Carl Ludwig Hübsch Phil Minton Metal Breath Inexhaustible Editions ie-010
Nous voici au cœur de la fabrique « non idiomatique » la plus intense avec deux artistes qui vont chercher les sons inouïs à la limite du possible et dans la pure poésie. Carl Ludwig Hübsch nous donne à entendre les bruissements les plus fous des entrailles de son tuba faisant exploser l’air dans les tuyaux, vibrer les infra-graves et le pavillon en écho aux égosillements les plus hallucinants qui existent, les sifflements, chuintements, harmoniques surréelles, pressions de l’air dans un larynx parleur d’un Phil Minton intarissable… Comme dans d’autres duos mémorables avec Minton en compagnie de Sophie Agnel, Daunik Lazro ou Günter Christmann, une saveur toute spéciale se dégage dès la première écoute et vous envahit progressivement et irrésistiblement au fil des autres. Trois pièces de 24:04 (copper), 32:45 (zinc and blood) et 3:26 (flesh). La voix se contorsionne et se dédouble comme par magie superposant harmoniques, aspirations, phonèmes, gargouilis dans le même élan. Le tubiste renouvelle constamment ses effets en faisant éclater les timbres avec, entre autres, une anche plutôt qu’une embouchure, créant aussi plusieurs voix simultanées et rejoignant le registre fou du chanteur… Les congruences de leurs inventions se percutent, se complètent, se contredisent, s’unissent dans des instants imperméables à la raison.
Inexhaustible Editions est un label basé à Ljubljana et consacré à l’improvisation radicale. Il vient d’ajouter un numéro rare (10) à son catalogue, sans nul doute un des deux ou trois albums essentiels de ces dernières années. Un trésor à acquérir en priorité !
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/metal-breath
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Peal Paul Rogers & Emil Gross Bag of Screams Setola di Maiale SM 3520
Bag of Screams ? On sait que Paul Rogers a plus d’un tour dans son sac et que sa contrebasse Alain Leduc à 7 cordes se démultiplie allègrement dans de nombreuses dimensions dont la vocalité n'est pas le moindre atout. On pense immédiatement non seulement à un violoncelle dont on a élargi la palette, mais surtout, à la viole de gambe, instrument baroque qui évoquait miraculeusement la voix humaine. Cette qualité vocale est renforcée par les cordes sympathiques dont est munie sa contrebasse. Il forme le duo Peal avec le percussionniste autrichien Emil Gross qui commente et entoure ses improvisations à l’archet (le plus souvent) avec une belle empathie et beaucoup de savoir-faire. La musique est fluide, relâchée et sinueuse à travers neuf improvisations en duo se distinguant chacune par un mood, une émotion particulière. Un lyrisme en dehors du temps. On se laisse emporter par leurs divagations dans les graves, les densités, les textures et les couleurs. On songe aux essences éparpillées dans l’atelier de l’ébéniste ou une boutique de planchers et parquets pour revêtir les sols qui regorgent de mille et une nuances confondant la lumière et l’ombre … Depuis l’album solo Beings chez Amor Fati (2007), il est temps de se refamiliariser avec le travail de cet extraordinaire contrebassiste qui a su trouver un excellent partenaire pour valoriser sa démarche.
