9 août 2016

Adriano Orrù Maria do Mar Luiz Rocha - Spontaneous Music Ensemble - Ivo Perelman Matt Shipp Michael Bisio Whit Dickey


Orrù Mar Rocha Live at Mia 2015 Endtitles

Emballé dans une feuille de papier  gris clair pliée judicieusement et marquée au centre par l’inscription Orrù Mar Rocha Live at Mia 2015, ce beau document nous fait entendre un très remarquable trio d’improvisation contemporaine. Le contrebassiste Adriano Orrù muni aussi d’objets, la violiniste Maria do Mar et le clarinettiste Luiz Rocha concertent leurs efforts en se concentrant avec beaucoup d’empathie sur plusieurs aspects : les formes, l’écoute mutuelle, le sens de l’épure, l’équilibre entre chaque instrument, la construction collective, une qualité « musique de chambre » alliant dynamique sonore et énergie, indépendance et une interactivité subtilement tangentielle. Il y a un passage où le lyrisme est exalté et le decrescendo qui suit mène au silence. Le public applaudit et rappelle ensuite : on a droit à des coups d’archets fouettés sur les cordes et la voix de do Mar qui s’égosille abruptement. La suite est intense, bruissante, le souffleur vocifère dans le tube de la clarinette basse, l’origine des sons est peu descriptible, si ce n’est le violon qui vrille les aigus quasi en sottovoce.  Cela conduit à des notes tenues, quelques notes répétées, un aigu de clarinette proche du flutiau et partant de là un beau trilogue exprimant un sentiment d’hésitation, de réitération d’une conclusion dont on retarde l’aboutissement. Subtil, lumineux. Comme le concert (et l’enregistrement, très bon vu les circonstances) a eu lieu dans une église, les trois musiciens doivent restreindre leurs actions pour rester lisibles et éviter la saturation. On apprécie le jeu de contrebasse puissant d’Adriano Orrù, le contrôle sonore et l’audace de Luis Rocha et la subtilité délicieusement réservée de Maria do Mar. Chaque séquence développe une idée commune et puis enchaîne vers une réalité différente. On n’étale pas, on concentre… un dosage inné de la répartie, du commentaire, de la relance se fait jour. De nombreuses figures de style qu’on croirait être empruntée à l’écriture théâtrale sont dévoilées par le jeu collectif. En fait, c’est exemplaire : la conviction et l’efficacité de cette musique la rend indispensable.

