Alex Ward Quintet
Glass
Shelves and Floor Ollie Brice Tom Jackson Hannah Marshall Rachel Musson Alex Ward Copecod POD09
Copecod est le micro-label de ce virtuose de la clarinette
intrigant qui participa à la Company de Derek Bailey fin des années 80 à l’âge
de quinze ans, Alex Ward. Pour le neuvième opus publié par Copecod, Alex Ward a
convoqué un autre clarinettiste, aussi intriguant que lui, Tom Jackson, la
saxophoniste ténor Rachel Musson, la violoncelliste Hannah Marshall et le
contrebassiste Ollie Brice, pour une suite écrite pour des improvisateurs, Glass Shelves and Floor. Les chemins de
la composition contemporaine, du jazz d’avant-garde et de la free-music
improvisée s’y croisent à la jointure de leurs langages et de leurs pratiques.
Cette suite d’une demi-heure figure dans sa version studio et lors d’un concert
particulièrement réussi au Vortex Jazz Club, lieu situé le long de la Kingsland
Road, dans ce Nord Est londonien où se concentrent les espaces dédiés à cette
musique (Café Oto, Vortex, Hundred Years Gallery, Flim-Flam). Chaque instrumentiste interprète
la musique en tant que membre d’une formation de chambre et comme soliste. Tous
improvisent d’une manière radicale en solitaire ou en sous-groupe (duo,
trio) au fil du cheminement prévu par le
compositeur. Il m’est arrivé quelque fois de lever les yeux au ciel lorsque des
musiciens improvisateurs s’intitulent compositeurs contemporains, mais ici,
Alex Ward est à féliciter vivement ! Non seulement son écriture est
subtile et réussie, mais lui-même et son ensemble ont su créer des liens
étroits et vivants entre la composition, son interprétation et l’improvisation
à la fois individuelle et collective au point que chacun de ces termes semble générer
ou se prolonger dans l’autre naturellement et vice-versa. Cette
interpénétration réussie crée une dynamique particulière et unique. Rien
d’étonnant qu’Alex Ward est un des plus précieux collaborateurs de Simon H
Fell, un compositeur / improvisateur de choc incontournable. Ces Glass Shelves ont un air de famille avec
les excellents Thirteen Rectangles de
SHF auxquels Ward avaient largement contribué. On y rencontre l’esprit de la
musique improvisée libre dans toute son essence et une écriture musicale à la
fois très précise et remarquablement ouverte, lyrique et concertante. A noter
que Tom Jackson y joue aussi de la clarinette basse et qu’Alex Ward bruite avec
un amplificateur. Un excellent moment réitéré.
Free form
improvisation ensemble 2013 abdelhaï bennani burton greene alan silva chris
henderson live at the sunset march 19
2013 improvising beings ib 40 double cd
Free Form Improvisation Ensemble fut un des tous premiers
groupes dédiés à l’improvisation libre durant les premières années soixante,
sensiblement plus en « avance » par rapport à la moyenne de la New Thing de l’époque. Le label Cadence
a documenté le FFI des années 60 il y a quelques années dans un album passé inaperçu. On en retrouve ici les deux piliers, le pianiste
Burton Greene et Alan Silva, lequel a abandonné depuis lors sa contrebasse pour un
« synthétiseur orchestral ».
