Piano grand-angle et saxophones petit et droit et grand et coudé, interaction du tac-au-tac sans tic, esthétique d’une expression pointue où la sensibilité, la logique, la musicalité et un très grand savoir-faire se rejoignent pour une musique sensuelle, lucide, chercheuse. En leur présence, l’écoute active s’affirme aussi spontanément que leurs échanges communiquent l’essentiel au fil de pièces uniques taillées comme des diamants, vécues comme des poèmes philosophiques. Au clavier, les dix doigts de chaque main animent les timbres, les marteaux, les câbles tendus et l’âme de l’instrument dans une construction vivante, une architecture mouvante, sensible, éphémère auxquelles le souffle chaud, le cri déchiré, les harmoniques hérissées du saxophoniste projettent sa vision complémentaire, aimantée, poétique, quête chamanique. Les anches et la colonne d’air hantées de Guy-Frank Pellerin savourent l’instant créé par la fusion du passé recomposé et du futur visionnaire d’Antonino Siringo, maestro syncrétique du classique contemporain et du jazz libre où pointe l’esprit constructiviste du grand Cecil (plage 2 Panoramica, plage 5 No Traffic Lights). La virtuosité du pianiste n’est pas vaine, l’articulation folle de chaque son, de chaque toucher, dessine des intentions innombrables en un torrent magiquement ordonnancé par une extrême sensibilité, imprime fugacement dans l’espace d’un instant, des visions de palais extravagants, de cités science-fictionnesques, multitudes de tours penchées qui défient leurs centres de gravité. Il faut noter la grande précision dans le traçage des lignes, courbes, pointes et angles et la remarquable lisibilité de son jeu et de son toucher à cette vitesse frénétique. Les lois de la physique rejoignent l’élan du cœur, les battements de l’espoir. Le saxophoniste ajoute adroitement couleurs, émotions intérieures, harmoniques jetées dans l’espace comme des hiéroglyphes sur la toile tendue par les vents du large. Ailleurs, les doigts d’Antonino semblent s’égarer dans les cordages faisant résonner la coque vernissé et les courbes vibrantes du piano par des chocs savamment amortis sur la tension des cordages, son esprit traçant des réponses secrètes immédiates à ses investigations gestuelles spontanées, lesquelles inspirent les glissandi subtils du soprano chercheur de Guy-Frank. Celui-ci a le chic de prendre le temps de jouir de ses trouvailles, contrebalançant l’impétuosité du pianiste, par le charme poétique de la vocalisation free des timbres. On songe aux lueurs miroitantes et incisives des Sam Rivers, Joe McPhee, Charles Brackeen. Mais c’est vers l’esthétique voisine d‘un Urs Leimgruber que son appétit se dirige, sa pratique l’y mènera, je pense.
Nos deux improvisateurs constructeurs de mondes parallèles entrelacés se rejoignent là où leurs sensibilités semblent les écarter. Leur savoir-faire est magistral et vécu, maîtrisé et fougueux, leurs complémentarités sont exemplaires, leur vivacité, touchante. Je me demande bien pourquoi ça ne (peut) pas travaille(r) dans une voiture. Leur conduite est surprenante, l’essence de telles idées est un carburant secret qui semble n’avoir été inventé que pour satisfaire leurs appétits insatiables. Le titre de l’opus : peut-être l’expression de l’humour pince sans-rire du saxophoniste. Même s’il semblera aux connaisseurs pointus que leur route soit repérée, voire connue, Guy-Frank Pellerin et Antonino Siringo Yek-Nur nous tracent un parcours exceptionnellement dense et rarement atteint. D’ailleurs, je suis surpris par la vitesse avec laquelle le plaisir d’écoute ait oublié la durée de cet excellent album que je recommande vivement.