Spontaneous Music Ensemble Familie & Oliv Emanem 5033 


Rassemblant Trevor Watts, Derek Bailey, le pianiste Peter Lemer, les chanteuses Pepi Lemer et Norma Winstone, ou Maggie Nicols et Carolann Nicholls, les bassistes Jeff Clyne et Dave Holland ou Johny Dyani mais aussi Evan Parker ou Kenny Wheeler dans deux sessions de studio sous la houlette de John Stevens, guide- catalyseur du Spontaneous Music Ensemble, Familie & Oliv, enregistrés respectivement en janvier 1968 et février 1969, documentent la période initiatrice du groupe autour de procédés d’écriture, de passages obligés et d’organisation orchestrale à la fois proches et éloignés du free jazz ouvert de l’époque. Un parallèle peut être tiré avec les compositions de Bill Dixon dans November 64 ou Intents and Purposes ou de Sound, le premier album paru de Roscoe Mitchell. Une anecdote concernant la qualité excellente des enregistrements studios : les deux versions de la composition Familie (plages 1 & 4) ont été mises en boîte par Eddie Kramer, l’ingé-son de Jimi Hendrix et les sessions d’Oliv le furent par Eddie Offord qui fut le technicien du groupe Yes au début des années 70. On sait aussi que le bassiste de Yes, Chris Squire, était un collègue de Trevor Watts chez Boosey & Hawkes, l’éditeur musical pour qui ils réalisaient la copie au net des partitions. Trevor et Stevens avaient en effet décidé d’effectuer un travail rénumérateur hors de la scène musicale afin de conserver une liberté d’expression totale et de ne pas être obligés de se plier aux desiderata des patrons de club. Les deux versions de Familie font respectivement 19 : 42 et 11 : 33, la deuxième étant une seconde section alternative. Ces deux enregistrements ne furent jamais publiés et une autre version est parue dans l’album « posthume » du SME, Frameworks (Emanem 4134). Quant à Oliv (1 et 2), il s’agit des deux faces de l’album Spontaneous Music Ensemble publié par Marmalade, le label de Giorgio Gomelsky. GG et Marmalade firent d’ailleurs connaître la chanteuse Julie Driscoll,future Julie Tippetts, laquelle chanta dans le SME en 1971.  Ce sont des enregistrements intéressants voire passionnants avec la remarque importante que les enregistrements du SME de l’époque et leurs concerts quasi journaliers sont des choses relativement différentes. Par exemple, John Stevens a invité Kenny Wheeler et Derek Bailey systématiquement dans trois enregistrements publiés à l’époque : le légendaire Karyobin sur le label rock Island, le présent  Oliv I & II publié par Marmalade en 1969 (Spontaneous Music Ensemble) et le moins connu, So, What Do You Think ? (janvier 1971 label Tangent), alors que ces deux musiciens étaient des contributeurs occasionnels du groupe. De même, David Holland fut invité pour Karyobin, So What et Familie. Le SME est un groupe qui a énormément travaillé, répété, investigué et fait évoluer sa démarche au point que chaque témoignage enregistré doit être entendu comme le révélateur d’une phase particulière parfois assez éloignée de la pratique du concert. On retrouve un fil conducteur : la pratique d’exercices musicaux collectifs conçus pour permettre une véritable communion sonore et qui servent de guides pour créer ces pièces musicales, une forme d’improvisation à la fois très libre et semi-dirigée. Aussi, John Stevens décidait fréquemment des changements de direction dans la musique du groupe et cette progression en dents de scie fait du SME le groupe le plus complexe à cerner musicalement. Je lui ai d’ailleurs consacré une étude en 2007 d'une quarantaine de pages parue dans le magazine Improjazz et traduite dans Oro Molido.
Dans la première et plus longue version de Familie (19 : 42), les voix de Pepi Lemer et de Norma Winstone,  la flûte, le piccolo et le sax soprano (Brian Smith, Trevor Watts et Evan Parker), le violoncelle et les deux contrebasses de Jeff Clyne et David Holland jouent un drone (le « sustain » des pièces d’ateliers) dans une première section alors que John Stevens, Derek Bailey et le pianiste Peter Lemer se mettent successivement à improviser à partir de la deuxième minute. Le batteur souligne, le guitariste tranche et le pianiste introduit d’abord des lueurs tonales qu’il abandonne sous la pression de l’improvisation collective pour parcourir le clavier en montagnes russes. Cette section augmente ou varie d’intensité au fur et à mesure que les improvisations prennent de l’importance dans la masse de l’orchestre. C’est alors que les voix chantent des  glissandi impressionnants et que se distingue brièvement la flûte dans des brisures de la masse sonore (5 ‘). Les chanteuses improvisent sur des changements de tonalité tout en conservant l’émission vocale des drones.  On revient ensuite vers le sustain où les voix dominent ou alternent avec les flûtes. Le piano improvise modalement et la guitare plutôt à mi-chemin entre le sonique et le sériel. Une autre section de Familie pointe vers les 11’ et les musiciens s'y lancent dans une improvisation collective en conservant l’esprit de ce qui a été joué auparavant lors de la première version. Principalement les voix, la flûte et le piccolo, la batterie, aérienne avec les cymbales, les deux contrebasses et le piano. Des connivences et des interactions successives entre chaque instrumentiste apparaissent créant une sorte de tapisserie tissée par le foisonnement des  lignes et et accents de chaque improvisateur et où l’auditeur peut visualiser leurs imbrications dans le détail. Cette deuxième section se termine en decrescendo que vient souligner un remarquable glissando des voix. C’est un peu avec un procédé similaire mais plus travaillé que débute Oliv I (19:25) : les trois chanteuses à l’unisson (Maggie Nicols, Pepi Lemer et Carolann Nicholls  avec des nuances tonales subtiles et des effets de glissando,  Derek Bailey égrène des notes en arrière-plan tout comme le pianiste. Par dessus, Kenny Wheeler délivre une remarquable improvisation quasiment durant toute la composition. On y retrouve l’effet sustain de Familie enrichi par d'autres procédés qu’il faut écouter avec attention pour en saisir la richesse. Lorsque la contrebasse de Johny Dyani et le piano de Peter Lemer entrent en scène après les 8’ pour se retrouver dans une walking bass secondée par la batterie de John Stevens alors que Wheeler accélère le tempo de son improvisation, alors, les voix forment un drone en arrière-plan. Un peu plus tard, le trompettiste interrompt brièvement son solo pour laisser la place au pianiste. Il reprend son tour de force alors que le tandem rythmique intensifie ses balancements jusqu’à leurs dislocations. Dès les 15’, c’est la guitare perçante de Derek Bailey (harmoniques et suraigus) qui se détache ici et là. Curieusement le sax alto de Trevor Watts reste très discret. Derek Bailey, alors membre à part entière d’un des groupes les plus radicaux de la scène londonienne, Music Improvisation Company, tranche par son aspect sonore austère et « non-idiomatique ». Final en roulement de batterie et d’incursions chromatiques sur le registre médium et aigu du piano au moment où le volume de  l’orchestre diminue progressivement et s’éteint. Pas tout à fait satisfait par le déroulement de la composition Oliv lors de l’enregistrement, Stevens proposa alors d’enregistrer en quartet : Maggie Nichols, Trevor Watts, Johny Dyani et John Stevens. Il s’ensuit une improvisation de 15 :57 qui compte parmi les meilleures choses enregistrées par le groupe. Ce quartet avec Dyani était en fait le Spontaneous Music Ensemble « de concert » et une équipe composée de Stevens, Watts, Maggie Nicols et Carolann Nicholls s’est produite au premier Total Music Meeting à Berlin en novembre 1968. Ils furent rejoints sur scène par John Mc Laughlin en personne, lequel habitait d’ailleurs dans le même immeuble que la famille Stevens à Ealing. Mongezi Fesa remplaça Nichols par la suite et ce deuxième  SME quartet joua au festival de Kongsberg en Suède, mais ne fit aucun enregistrement même s’il laissa un souvenir inoubliable. Plusieurs choses sont très pertinentes dans ce magnifique essai d’improvisation collective d’OlivII . Trevor Watts joue enlaissant des espaces de silence et en se mettant au niveau sonore de la voix de la chanteuse afin d’inclure complètement Maggie Nicols dans le son et la dynamique de l’ensemble. Celle-ci est encore à ses débuts, mais fait preuve d’une très grande sensibilité. Il lui est demandé de vocaliser avec une voix blanche sans forcer l’expression. On est là très loin du jazz. Certains intervalles demandent de la précision pour une vocaliste et malgré l’apparente simplicité de la musique, il s’agit du fruit d’un travail intense car le S.M.E. de Stevens et Watts répète quasi journellement. Avec Jeanne Lee à la même époque, Maggie Nicols se révèle déjà comme une innovatrice de la voix humaine dans la musique improvisée. Le jeu de John Stevens est ici plus proche de celui d’une batteur de jazz « même free » par rapport à celui d’autres enregistrements où sa (mini) batterie minimaliste révolutionne la percussion. Quelques passages chantés ou joués sont écrits et s’intègrent naturellement dans le flux des improvisations comme s’ils en faisaient. On y trouve le Sustain et une des premières manifestations enregistrées  de la Click piece qui, elle, clôt Oliv II. Dans ce final où chaque musicien essaie de jouer une seul son isolé dans son propre rythme personnel un peu comme une goutte d’eau qui tombe sur le sol, l'émission de chacun de ces sons est très légèrement décalée par rapport à celle des autres. Cet infirme décalage dans le temps est une instruction de Stevens, logique car il était obsédé par le feeling la précision rythmique de manière naturelle. Tout l’intérêt de la pièce réside dans le fait que les improvisateurs internalisent leur feeling du temps en relation avec celui des autres en vue d’approfondir cet aspect de l’improvisation. Où commence la musique per se et ou finit la pédagogie est un des mystères insondables de la musique du S.M.E. L’album finit par une belle et intrigante version de la deuxième section de Familie où la voix de Norma Winstone étonne par son port de voix d’une discrétion absolue avec des choix de notes et de durées qui attirent irrésistiblement l’écoute même si le timbre de sa voix est en retrait par rapport au volume des instruments. L’ensemble collectif se répand dans l’atmosphère en laissant à chacun l’espace pour être entendu ou deviné. J’ajoute encore que ces enregistrements on été repiqués d’un acétate personnel de John Stevens pour Familie et de copies vinyles pour Oliv. Ils ont fait l’objet d’un travail très soigné de nettoyage et d’amélioration du son, Martin Davidson ayant acquis une maîtrise remarquable en la matière. Même si cette musique est datée de presque cinquante ans, certaines choses dans son contenu forcent l’écoute par son actualité, entre autres, l’effort incessant d’écoute mutuelle des musiciens et des idées mélodiques brillantes, autant que celles de l’Art Ensemble of Chicago (en quartet sans batterie), groupe révélé la même année. Il faut souligner le bond en avant au niveau de la finesse et la recherche musicale de John Stevens et Trevor Watts par rapport aux enregistrements des années précédentes (cfr Withdrawal 1966/67 ou Summer 67). Stevens et Watts sont aussi des compositeurs en quelque sorte car ils ont incorporé des nuances musicales d'une grande subtilité au niveau des intervalles des timbres de la dynamique (Oliv II). Si quelques plages d’albums du trio de Schlippenbach, de l’Unit de Cecil Taylor, de Braxton en solo ou de Music Improvisation Company peuvent résumer leurs musiques respectives, celles du  Spontaneous Music Ensemble nécessitent un véritable travail exégétique ardu pour percer le sens de leur démarche. Sans cela, l’auditeur pourrait se faire une idée fausse de son cheminement et de perspectives créatives par rapport à l'évolution du groupe. Une des raisons qui ont poussé Emanem à en publier le maximum des enregistrements disponibles. On attend encore la réédition de So What Do You Think ? (Stevens Bailey Holland Watts Wheeler). Martin Davidson m’a communiqué, il y a une dizaine d’années, ne pas vouloir le rééditer parce qu’il n’appréciait le jeu de batterie « trop formel » de Stevens dans cette session de janvier 71, époque durant laquelle il a découvert le groupe au Little Theatre Club, découverte qui l’a définitivement conquis. On espère que MD changera d’avis. Pour conclure : des instants de magie qui surviennent dans des tentatives atypiques pour transformer la pratique de l’improvisation.

