Suite
For Helen F.
Ivo Perelman Double Trio Boxholder BXH 038 039.
Le brésilien Ivo
Perelman est un immense saxophoniste ténor qui nous fait toujours croire
aveuglément aux vertus expressives de l’instrument. Albert Ayler ? John Coltrane ? Allez
écouter Ivo Perelman au lieu d’écouter des disques ! Leo Records a produit
un tas d’excellents albums, de Seeds Vision and Counterpoints jusque ces Mind Games et ces Family Ties avec Dominic Duval et Brian
Wilson ou Joe Morris et Gerald Cleaver. Mais aucun n’a la folle énergie et l'absolu de
cette double suite dédiée à cette peintre expressionniste abstrait qui fut de
la mouvance Pollock, Kline, De Kooning, ceux-là même qui se pressaient pour
écouter Monk et Trane, Steve Lacy et Cecil Taylor au Five Spot bien avant
qu’Ornette n’arrive à New York en 1960. Ivo Perelman qui vit lui aussi à New York est
un peintre expressionniste coloré de talent. Il dédie donc cet extraordinaire Double
Trio composé
par les contrebasses de Mark Dresser et Dominic Duval et les batteries de Gerry Hemingway et Jay Rosen et, sans doute, aussi ses
propres œuvres reproduites dans la pochette et le livret, à Helen
Frankenthaler,
une artiste méconnue. Les deux
compacts sortis en 2003 se partagent en sept parties, toutes en double trio
avec Perelman au centre. J’écris extraordinaire Double Trio, car si ses camarades font très bien
leur job avec une folle énergie et une belle intelligence, le clou de l’affaire
(ou du tableau) c’est le jeu, le souffle, la sonorité, les déchirements,
l’orgie, la rage, le son le plus ALBERT AYLER qu’on peut rêver. Celui de Spiritual Unity et du concert du Cellar Café. Oui, l’An Zéro du free
jazz ! (L’album Prophecy avec Sunny Murray et Gary Peacock, 1964). Mais avec
quelque chose d’autre. Un parfum de samba et un art de raconter des histoires.
Dans For Helen F., le son du ténor est exposé - exploré sous de nombreuses
perspectives avec des angles uniques.
Quand Ivo se lance dans une zone risquée, c’est pour exploser de plus
belle et relancer la fascination. La Part one (17:46) est à elle seule un
morceau d’anthologie. Les percussionnistes jouent aussi des parties fines et
apaisées où on peut goûter les sons en toute quiétude, avant la tempête. Les
contrebassistes s’écoutent. Hemingway et Rosen, Duval et Dresser qui se
superlativisent pour laisser ensuite le ténor nous tendre d’autres merveilles
et un art du chant tout personnel. Il a le chic d’étirer toutes ces idées
juqu’à l’extinction pour repartir de plus belle avec quatre camarades de jeux
qui vivent pleinement les enjeux. Plus que çà tu meurs ! La perle rare où la routine du free jazz
s’oublie. Indescriptible !
Ce Double
Trio, il faut
le chercher d’urgence, car Boxholder est le label distribué le plus
étrangement du monde. Sa distribution est aussi dingue que la musique
enregistrée dans cet album est folle ou l’inverse. Dingue parce que le son de
saxophone ténor que vous entendez là est (par miracle) unique. Un son mordant,
brûlant, expressivement chaleureux, expressionnistement lyrique, évocateur de
rêves éveillés, de sommes éternels qui explosent avec une urgence inconnue. Les
brötzmanniaques
vont se régaler (et relativiser leur compulsion unilatérale). La double fournée
de basses et de percussions crée une tension peu commune et ainsi porté, Ivo
Perelman se surpasse, avec l’aide d’une prise de sons intelligente. Un vrai
délire sonique dans les détails. Bref, des années-lumière d’Out of Space, terrien et céleste à la fois.
