le tubiste Allemand Carl Ludwig Hübsch, le percussionniste Etienne Nillesen (extended snare drum) et le pianiste Autrichien Philip Zoubek, ici au Moog Synthesizer. Les souffleurs Markus et Carl Ludwig ont en commun d’avoir dirigé deux exceptionnels grand orchestres d’improvisation radicale : Domino Concept For Orchestra (https://markuseichenberger.bandcamp.com/album/domino-concept-for-orchestra paru chez Emanem en 2001) et Ensemble X https://huebsch.me/cds/ensemblex-2/ en participant dans chacun d’eux. On retrouve sans doute quelque chose de similaire dans la démarche de ce quartet Werckmeister dont c’est le deuxième album, enregistré à Munich le 2 Février 2022. Comme le titre l’indique, deux mouvements (First et Second) de 22 :52 et 23:08 où les textures s’agrègent, se distinguent, s’interpénètrent et se valorisent par correspondances poétiques et pulsations pneumatiques (tuba et clarinette), vibrations électrogènes, drones bruissants, glissandi, sons feutrés ou acides, grasseyements graves du tuba . À tout moment, une sonorité caractéristique disparaît une pour deux autres dont on ignore la provenance. S’agit-il du Moog bruitiste ou du tuba ? Le percussionniste manie l’art du rebondissement sur son unique caisse claire « étendue » avec ses ustensiles et une cymbale avec une singulière discrétion. La clarinette se profile par instants avec des sons choisis, harmoniques « hésitantes », effets de souffle, … Différentes possibilités de jeux collectifs se croisent, se succèdent avec un étonnante sagacité et une pratique alternée ou simultanée de la stratification organique ultra-fine et de l’interaction post-schönberguienne. Oscillations tendues, ostinatos de crissements, tensions croissantes, sifflements électriques, diffractions pointillisme qui s’évapore dans l’inconnu. Une œuvre multiforme métamorphique qui mange à tous les rateliers de l’inventivité improvisée de pointe tout en les faisant se coïncider merveilleusement à la recherche de sons, de timbres rares ou « connotés » qu’ils associent avec une fantastique dynamique, un sens de l’écoute superlatif . La deuxième longue improvisation ajoute encore plus de crédit à leur démarche en donnant le tournis. Une rage froide et une saturation forcenée (la clarinette et le moog !) submerge l’espace entre les 13ème et 16ème minutes pour aboutir à un decrescendo – des événements sonores et des oscillations d’halos de timbres raréfiés en suspension vers le final. Un album d’une classe supérieure révélant bien des inconnues.

It used to be an elephant Tom Jackson Dirk Serries Benedict Taylor Daniel Thompson Colin Webster Empty Birdcage
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/it-used-to-be-an-elephant