PS : s’il fait plus que suggérer les phrasés chorégraphiques dans l’espace de Cecil Taylor dans deux ou trois morceaux, Antonino Siringo aurait tort de nous priver de nous livrer cette expression rare de sa très grande maîtrise au clavier d’un grand piano : un auditeur averti ou fraîchement convaincu devrait être assez fou pour se priver de ce plaisir. Savoir imprimer avec autant de talent, d’intentions subtiles dans la jungle labyrinthique des touchers percussifs rendu possibles par la danse effrénée des avant-bras, mains et doigts sur un clavier d’un grand, avec un tel rendu, si haut en couleurs (elles-même si superbement variées) est plus qu’une performance athlétique d’un très solide musicien, instruit et savant. C’est un partage émotionnel des possibles du piano qui transcende l’analogie avec l’œuvre du titan New Yorkais. Sincèrement, je suis admiratif et j’espère que les lecteurs qui essaieront d’écouter cet album tireront les mêmes conclusions que moi. En effet, je peux vous faire entendre bon nombre de témoignages de spécialistes des 88 marteaux qui visiblement n’ont pas la carrure instrumentale suffisante pour exprimer cette tridimensionnalité dans l’espace. À cette vitesse, la gaucherie est souvent inévitable et en gâte souvent l’audace. En outre, Siringo ne fracasse pas son architecture à mi-chemin, sa sensibilité n’étant pas frénétique, elle évite la transe extatique (C.T.). La perception de sa capacité à construire de toutes pièces son édifice mirobolant sans le faire exploser suffit à nous convaincre de quoi il est capable. Pourquoi sortir de la route quand il n’y a pas de fossé, mais un précipice ? Sagesse d’un artiste sensible avant tout.
Denhoff/ Philipp/ Fischer & Frank Gratkoswki Michael Dennhoff, Ulrich Phillipp, Jörg Fischer, Frank Gratkowski sporeprint 1711-08
Je vous ai déjà entretenu de ce curieux trio qui associe la campanula de Michael Denhoff, un rare instrument à cordes frottées proche du violoncelle, et la contrebasse magistrale d’Ulrich Phillipp à la percussion millimétrée de Jörg Fischer, le maître d’œuvre de Sporeprint. C’est avec joie que je mesure le travail accompli depuis leur précédent opus (Trio Improvisations/ sporeprint 1408-03), cette fois en compagnie du très remarquable soufflant Frank Gratkowski, crédité clarinette, flûte et clarinette basse. Phillipp, Ulrich de son prénom possède un coup d’archet qui vaut bien celui de son presque homonyme à un S près, Barre de son prénom. Inspiration toujours garantie quand son nom figure dans la composition d’une formation d’improvisateurs libres, telle que celle-ci. Les deux cordistes se complètent à merveille et le leu du percussionniste excelle en leur compagnie. Le souffle de Gratkowski se révèle un élément bonificateur probant pour créer une bien belle musique. Sept titres non-intitulés, untitled 1-7,déclinent avec lenteur et subtilité, une immense qualité d’écoute, une saveur acoustique, timbrale, une délicatesse puissante propres à cette capacité de communication, d’accord émotionnel, de vibration collective, d’expressivité du sensible. Elle est magnifiquement démontrée ici, cette qualité intrinsèque de l’improvisation libre de haut vol, qui se concentre sur la dynamique sonore. La microtonalité assumée, celle qui joue sur les altérations infimes des intervalles stricts des gammes tempérées, est ici précisément évoquée, suggérée sans exotisme et expressionisme appuyé. Elle existe en filigrane, à la pointe du sentiment. La percussion est le vecteur de colorations, de caresses, de battements légers, sursauts délicats, balais volatiles, frémissements éphémères. Les frottements des cordes irisent l’onde, la surface d’un étang frémit et ondoie sous la lumière de l’astre ascendant. Une communion des timbres, un lyrisme pastoral, une écoute palpable s’étale dans un temps apaisé, solennel, intime, celui de quatre sensibilités qui se complètent au fil des métamorphoses sonores. Celles-ci évoluent insensiblement : les 7’48’’ (untitled 4) d’un canon mystérieux tracé au ralenti dans une communion sensible qui semble s’éterniser sur la même note immobile, jouée statiquement et curieusement de plus de cent manières exprimant ainsi la variété infinie des touchers de chaque instrument. Untitled 5 surprend à retenir le sentiment de la précipitation par d’infimes détails du jeu collectif dans une forme courte. Il y a tant de velléités