Courrez – tous !! Soyez
fou ! Une musique comme celle-là se mérite. Je vous souhaite bien de la
chance pour mettre la main dessus (l’album). On n’a rien sans mal. J’ajoute
encore que Boxholder tient à votre
disposition un trio pas piqué des vers avec feu Wilber Morris et Michael Wimberley, The Eye Listens (BXH 012). Rarissime et
parfait !!
The
Bleeding Edge Evan Parker Peter Evans Okkyung Lee Psi 11.10
Un sax
ténor et pas n’importe lequel, une trompette et un violoncelle pour une œuvre
sombre et diaphane, grave et légère, toute en nuances microtonales. Les
souffleurs adaptent l’émission du son au niveau des inflexions subtiles et mouvantes
de la violoncelliste : celle-ci sollicite constamment des harmoniques au
bout de glissandi qui, étrangement, font étirer les notes vers le bas. On
flotte dans les lambeaux de nuages, les brumes, les fumeroles d’une musique
introspective, d’un lyrisme intériorisé. Alors qu’il réserve le plus souvent le
saxophone soprano à des groupes esprit « musique de chambre » avec
instruments à corde et sans batterie (trio avec John Russell et John Edwards, l’historique duo avec
John Stevens , The Needles avec le violoniste Phil Wachsmann), ici Evan Parker
se fait largement entendre au sax ténor et au bord du silence. Sans nul doute
pour créer l’espace nécessaire à la trompette piccolo de Peter Evans et pouvoir
se trouver dans un registre voisin du violoncelle d’Okkyung Lee. Les trois
improvisateurs se rejoignent, se confondent, s’écartent et se relancent dans
une harmonie émotionnelle confondante. Leur univers transite d’un statisme
quasi monochrome vers des volutes effrénées en une fraction de seconde avec le
plus grand naturel, sans se départir de cette approche sonore décontractée et
sensible. Cinq morceaux plus courts en duos aussi inspirés changent la
perspective et le son global d’un trio unique en son genre. The Bleeding Edge nous offre la quintessence de
cette musique improvisée libre et d’une approche « apaisée » du
saxophone ténor. Cet instrument y saute du grave à l’extrême aigu (harmonique)
en une seule émission ou un seul coup de langue. Evan Parker, comme
saxophoniste ténor est à la fois et à tour de rôle le Lester Young et le Chu
Berry, le Coltrane, le Warne Marsh et le Jimmy Giuffre de la free-music. J’ai
réécouté dix fois The Bleeding Edge. Une très belle surprise.
Pour
ceux qui aiment le côté plus expressioniste – mais toujours avec des nuances -
d’Evan Parker : Foxes Fox live at the vortex (Psi 12.01) avec Louis Moholo, Steve Beresford,
John Edwards et Kenny Wheeler en invité.
Dig
Deep Trio
Paul Dunmall Tony Bianco Paul Rogers FMR
Poussé,
épaulé, entraîné, emporté (etc…) par la formidable paire contrebasse - batterie
de Paul Rogers
et Tony Bianco, Paul Dunmall de lance dans une course effrénée autour d’une échelle
asymétrique de notes en porte-à-faux digne des grands Sonny Rollins et John
Coltrane à leur plus écorché. Notre homme est happé par une force inconnue qui
l’arrache du plancher des vaches vers des sommets inacessibles. Le ténor ultime
de l’après Interstellar Space. Malaxant les modes et les scales dans tous les sens permis par
la logique et l’intuition, Paul Dunmall projette une flamme et une énergie
inouïe. Ce musicien complet et exceptionnel aime varier les univers sonores de
l’expérimental au free folk en jouant aussi du soprano, des clarinettes et de
la cornemuse. Ici, vous pouvez entendre sa musique au sax ténor – uniquement - dans une compulsion frénétique hallucinante où (vraiment) très très peu de
saxophonistes ténor sont capables de le suivre. Quand il s’arrête de
souffler c’est son alter-ego Paul Rogers qui fait vrombir les boyaux de sa contrebasse à
sept cordes avec une maestria confondante. Au fil des ans, Tony Bianco, un
polyrithmicien infernal, a su trouver sa place dans ce trio hautement
énergétique. Paul Dunmall est un phénomène du jazz libre et je décris par le menu sa biographie dans un article plus ancien dans ce blog.
