Le jazz est une musique qui semble s'être réfugiée dans une tradition qui se serait figée il y a une quarantaine d'années. Certains artistes peuvent encore créer la surprise et faire partager une véritable émotion, la sincérité et l'imagination restant l'apanage de toutes les époques même si les unes sont plus propices que les autres dans l'émergence de courants artistiques majeurs. Voici quelques révélations rafraîchissantes....
L’étang Change (mais les poissons sont toujours là)
François Tusquès piano solo improvising beings ib 15
François Tusquès piano solo improvising beings ib 15
Un très beau double album
de piano solo qui nous plonge dans la musique la plus authentiquement
afro-américaine. Il y a le son du blues, son apprentissage assis à côté de Bud
Powell, l’héritage Ellingtonien qui, sous ses doigts, fleure bon … Monk dont il
joue Off Minor, Friday the Firtheenth et Gallops Gallops. Il y a des alexandrins
africains et un hommage à Don Cherry
et Ed Blackwell … C'est vraiment de la musique honnête, du piano les deux pieds
dans le blues avec une vraie palette, celle de toute une vie. Le disque est organisé autour
de cinq suites où s’enchaînent ses réflexions pianistiques sur les musiques
traditionnelles, le blues, Ellington, Don Cherry et Bud Powell, clairsemées de
trouvailles comme Cocorico ou,
bien sûr, la Commune. Etrangement,
la musique de François Tusquès, pionnier du jazz « libre » en France,
puise dans la pratique du piano pré-Bill Evans / Keith Jarrett. Plus proche de Harlem
que de St Germain ou Munich, mais avec des idées modernes originales comme dans
le Patchwork dédié au Don Cherry
du Chat Qui Pêche et après l’avoir
nettoyé de la sentimentalité béate de Tin Pan Alley. Un jeu essentiellement
rythmique et basé sur une approche sonore typée qui provient en droite ligne
des pianistes afro-américains. On pense à Ray Bryant, Randy Weston, Jaki Byard,
Memphis Slim. Dans un morceau d’inspiration africaine, il évoque Dollar Brand.
Une construction à la fois logique et farceuse des improvisations, car Tusquès
ne se prend pas au sérieux. La musique de François Tusquès, à la fois profonde et un
rien triste, est pleine d’une émotion rentrée et pudique qui se livre avec les
clins d’yeux de jeux de mots musicaux. Aussi, elle exprime moins l’ego ou
l’individualité de l’artiste qu’elle le transforme en médium d’une expérience
musicale collective et personnelle à travers le piano : le message
transmis par les musiciens et pianistes qu’il a adorés et qu’il régurgite après
des décennies de gestation. Plus qu’un style, l’expression d’une existence
amoureuse et poétique. Des accents inimitables. Avec beaucoup de générosité et
d’humanité, il se fait le témoin authentique d’un monde du piano aujourd’hui
disparu et qu’il a connu de première main avant de se mettre à révolutionner
l’univers peinard du jazz des clubs et des magazines avec son Intercommunal
Free Dance Orchestra et ses Pianos
Dazibaos. Qui sonne comme cela de nos
jours ? J’apprends que mis à part quelques concerts solos au Musée Branly,
on ne l’entend nulle part dans l’Hexagone, alors que Mats Gustafsson, lui-même,
le fait inviter dans un festival en Suède et que William Parker en personne le
réclame à nouveau au Vision Festival
à New York. Il y avait enregistré Near Oasis en duo avec Sonny Simmons pour le même label
Improvising Beings. On se doute que tout un chacun dans la scène improvisée –
jazz libre – contemporain jugera cette musique comme étant
« passée ». Si on pose la question de l’authenticité, de la
profondeur, de la musicalité et du vécu, et on entend cela dans les notes du
piano qui résonnent comme dans un bouge de la Nouvelle Orléans ou une arrière
salle du South Side, on est gagnant. Faut-il rappeler que John Cage est un
contemporain de Duke Ellington et qu’Arnold Schoenberg et Edgar Varèse sont les
aînés d’un Charlie Parker ? Bref, quand on a un tel artiste sous la main
dans un pays qui se veut celui du jazz et de la liberté, on lui téléphone
au plus vite. Voilà un musicien de jazz qui a sa place dans le Panthéon du jazz
français aux côtés de personnalités telles qu’Eddy Louiss, Daniel Humair,
Django Reinhardt, Pierre Michelot et des pianistes comme Martial Solal, Georges
Arvanitas, René Urtreger et Maurice Vander. Le cousin monkien d’Alex von
Schlippenbach et de Misha Mengelberg.