A leurs côtés, le percussionniste Chris Henderson, un ancien de Sun Ra, joue
ici des percussions électroniques qui parfois font plus qu’évoquer un tambour
d’aisselle ouest-africain ou des tablas indiens. Et en guise d’adieu, le
saxophoniste ténor Abdelhaï Bennani (Abdou) qui nous a malheureusement quitté dans le courant du mois d’août. C’est sans
doute en hommage à Abdou et à son ténor vagabond qu’Improvising Beings a publié cette chaleureuse tranche de vie
amicale et musicale, un beau manifeste du partage du temps et de l’espace entre
musiciens qui s’écoutent et se comprennent. Comme le signale son producteur
Julien Palomo, une partie du public du Sunset fut effrayée par la musique et se
replia. Avec Henderson et Silva et leurs instruments électroniques, il y a une
évidente filiation Sun Ra. Les improvisations de Silva sur son synthétiseur
« orchestral » sont le pôle le plus « avant-gardiste » de
ce quartet atypique. Burton Greene se révèle un solide pianiste muni d’une
profonde culture musicale vivante issue du jazz mais pas que. Abdelhaï Bennani
nous livre ici la quintessence de son approche personnelle et originale au
saxophone ténor. Son jeu n’atteint pas la virtuosité des Evan Parker, Paul
Dunmall, David S Ware, Jimmy Lyons ou Michel Doneda pour prendre quelques
exemples avec des styles différents. Ou même la vivacité confondante de zèbres
comme John Butcher, Stefan Keune ou Ivo Perelman. Mais, et c’est tout aussi
important, son souffle émet et transsusbtancie l’émotion qui sourd sans crier
gare. Le son relativement détimbré a ici
une allure désenchantée. Mais parmi les poètes du saxophone ténor qui ne se
distinguent pas par la technicité du jeu, Abdou est sans doute un de mes
préférés. Il projette un affect indicible fait de spontanéité, de réflexion et
d’une logique particulière avec un son lunaire presque blafard, un phrasé
libéré sans emphase et une belle irrégularité
assumée. Il cherche, fouille, répond en mordant ou s’évade rêveur… un vrai
improvisateur. On pense à l’excellent Garry Todd, ce saxophoniste ténor
incontournable de la scène londonienne du Little Theatre Club des années
septante immortalisé par Sunday Best
en compagnie de Roger Turner (Incus 32 1979). On entendit d’ailleurs Bennani en
compagnie de Silva et Roger Turner …. Et
donc, cette rencontre d’un soir entre amis est tout à fait remarquable par la
grande qualité de la collaboration de ces quatre individualités
particulières : ils parviennent à faire coexister leurs univers personnels
parfois divergents dans un enchaînement naturel. Toute l’évidence de la musique
partagée autant qu’improvisée. Plus
brièvement : j’ai beaucoup aimé.
Jean Marc Foussat
alternative oblique improvising beings ib 38
Un quadruple cédé pour retracer l’utopie de la démarche et
l’évolution de Jean-Marc Foussat. Connu dans toute l’Europe de l’improvisation
pour le généreux preneur de sons des Joëlle Léandre, Derek Bailey, Evan Parker,
Paul Lovens et Lytton, Joe McPhee, JMF a contribué à écrire les plus belles pages
de l’improvisation radicale de manière désintéressée, avec passion et amour. Rien
que pour l’extraordinaire Aïda de Derek Bailey en solo acoustique et la
documentation de Epiphany – Epiphanies,
la Company la plus stellaire et la plus utopique du même Bailey, son nom mérite de figurer dans les annales de l'euro-improvisation. C’est sans compter sur son expérience
personnelle dans la découverte de l’acte musical par n’importe quel bout !
En fait, Jean-Marc Foussat est aussi
passionné que les musiciens exceptionnels qu’il a enregistrés dans une autre
vie. Dans le livret interview de l’album, Julien Palomo (improvising beings ,
c’est lui !) lui fait retracer son parcours depuis les utopiques premières
années 70 où il s’initie à une musique communautaire où se croisent autant le
rock alternatif ( pré-punk ?), l’écriture contemporaine, la pratique de
l’improvisation, l’influence du free-jazz, le fait maison etc…. . Commençant
son périple musical à la guitare trafiquée dans le trio dadaïste Phyllauxcxzairrâh (qui fit pourrir vingt
fois son poids de patates !), JMF se
lance dans la composition interactive sur bande avec des souffleurs libertaires
et une solide paire de ciseaux tout en faisant siffler un VCS III. Il finit par abandonner la partie, déçu ou
frustré par ce qui lui semblait une impasse : Le Lézard Marcio en 1977 à Cluny. Après son travail intensif et prodigue d'ingénieur du son, on le retrouve à l’aube des
années 2000 avec le guitariste Marc Dufourd, le pote de Jacques Oger dans Axolotl. Avec Oger, Foussat avait fondé
Potlatch pour s’en distancer par la suite et le nom du label traduit bien son
extrême générosité située dans une forme de candeur enthousiaste. Dans sa
création musicale, l’influence du rock est latente : le cédé consacré à sa
collaboration avec Dufourd rejoint par Jérôme Bourdellon, est baptisé Trash The Flash, alors que le 3ème
cédé contient un Wild Thing (Tribute to J.H.). Cette musique
intrigante, trafiquée s’évanouit dans des boucles hallucinées dans l’orbite
post-rock. Les sons du synthé et les bandes de JMF apportent une réelle
dimension organique. Aussi, un extraordinaire témoignage enregistré d’un homme
« différent » nous livre en filigrane ses tourments et c’est
profondément touchant. Les plages du
quatrième cédé démontre à l’envi que JMF est devenu un improvisateur à part
entière : de soufflantes rencontres enregistrées en mars, avril et mai
2015 avec Jean Luc Capozzo, Nicolas
Souchal, Matthias Mahler aux trompettes et trombone, la chanteuse Marialuisa
Capurso et le percussionniste Dirar Kalash, le contrebassiste Fred Marty et Joe
Mc Phee à la trompette de poche, Paul Lovens à Nickelsdorf et un groupe plus
large : McPhee, Thomas Berghammer à la trompette, Raymond Boni, Hans Falb
aux platines, Irene Kepl au violon, Noïd au violoncelle et Makoto Sato à la
batterie pour clôturer en fanfare décapante. Ses récents carnets de bord de
l’improbable millésimés de 2015 valent à eux seuls le détour. Improvising beings a la foi qui fait
bouger les montagnes !
