Rumor Marco Scarassati Eduardo Chagas Gloria Damian Abdul MoiMême
Creative Sources CS332CD
J’ai conservé ce compact intriguant, puissant et original
par les sonorités pour une chronique ultérieure
parmi tous ceux que Creative Sources m’avait gratifié « en
masse » il y approximativement un an. Cette musique , on l’aura compris
immédiatement par le label (CS) et les noms de deux de ses créateurs, le
tromboniste Eduardo Chagas et le
guitariste Abdul Moimême, relève de
cette école portugaise « Creative
Sources » (ou Potlatch en France et Another timbre en GB) sonore et
relativement minimaliste post AMM qui se détache sensiblement du courant
principal de la musique improvisée libre par plusieurs aspects. La contribution
spécifique de Marco Scarassati avec
ses sculptures sonores confère à cette Rumor bien nommée une singularité
toute spéciale par la densité métallique et les vibrations remarquables de son
dispositif. Par bonheur, il a su trouver chez ses compagnons des chercheurs de
son le complément adéquat à sa propre proposition esthétique. Le piano
travaillé principalement comme une sorte de boîte - carcasse vibratoire et
résonnante des chocs, frottements et usages percussifs sur les cordes et des
mécanismes par Gloria Damian et la
guitare traitée et entourée / préparée d’objets (et d’effets) d’Abdul Moimême
partagent une dynamique commune dans laquelle le trombone bruissant d’Eduardo Chagas s’insère à souhait
avec une telle pertinence qu’il passe inaperçu en tant que trombone alors que
les vibrations discrètes ou les bruissements établissent des correspondances
subtiles et créent ce qu’on appelle la cerise sur le gâteau. Une performance
aussi satisfaisante que celle de Radu Malfatti si celui-ci avait continué à
jouer comme il jouait avant sa quête du silence « raducal ». Je pense
aussi à cet effet d’harpe détraquée qui émane du piano en un instant de folie. Une
belle variété de propositions sonores contribue à relancer adroitement
l’intérêt de l’écoute tout au long des deux longues improvisations. Certains
déplorent un (relatif ou certain) ennui à l’écoute d’enregistrements de ce type
d’improvisation ou, du moins, de la catégorie dans laquelle tout un chacun les
voudraient rangés. Ici les musiciens prouvent qu’ils n’ont pas d’idée toute
faite, ou n’en donnent pas l’impression, mais explorent le potentiel que
recèlent leurs instruments et objets avec conviction, énergie, subtilité… Rumor,
en ce qui me concerne, fait partie de ces témoignages qu’on gardera dans un
coin de l’étagère pour y revenir et s’y plonger avec délectation, en en
découvrant encore une autre dimension qui nous avait échappé.
Jimmy Giuffre Paul
Bley Steve Swallow 3 Bremen & Stuttgart 1961 Emanem 5208
Il s’agit de la réédition augmentée d’inédits (et de deux
plages officielles non rééditées) de deux albums publiés par Hat Art du fameux
trio avant-gardiste du clarinettiste et saxophoniste Jimmy Giuffre avec Paul
Bley et Steve Swallow, un des
groupes phares du premier free-jazz avec ceux d’Ornette, de Cecil Taylor et
d’Albert Ayler. Dans cette musique, Giuffre se consacre uniquement à la
clarinette et en joue en combinant les deux registres, alors qu’il se
contentait de la partie « chalumeau » lorsqu’il jouait son « folk
jazz » précédemment (The Train and the River). La musique enregistrée est
plus vibrante, plus requérante que les deux albums Verve, Thesis et Fusion, eux
mêmes réédités par ECM en double album dans les années 90. Il manquait à ce
double album deux morceaux qu’on retrouve ici et parmi les six inédits, trois
duos piano contrebasse (Bley – Swallow) dont une version mitigée du Blues Bolivar Balues Are de Monk. Je
rappelle qu’il s’agit de compositions de Giuffre, Carla Bley et Paul Bley.
Par rapport aux morceaux des albums
Verve, le concert de Bremen inclut une composition ambitieuse, Suite for
Germany, qui faisait de cet album inital le sommet Giuffrien par excellence. Emanem
nous gratifie d’un réel événement discographique même si Hatology avait réédité
cette musique assez récemment. Elle a eu à l’époque et par la suite un impact
considérable sur nombre de musiciens et ce trio créa réellement un enchaînement
d’opportunités déterminantes pour Paul Bley, alors qu’il conduisit le leader à
interrompre sa carrière suite au peu d’intérêt économique qu’elle a suscité. Elle
illustre une rare qualité de musique de
chambre dans une démarche beaucoup moins exubérante et plus
« intellectuelle » que celle du courant principal du free-jazz
naissant. Ce qui rend ces albums de Giuffre tout-à-fait singuliers au sein de
la discographie de base de ce courant musical. Il y a un son Bley et un son
Giuffre absolument inimitables et leur complicité au sein d’un même groupe que
complète merveilleusement l’invention d’un tout jeune Steve Swallow, fait de ce
trio un must listen que tout un chacun
doit mettre au sommet de ses priorités pour un proche sapin de Noël ! Un
prolongement inédit à cette démarche du trio, mais avec Joe Chambers et Richard
Davis, cette fois, a été publié récemment et avec Bremen et Stuttgart, on a la quintessence de
la musique « free » de Giuffre. C’est aussi un document de première
main des avancées d’un pianiste essentiel dans l’évolution du jazz moderne vers
la liberté totale, Paul Bley et qui met en lumière toute sa créativité et son
imagination d’improvisateur et d’interprète. Un témoignage historique
incontournable et une musique précieuse et vivante qui n’a pas pris une ride.