Seis Episodios en Busca
de autor Enzo Rocco & Pablo
Ledesma Setola di maiale
Domestic Rehearsals Carlo Actis Dato & Enzo Rocco CD Baby
Fine Tunings Lol Coxhill & Enzo Rocco Amirani
J’ai eu le plaisir de
partager des concerts avec le guitariste Enzo Rocco et même un cédé de concert
où son duo avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo voisine avec notre trio
Sureau (the Leuven Concert Setola di Maiale). Le preneur de son de cet album,
Michaël W. Huon, a écouté des dizaines de fois les moindres détails du duo
italien lors du mixage de l’enregistrement et m’a répété combien il avait
apprécié la profonde musicalité des traits de chacun des duettistes et la
finesse de leur interaction. Quand on connaît le parcours de Michaël auprès de
musiciens superlatifs de tout bord, classique, jazz, improvisation, c’est un
sérieux compliment. Ayant étudié et
travaillé la musique et son instrument en suivant les cours de la Faculté de
Lettres de Bologne, Enzo Rocco est devenu un lettré de la guitare avec une
splendide technique basée sur la pratique du jazz, elle-même éclairée par une
curiosité musicale contemporaine et un feeling transalpin qui se traduit par un
goût pour des mélodies originales. Dans l’évolution qui va de la pratique du
jazz à la création de l’improvisation libre, Enzo Rocco occupe une place
spécifique bien définie et je connais peu de guitaristes qui s’y trouvent
musicalement mieux que lui. Un guitariste radical comme Derek Bailey est à la
base un guitariste de jazz qui a tellement dérivé que le lien avec cette
musique semble avoir complètement disparu. Demandez au guitariste John Russell,
qui est stylistiquement le musicien le plus proche de Bailey, où se situe le
lien de sa musique avec le jazz, il va vous faire une démonstration pratique
guitare en main en déconstruisant progressivement All The Things You Are par petits morceaux. En se référant à la tradition du
jazz et de la chanson italienne, Enzo Rocco s’est construit un riche univers en
puisant dans toutes les possibilités de l’harmonie et du rythme et de leurs
implications avec une invention mélodique effrénée. Il est le brillant cousin
d’un Joe Morris, que j’ai toujours trouvé un peu trop sèchement
« protestant » à mon goût, même si mon intellect apprécie sa
musicalité ; entendez par là qu’on entend clairement qu’Enzo Rocco vient
d’un pays catholique. Une vraie élégance dans le dialogue et une habileté
surprenante dans les proportions de tous les traits de guitare joués avec la
vraie modestie d’un virtuose qui n’étale pas sa technique. Quand il se met à
naviguer dans des eaux soniquement plus abstraites ou bruitistes, il construit
avec le savoir-faire d’un peintre abstrait de talent. Domestic Rehearsals nous fait entendre des compositions et thèmes de
Carlo Actis Dato et les siens personnels, alors que dans Seis Episodios et Fine Tunings, Pablo Ledesma et Lol Coxhill se livrent avec lui au jeu de
l’improvisation totale. On peut l’écouter sans s’ennuyer au fil des
improvisations, ce qui est très bon signe, car la guitare, trop souvent, est
devenue l’instrument des musiciens bavards. Enzo lui parle toujours à bon
escient, un de ses profs d’univ étant un des conférenciers les plus demandés
sur terre, il s’est simplement inspiré de ce modèle. Je doute aussi que bien
des guitaristes notoires de l’expérimentation musicale ou du jazz
« libéré » ne puissent le suivre sur son terrain, car l’espace
musical qu’occupe Enzo Rocco nécessite une connaissance approfondie de la
matière musicale alliée à un savoir-faire instrumental superlatif qu’il ne faut
pas confondre avec une « très grande aisance manuelle et digitale ».
La guitare, instrument populaire, peut se révéler aussi par sa nature, un
instrument très difficile. Enzo Rocco est avec Derek Bailey ou le belge René
Thomas, un des musiciens qui incarne le mieux cette réalité.
Réunissant des personnalités
de tous horizons (free-) jazzistiques ou « contemporains », telles
Tim Berne, Chris Batchelor, Rhodri Davies, Mark Sanders, Alex Ward, Jim Denley,
Steve Beresford ou Joe Morris, le SFE, seize musiciens, interprète, joue et
improvise une œuvre majeure écrite et préparée par le contrebassiste Simon H
Fell, un véritable prodige, absolument unique en son genre. Son orchestre tient
de Mingus, Boulez, Gil Evans, Bartok, Mancini, Stockhausen dont les univers
s’interpénètrent avec une précision et une intention très rarement atteintes.