Sweet Oranges The Clifford Thornton Memorial Quartet Joe McPhee Daunik Lazro Jean-Marc Foussat Makoto SatoNot Two NW971-2
Sweet Oranges est dédié au compositeur et multi-instrumentiste Clifford Thornton (1936- 1989) qui fut le mentor de Joe McPhee et disparut trop tôt après avoir joué avec Sun Ra, Archie Shepp, Sunny Murray, Marzette Watts, François Tusquès, et enregistré quelques albums comme The Panther and The Lash (dont Tusquès a écrit une partie de la musique), Ketchaoua (pour BYG le 18 août 1969 …comme beaucoup d’autres ???), Freedom and Unity (le premier enregistrement de McPhee) et the Gardens of Harlem avec le Jazz Composers Orchestra. Hans Falb, le responsable des Konfrontationen de Nickelsdorff, et qui était un ami de Thornton, avait organisé un événement – hommage à sa mémoire en Autriche en 2015. Ce concert était intitulé Gardens of Harlem et réunissait improvisateurs free, noise etc. Et donc, l’idée vint à Joe McPhee de rendre lui aussi hommage à ce pionnier du free-jazz en intitulant la longue improvisation collective du titre d’un des morceaux de l’album Gardens of Harlem. La musique enregistrée nous fait découvrir une suite spontanée se découpant en plusieurs séquences clairement identifiables et qui fait la part belle aux sax ténor de Mc Phee et Daunik Lazro. Lazro joue aussi de son sax baryton, alors que Joe embouche son trombone à pistons, l’instrument emblématique de Clifford, entre autres dans l’introduction. Makoto Sato dynamise l’ensemble avec une frappe tournoyante et sensible remarquablement enregistrée et mixée. Jean-Marc Foussat pimente l’ensemble avec ses sons électroniques et ses boucles écartelées en vagues, nappes ou murmures, se mouvant et ondulant dans le champ sonore tout en modulant soigneusement le volume. Les souffles de Mc Phee et Lazro se distinguent avec précision dans le continuum de Foussat et alternent spontanément leur lyrisme poétique et les déchirures comme s’ils ne faisaient qu’un. Les quarante-deux minutes se clôturent à l’instant où Lazro évoque la mélodie d’Afro-Blue. Un encore de plus de sept minutes évoque les instants où Sun Ra rejoignait une galaxie inconnue. Foussat a enregistré séparément avec Sato et McPhee et celui-ci a fréquemment collaboré avec Lazro. Leur réunion en quartet aurait bien pu rester anecdotique, si les musiciens n’avaient été aussi inspirés et aussi bien enregistrés. Oranges douces avec une solide dose d’acide quand même et une énergie non feinte. Un beau concert.
Sabu Toyozumi Claudia Cervenca as if once more klopotek izk 059
Pochette cartonnée en papier recyclé brun clair, album artwork by Nicola Guazzaloca (le grand pianiste improvisateur de Bologne). Pionnier de l’improvisation free au Japon depuis un demi siècle, batteur sélectionné par Mingus à Tokyo et l’Art Ensemble à Chicago et percussionniste de choix de Derek Bailey, Peter Kowald, Barre Phillips, Peter Brötzmann, Tristan Honsinger, Leo Smith, Misha Mengelberg, John Russell, Sabu Toyozumi peut s’enorgueillir d’avoir enregistré en duo avec Misha Mengelberg et avec Han Bennink. Cet album a le mérite de nous le faire entendre dans un duo excellemment enregistré (par Iztok Zupan, le responsable de Klopotek) avec une chanteuse improvisatrice alors qu’il manie la vièle chinoise er-hu et la percussion dans un autre registre que s’il jouait avec des souffleurs, un guitariste électrique et / ou une contrebasse. Claudia Cervenca, une chanteuse roumaine installée en Autriche, a développé une excellente approche basée sur des techniques vocales alternatives avec une dimension poétique et improvisée aussi bien qu' « ethnique ». Sa capacité à altérer instantanément le timbre, le volume et les inflexions de sa voix dans un même élan vocal lui confère une aura de mystère. La douceur alliée à la puissance.
Lors de leur rencontre au Festival Limmitationes à Heiligenkreuz im Lafnitztal à la frontière austro-hongroise en mai 2015, le duo débute par un dialogue intimiste avec Sabu à la vièle chinoise er-hu. Lorsqu'il reprend petit à petit possession de sa batterie, Claudia lui laisse le champ libre alors qu’il fait résonner les peaux tendues et les cymbales dans l’espace. Il y a une dimension africaine chez ce percussionniste. Ce n’est que lorsque les frappes de Sabu se concentrent seulement sur les baguettes entrechoquées que la chanteuse s’introduit délicatement dans le jeu et commence une magnifique improvisation. Sa voix est alors magnifique, chaque son est travaillé dans le moindre détail. Le percussionniste s’élance alors dans un crescendo progressif et la voix se métamorphose graduellement en une incantation de chamane, au bord de l’éclatement alors que les roulements de son partenaire évoquent les forces de la nature. Tellurique. Organique.