Veryan Weston
discoveries on tracker action organ. Emanem 5044
La série 5000 d’Emanem présente bien des surprises auditives
et ces découvertes sur les orgues à tirets sont furieusement fantomatiques et
n’ont en fait pas d’âge. Je veux dire par là qu’elles ne s’inscrivent pas dans
un tracé reconnu, balisé et évalué d’une quelconque école musicale liée
directement ou indirectement ou même faisant référence à un compositeur
incontournable (Stockhausen, Ligeti,
Scelsi, Feldman) comme si un musicien doué et intelligent n’assurait pas
son existence et l’intérêt qu’on pourrait lui porter sans ces béquilles
référentielles. C’est bien tout l’intérêt, le plaisir, l’ingéniosité
contagieuse que nous communiquent ces découvertes des propriétés sonores des
orgues anciens à tuyaux d’airs actionnées entre autres par ces tirets qui
ouvrent ou ferment l’orifice de la colonne d’air de chacun de ses instruments.
Non seulement Veryan Weston manie le
clavier et le pédalier de l’orgue, mais il actionne le tiret dans des positions
« non conformes » à ce pourquoi ils ont été conçus, créant ainsi des
intervalles et des glissandi non tempérés, des sifflements improbables, des
microtons venteux, une houle sonore, une sonnerie déchaînée. Cette pratique est le fruit de
toute une réflexion qu’il partage avec le violoniste extraordinaire Jon Rose
dans le projet Temperaments. Leur
plus récent opus auquel collaborait aussi la remarquable violoncelliste Hannah
Marshall (Tuning out / Emanem) était consacré exclusivement aux orgues
d’église Je l’avoue, pour mes oreilles aucune électronique ne remplace le
charme inaltérable des cet instrument à vent. Non content d’un seul instrument
localisé dans une église bien précise, Veryan
Weston s’est livré à une quête systématique parmi plus d’une trentaine
d’orgues répartis sur tout le territoire du Royaume – Uni : ici nous
entendons des orgues historiques localisés à South Croxton, Horstead, Brighton,
Stannington, Manchester, Newcastle et York et cela en préparation à la tournée
avec Jon Rose et Hannah Marshall dont ce double album Tuning Out est le
témoignage. Je dois aussi signaler que les orgues anciens ont été construits en
fonction d’un diapason plus grave (per exemple A= 420 au lieu de A= 440 Hz) qui
était celui de l’époque, antérieure ouvent à celle où toutes les échelles
« non tempérées » qui pullulaient depuis l’antiquité ont été
normalisées en un seul tempérament, majeur et mineur. Comparez un clavecin
« moderne » et un clavecin historique et vous entendez directement la
différence par les colorations des sonorités : le clavecin moderne vous
semblera fade, sans goût aucun. En essayant chacun des orgues, VW fit parfois
grincer les dents de certains chapelains et enchanta la curiosité amusée
d’autres. Pris au jeu, le tempérament ludique de Veryan Weston l’amena à créer
des musiques originales, surprenantes, hantées… En réaccordant l’échelle des
tuyaux par le truchement de tirets restés à mi-parcours, il évoque un
hypothétique gamelan à vent, si cela peut exister. Sans doute, cet orgue de
Manchester permet des écarts imprévisibles. Le ponpon revient à celui de
l’église All Saints de York et dont la pièce qui lui est consacrée « Numerous discoveries » clôture
avantageusement l’album sur une durée de 24 minutes. Dingue et mystérieux!
Veryan Weston est sans nul doute un des quelques pianistes / claviéristes parmi
les plus profondément originaux de la scène improvisée et expérimentale contemporaine.
Et ces discoveries, une de ses recherches les plus réussies.