Palm
of Soul Kidd
Jordan Hamid Drake William Parker Aum Fidelity
Publié
en 2006, cet excellent cédé m’avait été chaudement recommandé par Gustave
Cerrutti, un ami de longue date de la tribu Improjazz. A-t-il été chroniqué
dans Improjazz ? Je ne m’en souviens pas. Parmi la très longue liste
récente des enregistrements de William Parker et d’Hamid Drake, celui-ci tient une place
spéciale. Primo, parce qu’il permet d’entendre clairement un des grands
saxophonistes ténors afro-américains libertaires vivants, le Néo Orléanais
d’adoption Edward « Kidd » Jordan, un créateur aussi authentique
que peuvent l’être son ami Fred Anderson, Charles Gayle, David S Ware, David
Murray, Sam Rivers et quelques autres ( ou l’étaient, car Rivers Anderson et
Ware nous ont quitté depuis la rédaction de cette chronique). Dans les cédés
publiés par le label Eremite, Edward Kidd Jordan partage l’espace et le temps avec
Fred Anderson. Dans ce trio, il est la voix principale. Secundo, le tandem
Drake – Parker a amené toute sa panoplie (HD , drums, tablas, frame drum
and voice et WP , bass, guimbri, gongs, bowls, talking drum ) et toute son
inspiration pour créer au moyen de cet instrumentarium un moment multicolore qui fasse
sens. Tertio, comme je l’ai déjà signalé dans ces colonnes lors d’une chronique
d’un triple cédé de David Ware, il est parfois dommage que des artistes
essentiels publient des disques mal faits – (nettement) mois intéressants – véhiculant
des clichés – manquant singulièrement de véritable inspiration (choisissez la
formule à souligner), alors que ces musiques ont tant de mal à se faire
entendre. A cet égard, Palm Of Soul, enregistré à NYC peu après le désastre Katrina qui avait poussé Edward Jordan
à rejoindre la Grosse Pomme, est parfaitement exemplaire. Depuis sa sortie il y
a plus de trois ans, c’est l’album qui pour moi résonne le plus
profondément avec l’esprit et les
vibrations de la musique afro-américaine dans cette approche musicale. Le son
du sax ténor de « Kidd » est indubitablement le son de l’Amérique Noire dans ce
qu’il a de plus intime et de plus profond. Inimitable. Ce musicien est moins
connu que certains de ses pairs simplement parce qu’il s’est engagé toute sa
vie durant à transmettre son savoir musical et son expérience à des générations
de musiciens. Le travail en douceur sur les sons, les timbres et les rythmes
réalisé par le contrebassiste et le percussionniste apportent une dimension
exceptionnelle au souffle du Néo-Orléanais, au-delà des clichés, des réflexes
et des genres. Vu la profusion d’enregistrements de William Parker et dans une
moindre mesure d’Hamid Drake, ce disque est sans doute passé inaperçu alors que
c’est sans doute une des plus beaux moments auquel ces musiciens ont pu
participer depuis des années. Dois-je attirer l’attention sur le fait que la
musique du trio est librement improvisée ? Si des mélodies surgissent ici
et là en forme de repères thématiques, elles sont créées spontanément. De tels
musiciens ont assez de feuilles que pour se passer de papier à musique. S’ouvrant par
un swingant Peppermint Falls qui dérape et s’éteint après 56 secondes, Palm of
Soul s’étale Forever entre le cisèlement délicat des
cymbales et la subtile frappe des gongs. Un chant lunaire sort du bec du
saxophone avec une ferveur lancinante et flotte dans les lueurs fantomatiques
