Rhodri Davies : une trajectoire radicale http://www.rhodridavies.com/
J’ai rencontré et écouté la musique du harpiste gallois Rhodri Davies et de son proche collaborateur Mark Wastell, à travers leurs premiers enregistrements et lors des premières éditions du festival londonien Freedom of The City en 2001 et 2002. Entre autres, le trio Davies – Simon H Fell – Mark Wastell (LP Siwa) et le superbe premier album “All Angels” du trio Cranc. Ce groupe, qui a bien évolué depuis, se compose de Rhodri Davies, de sa soeur violoniste, Angharad Davies, et du violoncelliste grec Nikos Veliotis. Et bien sûr, le rarissime premier cédé de Sealed Knot, avec la paire Davies – Wastell et le percussionniste berlinois Burkhard Beins. Un prolongement renouvelé de la fameuse british insect music (citation de Kent Carter). Cette approche trouve sa consécration dans ce All Angels, un fleuron de la discographie improvisée britannique depuis les premiers albums Incus. Une musique de chambre fascinante qui trouve sans doute sa source dans la musique du trio Iskra 1903 dont Emanem vient de publier un des meilleurs concerts (Goldsmiths avec Derek Bailey – Barry Guy – Paul Rutherford). La musique de Cranc est nettement plus épurée et sans l’effervescence des instants les plus animés d’Iskra. Le parcours de Rhodri Davies depuis son arrivée dans la scène londonienne jusqu’à aujourd’hui retrace l’évolution d’une pratique radicale de l’improvisation vers une démarche qui remet en question notre perception du son et de la musique et aussi de notre sensibilité. Lui-même déclare être influencé par la production de sons avec des moyens électroniques ou électro-acoustiques et cherche ces sonorités et ces textures avec sa harpe préparée et transformée (polystyrènes, tiges, archets, résonateurs, e-bow etc..). L’instrument - objet. Les perspectives de cette conception musicale rapprochent la définition de la musique et l’événement sonore des expressions plastiques et de leurs relations avec l’espace. Comme si celles-ci étaient devenues une action sonore qui s’étale dans la durée. L’objet - musique ?
Musiques - Arts Plastiques : fusion ? ... et confusions !
Depuis des décennies, des artistes majeurs comme Ornette Coleman et Keith Rowe ont fait référence au peintre expressionniste abstrait Jackson Pollock. La pochette du Free Jazz d’Ornette fut emblématique et l’influence de la pratique picturale de Pollock est évidente lorsqu’on observe l’inventeur de la guitare électrique couchée et parasitée. On parle de Thelonious Monk comme étant un pianiste cubiste. Avec des artistes comme Rhodri Davies, ce parallélisme entre musique et art pictural ou graphique se croise littéralement et semble se dissoudre ! La musique de RD en solo (Over Shadows), ces longues résonances électriques de la vibration des cordes, activée par l’e-bow, qui s’enchaînent imperceptiblement, fait songer à une installation sonore. A la fois musique jouée comme si elle se passait de l’action directe, voire de la présence d’un instrumentiste, et sculpture invisible qui se répand autant dans le temps que dans l’espace, cet instant est devenu le lieu où s’estompent les limites disciplinaires et artistiques entre le plastique et le musical, entre l’espace et le temps, le lieu et la durée. Les frontières entre le jeu – improvisation et l’intention – composition en devenir en deviennent poreuses. Pour autant que cette frontière n’ait, en fait, jamais existé ou que son illusion se soit évaporée dans les certitudes des musiciens improvisateurs avec l’éclairage de la pratique au fil des années ou des décennies. Faut-il rappeler que ces questions fondamentales étaient au centre des préoccupations des groupes séminaux britanniques dès 1965-66, tels AMM, SME et le tandem Parker / Bailey ? Evan Parker parle à juste titre de confusion sémantique à propos de l’adjectif “non-idiomatique” qui qualifierait, selon d’aucuns l’acte d’improviser librement sans références à une quelconque tradition musicale basée sur un idiome fait de règles, d’échelles et de rythmes “imposés” et enracinée dans une culture. L’implosion des paramètres conventionnels entraînée par le mouvement de l’improvisation libre dans les années soixante et septante nous mène à découvrir que certaines valeurs immanentes de l’acte de jouer de la musique ensemble (ou en solitaire avec soi-même et les références culturelles qui servent de paramètres aux auditeurs) apparaissent sous un jour nouveau. Ces éléments dépassent complètement le critère « non-idiomatique », leitmotiv finalement aussi pesant que celui du centralisme démocratique ou de la révolution permanente des marxismes tronqués face aux marasmes planétaires. (Consultez les noms d’Amadeo Bordiga, Otto Ruhle, Paul Mattick, Karl Korsch, etc.. dans wikipedia et ouvrez les yeux que diable !)