Music for Two Organs & Two Bass Clarinets Thanos Chrysakis Chris Cundy Peer Schlechta Ove Volquartz Aural Terrains TRRN1238
Voici un enregistrement vraiment peu commun. Deux organistes, Thanos Chrysakis (orgue positif) et Peer Schlecta (orgue d’église) et deux clarinettistes basses, Chris Cundy (cl. basse et contrebasse) et Ove Volquartz (cl.basse et contralto) dans l’espace acoustique de la Neustädter Kirche d’Hofgemeister. Les caractéristiques acoustiques de l’espace résonnant de l’église faite sans doute de pierre, marbre ou brique, la hauteur des voûtes confèrent à la musique une sonorité très particulière, assez éloignée des standards de qualité des meilleurs studios et salles de conférences. Les fréquences naturelles de l’endroit font donc partie intégrante de la musique pour le meilleur et pour le pire. Morceaux I II III IV et V répartis sur 53 minutes. Je fais remarquer que la dénomination « orgue positif » signifie orgue portable qu’on dépose sur le sol. Il s’agit d’un orgue de dimension nettement plus réduite que les impressionnants orgues d’église. Les deux organistes composent instantanément une symbiose sonore de leurs tuyaux respectifs qui se conjuguent mutuellement dans une masse fluctuante, faite de strates / drones qui gonflent, ondulent, et soulèvent les souffles des deux clarinettistes. Ove et Chris ont un plaisir fou à faire vibrer aches et colonnes d’air ainsi que le registre grave et le pavillon recourbé de leurs clarinettes basses respectives avec un sens de la dynamique tout à fait adapté à cet environnement hors-norme. On navigue dans l’univers des musiques expérimentales faite de drones empilées, répétitives, saturées. Un travail exacerbé sur la densité, la vibration de l’air, la lenteur, l’épaisseur, les textures. Un lyrisme à la fois angoissé et reposant vient poindre dans le n° IV ainsi qu’une recherche formelle qui détourne les flots imposants vers des harmoniques tracées à gros traits s’élevant au-dessus des coups de pattes d’ours pressant les claviers. En écoutant au casque, on obtient l’impression que le mixage pousse les sons au maximum décibélique. Dans le n°V, les volutes des clarinettes basses rejoignent celles de l’église laissant les souffles de l’orgue en tapisser la superficie. Une incursion gargantuesque dans les extrêmes de la musique improvisée expérimentale.
http://auralterrains.com/releases/38
http://auralterrains.com/releases/38
Live in Triest Keith Tippett Klopotek IZK CD 074
Les musiciens improvisateurs ont parfois la chance de leur côté. Iztok Zupan est un de ces idéalistes ouverts d’esprit, à la fois excellent ingénieur du son, propriétaire du label Klopotek, un modèle du genre, et photographe professionnel. Il met bénévolement son savoir-faire et ses ressources au service de la musique improvisée sans entretenir d’agenda ni de marotte qui pourrait desservir cette musique et les intérêts les plus nobles de ses praticiens. On lui doit une série de productions élégamment présentées dans des pochettes en carton recyclé et décorées par le graphiste Nicolà Guazzaloca, le très remarquable pianiste de Bologne qui figure d’ailleurs dans le catalogue de Klopotek (Les Ravageurs en duo avec Edoardo Marraffa). Iztok, un citoyen Slovène, sillonne les régions frontalières entre Vénétie, Frioul, Slovénie et Autriche à la recherche de concerts rares en offrant bénévolement et généreusement ses services de prise de son aux musiciens. Klopotek a publié d’excellents albums qui ne déçoivent jamais : Duo Mc Phee – Lazro, Sabir Mateen en solo, Sabu Toyozumi et la chanteuse Claudia Cervenca, la pianiste Elisabeth Harnik, le claviériste Giorgio Pacorig et la clarinettiste Clarissa Durizzotto, Trevor Watts et Jamie Harris, etc… Tout cela sans tenir compte d’impératifs mercantiles liés à la notoriété des artistes.
Cet enregistrement de Keith Tippett remonte à octobre 2010 et restitue de manière vivante et dynamique l’atmosphère du concert. Une très longue suite offrant la musique de Keith Tippett dans toute sa profondeur. Un passage nous rappelle que sa première fratrie (Elton, Charig, Nick Evans) avait œuvré dans le blues boom : les accents du blues ressurgissent un instant comme par enchantement. Au fur et à mesure que la musique se développe, la table d’harmonie s’encombre d’objets percussifs et d’un mini piano jouet transformant le piano en clavecin cosmique. Cette configuration de l’instrument est exploitée dans une manière de polyphonie sauvage ou avec le souffle d’une ballade irréelle interférant avec l’écho des feuilles mortes … Cette performance de 45 minutes est suivie d’un rappel exceptionnel et très court, Rain, fait de quelques accords, mélodie familière qui suggère une autre œuvre cosmique dont il a le secret . Il faut rappeler que Keith Tippett ne joue jamais de rappel à la fin de ses concerts solos. Le pianiste est un de ces artistes dont la musique appartient à plusieurs univers, jazz moderne, avant-garde, piano contemporain. Live In Triest est à la hauteur de ses meilleures réalisations solitaires et trop rares telles que le légendaire Unlonely Dancer, les Mujician et Mujician II publiés par FMP.
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