Chacun des albums publiés par Empty Birdcage, le label du guitariste Daniel Thompson apporte sa pierre à l’édifice volatile, la cage vide, le dénuement d’une musique qui n’existe que dans la magie de l’instant partagé trop éphémère. La bonne idée : deux guitares acoustiques, Dirk Serries et Daniel Thompson, deux souffleurs – clarinette pour Tom Jackson et sax alto pour Colin Webster et au centre du dispositif, l’alto de Benedict Taylor (violon alto !). L’avantage : chacun des cinq improvisateurs a joué et enregistré en duo ou trio (et plus) avec les autres individuellement, et cela depuis une dizaine d’années. Il se fait que j’ai eu la chance de pouvoir écouter leurs albums en duo respectifs et chanté à différentes reprises avec Jackson, Taylor et Thompson dans des assemblages réussis au fil des ans ainsi qu’un premier impromptu avec Serries et d’autres. Et il faut avouer que tous leurs précédents albums en duos ou trios anticipaient à peine les premières minutes introspectives de ce qui « avait été un éléphant » et la riche imbrication interactive de modes de jeux différents et parfois interchangeables en constante évolution. Je trouve que la démarche de ces duettistes de choc sublime et fait même table rase de leurs acquits en imaginant spontanément un univers sonore collectif au-delà de ce que nous connaissions d’eux-mêmes jusqu’à présent. Ces artistes ont une très haute idée des possibilités et des exigences de la pratique de l’improvisation libre et une absence de préjugé. On le sait (Joëlle Léandre vous le dira volontiers): plus on est de "fous" à improviser sur une scène au même moment, plus il devient difficile de gérer une forme de coordination spontanée créatrice qui atteindrait le niveau de qualité de jeu et la cohérence musicale d'un duo ou d'un trio dédié. Ces cinq improvisateurs y parviennnent en nous surprenant à plusieurs moments. En plus, ils prennent le risque à carburer leur improvisation collective jusqu'à atteindre les 55 minutes d'une traite avec de multiples contours et détours jusqu'à un idéal d'infini "ressenti". Ludique, frémissante, éphémère, volatile, truffée de crissements, frottements, ellipses, exubérances staccato,grattages, lubies microtonales percussivité des cordes, spirales rêveuses et lunaires de la clarinette, frictions des cordes sur les frettes, harmoniques ultra-aiguës et glissandi lunatiques, contrastes, leurs individualités bien distinctes alliées à un sens inné de l'écoute mutuelle, échappées et dérives... Le fait qu'il s'agit d'un album digital en streaming ou download ne doit pas vous faire douter. Jetez - y une oreille , vous serez agréablement surpris. Vraiment remarquable.

20 mai 2023

Agnes Heginger Elisabeth Harnik Uli Winter Fredi Proll/ Dave Tucker & Pierpaolo Martino/Ernesto Rodrigues Nuno Torres Bruno Parrinha Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira/ Franco Donatoni, Iannis Xenakis, Xavier Bonfill, Thanos Chrysakis, Tim Hodgkinson/ Michael Fischer Alessandro Vicard Dieter “Didi” Kern

Plasmic live at porgy and bess Agnes Heginger Elisabeth Harnik Uli Winter Fredi Proll inexhaustible editions ie-056
https://inexhaustible-editions.com/ie-056/

Quartet voix piano violoncelle et percussion chambriste et exquis à souhait. On ne présente plus la pianiste Elisabeth Harnik, la beauté de son toucher et le raffinement harmonique contemporain de son jeu. Belle surprise, la chanteuse Agnes Heginger dont la voix égrène subtilement vocalises enjouées et phonèmes en sursaut constant avec une grâce rythmique surprenante. En guise de « section rythmique » les efforts conjoints du violoncelliste Uli Winter et du batteur Fredi Proll, entendus il y a quelques années au sein du Trio Now ! avec la saxophoniste Tania Fetchmair. Pour eux, la musique de Plasmic, est une toute autre orientation, à la fois poétique, imbriquée à l’envi, sonique avec une belle part de risque dans le renouvellement des formes et des émotions. Avec ces six improvisations de longueur moyenne oscillant entre sept minutes et le quart d’heure, les quatres musiciennnes – ciens développent un sens de l’écoute, de la recherche en mettant en évidence le collectif et chaque individualité dans ce qu’elle a de plus intime. Du label slovène Inexhaustible Editions, nous viennent de belles surprises et s’ils affichent une démarche résolument radicale « sans concession » (Inexhaustible évoque le titre d’un album phare d’AMM), il proposent aussi des musiques libres moins austères dérivées du jazz contemporain, option pour laquelle ils ont un goût judicieux. Ce magnifique Plasmic dévide sa petite musique en joignant au sérieux contemporain, la qualité des échanges, un savant dosage de l’invention et de l’ubiquité ludique à un superbe raffinement qui cadre admirablement avec la finesse musicale et la vocalité elfique d’Agnes Heginger. Au fur et à mesure que défilent les plages, Agnès se libère et effeuille les nombreuses facettes de son talent entraînant ses trois collègues dans des séquences cascadantes, des dialogues impromptus, des interactions diffuses et éclatements subits de formes volatiles … Uli Winter tiraille et pressure son archet sur les cordes crissantes ou chuintantes, des effets miroitants de harpe folle surgissent de l’âme du piano d’Élisabeth Harnik fertilisant les murmures ombrageux de la vocaliste. Dans une telle compagnie, Fredi Proll , un batteur prolixe quand il le faut, s’est mué avec en bruiteur discret et ponctuel avec beaucoup d’à-propos (ah ! , il y a une batterie ?) et de respect de la liberté collective et individuelle. Un magnifique album.