João Camões Jean-Marc
Foussat Claude Parle Bien Mental
Fou Records FR – CD 12
Les notes de pochette contiennent un magnifique poème de
Claude Parle qui nous livre ici une superbe partie d’accordéon entre le violon
alto de João Camões et l’installation électrocutée de Jean-Marc Foussat.
Enregistré à la maison, ce remarquable trio développe une symbiose étonnante
entre les glissements microtonaux de l’alto, le chuintement des anches libres
de l’accordéon qui font des anicroches aux gammes tempérées et les vibrations
quasi motorisées du dispositif électro-acoustique. Il y a dans cet univers un
souffle et une matérialité qui évoque les affects de la voix humaine, une
poésie des sons organiques. Une dérive initiée par le sciage des harmoniques à
l’archet en ostinato mouvant jusqu’à un demi-silence d’où vient sourdre le
délire des touches de l’accordéon. L’Autre
bout s’achève. A vingt ans :
une pédale d’orgue imaginaire en unisson contrarié, des échanges subtils, des
démarrages amorcés, une conception intéressante de l’occupation de l’espace
sonore, des drones sensuelles alternent avec le charivari, du silence
affleurent des murmures. Le trio attire l’écoute et l’attention par le
renouvellement des propositions et une écoute mutuelle minutieuse. La magie du glissando
opère dans le languissement de longues notes tenues dont les couleurs pâlissent
et les fréquences descendent de quelques commas. Les passages enlevés tels des
guigues célestes, menées tour à tour par le violon ou l’accordéon, sont
enchaînés par les grondements sous-marins de l’installation de J-MF ou des
barbotements improbables. Il y a une véritable osmose entre les sons
acoustiques et les bruissements électroniques. L’évocation d’une guimbarde de
la Déchirure sonne le rappel de
l’ostinato du morceau précédent version tzigane cosmique. Camões trouve le ton
juste pour se joindre aux contrepoints affolés de Parle, lequel musicien n’a
jamais mieux porté son patronyme : il parle aussi excellement musique
qu’il n’écrit musique. Quand trois musiciens dissemblables mais animés par une sincère volonté de
dialogue et de complémentarité échappent aux lieux communs : le Bien
(commun) Mental. J’applaudis !!
Carlos Zingaro Live
at Mosteiro de Santa Clara a Velha Cipsela CIP 001
Ce nouveau petit label portuguais nous propose un
enregistrement incontournable du grand violoniste Carlos Zingaro Alves
enregistré dans l’église du Monastère de Sainte Claire à Coimbra. Le premier
mouvement Crushing Wheels développe un ostinato percussif dont le
musicien fait varier le geste initial dans un festival de notes ondoyantes et
irisées avec un lyrisme puissant mais sans emphase. Il fait ensuite coexister
des motifs dissemblables, qui
s’enchaînent et se répondent avec précision. Portions of Life conjuguent
des haikus ponctués de silence qui alternent leurs variations singulières avec
une logique imprévisible. Il s’ensuit un extraordinaire travail de l’archet qui
fait se croiser et s’interpénétrer plusieurs techniques au service d’une quête
d’un seul tenant. La virtuosité exceptionnelle de Zingaro est exclusivement au
service d’une expression qui bannit le verbiage au profit d’une vision épurée
de l’improvisation. Des rebondissements de l’archet font atterrir le son sur
des aigus extrêmement pointus. Une musique nue ! Twisted Chords porte bien son titre.