Spontaneous Music Ensemble Withdrawal Emanem 5040

Réédition de l’album Emanem 4020 accompagnée de notices signées Martin Davidson et de photos d’ Evan Parker et de Jak Kilby. Ces enregistrements datent de 1966 et 67 et réunissent John Stevens Paul Rutherford et Trevor Watts, les trois fondateurs du groupe ainsi que Kenny Wheeler, Evan Parker, Derek Bailey et Barry Guy dans une tentative réussie de libération et d’affranchissement des modèles (même « free-jazz) vers une nouvelle musique. Outre les instruments pour lesquels ils sont connus (Stevens, batterie, Watts, sax alto, Rutherford, trombone, Wheeler, trompette et bugle, Bailey, guitare, Parker, sax ténor et soprano, Guy contrebasse) cinq d’entre eux interviennent aux petites percussions additionnelles, Guy au piano, Watts au hautbois, à la flûte et à la voix. Les quatre premiers morceaux de l’album sont consacrés à la bande son d’un film jamais réalisé sensé décrire une expérience de détachement d’une addiction à la drogue. Trois pièces Part 1A, 1B et 1C se succèdent (5’ et 7’) et débouchent sur une Part 2 de 13’.  Derek Bailey n’intervient pas encore, car il ne faisait pas encore partie du groupe. S’il y a un musicien dont on reconnaît indubitablement le style, c’est Kenny Wheeler mis largement en évidence dans chaque section comme s’il était le soliste accompagné par les sons des autres : Barry Guy joue avec l’archet dans les graves, on distingue le hautbois pépiant de Watts et la batterie reste quasi silencieuse pour créer cet effet d’arythmie. Il semble que l’enregistrement date de septembre 1966. La quatrième plage, Part 2 est nettement plus intéressante : les musiciens tentent de créer des dialogues par deux ou trois et les interventions individuelles s’alternent successivement chacune dans des dynamiques variées en obtenant des timbres et des sons recherchés et peu usuels. Il y a une formidable sens de l’espace et une concentration sur le son dans l’instant avec une volonté de créer une musique originale, suspendue, jouée au ralenti. Ceux qui s’attendent au déluge de notes et à cette vitesse d’exécution très virtuoses de ces musiciens seront étonnés. Suivent aux plages 5, 6 et 7, Withdrawal Sequence 1, 2 et 3 « C4 » respectivement de 11:22, 10:52 et 2:35 et enregistrées en mars 1967. Avec la présence de Derek Bailey à la guitare et le jeu plus présent de John Stevens, on a droit à une improvisation collective où intervient un glockenspiel vraisemblablement joué par Watts ou Parker. Rutherford et Wheeler alternent leurs interventions et se répondent en inventant constamment. Barry Guy fait résonner la contrebasse avec des pizz disruptifs. On n’entend guère Evan Parker qui a avoué plus tard s’être senti en présence de musiciens de trop haut niveau pour lui. La Sequence 2 débute par des notes de flûte de Trevor Watts avec des effets de timbre remarquables, Barry Guy plongé dans les cordes du piano tirant les cordes comme une harpe ou les faisant résonner comme une cymbale avec les commentaires percussifs de Stevens. Le trombone de Rutherford intervient, le piano et la percussion se maintenant au centre et Watts vocalise dans sa flûte. Quand Rutherford fait silence par intermittence la guitare et la trompette ajoutent des couleurs, Barry Guy passe à l’archet de sa contrebasse et obtient des effets sonores aux moyens d’harmoniques qui suggère l’envol d’une bourdon. La séquence 2 s’agite : Bailey ponctue avec des clusters complexes, la trompette dans le suraigu et le sax alto free de Watts. On a vraiment l’impression que naît ici l’improvisation libre comme elle va se développer par la suite avec ces musiciens et ceux qui vont être entraînés dans leur sillage. C’est bien sûr la dimension interactive « call and response » car il ne faut pas oublier qu’à la même époque le groupe AMM investiguait l’option « laminaire » où les sons individuels s’aggrègent de manière compacte (et un volume sonore plus élevé). Il y a une volonté de travail sur la dynamique au point où le silence devient une composante majeure de la musique mettant en évidence les couleurs sonores et les détails du jeu des membres du groupe. Les quatre dernières plages forment la suite de Seeing Sounds & Hearing Colours. C’est après s’être rendu à Copenhagen avec Evan Parker vers décembre 1966 que John Stevens imagina de nouvelles idées en relation avec cette expérience danoise. Les deux musiciens ont pu jouer avec le groupe de John Tchicaï. Entre autres, John Stevens fut séduit par un des musiciens qui improvisait à la scie musicale et cela l’a conduit à aller de l’avant dans sa recherche. Ainsi Seeing Sounds & Hearing Colours, soit quatre morceaux de 4, 4, 5 et 7 minutes, tente avec succès d’exploiter systématiquement les couleurs sonores que recèlent les instruments en relation avec la sensibilité propre à chaque musicien. La musique commence à s’éloigner du free-jazz et se rapproche des sonorités de la musique contemporaine écrite même si on réalise en écoutant que la musique est totalement improvisée, superbement imagée. Comme le suggère le titre, les musiciens tracent des images sonores dans l’espace. Le titre du premier morceau est Introduction « Puddles, Raindrops & Circles, et la musique visualise ces indications. Naît ainsi une musique faite d’interactions, d’écoute mutuelle et de construction collective où la spontanéité dans l’instant est la qualité la plus frappante. Alors que ces musiciens seront connus plus tard pour leur virtuosité déroutante, ils se concentrent ici exclusivement pour faire du sens et acquérir ces qualités d’écoute, d’esprit d’à propos  et la fantaisie, indispensables pour développer cette musique improvisée radicale alors naissante. Plutôt que se lancer dans des solos, on veille à improviser de manière interactive dans une sorte de course relais où chacun réagit ou poursuit les sons de ces collègues en alternance. Un excellent document enregistré par Eddie Kramer (l’ingénieur du son de Jimi Hendrix était aussi un vrai fan du SME !). Qui plus est, accompagné de photos vintage des jeunes musiciens en cravate et chemise blanche et de notes indispensables pour déchiffrer le contexte. Même si cette musique a 50 ans d’âge, elle s’écoute encore avec plaisir.

Soul Ivo Perelman Matthew Shipp Michael Bisio Whit Dickey Leo Records. CD LR 739

Chaque nouvel album d’ Ivo Perelman est une vraie perle, un ouvrage travaillé avec amour, amoureusement spontané. Un saxophoniste  ténor lyrique, charnu, éthéré, extrêmement sensible et dont la logique de jeu échappe totalement aux poncifs et autres exercices issus des nombreux bouquins et cours de jazz qui foisonnent. Comme Lester Young, Chet Baker ou Art Pepper bien avant lui, Ivo Perelman est un grand lyrique qui improvise comme un chanteur avec un timbre qui évoque la voix humaine. Son style est profondément original et personnel. Après s’être distingué par un expressionnisme surprenant et dévastateur, notre homme s’est plongé dans un exploration aussi intuitive que méthodique des méandres et volutes sonores que lui permettent sa superbe technique et son timbre particulier, sûrement un des plus émouvants qui soient. L’expression de la sincérité musicale. Ces dernières années, il enregistre intensivement de nombreux albums avec le pianiste Matthew Shipp, le batteur Whit Dickey, le contrebassiste Michael Bisio et d’autres musiciens comme le guitariste – contrebassiste Joe Morris, le violoniste alto Mat Maneri, le batteur Gerald Cleaver dans toutes les formations possibles, duos, trios, quartets pour le label Leo. Cette série sans fin offre toujours un grand plaisir d’écoute, de fréquentes surprises et cet album en est une très belle confirmation. Tout comme un Evan Parker, Ivo Perelman dépasse le sens commun du saxophone ténor et témoigne activement de cet esprit collectif par lequel chaque musicien du quartet ici présent, est l’égal des trois autres et dispose de tout l’espace d’intervention dans les structures de la musique jouée. Bien sûr la voix du saxophone ténor prédomine car elle survole les élans du piano et les vibrations de la contrebasse et de la batterie. Mais chaque musicien peut développer à souhait toutes les variations et angles de jeu jusqu’à plus soif dans une construction musicale élaborée faites de multiples dialogues, correspondances, connexions d’idées. Une véritable merveille, le jazz libre idéal, lisible, aéré, profondément intense ou entièrement décontracté, à la fois sobre et expansif.