Nouvelle tendance, douze ans déjà et perspectives
Ainsi, la pratique musicale des nouveaux improvisateurs, ceux qu’on qualifie de réductionnistes, lower case, new silence, etc… est à prendre au sérieux. On en appréciera mieux l’apport, sans doute, dans quelques années ou une décennie. Rhodri Davies a eu un rôle moteur dans cette mutation tout comme Burkhard Beins, Michel Doneda, Axel Dörner, Franz Hautzinger, Jim Denley et des pionniers comme le groupe AMM et Radu Malfatti. L’évidence d’un recentrage de la dynamique créative suite à leur impulsion s’impose : des artistes qui ne s’affichent pas dans ces mouvances ont reconsidéré (indirectement ou pas) leurs musiques, certains avec une réussite musicale incontestable. Même si les silences de Radu Malfatti nous semblent aussi forcés qu’un sourire. Concrètement : je prends personnellement plus de plaisir à écouter le duo radical Isabelle Duthoit – Jacques Demierre (voix, clarinette et piano cd Avenues /UnitR) que certains militants réductionnistes purs que d’aucuns perçoivent comme dogmatiques. D’autres collègues de Demierre, l’ensauvageur des entrailles du piano, se sont révélés : Frédéric Blondy et Sophie Agnel dont le duo tasting avec Phil Minton est un véritable coup de maître (another Timbre). Vat-on les inclure dans tel courant, telle école ? Les exercices de style de certains souffleurs s’évaporent face à la présence physique d’un Michel Doneda qui, lui, raconte une histoire passionnante, vécue de l’intérieur. Ces histoires de chapelles et d’ « improvised attitudes » semblent servir de cache sexe au talent. A cet égard, Rhodri Davies échappe singulièrement à de futiles catégorisations : sa harpe est devenue un objet sonore extravagant et bruissant qui s’éclaterait volontiers tous azimuts. Harpiste, il s’intègre à merveille dans des projets qui semblent opposés à sa démarche « supposée ». Je prends à témoin ses superbes interventions au sein des projets orchestraux de Simon H Fell (un génie méconnu). Les albums SFE : Expressions & Propositions ou Composition 62 pour multi – orchestres, œuvres composées et dirigées par ce contrebassiste de Sheffield sont des concoctions pluri-stylistiques dont la réalisation est influencée par le concept de xenochronicity cher à Frank Zappa. On atteint là des sommets qui rivalisent sans peine avec les travaux de Barry Guy ou d’Anthony Braxton pour grand orchestre, la précision en plus. De même, sa participation à fOrch (CD double Psi). Ce projet hallucinant dirigé par Richard Barrett et Paul Obermayer (le duo Furt) avec Phil Minton, Ute Wasserman, Lovens, Butcher, … défie l’entendement. On conviendra que Furt se situe quasiment sur une autre planète que celle de notre harpiste gallois. La musicalité se niche partout où elle trouve un terrain fertile au mépris des idéologies.
All Angels 1999-2001
D’ailleurs, à l’aube de cette révolution, Davies et Wastell l’avaient déjà bien compris. Tour-à-tour violoncelliste, contrebassiste ou joueur de tam-tam, Mark Wastell a accompagné son ami dans sa quête musicale et fait connaître les enregistrements de cette scène dans son échoppe Sound 323 à Highgate tout en publiant des albums sur son label Confront. Le tandem avaient invité des improvisateurs dans leur fameuse église All Angels entre 1999 et 2001 pour une série de concerts de duos et solos. Un double CD Emanem « All Angels 1999-2001 » relate cette expérience avec beaucoup d’intérêt. L’esprit de nos duettistes a remarquablement (et inconsciemment ?) déteint sur les contributions des participants (Steve Beresford, Roger Turner, Veryan Weston, Fabienne Audéoud, Mark Sanders, John Butcher, Eddie Prévost etc..) de manière singulièrement rafraîchissante : au diable les écoles, le lieu et son espace, ici l’église All Angels, commande au cœur sa déraison. La musique s’échappe pour toujours et c’est ce sentiment qui nous vient lorsqu’on se replonge dans ces documents qui nous ont semblé si neufs et qui s’égarent aujourd’hui dans le temps qui passe. Et pourtant leur questionnement est toujours intact.