libertaires qui ouvrent les portes ouvertes depuis deux générations en oubliant l’expression du sensible. Ces quatre patronymes quasi anonymes (Gratkowski, seul, est largement documenté et souvent invité aux quatre coins internationaux de la scène improvisée) qui échappe à la notoriété, susceptible de les faire figurer dans le palmarès des chroniqueurs anglo-saxons de The Wire, nous rappellent encore une fois les mérites de cette scène composée essentiellement de praticiens (fort) doués qui persévèrent dans leur passion inassouvie : improviser librement en mettant en valeur le potentiel sonore, instrumental, imaginaire, musical, sensible, onirique (etc…) d’individus maîtrisant leurs instruments, exprimant leurs idéaux à l’écart de la gabegie médiatique, consumériste et contre les idées reçues, la réification de l’art. La musique partagée, vécue, complètement improvisée, ces moments hésitants, ces retrouvailles instantanées, détaillés aussi longuement avec l’amour des choses de la vie et des êtres qui l’habitent, est en soi une démarche existentielle. Elle trouve ici une expression magnifique. Untitled 7 en est l’apothéose : après des cadences agitées, une découpe incisive du temps par de multiples tempos abandonnés à mi-course se chevauchant, empressés à se contredire, clins d’yeux rythmiques et pulsations évitant un flux trop évident qu’il faut contrarier pour en faire ressentir l’inanité, l’improvisation collective se résout dans des frottements minimalistes, mettant en évidence l’insondable diversité des timbres et sonorités obtenues par ce geste immuable de l’archet frotté, du souffle pincé que seul le savoir-faire intense permet d’obtenir et diversifier à l’envi. Un magnifique quartet qui dément de belle manière la prévisibilité de sa configuration instrumentale aujourd’hui galvaudée par l’expressionnisme tâcheron du « free free-jazz » limité entre forte et triple forte au mépris des lois de l’acoustique, de la dynamique naturelle des instruments à cordes. Entendons nous bien : je suis loin de mépriser le free-jazz, mais son écoute consécutive est fatigante à la longue. Les musiciens de ce quartet pratiquent une musique dans l’apparente retenue en constitue la puissance irrésistible : elle aspire notre écoute et nous fait découvrir le miroitement des sonorités et de leurs combinaisons infinies. En outre, nombres de tenants de la jubilation extatique se rejouent d’un point de vue harmonique, rythmique et mélodique, lassant une oreille exercée. Donc, ces untitled forment une musique superbe que je préfère encore au tout récent Company de Derek Bailey, Klinker, chroniqué dans la page précédente. C’est dire la haute qualité cet opus au titre patronymique qui recèle une véritable poésie, trop souvent absente ailleurs.
the art of the………….. DUO 2 edition explico 23
Joachim Zoepf bass clarinet Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello Michael Griener percussion
Elke Schipper voice Joachim Zoepf bass clarinet
Michael Griener percussion Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello Elke Schipper voice
Michael Griener percussion Joachim Zoepf bass clarinet
Elke Schipper voice Lenka Zupkova viola
Michael Griener percussion Elke Schipper voice
Günter Christmann cello Lenka Zupkova viola
Günter Christmann trombone, cello Alexander Frangenheim db bass
Paul Lovens percussion Elke Schipper voice
Günter Christmann trombone Paul Lovens percussion
Thomas Lehn synthesizer Elke Schipper voice
Günter Christmann cello Mats Gustafsson soprano sax
Günter Christmann zither a.o. Elke Schipper voice
Cette énumération précise relate l’imprécision dans notre esprit des vertus auxquelles certains improvisateurs prêtent aux possibilités cherchées inlassablement et trouvées comme par miracle dans les mécanismes et propriétés physiques de leurs instruments respectifs, anche sertie d’un bocal résonnant et tuyau boisé, étrangement courbé et entouré de clés mystérieuses, la clarinette de Joachim Zoepf, violon un peu grossi et cordes sensibles mais revêches de l’alto au crin de l’archet de l’altiste Lenka Zupkova, cuivre coulissant et pavillonaire embouché par le souffleur Günter Christmann, lui-même initiateur de l’art précis du duo tel qu’il est documenté ici sur son micro-label en édition limitée (dépêchez-vous !) et violoncelliste intrigant et précis. Batteries écartées des sentiers battus par deux poètes sensibles