7 juillet 2016

Dieci Ensemble d'Eugenio Sanna / Duck Baker / Chamber 4 Vicente Ceccaldi Dos Reis / Simon Nabatov & Gareth Lubbe / Mahall Hein Pultz Melbie Lillinger/ Marialuisa Capurso & J-M Foussat

Dieci Ensemble   Eugenio Sanna Maurizio Costantini Cristina Abati  Edoardo Ricci  Guy Frank Pellerin Stefano Bartolini Marco Baldini Giuliano Tremea Stefano Bambini Andrea Di Sacco Setola di Maiale SM 3100

Voilà un très beau document réunissant dix musiciens improvisateurs italiens d’horizons divers sous la houlette du guitariste pisan Eugenio Sanna se livrant à l’improvisation libre sans concession. Alors qu’il y a clairement un retour vers le free-jazz free (sans composition, thème ni arrangement) de la part de nombre de praticiens à la demande d’organisateurs ou de labels spécialisés avec une préférence pour l’association instrumentale souffleurs basse batterie, les dix téméraires Dieci Ensemble pratique l’éclatement des formes, le rejet du convenu et des assemblages imprévisibles. Outre la guitare, on a droit à trois saxophonistes : soprano, ténor et baryton pour Pellerin et Bartolini et sopranino et alto pour Ricci, qu’on entend aussi aux clarinettes basse et soprano, un chanteur, Tremea, un sampleur, Di Sacco, une contrebasse, Costantini, une trompette, Baldini et une batterie, Bambini. Seule femme impliquée, Cristina Abati joue du violon alto et du violoncelle. Vu la rareté de ce type de document qui privilégie la recherche collective multi-directionnelle et le risque, plutôt que le formatage et la redondance, j’apprécie sincèrement l’effort. Qu’ils jouent à dix, à trois ou à six, chaque morceau a une identité sonore et une dynamique propre (pas moins de sept trios et trois Dieci). Il y a ainsi douze improvisations de quelques minutes (entre 1’48’’  et 6’47’’). L’intérêt de leur démarche est que leur recherche mène à des situations inusitées et des combinaisons d’instruments, de sonorités et d’actions improvisées qui fonctionnent, intriguent, fascinent . Une démonstration par la pratique des possibilités renouvelées (infinies) de cette méthode ludique et éperdue. Avec un vrai bonheur, cela respire l’écoute et un réel à propos. Des amalgames de sons imprévus et réussis, spontanés ou méticuleusement recherchés. On pense à Derek Bailey et à Company et il arrive que la guitare de Sanna évoque le guitariste disparu. Les connaisseurs de longue date  de cette musique « improvisée libre » (non idiomatique ?) branchés etc..diront que c’est pas « nouveau » et qu’on jouait ainsi , « en géométrie variable »,  il y a quarante ans (les premiers enregistrements de Company datent de 1976 et de 1977). Mais cette direction impromptue et volatile est finalement si peu sollicitée en public, surtout dans les festivals des organisateurs « responsables », que je ne vais pas me plaindre. Cet enregistrement fut réalisé lors d’un concert dans un bled de province et il est clair que ce concert fit œuvre utile pour convaincre et réjouir in vivo des auditeurs avides ou curieux qui n’ont pas « la chance » ( ?) de vivre à Londres, Berlin ou Paris. Il y a une immédiateté, un appétit de l’insatiable, un plaisir aussi intériorisé qu’effervescent. Bref, on réfléchit autant qu’on s’éclate et c’est bien le principal. Je suis sûr que Derek Bailey aurait bien apprécié cet Ensemble Dieci.   

Duck Baker Outside Emanem 5041
Avec des guitaristes  tels que Derek Bailey, John Russell, Roger Smith et Elliott Sharp  enregistrés en solo ou en formation au catalogue du label Emanem, rien d’étonnant que son responsable, Martin Davidson, vienne de publier des archives en solitaire du guitariste américain Duck Baker. Celui-ci s’était vu confier un album par John Zorn pour Tzadik avec les compositions du légendaire pianiste Herbie Nicols. Durant les seventies, il a gravé plusieurs albums pour Kicking Mule, le label du guitariste Stefan Grossman, lui-même fan n°1 et élève du génial Reverend Gary Davis, un des géants du blues acoustique et dont le picking à deux doigts n’a aucun équivalent. On retrouve la trace de Duck Baker dans l’album Eugene Chadbourne Volume Three (Parachute P-003 1977) en compagnie des guitaristes Randy Hutton et Eugene Chadbourne sur une face volatile et mémorable. Sur la deuxième face, un trio électrique de Chadbourne avec les guitaristes Henry Kaiser et Owen Maercks intitulé « We are Always Chasing Phantoms » lequel se référait à une nuit entière passée par les trois acolytes à retracer les exploits d’Han Bennink à travers deux douzaines de vinyle. C’était l’époque bénie où Derek Bailey, Hans Reichel et Fred Frith publiaient des albums solos qui défrayaient la chronique et où Steve Beresford, David Toop et d’autres découvraient l’existence de jeunes improvisateurs US : Eugene Chadbourne, John Zorn, Tom Cora, Henry Kaiser et le Rova Sax Quartet qui se référaient à la scène free européenne. A cette époque, Duck Baker a vécu successivement en Angleterre, en Italie et aux U.S.A. et pratiquait autant l’improvisation que la musique traditionnelle tirée du jazz swing, du country et du ragtime. D’ailleurs sa discographie témoigne de son répertoire étendu et de sons sens de l’humour (cfr Kicking Mule). Plus récemment le label Incus de Derek Bailey lui a consacré le superbe Ducks Palace en duo avec Derek Bailey, en trio avec John Zorn et Cyro Batista et un blues avec Roswell Rudd en bonus. Outside réunit seize pièces en solo au croisement de ces chemins et deux duos improvisés avec Eugene Chadbourne à Calgary en 1977. J’avais moi-même découvert à l’époque un sublime album de Chadbourne avec le pianiste Casey Sokol (Music Gallery Editions) enregistré la même année à Calgary. Outre deux solos  et les deux duos avec Chadbourne de Calgary (Part 3), six pièces avaient été enregistrées à Turin en 1983 (Part 1) et huit à Londres en 1982 (Part 2). Au programme, deux versions d’un arrangement réussi du Peace d’Ornette Coleman, You Are My Sunshine, deux ou trois improvisations spontanées (Torino Improvisazzione et London Improvisation) quelques  compositions personnelles, comme Klee (en hommage au peintre), Like Flies, No Family Planning dont on peut comparer deux versions différentes et d’autres comme Breakdown Lane, Shoveling Snow ou Holding Pattern. Si Duck Baker respecte la technique conventionnelle de l’instrument (contrairement à un Derek Bailey), il trace des perles acoustiques dans un jazz d’avant-garde sous l’influence d’Ornette Coleman et de Roscoe Mitchell. Dans son style, on trouve un air de famille avec celui d’Eugene Chadbourne dans la collaboration de Chad avec feu Frank Lowe, Don’t Punk Out, album enregistré en 1977 et publié lui aussi par Martin Davidson (CD Emanem 4043). Sorry pour ce paquet de références, c’est simplement pour situer Duck Baker (de son vrai nom Richard R. Baker) à l’époque où il avait déjà trouvé sa voie. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que Duck Baker est un artiste original de la six-cordes nylon. Son art est basé sur une capacité à faire swinguer son picking dans ses compositions contorsionnées free.  Par rapport au phrasé des guitaristes de jazz, on se trouve ici dans une autre école qui n’a rien à voir avec Jim Hall ou Wes Montgomery ou encore à l’esthétique marquée par le rock. Il n’hésite pas à emprunter le phrasé d’un saxophone (comme dans No Family Planning : on songe à Roscoe ou Oliver Lake) et comme un chat, il retombe sur ses pattes après des acrobaties sautillantes. Rien d’étonnant qu’il soit devenu un grand spécialiste des compositions anguleuses du pianiste Herbie Nichols. Et donc comme cette démarche n’est pas du tout  courante, cela vaut le déplacement. Ou faute d’un concert, ce très beau disque d’archives est vraiment à recommander. À l’époque de ces enregistrements, je me souviens avoir été déçu par la démarche acoustique par trop évanescente de certains guitaristes de l’écurie ECM. C’est dire l’exigence instrumentale de Baker. Sa musique entièrement acoustique capte l’attention de l’auditeur autant par son dynamisme vitaminé que par l’audace des doigts sur les cordes dans des écarts rythmiques et harmoniques casse-cou, des brisures de métriques sans prévenir. Les notes jouées propulsent la ligne mélodique du bout de chaque doigt. Outre ce type de morceaux rebondissants, on trouve une élégie à un ami disparu (Like Flies), une exploration du phrasé à quatre doigts dans une dimension dodécaphonique en hommage à Paul Klee et une chanson sans parole, Southern Cross, exécutée avec la classe des vrais guitaristes six cordes classiques  tout en jouant l’essentiel. Car cette précision et cette absence de verbiage est la marque distinctive de sa musique : chaque note jouée a sa raison d’être. Et chaque morceau d’ Outside apporte une dimension supplémentaire à son univers. Le drive sans défaut et la construction musicale d’Holding pattern et le free picking de No Family Planning en font de  véritables morceaux d’anthologie et ils valent à eux seuls l’achat du disque. Sa relecture du Peace d’Ornette Coleman en forme de ballade revisite les implications de la mélodie et l’évidence de la musique y respire le bonheur.