Sons : in actu de visu
Les musiques enregistrées par le trio SLW évoquent singulièrement un objet visuel – une sculpture. L’étalement des composantes du son et de ses vibrations dans le temps et leur lente transformation semble concentrer les différentes phases d’une action picturale semi-aléatoire en les dématérialisant. Le support est recouvert d’un enduit réceptif où se fixe irrégulièrement une empreinte monochrome enrichie par plusieurs substrats invisibles. Ceux-ci se révèlent dans le processus, créant une riche texture organique, mouvement infini où ont été englouties toutes les notions du rythme et de la mélodie. Le halo sonore homogène et flottant suggère à l’auditeur une visualisation, et cet effet est renforcé par le caractère presque statique de la musique. L’espace semble s’appauvrir et la musique annihile le temps dans un déroulement incirconstancié (gestes, expressions du corps, émotions palpables), mais profondément référentiel au lieu et à sa préférable nudité (murs nus, espace post-industriel, hangar, galerie d’art). Un temps suspendu qui se résout dans la friction entre les drones et leurs harmoniques. Les hauteurs (pitch) référenciées par notre culture sont abolies dans une durée insistante qui scrute une métamorphose sur laquelle doit se concentrer notre écoute. On finit par en oublier le son initial. Est-ce un travail qui fait appel à la perception plutôt qu’à l’écoute ?
La mutation du trio Cranc est exemplaire à cet égard. Du trio initial découvert dans l’album All Angels (EDO), dont la richesse sonique stupéfiante a fait se fendre d’admiration un Steve Beresford dans des notes mémorables, il ne reste rien. Le concert de Bruxelles est un faisceau de signaux magnétiques, la vibration éperdue de drones dont la source nous échappe. Est-ce bien la harpe de Rhodri, le violon d’Angharad et le violoncelle de Nikos ? Il faut ensuite oublier les discussions et se référer à la réalité du son enregistré et de la musique vécue. La liste que voici contient les enregistrements que RD m’a confiés et parmi toute la documentation de la galaxie réductionniste, on y perçoit la détermination obstinée du harpiste et cette rage froide qui éclate sous la sage apparence d’un concertiste modèle qui a reçu une éducation musicale per bene.
Quelques cédés récents
- Midhopenstones : Rhodri Davies harp, Michel Doneda sax soprano, Louisa Martin laptop, Phil Minton voice, Lee Patterson amplified objects. Another Timbre special edition CDr
- Fragment of the cadastre : Rhodri Davies, harp / Michel Doneda, sax soprano/ Louisa Martin laptop
Phil Minton, voice/ Lee Patterson, amplified objects. Another Timbre
- Copperfields : CRANC Nikos Veliotis, cello /Angharad Davies, violin/ Rhodri Davies, harp 20 - 24/05/2008 Bruxelles organised music of Thessaloniki / Absurd 82
- Cwymp y Dwr arganol Dydd Traw & Rhodri Davies 12/07/2005 : R Llewllyn / Owen Martell / Simon Proffitt / R Davies Confront CCS 56
- SLW Burkhard Beins Lucio Capece Rhodri Davies Toshimaru Nakamura Bruxelles QO2 12-16/oct/2006 formed records, Chicago.