Dave Tucker & Pierpaolo Martino Melophobia Confront Core 25
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/melophobia

Melophobia : la phobie de la mélodie ? Dave Tucker est un des guitaristes insignes de la scène londonienne qui gravite autour du London Improvisers Orchestra , de Mopomoso et du Café Oto. Son improbable trio de gloire nous a livré deux albums mémorables en compagnie de collègues trop British pour émoustiller les médias spécialisés : l’extraordinairement subtil et explosif tromboniste Alan Tomlinson et le batteur atypique par excellence, Phil Marks (de Bark !). En compagnie du bassiste Pierpaolo Martino, un natif des Pouilles entendu aux côtés de Steve Beresford et de Valentina Magaletti ou avec Gianni Mimmo, Dave Tucker nous révèle la face noise exacerbée de son travail avec force effets, drones électrogènes, vibrations saturées et occurrences métalloïdes subtilement mises en valeur. Avec ce qu’il faut de noirceur et d’ombres, le contrebassiste met en valeur les paysages sonores et les déflagrations contrôlées du guitariste qui ne dédaigne pas la mélodie ni une dimension ludique. 11 improvisations intitulées Melophobia I à XI nous livrent des pièces d’un seul tenant, arcboutées par l’électricité à saturation , crissante, obsessionnelle, criant gare auxquelles répondent les parties de contrebasse carrément punk de son alter ego. Avec cette électricité saturée agressive, Dave Tucker tisse une trame étirée et acide, fils barbelés soniques hérissés dans les suraigus rendus encore plus implacables et cisaillantes par l’absence de batterie ou de percussion. L’air chargé d’électricité nous fait voir venir un orage magnétique, évité fort heureusement par le découpage modeste des durées de chaque improvisation, la plus longue totalisant plus de neuf dangereuses minutes. Le dosage minutieux et la lisibilité des excès sonores de Dave Tucker ici enregistrés et la sagacité de son compère bassiste, permettent une écoute analytique sans que celle-ci ne faiblit l’exutoire rageur de ce duo magnifiquement noise. Plus on se rapproche de la fin, s'impose le cri primal du rock le plus noir, le plus rebelle.
Confront Records, le label incontournable de Mark Wastell a encore frappé.

Suspensão Impromptu Ernesto Rodrigues Nuno Torres Bruno Parrinha Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira Creative Sources CS 773CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/impromptu

La scène improvisée portugaise est devenue incontournable au fil des années pour sa musique de chambre expérimentale et ses multiples projets rassemblant un énorme pool de musiciennes – musiciens à géométrie variable avec un sens profond du collectif. Ernesto Rodrigues est sans doute un de ses plus remarquables catalyseurs tant par le nombre et la diversité des groupes auquel il participe que par la publication systématique d’enregistrements de qualité via son label Creative Sources. Outre Ernesto au « violon » alto et au crackle box, on note la présence de ses collaborateurs habituels tels que Nuno Torres au sax alto, Bruno Parrinha à la clarinette basse, João Madeira à la contrebasse, Carlos Santos au synthé modulaire et José Oliveira à la percussion. Luisa Gonçalves et Flak complètent cet ensemble Suspensão au piano et à la guitare électrique respectivement. Cet Impromptu sonne comme une œuvre très cohérente d’une grande diversité sonore. L’imbrication des interventions individuelles fonctionne à merveille, chacun se détachant un court moment de l’ensemble ou agit en filigrane. La dynamique et le sens égalitaire du collectif sont les maîtres mots de l’ensemble Suspensão. Miasmes, bourdonnements, notes égarées, interventions isolées, vibrations, hésitations, frétillements de l’archet, coups de bec, fragiles glissandi ou bruissements persistants, micro frappes percussives, toutes ces figures de style et sons spontanés créent une trame, un patchwork mouvant où pointent des directions subites, des changements de cap ou une renouvellement complet de l’ambiance sonore. Une idée émise par l’alto aboutit à une friction de la guitare, des grincements engendrent des clusters au piano qui s’évanouissent au profit d’un léger fracas percussif ou une vibration électronique. Au fil de l’improvisation unique au titre improbable, l’éclairage et la perspective se modifie comme si on pénétrait un autre univers. En sollicitant une myriade de sons possibles au sein de leur instrumentarium, les huit improvisateurs de Suspensão créent un momentum délicat et insaissable tout en focalisant notre écoute. trente-cinq minutes qui s’échappent comme un rêve. Un merveilleux moment de musique improvisée éminemment collective.