Ce qui est sidérant c’est d’entendre dans cette toute autre démarche par
rapport aux précédentes Portions de Vie
d’infinis détails microtonaux, un intervalle, des accents subreptices entendus
auparavant. Voids of Night évoquera de loin des modes indiens avec une
extraordinaire finesse de jeu à l’archet où l’invention mélodique est poussée
aux confins du silence. Il n’y a pas un son, un intervalle, une intonation qui ne soit Zingaresque. Quoi qu’il joue,
Carlos Zingaro Alves, est très profondément lui-même, un musicien unique. Une
personnalité incontournable de la musique improvisée européenne. Avec Malcolm
Goldstein, Jon Rose et Phil Wachsmann, Zingaro en a créé les moments les plus
palpitants au violon. L’enregistrement
a capté la couleur et la vibration de l’espace et sa réverbération granitique
donnant un relief vécu et un son saturé au jeu du violon loin des canons
conventionnels. Ces caractéristiques sonores font de ce disque emballé élégamment en noir et blanc, qui passera
peut-être inaperçu dans le torrent médiatique de la free-music dominé par
les saxophonistes mordants et les pianistes à programmes, est un véritable monument de
musicalité, de sensibilité et d’énergie.
Intricacies Paul
Hubweber Frank Paul Schubert Alexander von Schlippenbach Clayton Thomas Willi Kellers No Business
Records NBCD 74-75
Voici une manière d’All Stars de choc du free-jazz
germanique campé autour d’un tandem basse batterie à l’énergie
inaltérable : deux souffleurs très remarquables et un pianiste poids lourd
de la profession. Eric Dolphy, musicien clé de l’œuvre de Schlippenbach qui lui
a adressé récemment plusieurs hommages appuyés, a un jour enregistré Iron
Man. S’il y a jamais un homme
d’acier dans la free music, c’est bien Alex von S. Alors que les grands
pianistes de sa génération faiblissent en raison de leur âge qui s’avance, Alex von Schlippenbach a gardé toute la
verdeur de sa jeunesse. Sa ténacité et sa résistance physique sont proverbiales
et je me souviens l’avoir croisé en 2005 et 2007 : il ne faisait pas son
âge. Une fois le concert terminé après une tournée éprouvante, il a quitté
Bruxelles la nuit pour rejoindre Berlin d’une traite en voiture. Ce quintet
dirigé par le pianiste et ce remarquable sax alto incisif qu’est Frank-Paul Schubert a un personnel
variable. Leur précédent opus publié en sextet par FMR, Red Dahl, avait rassemblé le batteur Yorgos
Dimitriadis, le bassiste australien Mike Majkowski, le saxophoniste Paul
Dunmall et le tromboniste Hilary Jeffery. La nouvelle mouture du quintet est
liée un autre groupe autour de Frank-Paul Schubert et toujours enregistré
par FMR : Life in a Black Box avec le contrebassiste Clayton Thomas le batteur Willi Kellers et à nouveau Paul Dunmall au sax ténor.
C’est donc un double cd débordant d’énergie et d’écoute
intenses enregistré au B-flat de Berlin. Deux longs développements de 45
minutes et plus pour chaque cd avec une conclusion d’un quart d’heure clôturant
le deuxième disque, Encore. Come
to Blows invitent les deux souffleurs, le pianiste et le tandem
basse-batterie à bouter le feu, à presser les soufflets du diable sur la
fournaise … Dans Intricacies, ils évaluent leur imbrication et de nombreux
points de chutes, d’angularités communes, arpentent le chemin qui défile devant
eux chacun dans son propre biorythme. C'est d'ailleurs sur ce long morceau ( 44 minutes) que j'ai focalisé mon écoute. Frank Paul Schubert déroule les spirales accentuées du sax soprano avec bonheur après que Paul Hubweber ait indiqué la direction. Willi Kellers percute subtilement. L'intensité s'envole sous les coups assénés au piano et revient ensuite vers un mezzo voce où la coulisse d'Hubweber fait merveille sur l'archet frappeur de Clayton Thomas. Paul Hubweber est aujourd’hui le
tromboniste préféré d’Alex von S. alors que sont disparus Albert Mangelsdorff
et Paul Rutherford… Pour le pianiste vétéran, le trio PaPaJo qui réunit
Hubweber, Paul Lovens et John Edwards est son trio d’improvisation préféré. Et
donc nous avons tout le loisir de découvrir ce tromboniste essentiel qui marque
son territoire raffiné dans cet escadron à l’emporte-pièce, contrebalancé par
les doigtés subtils et le swing tellurique du pianiste. Clayton Thomas a un
abattage fantastique (avoir entendu Majkowski et Thomas en tête-à-tête reste un
de mes meilleurs souvenirs !) et Willi
Kellers propulse à propos sans obscurcir les miroitements complices. Frank Paul Schubert marque son
appartenance à une longue lignée d’altistes inspirés par Bird, Ornette, Dolphy…
Un quintet remarquable qui assume les
challenges musicaux du jazz libre où les amarres sont lâchées…
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