SH Fell est aussi un formidable contrebassiste comme ses concitoyens Barry Guy
et Graham Collier, les deux compositeurs chefs d’orchestre de jazz contemporain
auxquels on pourrait le rapprocher question filiation. Si ce n’est que
l’étendue de la palette et des matériaux compositionels de SHF frisent la
colision et le télescopage, et c’est grâce à son talent exceptionnel et une
imagination débordante qu’il mène son entreprise à bon port. Longtemps
professeur de contrebasse à la Faculté de Musique de l’Université de Cambridge,
SH Fell habite en France dans le Limousin depuis quelques années. Comme la
scène du jazz se contente de propositions « grand orchestre »
ressassées depuis les années soixante et que l’avant-garde se focalise sur la
création sonore excluant des formes rythmées et concertantes, sans oublier le
coût d’un orchestre de cette dimension, sa musique orchestrale se trouve
quasiment orpheline de public. Heureusement, il a publié ses travaux en CD et
je vous recommande chaudement Composition No 62 Compilation IV –
quasi-concerto for clarinet(s), improvisors, jazz ensemble, chamber orchestra
& electronics (rien que çà !)
sur son label Bruce’s Fingers BF 57. L’album précédent (et double) s’intitule Composition
No.30 Compilation III for Improvisors, Big Band and Chamber Ensemble (Bruce’s Fingers BF 27). La liste des intervenants de
cet opus est interminable et la complexité des pièces qui la composent et tous
leurs enchaînements laissent pantois. Je vais dire vulgairement que
généralement les grosses machines me font ch…, mais ici, je ne peux que
m’incliner devant un tel savoir faire, une patience aussi méticuleuse, un tel
encyclopédisme musico-orchestral. Soyons honnête. Cette musique orchestrale
malaxant avec bonheur plusieurs genres et styles musicaux selon le principe de xenochronicity (Frank Zappa) demande des écoutes attentives et
répétées vu la richesse des idées et l’audace stupéfiante du compositeur. Clean
Feed publie une synthèse plus serrée et lisible de la démarche de Simon H Fell,
et ces Positions et Descriptions en sont une excellente introduction. Notez que
Steve Beresford qui contribue avec ses « electronics » gadget datant
d’il y a presque trente ans conduit l’orchestre tout comme Clark Rundell, le
compositeur assurant à la contrebasse la charpente de l’édifice. Un architecte
hors pair pour une musique orchestrale passionnante qui mérite d’être découverte
et écoutée pour son extrême et unique originalité. Un thème webernien subit plusieurs mutations "tango" et swingue littéralement. Les cinq mouvements de l'oeuvre sont découpés eux-mêmes en cinq Descriptions et 17 Positions, où les instruments déploient leurs couleurs à tour de rôle : le tubax en mi bémol et le sax baryton, la thérémine, les harpes, les percussions accordées, le célesta, le violon, les flûtes, la trompette, les clarinettes, la guitare électrique et les électroniques live et pré-enregistrée. Les musiciens ont eu à peine deux jours pour répéter et la mise en place est aussi exigeante que celles de Gil Evans et du Pierrot Lunaire de Schoenberg réunis. Le talent d'écriture répartissant les motifs, les timbres, les rythmes, les thèmes, les interventions parfois très courtes (une mesure ou deux) de chaque instrument est époustouflant. Des matériaux de nature très différente s'interpénètrent avec une justesse étonnante. Dans les notes de pochette, SHF explique les circonstances et le déroulement de son oeuvre où vous entendrez un Commentaire de Frank Zappa pour Pierre Boulez. Il fut un temps où on essayait un Troisième Courant mariant le jazz moderne et le contemporain façon Stravinsky/ Bartok. Vous oubliez ! Voici le maître absolu, le plus brillant émule d'Anthony Braxton et qui ferait swinguer le Marteau Sans Maître de Boulez. Il lui a fallu attendre sept ans pour présenter un tel projet au festival de musique contemporaine de Huddersfield avec l'aide de la BBC. Mis à part notre ami Dan
Warburton et un ou deux oiseaux rares de son espèce, je ne vois pas quel
critique dont j’ai lu les chroniques dans le petit monde avant-jazz et
improvisation ait les compétences réelles suffisantes pour traiter un pareil
sujet avec honnêteté et sérieux. C’est pourquoi, je me contente de décréter que si vous
êtes musicalement curieux, il faudra bien un jour vous confronter avec un tel
chef d’œuvre, chef d’œuvre parce qu’il n’y a rien qui puisse lui être
comparable et que sa réussite est incontestable. En outre, et heureusement, on
s’amuse ici du début à la fin et que c’est en fait moins sérieux que cela en a
l’air. Tout bonnement génial !