Music for Trombones, Bass Clarinets & Horn Franco Donatoni, Iannis Xenakis, Xavier Bonfill, Thanos Chrysakis, Tim Hodgkinson Aural Terrains TRRN 1751
https://www.auralterrains.com/releases/51
Le travail de producteur d’enregistrements, d’initiateur de projets et d’organiste (et aussi électronicien) de Thanos Chrysakis se situe dans l’interpénétration des démarches respectives de compositeurs contemporains et d’improvisateurs. Le catalogue très choisi de son label s’étoffe au fil des mois et des années dans cette direction. Cette Musique pour trombones, clarinettes basses et cor rassemble des œuvres de Franco Donatoni ( Ombra – 1984) d’Iannis Xenakis (Keren 1986), Xavier Bonfill (2X2 – 2020), Thanos Chrysakis (Septet – 2020 et Axis Mundi – 2016) et Tim Hodgkinson (Anérithmon – 2020).Ombra, Keren et Axis Mundi sont écrits pour des instruments à vent en solitaire. Jason Alder est aux prises avec les graves graveleux et carbonés de la clarinette contrebasse d’Ombra de Donatoni, un remarquable exercice ludique qui s’étend sur douze minutes suspendues dans l’espace et rend grâce à la densité et aux possibilités sonores de cet énorme instrument. Interprété par le tromboniste Christian Larsen, Keren de Xenakis cultive les résonnances du pavillon et des lents effets de coulisse qui font encore plus de sens quand surgit le duo Alder et Larsen aux prises dans les drones atmosphériques du 2X2 de Xavier Bonfill. Jason Alder (clarinette basse et pédale midi / live electronics) et Christian Larsen (trombone et pédale midi/ live electronics. Pour notre plus grand bonheur, surgit le Septet de Thanos Chrysakis (2020 – 11 :30) interprété par Tim Hodgkinson et Jason Alder (clarinettes), Julian Faultless (horn), Ben Vernon et Ed Lucas (trombones), Yoni Silver et Hannah Shilvock (clarinettes basse) et Leo Geyer (conductor). Cette pièce remarquable aux textures mouvantes suspendues dans l’espace avec ce qu’il faut de glissandi est suivie du superbe Axis Mundi du même écrit pour le cor solitaire de Julian Faultless. Anérithmon de Tim Hodgkinson, autre morceau de consistance de ce recueil nous fait découvrir trois trombones (Vernon- Lucas- Larsen) face à trois clarinettes basses (Silver - Shilvock – Alder). Outre les œuvres spécifiques de chaque compositeur, l’album Music for Trombones, Bass Clarinets & Horn est conçu pour mettre en valeur des conceptions communes à chacun d’eux et devient aussi l’œuvre de son initiateur – producteur, Thanos Chrysakis et une entreprise collective et collaborative pour chacun des instrumentistes au niveau de leur sensibilité propre et de leurs centres d’intérêts. Je vous passe la description musicologique, mais vous recommande expressément ce nouvel album d’Aural Terrains.