des deux percussionnistes, réitérant deux notes à chaque détour imprévu de la
mélodie improvisée. Le temps se suspend. Tant d’eau et de vent tombèrent du
ciel cette année-là sur la ville du Croissant, qu’après un tel déluge, il fut
bon que les trois musiciens jouassent sans précipitation (hm…). Dans une Living
Peace, le ténor
de Jordan et l’archet de Parker s’ébrouent suivi par un Drake qui emboîte un
tempo propice à un chant issu d’une Eglise Noire imaginaire, un cantique crié
par les oubliés, ceux-là même à qui il ne reste plus que leur conscience et
leur âme. Dès la huitième minute, après que l’on ait entendu la vraie voix de
Coltrane (*) comme en songe, le rythme s’accélère dans une spirale qui débouche
elle-même sur un shuffle qui ralentit progressivement pour éclater non loin des
Ghosts chers
à Albert Ayler. Jordan joue des harmoniques / cris du saxophone les plus
proches de la voix humaine, plus exactement les voix du blues. On songe à Skip
James, Robert Pete Williams ou J.B. Lenoir ** . William Parker et Hamid Drake
sont toutes ouïes et l’histoire se prolonge tout au long de ce Palm of
Soul pour
mon plus grand ravissement, comme avec le guimbri et la voix d’Hamid dans Unity
Call. Le final Last
of the Chicken Wings
atteint au sublime. Chair de poule ? Quand il se révèle aussi sincère et
dénué de toute roublardise, le jazz libre est une musique éternelle qui
accompagne les mortels du XXIème siècle jusqu’à la fin du monde. Absolument
essentiel.
* La
musique de Kidd Jordan n’est pas happée par les maëlstroms coltraniens et ne
projette pas d’explosions soniques aussi déchirantes que celles d’Ayler et
Coltrane. Non seulement Jordan est un septuagénaire et les deux légendes
avaient toute l’énergie de la jeunesse (Coltrane disparut à l’âge de quarante
ans en 1967 et Albert Ayler à trente-quatre ans en 1970). Mais, la richesse
profonde du son « au repos » de EDJ et l’émotion qu’il suscite alors
sont avoisinantes.
**
L’écoute et la compréhension des poètes – chanteurs – aventuriers
afro-américains des années vingt à soixante me semble être une expérience
indispensable pour pénétrer le message de créateurs comme Albert Ayler,
Coltrane, Ornette Coleman, Kidd Jordan, Archie Shepp, David Murray, David S
Ware, Charles Gayle, etc……. : Skip James, Gary Davis, Big Joe Williams,
Robert Pete Williams, Booker White, Fred Mc Dowell, JB Lenoir, Muddy Waters,
Sonny Boy Williamson II, Howlin’Wolf, Memphis Minnie, et puis Aretha Franklin,
Wilson Pickett, etc…
Sonic
Flares
Henry Kuntz Humming bird en téléchargement gratuit
Henry
Kuntz est un
des improvisateurs libres – activistes de la scène improvisée US qui pointa du
nez dans la deuxième partie des années septante, la génération des Henry Kaiser
et Charles K Noyes, avec qui il a enregistré plusieurs albums, mais aussi La
Donna Smith, Eugène Chadbourne, David Moss, le Rova Sax Quartet, Greg Goodman, Lesli
Dalaba, et bien sûr John Zorn. Cette mouvance des années 76 -77 se connecta
avec les improvisateurs européens et Bells le magazine d’Henry Kuntz
contribua à répandre la bonne nouvelle
(http://bells.free-jazz.net/the-bells-contributors/henry-kuntz/). Ses albums
vinyles Hummingbird, Ancient Days, Light of Glory et Cross Eyed Priest où on l’entend au saxophone
ténor avec Greg Goodmann, Henry Kaiser, Charles K Noyes et John Gruntfest en
1979 / 80, sont toujours disponibles via le site Metropolis theshop.free-jazz.net.