The Paris Concert
Raymond Boni Jean Marc Foussat Joe McPhee LP Kye 42
Comme l’explique la pochette, 40 ans après s’être rencontrés
à l’American Center en 1975, le guitariste Raymond
Boni, le joueur de synthés (VCS3) Jean-Marc
Foussat et le saxophoniste multi-instrumentiste Joe McPhee concrétisent leur récente réunion en concert par un bel
album vinyle. Deux faces : 1 Reunion 2 Célébration. Ici Joe
joue du sax ténor et de la trompette de poche. On est ici à l’écart du
free-jazz dans l’exploration sonore, l’immédiateté électrique, l’étirement des
timbres dont la voix lunaire du saxophoniste vient calmer le jeu ou trouer la
nuit noire par un déchirement aylérien. C’est un vrai album underground radical
comme Joe McPhee en gravait à l’époque des débuts du label Hat Hut dans la
deuxième partie des années 70’s. Le travail minutieux de Jean-Marc Foussat plein de nuances et le jeu électrisé plein
d’effets noise de Raymond Boni
créent des paysages, des tensions, des crises avec lesquelles un Joe McPhee très engagé joue le jeu
complètement. Avec sa trompette de poche il lance un lambeau de mélodie pour
ensuite sussurer en faisant flageoler la colonne d’air. Bill Dixon faisait une
chose similaire et le souffle fusée de McPhee s’en distingue indubitablement
imprimant sa marque toute personnelle sur cet effet sonore La connivence avec les deux électriciens est
totale même s’ils excellent parfois à mêler la chèvre et le chou ou à saturer
brièvement dans un chaos incontrôlé le temps de changer de cap vers un autre
mode de jeu. Des passages lyriques de Mc
Phee surnagent. A la fin une ultime harmonique du ténor en phase avec le
feedback de la guitare signe la partie. Chaudement recommandable. Plaira
beaucoup aux auditeurs du « post rock » et aux inconditionnels du free au-delà des écoles.
Sophie Agnel &
Daunik Lazro Marguerite d’Or Pâle FOU
Records FR-CD21
J’avais été complètement émerveillé par deux des plus beaux
albums de Phil Minton en concert gravés en compagnie avec chacun de ces deux
musiciens français insignes de l’improvisation libre : tasting / another timbre at02 enregistré
en 2006 avec la pianiste Sophie Agnel et
alive at Sonorités / Emouvance enregistré en 2007 avec le saxophoniste Daunik Lazro. C’est le genre d’albums
sublimes qui imprègne les sens, l’imagination et la sensibilité au point qu’il
nous semble avoir été enregistré l’année dernière. Ceux qu’on garde du coin de
l’œil en espérant trouver le temps de s’y plonger. C’est bien l’effet que
produit l’écoute répétée de ces moments d’union, de concentration, d’écoute au Dom de Moscou le 22 juin 2016 lors d’une
tournée mémorable. Premier enregistrement donc de ce duo et aussi de Daunik
Lazro au sax ténor. Certains observateurs prêts à pardonner les incartades de
leurs artistes chéris post-modernes, post-rock, machin chose font la grimace
remarquant que certains improvisateurs libres qui ont un succès public
« moyen » et ne sont pas devenues des icônes ont tendance à mal se
renouveler, à jouer comme ils le faisaient il y a vingt ou trente ans. S’il
s’agit de X, Y ou Z, le fait d’avoir une grosse notoriété excuse tout. Si l’art
de Sophie Agnel a muri relativement récemment, celui de Daunik Lazro remonte à la glorieuse époque où Joe McPhee et Frank
Lowe pointaient le bout de leur nez et FMP, Brötzmann, Kowald et cie
connaissaient leurs premières années de gloire. Çà nous fait quarante ans. Et
bien, Daunik Lazro vient juste de
muer : le voici au saxophone ténor. Après avoir été un challenger incontournable
de Brötzmann au sax alto (il fallait entendre ses barrissements démentiels son
alto levé vers le ciel), il s’est engagé dans des volutes sombres au sax
baryton. Au ténor, il élargit son répertoire, joue sans se rejouer, donnant du
grain à moudre aux esprits chafouins : sa voix est unique. Bien sûr on
retrace ses lignes de force. Sophie
Agnel qu’on a entendu faire bruisser les cordages et les marteaux du grand
piano, bloquer les cordes, grincer les filets de cuivre, résonner la carcasse,
donne ici la pleine mesure des registres inouïs de l’instrument.
Le duo est une merveilleuse machine à rêves, une rencontre sensible,
amoureuse, lucide et… etc… On ne se lasse pas une minute tant les duettistes se renouvellent tout au long de ces six improvisations enchaînées par un esprit de suite qui frôle l'inconscient et qui se révèle tout autant un dérive poétique.Réalisé par Jean-Marc Foussat pour son label géant FOU Records où vous trouverez sa propre musique et ses collaborations, de l'improvisation sans concession (comme le duo récent de Christiane Bopp (trombone) et de Jean - Luc Petit (clarinettes),L'écorce et la salive FR-CD 19, une merveille) et des enregistrements historiques des années 80 avec Evan Parker Derek Bailey, Joëlle Léandre, George Lewis et Daunik Lazro et dont le trio Enfances (Léandre/Lewis/Lazro FRCD 18) est la pièce à conviction ultime !
Cette Marguerite est mettre dans la liste des duos intemporels récents dont je
vais tenter prochainement de vous en faire le menu dans ce blog !
Merci, une fois de plus, Monsieur JMVS. Vous avez l'oreille affûtée et l'écriture généreuse. Vous souhaite une grandiose tournée en Middle Europ.
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