M.A.D. Michael Fischer Alessandro Vicard Dieter “Didi” Kern Interstellar Records LP INT056
https://madvienna.bandcamp.com/album/fischer-vicard-kern

Michael Fischer est sans nul doute un des meilleurs représentants Autrichiens du saxophone (ténor) dans l’improvisation radicale, instrument qu’il agrémente d’un analog-no effect feedback quand il ne chante pas (dans Wolizei). Il conduit aussi le Vienna Improvisers Orchestra depuis deux décennies et maintient une solide carrière https://m.fischer.wuk.at/about.htm . Ses partenaires dans le trio M.A.D. sont le contrebassiste Alessandro Vicard et le batteur Dieter « Didi » Kern, entendu aux côtés de Mats Gustafsson, Marshall Allen, Elisabeth Harnik, Juini Booth (R.I.P.) et Marco Eneidi etc…. at aussi une valeur sûre dans la scène rock underground. Rassurez-vous, Didi est un véritable free drummer et il assume aussi cette magnifique liberté de séquences rythmiques décalées lorsque Michael Fischer utilise sa voix ou bruite avec son installation d’analog-no effect feedback saxophone. Le contrebassiste s’infiltre ou s’impose dans l’espace ludique. On songe à la démarche « improv-punk » du batteur Peter Hollinger disparu récemment après avoir été quasiment omniprésent aux côtés de Jon Rose, Dietmar Diesner, Hannes Bauer, Wolfgang Fuchs. On trouve dans cet album des audaces noises radicales, une filiation post punk- no wave, des ambiances mystérieuses ou parfois accrocheuses le tout instillé dans un no-man’s land instable. Comment caractériser le tintinabullement de cymbales entouré de feedbacks et de murmures sonores de schweber en face B. Ou l’improvisation collective noise aiguillée de micro-frappes de percussions, avec ces grésillements électroniques et le saxophone « électronique » torturé de ruff times ruff tones… qui monte en puissance bousculée dans un crescendo de free-drumming. Le morceau court suivant (breathe) est, surprise, une pièce introspective au bord du silence et un brin grinçante, avec une focalisation sur les détails sonores très lisible et apaisée. Un album réjouissant adressé au public friand de noise déjanté et de free punk primal allumé.

16 avril 2023

Adam Bohman/ Franz Hautzinger & Éric Normand/ Jack Wright & Ben Bennett / Samo Kutin & Pascal Battus / Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues & João Madeira

Adam Bohman Music and Words 3 Paradigm Discs
https://adambohman.bandcamp.com/album/music-and-words-3-2