de la gestuelle percussive : Michael Griener et Paul Lovens (selected or unselected). Cordes vocales, orifice et cavité buccales, succion des phonèmes, étirements fragmentés de la parole, chant fugaces des diphtongues ensauvagées, feu follet de la langue inventée : Elke Schipper. Gros violon, touche dont le moindre millimètre est conquis à la poésie de l’archet baladeur et des pressions infimes des phalanges meurtries dans le feu de l’action : Alexander Frangenheim. Le synthé analogique sorti du grenier d’un autre âge pour satisfaire l’appétit ludique pour les fréquences froissées d’un trop-plein électrogène : Thomas Lehn. Revenant vers ses premières amours non-idiomatiques, le musculeux soufleur scandinave aux prises avec le frêle saxophone soprano qu’il pointe en triturant l’anche à coups de lèvres fous ou folles : Mats Gustafsson. Ces échanges croisés doivent se réitérer sans se ressembler, les occurrences de chaque duo ont l’art de me laisser imaginer leurs univers sonores respectifs. Malheureusement, il s’agit de ma part seulement d’une invitation à votre curiosité. Pour mon malheur momentané, la copie qui m’a été assignée par edition explico ne me permet pas de découvrir les sons enregistrés, édités et masterisés pour ce nouvel opus, intitulé art of the duo 2. Il y a simplement un défaut dans l’enchaînement des octets du disque compact qui en empêche la lecture, chose inévitable pour un label aussi artisanal. C'est ce qui rend leur démarche si essentielle : elle ne tient qu'à un fil ! Toutefois, l’énumération indiquée plus haut me titille en espérant pouvoir l’écouter un jour, si vous, chers lecteurs toujours plus nombreux, vous précipitez aussi impatiemment que je suis prompt à le faire, avant que les deux artisans utopistes (il faut en convenir !) aient lu ma missive digitale via internet. Reçu, il y a presque une semaine, ce disque compact prometteur, j’attends encore une réponse à mon message de détresse : le CDR ne fonctionne presque pas ! Si j’en reçois, d’une manière ou d’une autre, la matière sonore, je parviendrais peut-être à tracer sur un feuille blanche mes impressions d’auditeur-praticien (quand même). À suivre donc !
PS ai reçu une autre copie du CDr en bon état de marche de Günter ! Donc le texte relatif à mon écoute paraîtra d'ici peu ....
PS ai reçu une autre copie du CDr en bon état de marche de Günter ! Donc le texte relatif à mon écoute paraîtra d'ici peu ....
Ce n’est pas le premier album vinyle du duo de Timo et Kris, mais la prise de son très fidèle et précise de Michael W Huon et le mixage présent de Vincent De Roguin apportent à leur collaboration un éclairage neuf, une atmosphère secrète, une vision à la loupe qu’on a la soudaine impression de mal les (re)connaître. Percussions faite maison exotique et objets hétéroclites (KV), instruments détournés (TVL). Karel 2013 à la Rue Haute, Bruxelles, lieu hanté s’il en est. D’un apparent bric-à-brac fuse un ordonnancement des timbres et des couleurs sonores, fantômes de l’au-delà, de l’ailleurs du temps transformé. Les sons sont étalés, flottent dans l’espace exigu du grenier du Karel, vibrent sans s’imposer, s’insinuent dans notre perception et s’enchaînent au petit bonheur la chance pour notre plus grand bonheur ou plaisir. Les crédits de la pochette (mystérieuse) n’indiquent aucun instrument, l’oreille se guide à l’aveugle pour essayer identifier en vain l’objet, l’instrument, le geste, la technique, qui joue quoi. Comme le montre le montage photographique du recto d’arrêt au lac chimère,les deux musiciens et leurs sons s’interpénètrent pour ne faire d’une entité, invisible mais pressentie avec lucidité par KV & TL. Plus qu’une synchronisation télépathique, il s’agit d’un même et seul rêve éveillé et chancelant vécu par les deux protagonistes, leurs chimères, leurs manies. Absence de réflexe, d’appel et réponse, d’action / réaction. Plutôt connivence, poésie et dérive onirique. Enchevêtrement insoupçonné. Subconscient relâché au pays des jouets au fond d’un grenier magique. Merveille de la captation microphonique, géographie du sensible. Cette musique se hisse au niveau des plus beaux exemples enregistrés de musique improvisée libre radicale par la qualité intrinsèque de sa richesse sonore et de la grande concentration des deux artistes dans le déroulement de la performance.
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