Chamber 4 Marcelo Dos Reis Luis Vicente Théo Ceccaldi Valentin Ceccaldi FMR CD393-0615

Une belle musique de chambre pour trompette (Luis Vicente), violoncelle (Valentin Ceccaldi), violon et alto (Théo Ceccaldi) et guitare acoustique et préparée (Marcelo Dos Reis). La pratique de la musique classique et contemporaine n’est pas loin (les frères Ceccaldi) et l’idiome du jazz (Vicente) aussi. Une musique improvisée enregistrée à Ler Devagar à Lisbonne et de belle facture. Le trompettiste est lyrique à coup sûr, construisant une improvisation sur base d’une subtile échelle modale et les cordistes tissent une trame à coup de col legno en se référant aux gammes du souffleur. Quand celui-ci insère des pff pff dans la cadence, l’alto improvise en contrechant (Green Leafs) d’une mélopée invisible. Timber Bells propose une sorte de veillée funèbre scandée par la guitare préparée. C’est subtil, délicat, introverti ou poétique. En outre la combinaison instrumentale et l’arrangement des timbres, des sons et des lignes mélodiques sont exemplaires. L’essence de la musique, comme si elle avait été écrite avec des enchaînements d’événements sonores qui coulent de source. On ne va pas toujours écouter la sempiternelle formule souffleurs / basse / batterie et Chamber 4 offre ici une belle occasion à ne pas rater. Il n’est pas question de virtuosité affichée, ni des excès ludiques de l’improvisation libre per se ou l’exploration sonore radicale, mais plutôt d’une recherche formelle en créant des équilibres par un dosage minutieux réalisé en toute spontanéité dans une dimension contemporaine, free. Plusieurs procédés de composition sont utilisés créant des variations bienvenues pour les cinq morceaux de l’album.  La sobriété des instrumentistes n’exclut pas une intense expressivité sonore. Pour le trompettiste, qui se donne à fond dans Some Trees, c’est un écrin de rêve et d’une réelle intensité. La science du glissando de Valentin Ceccaldi, les cadences sur les cordes préparées de Marcelo Dos Reis contribuent à créer une belle tension. Wooden Floor, qui suit juste après, manifeste une belle retenue et se développe dans un drone tortueux. La trompette et le violon se nourrissent de leurs intervalles respectifs. La trompette s’écarte, le violon faisant entendre sa voix frontalement dans l’aigu soutenu par le violoncelle puis revient dans le grave hésitant pour tenir des tonalités microtonales et ensuite des sussurements et des gazouillis vers un son sale, le violoncelle s’enfonçant dans un grave indécis. Toute cela semble aussi minuté que naturel et organique. Un emboîtement de séquences plutôt que des dérives. Le résultat musical est une belle réussite avec pour chaque morceau une identité précisequi le distingue clairement des autres. J’ai un grand plaisir à découvrir et écouter ce Chamber 4 qui explore une voie intéressante de l’improvisation d’aujourd’hui. Original à plus d’un titre !!

Lubatov Gareth Lubbe & Simon Nabatov Leo Records CD LR 762

Simon Nabatov et Leo Feigin ne m’en voudront pas trop si j’avoue méconnaître la musique et les enregistrements du pianiste, sans nul doute un des plus brillants de sa génération dans ce domaine musical au confluent de la musique contemporaine sérieuse et du jazz d’avant-garde. Simon Nabatov est un pianiste de haut vol et je me souviens d’un excellent projet Leo Records, Nature Morte, dans lequel il officiait aux côtés de Phil Minton. On ne peut pas rester insensible à ses qualités musicales et instrumentales et à celles de son complice Gareth Lubbe, un super violoniste alto, doublé d’un vocaliste d’envergure dans deux suites, Plush Suite  et Suite In Be pour un total de 61 minutes.  La voix de gorge grave de Lubbe s’ébat dans un style voisin des chanteurs de Touva : karigiraa, différents types de khoomei et cette voix flûtée insaisissable (Part 2 de Plush Suite) et remarquablement étendu. Les nuances, les inflexions mélodiques et changements de clé dans la même émission sont vraiment épatantes et pleines de finesse. Gareth Lubbe est un artiste vocal rare et Nabatov dialogue avec un réel goût utilisant les ressources sonores du piano dans les cordes, avec la résonnance et en étouffant la pression des marteaux. Dans la première suite, il passe de l’instrument à la voix et parfois les deux. Si j’adore le travail  vocal de Lubbe et admire le grand métier pianistique de Nabatov, il y a pour moi un hic : la démarche de Simon Nabatov est, à mon avis, celle d’un pianiste classique qui se livre à l’improvisation avec un réel succès, plutôt qu’un improvisateur libre pur jus comme Fred Van Hove qui a créé son propre langage en s’écartant des modèles et du pianisme académique. Il y a chez Fred une folie et une substance qu’on peine à trouver ailleurs. Cela dit, il y a des fort belles choses dans cet album qui mérite l’écoute comme cette cadence exquise de 9’20’’ du piano et de la viole dans la Partie 1 de la Suite In Be. Lubbe tire parti de son alto avec de superbes chatoiements dans le timbre et les harmoniques. Superlatif tout comme le doigté et le touché du pianiste : on se régale. Un excellent duo pour ceux qui savent prendre plaisir à jouir de la musique d’où qu’elle vienne et une démonstration vocale à retenir pour une anthologie de la voix humaine aux côtés de Phil Minton, Demetrio Stratos et cie. Plus classique vingtiémiste qu’improvisé, quand même.