Troisième CD d’Adam Bohman intitulé Music & Words 3 publié par Paradigm Discs, le label de Clive Graham. Clive et Adam Bohman participèrent activement au groupe Morphogenesis. Le catalogue de Paradigm contient un unique triple CD du légendaire Gentle Fire, l’Up Your Sleeve d’Alterations, des albums de Morphogenesis, bien sûr et un mix d’inédits et/ ou rééditions de cassettes ou de vinyles rares d’Adam Bohman, Trevor Wishart, Max Eastley, Daphne Oram, Pauline Oliveiros, Dight Frizzell, Amnon Raviv , etc… même William Burroughs. Cet album Music and Words 3 d’Adam Bohman contient à la fois des pièces/ chansons délirantes des années 80 parues en cassette (« Music ») alternées avec des extraits improbables de ses talkin’tapes enregistrées avec un mini-cassette de poche lors de ses pérégrinations en tournée (« Words »). En fait, Adam enregistre beaucoup à tout moment en décrivant les situations, ce qui vient de lui arriver, les personnes avec qui il se trouve, les lieux où il déambule décrits minutieusement. Il adore aussi lire des menus détaillés des restos cheap en indiquant le prix. L’album débute avec trois morceaux de « musique » (comme ce At Grand Parents/ Hearing Aid ??) et enchaîne sur une série de 6 talkin’tapes enregistrées à Brighton en 2009 alternant d’autres morceaux répertorié « musique ». Parmi ceux-ci se distingue un Unpleasant Discharge Blues n°1 où interviennent des parties de trompette en multi-tracking low-fi et une vague backing track. En fait , Adam jouait de la trompette au début de sa carrière jusqu'à ce qu'il ait éviscéré un violon désaxé. Il y a aussi des chansons improbables telles The Yellow Rose of Zork, Dominic the Dragon Fly, Montague the Toothbrush, une version délirante et potache de Maggie May de Rod Stewart, chansons dont la mise en place est disons aléatoire. On trouve aussi sous cette dénomination « Music » des collages contrastés et bruitistes low-fi utilisant des sons électroniques saturés et édités avec un sens du contraste et de la diversion réussi = Bitumen Sex, Scrum Quartet ou les Interruptions 2. Le tout réalisé avec des cassettes bon marché et les moyens du bord. Une fois la suite des Brighton Pt1 à Pt6 écoulées alternant avec les morceaux/ chansons décrits plus hauts, on trouve à nouveau trois pièces « Music » : Montague the Toothbrush , Maggie May et à nouveau une autre improbable narration outdoors « at Grandparents » . Ces trois morceaux enchaînent avec quatre séquences de description spontanée in situ à Clacton on Sea truffées de détails anodins, parfois croustillants ou nonsensiques de ses observations méticuleuses de l’environnement. Ces quatre séquences de Clacton on Sea éditées au départ d’un de ces auto-reportages potaches et candides, alternent avec des divagations telles que Talkin’ about Manilow , Melancolic Alcoholic, ou une dernière chanson , Foster’s Champions qui clôture cette bien curieuse troisième anthologie « music and words ». À la fois non-sensique, chargée de sens, enfantillage, humour septième degré, patiemment descriptif et indescriptible, sardonique, délirant, sarcastique, faussement candide, prosaïque, infantile, désenchanté, persiffleur, l’art verbal/textuel sans queue ni tête ni antécédent d’Adam Bohman a tout gagné à être produit auditivement par l’avisé Clive Graham, un des plus éminents Bohmanologues en activité. Ne ratez pas un concert de Secluded Brontë ou des Bohman Brothers, cela vous donnera sûrement l’envie de vous pencher sur ses Music and Words.

unbelievably late Franz Hautzinger & Éric Normand tour de bras / inexhaustible editions tdb90054/ie-051
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/unbelievably-late

Depuis Gomberg, le premier album solo de Franz Hautzinger à la quartertone trumpet, le paysage de la trompette est universellement chamboulé ; de même pour le Trumpet d’Axel Dörner et le Kunststoff de Birgit Ulher avec Ute Wassermann. Mais il ne suffit pas de découvrir quelques facettes inouïes de la « méta-trompette » amplifiée, d’enregistrer au plus près de l’instrument, de faire bourdonner la colonne d’air et percuter l’embouchure. Cette recherche doit nourrir un message poétique, une narration musicale, faire du sens pour l’auditeur. La nouveauté de ce postulat sonore et instrumental peut très bien se transformer en gimmick, posture ou auto-caricature. Mais un musicien de la stature de Franz Hautzinger est bien conscient que cette esthétique relativement « minimaliste » d’infrasons basée sur des techniques de souffle aussi contraignantes pourrait aboutir à une voie sans issue et sa démarche pourrait finir par tourner en rond. Comme ses deux collègues (Axel et Birgit), Franz recherche sans relâche les moyens, l’inspiration et l’énergie pour faire avancer expressivité, technique et trouvailles dans ses improvisations en compagnie d’un ou deux collègues qui partagent sa vision musicale. Les six pièces ci-enregistrées en 2020-21 entre 4 et 9 minutes chacune conjuguent bien des atouts. On est médusé par sa capacité à faire évoluer sur la durée ces effets sonores, bruissements de l’embouchure, coups de langue et frémissements des lèvres ces passages chuintants ou sifflants de l’air délicatement pulsé dans le tube, notes tenues acides …. Les interventions discrètes et diversifiées d’Éric Normand, ses effets électroniques ou le toucher subtil des cordes de la basse électrique (instrument ingrat dans ce contexte) contribuent superbement à la mise en valeur de leurs dynamiques conjointes à cet esprit de neutralité – no man’s land sonore d’interaction tangentielle, cette fantômisation mystérieuse des sons instrumentaux. Mention spéciale pour la sensibilité d'Éric Normand. Par de là le bruissement sonore se dégage un sens secret de micro-mélodie et d’intuitions harmoniques indéfinissables basées sur l’écoute et cette expérience de longue haleine. D’avoir persévéré dans cette voie singulière leur a ouvert les portes de signes et syntaxes neufs ou renouvelés par 731des coïncidences ludiques conscientes ou spontanées. Un bien curieux univers sonore destiné à une écoute apaisée et concentrée. Excellent !

