6 octobre 2015

Octobre décliné en improvisations sans rétroviseur

Décliné Clinamen trio Louis-Michel Marion Jacques Di Donato Philippe Berger Creative Sources 304

Lorsque nous découvrîmes les premiers albums d’Ernesto Rodrigues et des « réductionnistes » sur Creative Sources, nous n’aurions jamais imaginé que l’aventure de CS puisse s’étendre à plus de trois cents albums, certains dispensables et d’autres, comme celui-ci, vraiment attachants et vivants. Une fois passé la rage éditoriale « minimaliste » qui faisait de CS, une plate-forme puriste, le label s’est étendu à un large panorama des musiques improvisées et expérimentales. Il s’agit très souvent d’enregistrements autoproduits et un des points forts du label se situe au niveau de l’exigence de la qualité sonore enregistrée, du focus sur une direction musicale précise pour chaque projet et le graphisme optimal de la pochette où chaque artiste est libre d’exprimer une contre-partie visuelle à la musique proposée. Décliné est un excellent trio d’improvisation libre démontrant à l’envi un bon nombre des qualités et caractéristiques propres à cette expression musicale : exploratoire, insituable, communautaire, combinatoire de multiples aspects de l’activité instrumentale, imaginative, rebelle, à l’écart des définitions faciles, généreuse, secrète. Le nom du trio Clinamen se réfère à la théorie des atomes d’Epicure et à l’écart qui, dans leur chute, leur permet de se rencontrer pour formers des corps, selon le texte du philosophe latin Lucrèce. Une belle idée pour exprimer les mystères de la rencontre au travers de l’improvisation collective.  Qu’un vieux routier du jazz contemporain et de la création musicale comme le clarinettiste Jacques Di Donato libère ici complètement le rapport physique du souffleur avec le bec, l’anche, la colonne d’air nous fait dire que la scène de la musique improvisée révèle toujours bien des surprises. Il fut un temps où cet artiste se produisait dans des « créations » improvisées subventionnées de l’époque mitterandienne. Vu de loin, il se situait dans la mouvance Portal, Sclavis et compagnie. Et donc pour un observateur francophone étranger à la scène hexagonale, c’est une belle surprise. Avec ses dizaines d’années de périples musicaux au compteur, Di Donato surprend et nous convainc par son inlassable recherche de sons, de prises de bec, de souffles inusités sur sa clarinette « classique ». Il n’hésite pas à mettre sa pratique de l’instrument en danger en évitant un énième variation du couinage post aylérien. L’accompagnent dans ce très bel effort sincère et émouvant, le contrebassiste Louis-Michel Marion et le violoniste alto Philippe Berger. Dans une série d’improvisations intitulées par une déclinaison autour du mot clinamen, le trio Clinamen nous offre une multiplicité d’approches instrumentales, de pistes ludiques qui, chacune, évitent (soigneusement ou spontanément ?) de se rejouer et se complètent. Tension, relâche, pression, éclair, détente, frappes, doigtés, retenue, application, écoute, oubli, corps, mémoire, on entend ici un éventail de configurations sonores, d’actions instrumentales qui nourrissent l’appétit insatiable de l’écouteur attentif des musiques improvisées libres. Il se passe toujours quelque chose de neuf, chaque pièce étant bâtie –dans l’instant- sur des matériaux recalibrés et redessinés d’une main experte. C’est profondément honnête par rapport à la démarche improvisée et brillant au niveau de l’exécution et de la recherche instrumentale et musicale. Vraiment exemplaire.

Simon Rose Stefan Schultze The Ten Thousand Things Red Toucan RT 9350

Fort heureux qu’un artiste aussi persévérant et original que le saxophoniste Simon Rose voie son excellent effort en compagnie du pianiste « préparateur » Stefan Schultze publié par un label notoire québecquois (et tout aussi persévérant), dont le catalogue égrène les noms de musiciens incontournables (Léandre, Parker, Liebman, Golia, Brötzmann, SH Fell) et assume une véritable prise de risques.  Depuis ces débuts dans la scène londonienne et son premier enregistrement avec le contrebassiste Simon H Fell (un géant !) et le batteur Mark Sanders où il sonnait encore un peu vert (Badland Bruce’s Finger 14), Simon Rose s’est construit à l’écart des grands festivals et des lieux fréquentés, un chemin personnel vraiment remarquable dans l’univers du saxophone improvisé des Evan Parker, Coxhill, Mitchell, Mc Phee, Leimgruber, Brötzmann, Gustafsson et consorts et où se pressent beaucoup d’appelés et trop peu d’élus. Le contraste et la complémentarité entre un pianiste à la fois « contemporain », éduqué et énergique, et un saxophoniste baryton autodidacte crée une tension, un échange qui renvoie de prime abord à la tradition du « call and response » de la free music telle qu’une large partie de son public raffole. Il y a d'ailleurs quelque chose de brötzmanniaque voire de gustafsonique chez Simon Rose. Mais l’écoute en éveil de nos deux duettistes nous conduit vers leur réflexion, leur concentration, leurs exigences. Onze pièces spontanément organisées autour d’idées force et d’une configuration préparée du clavier survolé par des tournoiements mélodiques d’harmoniques mordantes et d’effets de souffle spiralés ou percutés. Le travail du pianiste est vraiment remarquable, puissant et expressif malgré une sobriété voulue.  Son jeu évite arpèges et digitalité discursive. Le son du piano est sollicité telle une machine sonore reliée à des accords secrets et des intervalles choisis. La musique du duo dispense rêves et d’imprévues suggestions. Le titre, Ten Thousand Things, nous rappelle que cette musique improvisée est faite d’une multitude de détails qui s’imposent à nous, disparaissent et renaissent au fil d’écoutes répétées – et dont je ne me priverai pas en ce qui concerne ce disque ! TTT figure parmi les beaux albums de musique libre improvisée du milieu de cette décennie, à la fois chercheur, lyrique, intransigeant et communicatif d’émotions sincères et entières.  