Zero   Rotozaza : Rudi Mahall Nicola L. Hein Adam Pultz Melbie Christian Lillinger Leo Records CD LR 763

Projet qui se veut à mi-chemin entre le free-jazz qui ne se cache pas et l’improvisation libre radicale en tentant, souvent avec succès, à profiter des éléments constitutifs de chaque orientation, à les marier et à confronter les démarches  que d’aucuns ont voulu, à une époque, opposer. Disons que vu du point de vue de la diversité « biologique », la formule souffleur / basse / batterie plus guitare est un lieu commun des musiques improvisées telles qu’elles sont pratiquées dans le circuit des festivals et clubs « importants ». Consulter les catalogues de disques consacré à votre musique préférée et vous finirez par le constater, ne fût ce que chez Leo Records. Cela dit Christian Lillinger se démène avec une belle énergie sur ses fûts, Rudi Mahall fait exploser sa clarinette basse dans les aigus ou siffle un contrechant exquis, le plus sonique des quatre, le guitariste Nicola L Hein explore son engin dont il a customisé les pédales. Un morceau plus aéré, Der Hammer als Hammer, donne à entendre l’archet actionné par le contrebassiste Adam Putz Melbye dans l’hyper grave. J’entends bien la nécessité de leur démarche mais c’est quand ils lancent des dés et choisissent des options sans crier gare que l’intérêt monte d’un cran, même si les formes qu’ils choisissent d’investiguer ont un réel intérêt. On devine l’évocation détournée d’un thème de Dolphy. Hah ! Rudi Mahall , un musicien puissant et subtil !  Au fil des plages, une réelle connivence se fait jour, des concordances, une écoute intense, une stratégie commune concertée par des signaux impalpables. Ce disque n’est pas pour moi un manifeste que je glisserai dans mes disques « importants » en relation avec mon expérience et mes goûts, mais plutôt un témoignage d’un groupe et d’invidualités qui a réussi son projet et que j’aurais à cœur d’écouter en concert. Et c’est avant tout cela qui compte.

Marialuisa Capurso & Jean-Marc Foussat En Respirant FOU Records FR-CD 17

Chez FOU Records, les CD’s de Jean-Marc Foussat se suivent sans se ressembler. Trois pièces enregistrées « live at POP –der Laden » à Berlin le 19 février 2016 proposent des ambiances planes, faussement répétitives et étirées avec soin à base de Synthi AKS (Foussat) et la voix et les paroles traitées par des effets électroniques multiples (Capurso). Le titre du premier morceau, Osmosis (19’49’’), ne croit pas si bien dire, les deux artistes s’intégrant leurs sons l’un à l’autre avec une dynamique excellente. Entend-on une guimbarde ou l’effet d’un traitement sonore vers 12’/13’ ? Le vent des steppes souffle ou la bise transperce les fenêtres d’un château abandonné des Carpathes, Marialuisa  entonne une berceuse bisyllabique qui finit par se démultiplier lorsqu’on devine les murmures de Jean-Marc. Les sons changent lentement de couleurs et de timbres comme dans un crescendo/ decrescendo réussi et on aboutit dans un autre espace-temps où tinte un filet de son aigu. Purple Future (15’28’’ ) est une autre mouture de ces procédés et qui débute par des boucles de voix (mère-fille ??) Dans le processus, JMF injecte sa voix dans l’installation en la traitant : on découvre une trame d’une réelle richesse sonore même si le côté obsessionnel voire répétitif (la boucle vocale initiale est une constante durant quelques minutes et ce procédé est réitéré par la suite) ou « planant » est un peu trop appuyé. Par rapport à la musique électronique que les médias essaient de nous servir, la musique du duo Capurso – Foussat est nettement plus accidentée, volatile, lucide et somme toute, plus vraie.  Capurso transforme graduellement deux mots - litanie à chaque loop comme un rituel secret. La recherche de l’électronicien n’est pas vaine : on l’entend pêcher quantité de sons intéressants et très fins. Vu l’émission continue de son dispositif, on réalise parfois la nature de ses mutations sonores après coup. Place du Marché (11’06’’) fait cohabiter un jodel d’oiseau, des battements de guimbardes sidérales et des croassements synthétiques…. Se joignent d’autres matériaux (vents électroniques), des boucles quand d’autres s’estompent, l’électronique revêtant une apparence de vocalité, frémissante parmi les bribes de conversations étouffées et tournoyantes et des dissonances rebondissantes. Je ne vais pas me perdre dans la description de cette troisième pièce terminée par un couplet vocal très efficace, inspiré d’un folklore balkanique imaginaire et traité en boucle et multitracking. Mais plutôt témoigner de sa qualité qui élève la tenue de cette collaboration d’un concert. JMF : à suivre !

1 juillet 2016

They Begin To Speak : Linda Sharrock Mario Rechtern / Blazing Flame : Steve Day Julie Tippetts Keith Tippett / Leos Janacek untuned by Alvin Curran & Gordon Monahan / Spiderwebs of Sandy Ewen Tom Carter & Ryan Edwards


They begin to speak Linda Sharrock Network Linda Sharrock, Mario Rechtern with : CD1 France : Itaru Oki Eric Zinman Makoto Sato Yoram Rosilio Claude Parle Cyprien Busolini. CD2 UK : Derek Saw John Jasnoch Charlie Collins Improvising beings ib46