- SLW Burkhard Beins Lucio Capece / Rhodri Davies / Toshimaru Nakamura 19/07/2007 NPAI Parthenay organized music of Thessaloniki no copywright
- Valved Strings Calculator Robin Hayward / Rhodri Davies/ Taku Unami 24/02/2007 Tokyo Hibari Music 2009
- Carliol John Butcher Rhodri Davies Ftarri 2010 Japon
- Overshadows Rhodri Davies enregistré en 2004 composé en 2006 Confront UK
- Poor Trade Rhodri Davies - David Lacey - Dennis McNulty Cathnor cath 005 4-5/9/2006 Ireland
- The Sealed Knot : Live at the Red Hedgehog Burkhard Beins - Rhodri Davies - Mark Wastell Confront CCS
- Cornelius Cardew : Works 1960-1970 John Tilbury piano /Michael Duch double bass / Rhodri Davies harp . 3DBrecords Norvège. Autumn 60 – 4th System – Material – Solo with Accompaniment – Treatise Excerpt – Unintended piano Music
Une filiation
Parmi tous ces enregistrements, Davies intervient comme interprète de la musique de Cornelius Cardew en compagnie du pianiste le plus proche du compositeur tragiquement disparu et qui avait quitté la musique pour embrasser le maoïsme et le réalisme « socialiste ». John Tilbury est aussi l’interprète le plus fécond des œuvres pour piano de Morton Feldman. Ces références « contemporaines » fondent sa démarche. Ayant travaillé avec le pianiste Chris Burn au sein du Chris Burn Ensemble et du quartet Assumed Possibilities (Burn/ Davies/ Durrant/Wastell) et en duo avec John Butcher, Rhodri Davies se situe dans une filiation peu connue de la scène improvisée londonienne. Contrairement à nombre d’improvisateurs liés au Spontaneous Music Ensemble de John Stevens qui ont fait leurs premières armes au Little Theatre Club ou tout récemment aux participants du workshop d’Eddie Prévost, certains musiciens aujourd’hui réputés ont fréquenté les ateliers du violoniste Phil Wachsmann au West Square Electronic Studio. Adam Bohman, Chris Burn, Jim Denley, John Butcher, Matt Hutchinson, Phil Durrant et Marcio Mattos l’ont fréquenté. Ce dernier, violoncelliste, est d’ailleurs l’alter-ego cordiste de Wachsmann depuis une éternité. L’enseignement de PW portait parfois sur l’écriture musicale contemporaine, mais aussi comment se construire et utiliser du matériel électronique et des microcontacts. C’est ainsi que l’objétiste Adam Bohman a pris son envol, devenant par la suite un performer incontournable. Les autres ont formé l’essentiel du Chris Burn Ensemble durant des années jouant les partitions graphiques du pianiste. Ils accueillirent au sein du groupe Davies et Wastell. Horizontal Whites du C Burn Ensemble fut d’ailleurs enregistré au FOTC 2001 peu avant que le tandem Davies – Wastell et cie et les sentiments que leur approche inspirait ne fassent imploser la remarquable cohésion qui régnait jusque-là dans la communauté improvisée londonienne. C’est aussi le seul opus du CBE complètement improvisé.
Phil Wachsmann a toujours préféré le silence après la dernière note, laissant le mouvement du danseur suggérer la musique (les rencontres improvisées du West Square impliquaient des danseuses). Aussi, il a été longtemps le partenaire de choix de Radu Malfatti, l’homme du silence raducal et est venu à l’improvisation libre à travers les partitions contemporaines qui laissaient un champ libre à l’exécutant. On les a retrouvés dans les groupes de Fred Van Hove après que celui-ci ait rompu définitivement avec le « free-jazz » avec fracas. Cette fratrie, Van Hove, Charig, Wachsmann, Malfatti, Christmann etc.. affichait au début des années 80 une volonté d’expérimentation et d’ouverture, une remise en question de l’improvisation, exprimant in vivo que vouloir définir cette musique est chose impossible (style d’improvisation, improv vs compos, limites). Il y a trop de mystères qui affleurent quand on écoute et réécoute un vieux disque (Was Macht Ihr Denn ? Van Hove - Wachsmann - Charig - Sommer SAJ – 42 , 1982). Aussi à deux décennies d’intervalle, une démarche de rupture. Mais où situer celle-ci ? Seules comptent l’expérience vitale du jeu et de l’écoute de ce qu’on entend et de ses multiples significations. Au-delà de la musique et des associations d’artistes auxquelles il participe, Rhodri Davies est un des artistes (avec un Franz Hautzinger, un Jacques Demierre ou un Eddie Prévost) qui posent les questions sans réponse.
Ecrit en 2011.
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