Jack Wright – Ben Bennett Augur Palliative Records
https://milmin.bandcamp.com/album/augur

Enregistré et réalisé dix ans après leur album Tangle, Augur est l’augure d’un des plus scintillants enregistrements en duo entre un/des saxophones (alto-soprano) et un percussionniste, le souffleur Jack Wright, plus de quarante années d’improvisation au compteur, et son « cadet », Ben Bennett, le lutin – esprit frappeur percutant ses instruments à même le sol, les talons nus enfoncés sur les peaux de ses deux tambours sur cadre… Ce duo n’a rien à envier au duo SME de Face to Face (Watts - Stevens), il y a … un demi-siècle, année lumière de l’improvisation radicale. Ou encore, Roy Ashbury et Larry Stabbins dans Fire Without Bricks, Roy jouant aussi ses instruments épars sur le sol. Jack Wright est sans doute un des plus anciens « free-improvisers » en activité aux U.S.A. et un des plus engagés esthétiquement et socialement. C’est aussi un virtuose du saxophone qui cache bien son jeu, pointant ses triples détachés quand c’est l’instant, canaillant l’anche à la Lol Coxhill, soutirant harmoniques, morsures, multiphoniques , glissandi, bourdonnements, et vocalisations en interagissant adroitement avec son collègue. L’exigence de qualité supérieure de leurs échanges est évidente et très remarquable. Chacun d’eux suit son chemin à fond dans leur univers sonore personnel et distinctif et coïncide à des instants précis, vif-argent, dans les recoins des accents marqués ou des silences propices. Il faut surtout voir le Ben Bennett frapper avec une précision étonnante et éclatée rebords et peaux alors que l’on devine l’impassible bonhomie de Jack Wright, et sa figure d’écrivain philosophe voyageur. Celui-ci canarde et tarabiscote ses articulations sauvages du son, sursautant dans les aigus ou zigzaguant dans les intervalles écartelés par-dessus les rebonds, chocs, frappes sèches et raclements de son alter-ego tirant d’infinies nuances de frappes sur deux peaux souvent sourdinées avec les pieds, les mains, ou un gros woodblock voyageur. Ben souffle aussi dans des membranes tendues sur deux cylindres ou un tube connecté à une membrane arrosée d’eau dont il tire de curieux effets de volatiles siffleurs ou criards… Bref, c’est de l’improvisation dynamique interactive de haut niveau et un spectacle visuel, le batteur virevoltant des baguettes comme le lutin du Bois aux Roches de notre enfance. L’imbrication mutuelle est très sophistiquée alors que leur musique a un aspect « sauvage » organique. Hautement recommandé !! PS : Le label estampillé « Palliative » est un euphémisme pour une gesticulation sonore aussi émoustillante.

Samo Kutin Pascal Battus living bridges edition friforma eff-014
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/living-bridges