L’irréductible label Improvising beings présente le plus large éventail qu’il est possible dans les musiques improvisées, que ses musiciens soient très jeunes ou vieux et cela sans concession ni considération de "ligne éditoriale"  quant au style. Quel autre producteur aurait donné sa chance à François Tusquès, Alan Silva, Itaru Oki, Burton Greene, Giuseppi Logan ou le bassiste électrique milanais Roberto Del Piano ou encore publié un projet loufdingue de 8 cd’s avec Sonny Simmons et des zèbres comme Anton Mobin, aka _bondage, Michel Kristof et lui-même (leaving knowledge, wisdom and brilliance / chasing the bird) ?? Non content de publier un compact  de Tusquès, ce n’est pas moins de six albums que Julien Palomo, le responsable d’IB, a consacrés au pianiste vétéran, montrant ainsi l’étendue de sa palette. Il lui faut un culot extraordinaire vu les conditions actuelles (vente de cd’s en berne), car malgré une carrière bien remplie et son implication totale dans l’avènement du free-jazz en France (il fut le compagnon de la première heure des Jenny Clark, Portal, Romano, Thollot, Barney Wilen, Beb Guérin, Vitet, Jeanneau, Don Cherry et de tous les combats), François Tusquès ne jouait quasi nulle part et n’intéressait plus un seul organisateur ou journaliste. Pour un tel label, c’est presque suicidaire. Palomo et Improvising Beings préfèrent s’intéresser à des artistes négligés par les médias jazz/improvisés ou des inconnus comme Jean-Luc Petit, Henry Herteman, Hugues Vincent, que  de mettre son énergie dans des artistes omniprésents dans les festivals et une kyrielle de labels (Brötzmann, Gustafsson, Léandre etc..). Bref, Julien Palomo a la foi qui soulève les montagnes, et si cette musique improvisée se vit comme une utopie, on peut dire qu’Improvising Beings est bien le label utopiste par excellence. Pour preuve, ce double cd de la chanteuse Linda Sharrock, autrefois diva de la scène avec Sonny Sharrock, puis avec Wolfgang Puschnig et Eric Watson. Malheureusement  pour elle, elle fut victime d’une attaque cérébrale et en resta aphasique, perdant l’usage de la parole et de la motricité. Son compère saxophoniste Wolfgang Puschnig, avec qui elle fit les beaux jours des festivals durant deux décennies, continua son chemin et c’est avec un autre saxophoniste, Mario Rechtern qu’on la retrouve, celui-ci l’assistant dans sa vie de tous les jours et dans sa volonté inébranlable de continuer à s’exprimer à travers sa musique.  On se souvient des vocalises démentielles de Linda Sharrock dans les albums légendaires de Sonny Sharrock (Monkey Pookie Boo / Byg et Black Woman / Vortex avec Milford Graves). La voilà qui remet çà avec des despérados comme Mario Rechtern au sax alto et baryton, le pianiste Eric Zinman, le trompettiste Itaru Oki, le batteur Makoto Sato et le bassiste Yoram Rosilio. Improvising beings avait déjà publié  no is no (don't fuck around with your women) / ib-30 et un 45 tours en édition limitée : don’t fuck around with your women / ib30ltd avec les précités. Bien que son registre et ses moyens vocaux sont restreints par son handicap et son articulation est devenue quasi inexistante, Linda Sharrock a conservé toute sa lucidité et mène un combat contre le sort pour crier sa rage de vivre. Avec sa voix, son regard et sa présence, elle conduit son orchestre depuis son fauteuil roulant, le son de sa voix chaude et hantée agissant comme la baguette d’un conductor, un peu comme le faisaient Alan Silva ou Butch Morris pour diriger des orchestres d’improvisateurs. Le premier cédé (They Begin to Speak studiocontient un enregistrement studio réalisé en mai 2015  avec Rechtern, Oki, Zinman, Sato, Yoram Rosilio auxquels se sont ajoutés l’accordéoniste Claude Parle et le violoniste Cyprien Busolini dans trois improvisations intitulées par leur durée (20 : 24 / 20 : 27 / 12 : 58). Le deuxième cd (They Begin to Speak live) propose aussi trois improvisations, celles-ci enregistrées en concert à Sheffield (22 : 54 / 12 : 33 / 16 :19), réunissant Sharrock, Rechtern, le trompettiste Derek Saw, le guitariste John Jasnoch et le percussionniste Charlie Collins, des allumés de la très active scène improvisée du Yorkshire. En studio (Studio Septième Ciel à Issy les Moulineaux), l’affaire est chargée, compacte, intense, les huit musiciens remplissant le spectre sonore : voix, trompette, sax, violon, accordéon piano, contrebasse et batterie. Le quintet avec les musiciens anglais est plus aéré, fluide, mais néanmoins tout aussi décoiffant comme dans le final des 12 :33 sous les coups de boutoir du baryton de Rechtern. L’introduction des 16 : 19 semble irrésolue, mais on remet ses esprits en place pour clouer un sort à la raison des fades à la fin du concert. Je pense que c’est plus réussi que le disque précédent, le projet et la pratique de Linda Sharrock , Rechtern et cie ayant eu le temps de mûrir. Ces enregistrements sont le marqueur de l’irrépressible révolte qui sourd toujours, presque cinquante ans après mai 68, dans une réalité quotidienne de plus en plus inquiétante : les attentats à Paris, Bruxelles et Istanbul, les centaines de milliers de réfugiés, la précarité galopante, la Loi-Travail et Nuit Debout, le FN, le glyphosate toujours prolongé, Donald Trump, Daech, Al Qaida, Boko Haram, la fusillade à Orlando, le racisme, la Crimée, le Somalie, Fukushima, l’UE et le Brexit, des dirigeants irresponsables, les fermetures d’entreprises, l’environnement, le réchauffement climatique et la fonte de la banquise, le fracking et les incendies de Fort Mc Murray, l’arrogance des hyper riches, les paradis fiscaux, les guerres interminables. On a reproché au free-jazz de crier et de gueuler au lieu de faire de la musique, mais il semble qu’aujourd‘hui personne ne contredira que, tout comme l’utopie, mais aussi l’écoute, la confiance, la générosité, etc…, c’est devenu une nécessité.

Murmuration : Blazing Flame Steve Day Julie Tippetts Keith Tippett Aaron Standon Peter Evans Julian Dale Anton Henley Bill Bartlett Leo Records LR 756
Blazing Flame est le projet poétique et musical de Steve Day en bonne compagnie : les deux Tippett(s) excusez du peu surtout qu’on ne les entend guère au fil des années. Peter Evans, un bon violoniste est seulement l’homonyme du trompettiste américain qui défie la chronique. Mais le propos n’est pas là : Blazing Flame est un projet colelctif au service des excellent poèmes de Steve Day qui les chante parle avec une belle assurance. Il n’est peut être pas un « vrai » chanteur et sa voix est inspirée par celle des chanteurs rock  british plutôt que par ceux du jazz ou du contemporain. Julie Tippetts intervient et quand sa voix se laisse aller, on est au paradis. Comme il se doit dans la scène britannique, ces musiciens se plient complètement pour servir le texte et les idées de Steve Day, car chez eux (les free improvisers British), le fair-play egoless, la modestie et l’absence d’idées toutes faites sont de mise sans qu’il soit besoin de s’expliquer. Le saxophoniste alto Aaron Standon, le bassiste Julian Dale et le batteur Anton Henley assurent et Julie et Keith s’insèrent avec goût et originalité sans se mettre en avant. Les poèmes sont heureusement imprimés dans le livret de pochette ce qui me permet d’en apprécier la richesse, la simplicité naturelle, la dimension humaine. Le message passe et on a passé un beau moment avec des paroles, le chant de Julie, les sons et les rythmes, l’effervescence des moments forts et les vibrations de chaque assemblage d’instruments. Steve Day joue aussi des percussions. J’ai toujours trouvé que comme critique, il manquait un tant soit peu de substance mais comme artiste, il a un cœur gros comme çà.  Un bon projet