On peut aussi y télécharger ces superbes Sonic Flares pour saxophone ténor solitaire
(1998) car Kuntz n’a jamais décroché depuis cette époque héroïque. Un son
déchirant entre l’Albert Ayler du trio Spiritual Unity « live » et les Saxophones solos d’Evan Parker en 1975, le
Brötzmann et le Joe McPhee des années 70’s. Un son brut, une émotion vitale,
des harmoniques brûlantes et des sifflements contrôlés, des coups de bec
mordants, un jusqu’au boutisme faussement désinvolte qui ne néglige pas de conter
une véritable histoire avec un sens mélodique soujascent. Il construit de
remarquables multiphoniques en alternant ostinato de suraigus et coups de
langue et enfile des glissandi caractéristiques et des harmoniques fines qu’il
mélange comme les graphes d’une civilisation disparue. Un thème mélodique
implicite, distendu à outrance, ressurgit sans crier gare et colore toute son
improvisation (19’13). Un explorateur authentique de la musique libre.
A
écouter aussi : Henry Kuntz : Wayang Saxophony Shadow Saxophone, Hummingbird CD-6 2006 – solo
sax ténor and four tenor multitrack recordings. One and One HB CD 1-2 1998.
Eco
d’Alberi Edoardo Marraffa Alberto Braida Antonio Borghini Fabrizio Spera. Porter PRCD 4054
Dès les
premières notes, ce son caractéristique du sax ténor qui évoque Chicago ou une
de ces villes du MidWest. Rien d’étonnnant, les deux premiers morceaux sont
enregistrés au Vision Festival, NYC en 2008,
Tutto Cielo et Radice (12:22 et 14:33). La clarté d’un ciel bleu
méditerranéen (Tutto Cielo) est rapidement entrevue, les trois autres musiciens
sonnent très agréablement comme des jazzmen qui maîtrisent leur sujet et se
libèrent avec ardeur. Très vite,
le vent se lève et les spirales du ténor ne trompent personne : un son
pur, des vibrations pleines, un cri qui en fait chanter les harmoniques
naturelles, des torsions microtonales. Edoardo Marraffa a l’étoffe de ceux
qu’on écoute, qu’on regarde parce qu’on les écoute et qu’on voit dans un rêve.
Bouf, après quelques minutes, il s’évade au sopranino (sax), un instrument
difficile qu’il contrôle remarquablement. Alberto Braida a l’auto-discipline de
jouer pour le groupe et Fabrizio Spera a un véritable sens du swing, même
libre. Antonio Borghini joue de la contrebasse avec puissance avec un pizzicato
qui s’accommode aux croisements polyrythmiques et un coup d’archet à la
sonorité remarquable. Radice, le bien nommé (racine en italien). On entend la profondeur du ténor
avec plus d’évidence et bien envoyée, et puis, là aussi, stop et le groupe
plonge, implose le cercle du rythme et après quelques appels et questions, les coups redoublés de Fabrizio (de
belles figures) emportent (ou poussent) Edoardo dans les aigus criants et
Antonio dans un ostinato très engagé. Des lambeaux de mélodies happés d’un coup
de bec et de vrais trucs de cracheur de feu. Une bonne improvisation à quatre. Calls, enregistré à An Insolent
Noise à Pise en 2009, est le plat de
résistance (32 :00). Une belle cohésion dans le groupe. L’enregistrement a
fait le choix de livrer la batterie toute entière, enveloppante. Le sax au
centre chante, hurle, éructe, vocifère alternant harmoniques (speaking in
tongues, on
pense à Ayler, sérieusement) et des staccati furieux qu’il fait chanter même
dans toute leur violence. Expulse de ses poumons, une rage chaude et froide. A
6:40, passe la main au pianiste qui, lui, accroche l’oreille avec un jeu
fourmillant tout en soufflant à peine. La suite, bien construite et bien