PS : J'apprends que depuis cet enregistrement datant de 2007, Simon H Fell n'a pas plus eu l'occasion de réaliser un seul projet d'orchestre, même en le réduisant comme dans ce magnifique SFE.
PS : J'apprends que depuis cet enregistrement datant de 2007, Simon H Fell n'a pas plus eu l'occasion de réaliser un seul projet d'orchestre, même en le réduisant comme dans ce magnifique SFE.
Edoardo Marraffa
Enfin, si vous voulez expérimenter l'écoute d'un son de saxophone proche de celui d'Albert Ayler et de la puissance d'un Brötzmann, il faut regarder du côté de Bologne et de la Scuola di Musica Popolare Ivan Illich où se démène Edoardo Marraffa et son ami Nicolà Guazzaloca. Edoardo est saxophoniste ténor aussi convaincant que pouvait l'être David S Ware, disparu il y a peu, mais aussi Paul Dunmall et John Butcher. Polishing The Mirrors avec le pianiste Thollem Mc Donas et le batteur Stefano Giust (Amirani), Eco d'Alberi avec le pianiste Alberto Braida, le bassiste Antonio Borghini et le batteur Fabrizio Spera (Porter), Crash Trio avec Giust et le guitariste Chris Iemulo ou Gluck Auf en duo avec le pianiste Nicolà Guazzaloca (Setola di maiale) sont des albums incontournables pour découvrir Marraffa, une voix majeure du saxophone ténor. En direct, c'est le vibrato le plus proche de celui d'Ayler qu'il m'a été donné d'entendre, et j'ai assisté aux premiers concerts de David Murray en Europe en 1977. Mais il ne fait pas que çà : sa palette est étendue et son jeu réfléchi explore. Les deux premiers morceaux d'Eco d'Alberi où son souffle emporte tout sur son passage a été enregistrée au Vision Festival 2008, le dernier au Taktlos de Zurich en 2009, des festivals majeurs. L'a-t-on jamais entendu en France ? Il a aujourd'hui quarante-huit ans, n'attendez pas encore une décennie. Frissons garantis.
P.S. : M-A-R-R-A-F-F-A !!
P.S. : M-A-R-R-A-F-F-A !!
P.S. 2 : Je viens de recevoir RED SHIFT en duo avec le pianiste Alberto Braida : encore une belle pièce à glisser au dossier et faire tourner dans le lecteur (Setola di maiale SM1870.
P.S. 3 :
Desertificati Mrafi : Edoardo Marraffa / Pasquale Mirra / Antonio Borghini/ Cristiano Calganile Le Arte Malandrine ALU004
J-M Van Schouwburg, praticien de l'improvisation et vocaliste.
P.S. 3 :
Desertificati Mrafi : Edoardo Marraffa / Pasquale Mirra / Antonio Borghini/ Cristiano Calganile Le Arte Malandrine ALU004
Ce quartet sax ténor, vibraphone, contrebasse et batterie a un air de
famille avec le quartette d’Archie Shepp à Newport 65 (avec Barre Phillips,
Bobby Hutcherson et Joe Chambers). Edoardo Marraffa a un son et une
sensibilité qui semble aussi authentique que celle d’Archie et joue aussi du
sax alto et sopranino sur deux ou trois des 12 morceaux de ce cédé. Le tandem
basse et batterie est enthousiasmant, Borghini et Calganile ont travaillé et
enregistré avec Braxton (Standards 2006 Brussels/ Amirani) ce qui est une
solide référence. Marraffa avait déjà « cassé la baraque » avec le
trio Vakki Plakula (Babirussa Capibara /Mirko Sabatini dms et Lullo
Mosso bass/ Le Arte Malandrine) et le Crash trio (Chris Iemulo
guitare et Stefano Giust percussions / Setola di Maiale). Le voici dans une
autre configuration où il adapte son jeu comme s’il devinait comment souffler
d’un groupe à l’autre tout en restant lui-même. Le vibraphoniste Pasquale
Mirra apporte une dynamique qui rend ce groupe soudé tout-à-fait original. Le
groupe swingue, s’évade et dérape et Edoardo Marraffa ne ressemble à
personne. Emouvant, chaleureux, subtil, hargneux ou lyrique, sa voix est
fortement expressive et projette des images, des rêves et un univers personnel.
Personnellement, j’écoute toujours avec grand plaisir ce saxophoniste à travers
ses différents cédés dont je ne me séparerai pas. Un autre excellent moment est
ce duo piano saxophone avec le pianiste bolognais Nicolà Guazzaloca (Gluck
/
Setola di Maiale) Vraiment à recommander.
J-M Van Schouwburg, praticien de l'improvisation et vocaliste.
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