Alvin Curran / Gordon Monahan For Leos’s Piano Hermes’ear HE CD 014

Produit par le Pr Jozef Cseres, chercheur en esthétique, cet album en hommage au (piano du) compositeur tchèque Leos Janáček a été enregistré dans la maison du compositeur à Brno, aujourd’hui le Leos Janáček Memorial, avec des œuvres d’Alvin Curran pour piano et électronique et des « altérations » d’œuvres de Leos Janáček et Henry Cowell par Gordon Monahan pour  Piano Digital Performer Software  et « Native Instruments Akoustik Piano Software », toutes réalisées par les deux compositeurs in vivo. Les cinq pièces d’Alvin Curran, jouées sur le piano de Janáček, ont une durée de 5 à 11 minutes et alternent dans l’ordre du CD avec neuf morceaux de Gordon Monahan de durée plus courte (entre 36 secondes et trois minutes). Ces performances ont comme toile de fond la maison du compositeur, l’installation aérienne de Monahan avec des cordes de piano tendues sur le cadre de deux pianos installés au jardin et la rencontre, il y a nonante ans, entre Janáček et Henry Cowell à Brno. Le contexte de cette rencontre est réactualisé dans les performances de Curran et Monahan grâce aux recherches de Jozef Cseres et de Jirí Zahrádka sur les circonstances précises où celle-ci eut lieu. Pour qui connaît le pianiste et compositeurs expérimental Alvin Curran, on ne se trompera pas en affirmant qu’il est un des vrais héritiers d’Henry Cowell tant pour les formes de sa musique que par l’esprit de sa démarche. Les pièces jouées par le compositeur sur le piano non accordé de Janáček  ont été ensuite mixées et transformées électroniquement par lui-même et son assistant Angelo Maria Farro. Quant à Gordon Monahan, il a sélectionné des extraits d’œuvres de Cowell et Janáček exécutées par Curran et les a ensuite éditées et altérées avec le Digital Performer Software (piano électronique, somme toute) dont les sons activent douze cordes de piano tendues entre le sommet de la maison de Janáček et deux pianos droits placés dans le jardin, six pour chaque piano. Le public installé autour de ces deux pianos entend la vibration des cordes de ces pianos amplifiant les sons transmis par les cordes de l’installation, mais aussi en réaction au vent qui se lève. Tout ceci et plus encore est minutieusement détaillé et commenté par les artistes eux-mêmes dans les notes de pochette. L’interprétation de la démarche est magistralement synthétisée en deux pages par Jozef Cseres, un des personnalités les plus lucides de l’art transmédia d’aujourdhui, sous le titre : Janáček Revisited Recomposed and Retuned. Ce texte brillant complète admirablement les enregistrements et donne son sens à la démarche de ce double projet. C’est d’ailleurs Cseres qui a commissionné Curran et Monahan pour ce projet. Ce qui est certain pour moi, c’est que le processus créatif de ce projet complexe aurait pu être décrit ultra-minutieusement et le mieux du monde par Raymond Roussel, l’écrivain le plus curieux de l’époque de Cowell et Janáček.  Toujours est-il que les sons produits par le vent et l’installation semblent être entendues réalistement durant la pièce de Curran The Works, à moins qu’il s’agisse d’électronique insérée par Curran lors du mixage ultérieur. En résumé, dans la vénérable demeure du compositeur Janáček et avec son piano en l’état, soit non accordé, deux musiciens / artistes sonores contemporains, qui ont eux mêmes une histoire, réactualise et transforme le son et la pratique du piano à travers l’œuvre de compositeurs du passé avec des moyens électroniques contemporains inconnus du vivant de ceux-ci, comme si des photos du passé se trouvaient altérées par photoshop sous les doigts experts d’un grand artiste. J’apprécie particulièrement le traitement du son du piano en ralentando de Curran dans Inner Cities et son exécution des pièces de Cowell, elles-mêmes transformées par Monahan. L’écoute de cet album à l’ambiance toute particulière nécessite un travail de l’auditeur pour pénétrer la démarche en s’aidant des notes de pochette et en faisant travailler son imaginaire. For Leos’s est vraiment remarquable et la musique se situe à la hauteur de l’imagination et de tout le mal que ce sont donnés les protagonistes pour le réaliser.
NB : Je ne suis pas parvenu à trouver sur mon clavier la lettre s de Leos surmontée d’un accent en forme de v qui en fait une consonne différente. Donc ce n’est pas une faute de ma part, mais plutôt une contingence technique.

Spiderwebs in between the known and the unknown Chiastic Society >x< 04 / Coincident Sound CS005 /  Wholly Other WO17

Coproduit par trois micro-labels et réunissant les guitaristes Tom Carter, Sandy Ewen et Ryan Edwards  en concert à Houston, Texas le 11 mars 2013, in between the known and the unknown porte bien son titre. Dès le premier des trois morceaux en duo (entre 8 et 12 minutes) qui précèdent le main course de 33 minutes en trio, le ton est donné : Carter et Edwards font chanter une électricité saturée et vocalisée avec des notes tenues en créant un arc d’intensités statiques et en réitérant un motif autour de deux notes de la gamme (Inform the athmosphere). We were isolated musically  d’Ewen et Edwards nous fait entendre deux manipulations parallèles des mécanismes et effets sonores de la guitare avec force de micro-détails et un excellente lisibilité. L’action des doigts et des mains tout azimut sur les parties du manche, des micros et sous le chevalet entraîne un crescendo de l’utilisation des effets. Les guitares devenues objets semblent piétinées, les sons fractionnés, semi-aléatoires, fantômes, s’échappent en lambeaux du subconscient… Toute l’improvisation est menée avec une  vraie suite dans les idées et la séparation de chacun dans le champ sonore nous fait entendre qu’il s’agit d’un dialogue spontanément concerté. Les frottements des cordes et le trafic sonore électrogène de The Most Obvious Choice de Carter et Ewen  prolonge le développement du matériel de la deuxième plage vers des zones spacieuses et éthérées. Le son des guitares électriques traitées par de effets multiples atteint une réelle dimension organique. Le volume n’étant pas saturé, et l’attaque des cordes non violente, c’est l’écoute qui est happée dans le réseau des timbres et des notes tenues, suspendues dans un vol de nuages électriques jusqu’à ce que des dissonances et des frictions  dirigent les deux guitaristes vers un bouillonnement expressionniste. La très bonne qualité de l’enregistrement rend l’affaire lisible et les guitaristes se concentrent sur le déroulement de leurs efforts en construisant un univers sonore cohérent qui évoque souvent des voix humaines transformée en vagues, ressac moussu ou crêtes de lames vers l’infini. Un lyrisme immanent sous tend ces deux pièces où toute référence mélodique est écartée pour le chant d’une ou deux notes en en altérant graduellement la couleur. Dans le long final  A happy conjunctions of conditions and events, les trois guitaristes réunis conjuguent les qualités et les caractéristiques des duos précédents en implémentant encore plus de matériaux sonores dans des congruences inédites. Peu de staccatos fébriles et aucun excès décibélique :  il s’agit d’une version céleste du noise, lequel est à mon goût une veine trop souvent frelatée. Cette musique connaît une relative linéarité, mais celle-ci est transcendée  par la richesse sonore des trois guitares mêlées. A la dixième minute le calme revient et c’est une autre occurrence d’idées, de motifs et d’affects qui s’établit dans un silence de réflexion et d’écoute palpable. Une veine mélodique transparaît bientôt concurrencée par des vibrations inopinées. La qualité de leur écoute croît au fur et mesure que les glissandi deviennent subtils et subtilisent l’attention de l’auditeur et des musiciens. Ceux-ci font corps dans un décor de lueurs de galaxies et d’astéroïdes projetés dans la poussière sidérale.  J’arrête la description en vous jurant que cela vaut le détour même si le climax est un peu long avec le casque aux oreilles. Car cette musique est essentiellement live et doit être vécue comme une expérience cathartique. De tels apôtres du son vont assurément prendre les amateurs de rock aventureux par la main pour les emmener (irrémédiablement ?) vers d'autres cieux plus requérants.
Les amateurs informés connaissent / reconnaissent un certain de guitaristes comme chefs de file de la mouvance alternative / expérimentale / improvisée et ils peuvent inscrire d’ores et déjà Spiderwebs comme leur toile d’araignée préférée. Jimi Hendrix aurait adoré, tout  comme Randy California, John Cipollina et tous ces guitar-héros qui ne craignaient pas de plonger dans les abysses.