Nicola Guazzaloca Tecniche Arcaiche Live at Angelica Amirani amrn044 / Aut records aut017

C’est fort heureux que le label Amirani consacre plusieurs de ses belles publications à cet enthousiaste pianiste et activiste de l’improvisation contemporaine qu’est Nicolà Guazzaloca.  Amirani, soit Gianni Mimmo, s'est associé au label Aut records de Davide Lorenzon pour cette production. Pour quiconque connaît un tant soit peu les musiciens improvisateurs italiens et leur topographie, Guazzaloca est le premier nom qui vient à l’esprit quand on évoque la scène active de Bologne. Le grand talent de pianiste et de créateur bien sûr, mais aussi son travail d’animation d’ateliers, de concerts – laboratoires et son sens de l’éthique et de l’engagement.
Parmi les explorateurs du piano, Nicolà Guazzaloca se situe plutôt du côté des claviéristes radicaux tels Veryan Weston, Agusti Fernandez ou Fred Van Hove que des éventreurs soniques comme Jacques Demierre ou Sophie Angel. Une commande du clavier impressionnante et un goût italien évident. Si Tecniche Arcaiche commence par des stridulations et un subtil grattage des cordes dans la table d’harmonie, le plat de consistance est une formidable improvisation avec le clavier du piano. Une puissance qui met en vibration toute la machine et fait mieux qu’évoquer celle d’Alex von Schlippenbach. Une science des doigtés et des nuances jamais prise en défaut, un lyrisme tellurique, un sens de la ballade contrariée. Bien sûr, on y entend la pratique du jazz, même si ce n’est pas du jazz, un esprit contemporain avec toute l’énergie de la free music, la vraie, celle des Irene Schweizer, Alex von S, Fred Van Hove. C’est très fort ! Voilà un pianiste qu’un organisateur avisé devrait faire jouer avec les Mark Sanders, Paul Lovens, Roger Turner, Clayton Thomas ou Paul Rogers. Live at Angelica (le festival de musique expérimentale de Bologne) nous fait entendre son côté le plus brillant alors que le précédent Tecniche Arcaiche (amrn 035) délivrait sa facette plus introspective. Un pianiste essentiel.

John Cuny Hugues Vincent tagtraum  improvising beings ib42


Improvising beings : détrompez-vous ! Ce label dirigé par Julien Palomo avec l’aide inconditionnelle d’Aurélie Gerlach, Michel Kristof et Benjamin Duboc n’est pas que le refuge de free-jazzeux plus que septuagénaires… (Sonny Simmons, Alan Silva, Burton Greene, Giuseppi Logan, François Tusquès, Itaru Oki…). Pour preuve, ce beau duo contemporain du pianiste John Cuny et du violoncelliste Hugues Vincent. Neuf pièces improvisées tour à tour intenses, retenues, saturées, introspectives, minimalistes, bruitistes, denses ou squelettiques. Neuf intentions savamment mises en forme et menées de main de maître vers leur solution aux titres polyglottes (japonais, français, allemand, indien, thaï). Le travail à l’archet de HV offre des infinis miroitements, variations de timbres et vibrations aériennes face au toucher transparent et au détachement de JC face au clavier. Territoires sous – marins fait entendre une électrification factice de la corde du violoncelle, sans doute préparée avec une ou des pièces métalliques, ponctuée par la résonnance d’une frappe sur les cordes du piano, elles-mêmes émettant des vibrations par le truchement d’objets et de tiges…. On songe au travail de Fred Blondy, même si John Cuny est un artiste au moins aussi original. Hugues Vincent avait produit un excellent duo avec le violoncelliste Yasumune Morishige (Fragment ib28) et John Cuny s’est distingué dans le quintet Cuir (chez Ackenbush Fou R CD 08) , deux albums qui tranchent dans la production actuelle. Deux musiciens à tête chercheuse et à suivre !!



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