Un bon génie du son alternatif d’envergure hante les hauteurs de Slovénie. Il a nom Samo Kutin et sa rencontre avec Pascal Battus, notoire guitariste français bruitiste, ici crédité rotating surfaces, objects, cymbals, s’annonce vraiment passionnante pour devenir envoûtante tout au long des sept pièces enregistrées dans des lieux inhabituels avec des résonances particulières « old stable in lesno brdo, ou tkalca cave in rakov skocjan ». Samo manie des vièles à roue, objets et des résonateurs acoustiques. Je me souviens d’un album sauvage avec Martin Küchen (Stutter and Strike/ Sploh) et un autre complétement hanté avec Lee Patterson (The Universal Veil That Hangs Together Like A Skin/inexhaustible editions). Si Sutter & Strike avec Samo étaii aussi vénéneu qu’allumé et orgiastiques, le présent compact i-e étire des drones sonores sourdes, grésillantes, sifflantes, métalliques, industrielles, frottements grinçants etc… avec une belle dynamique et des densités irréelles. Impossible de définir la source sonore, l’instrument ou les objets actionnés. Mais question qualité de timbres alliée à la profondeur de champ auditive, l’ionisation des vibrations et les imbrications de strates sonores en flux mouvant et oscillant, l’auditeur exigeant a décroché la martingale. Les notions de minimalisme, de lamination et autres avant-garderies récurrentes qui souvent/ parfois génèrent la morosité et la vulgate didactique, n’ont cours ici. Même quand le morceau débute avec une cymbale frottée et ses harmoniques tenues, une expressivité, une truculence parfois s’impose. Des scories craquèlent, d’autres frictions d’objets ou de cordes s’élèvent, enflent, s’ajoutent, résonnent, crachouillent, ahanent. Le septième morceau nous envoie dans un autre monde. On est au pays des farfadets, des nutons cosmiques, de la lutherie sauvage, et l’alap des sorcières des Alpes de Kamnik Savinja s’apprête à voir bouillonner un rituel mystérieux.
Edition friforma est une succursale de l'incontournable inexhaustible editions.

Cosmos Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues João Madeira Creative Sources CS 731CD
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/cosmos

Trio alto (Ernesto Rodrigues), violoncelle (Guilherme Rodrigues) et contrebasse (João Madeira). Il n’y a rien à faire , je suis friand des groupes d’improvisation réunissant exclusivement des instruments à cordes de la famille des violons. Que ce soient les associations au tour des Rodrigues père et fils, surtout avec leur ami Madeira qui les connait si bien, que le String Trio d’Harald Kimmig Alfred Zimmerlin et Daniel Studer ou le Stellari Quartet qui réunit Phil Wachsmann, Charlotte Hug, Marcio Mattos et John Edwards, je suis toujours aux anges tant la qualité de son, l’intime proximité de chacun des cordistes, la conviction qu’il s’agit de la meilleure combinaison instrumentale pour violon, alto, violoncelle et contrebasse. En outre, l’alto, instrument, très exigeant, a cette particularité d’être plus riche au niveau textures et densité des timbres que le violon. Voilà ! On n’a de cesse de d’écouter et réécouter leurs spirales et volutes infinies, pizz puissants et sauvages, harmoniques filtrées, accents nasillards, contrepoints spontanés, et leurs assemblages mouvant d’idées et d’esquisses concertées et déconcertantes, cadences brisées, fuites en avant, tutti vibratiles, échos fébriles, col legno subtils, ralentandos touffus, cafouillages hystériques, col legno subtils, sonorités s’amplifiant par la magie des pressions plus intenses de l’archet, …. Cascades et touffus sous-bois, landes désolées et ample rivière qui s’écoule presqu’en silence. Les figures et leurs évolutions traversent bien des paysages sonores et de multiples colorations. L’auditeur en retire un sentiment d’infini, une plénitude sans nom, celui d’une écoute intense et d’un trilogue forcené où le moindre son compte même s’il est avalé par le temps. L’énergie du free primal conjoint à une science musicale raffinée. Sans doute une de leurs meilleures réalisations parmi beaucoup d’autres.
P.S. : On a entendu les Rodrigues avec Matthias Bauer et Dietrich Petzold (dis-con-sent) ou Klaus Kürvers et Julia Brussel (Fantasy Eight) ou dans l'Iridium String Quartet, pièces de choix du tout-violon-alto-cello-basse sur le label Creative Sources vers lesquels vous feriez bien de vous ruer, ça vous changera des saxophonistes testostéronés et des guitaristes destroy.