enchaînée, fait découvrir des prises de becs soniques (des plumes s’envolent) permettant
au pianiste d’inventer à loisir et de relancer des tournoiements. Le terrain
est mouvant et les rôles s’échangent. Tout au long, Edoardo Marraffa garde le
cap de l’invention, de l’énergie, du lyrisme, entraînant et entraîné par ses
camarades. 14:20 le sopranino entre en scène, il en joue sur un mode léger et
puis le quartet se précipite. Le piano tournoie, le bassiste percute, entourés
par les cymbales et les toms : le ténor revient et insiste pour que le
volume baisse …… les harmoniques des cordes surgissent et un duo mesuré piano
contrebasse intimiste change la donne tout en nuances (22 :00). Le sax se
fait désenchanté un moment avec ces microtons élégants et caractéristiques … et
c’est reparti avec des surprises. Le ténor encore plus fort et le piano qui
tournoie. La prise de son très claire, déséquilibre un peu le groupe dans
l’espace stéréo. Les morsures inspirées du ténor dans Up Toward the sun (9 :10) répondent au jeu
dynamique de Fabrizio Spera et ses figures complexes, aux coups de boutoir de
la contrebasse et aux accords percutés de Braida. La colonne d’air déchirée et
émiettée s’assourdit face aux vagues emportées d’un trio uni comme quatre
mousquetaires et se remet à surfer avec rage pour ensuite imposer une ballade
majestueuse chaloupée par le percussionniste et avec un son faussement
romantique qui finit par imploser de l’intérieur. Fin ! Un très bon moment
avec ses hauts et ses bas, mais à un niveau solide. Edoardo
Marraffa est un saxophoniste ténor qu’il faut suivre à la trace et qui mérite
qu’on l’entende (plus qu’) un peu partout. Il a aussi en lui ce que j’aime dans
le jeu d’un Lol Coxhill, décalé dans la tonalité. Il faut absolument qu’il
puisse sortir plus souvent de l’isolement de la botte péninsulaire. On y mange
le mieux du monde, même à bon marché, mais, étant à l’écart du va-et-vient
entre les métropoles, Berlin, Amsterdam, Cologne, Londres, Paris, Zürich etc….
c’est un peu la Dolce Vita. Les Parker, Brötzmann, Butcher et Gustafsson ont mûri
dans un flux de rencontres et d’opportunités trépidantes dont Edoardo a un
besoin urgent pour évoluer et nous offrir le meilleur de lui-même. Je ne
connais pas d’autre sax ténor qui a une telle étoffe aussi distinctive et ce
serait idiot de se passer de ses services. Et pour cause, c’est vous qui serez
servi : c’est un solide client, très original. Je suis fan !
Trio
X Live In Vilnius
Joe Mc
Phee – Dominic Duval – Jay Rosen No Business Records double vinyl 33 cm 45t
Live
In Vilnius David S Ware Quartet No Business Records double vinyl 33 cm 33t.
La
vengeance du vynil ! Alors que les cédés mettent de plus en plus de temps
à se vendre, un public jeune se rue sur les vinyles qui partent comme des
petits pains, neufs ou rééditions. Jimi Hendrix - the Doors – Can – Nirvana
– Sonic Youth
et des groupes genre 13th Floor Elevators, Strawberry Alarm Clock etc… de l’ère psyché sixties, mais aussi Pierre Henry ou Sun Ra,
le grand champion du nombre de titres réédités dans la sphère jazz. Avec les
plaques de No Business Records, c’est le free jazz qui en profite. Ce label de Vilnius
en Lithuanie propose deux doubles albums du David S Ware Quartet (David S Ware sax ténor – Matt
Shipp piano – William Parker contrebasse – Guillermo Brown batterie) et du Trio
X (Joe Mc Phee
sax ténor et trompette – Dominic Duval
contrebasse – Jay Rosen percussion ). C’est d’ailleurs lors de leur
séjour en Lithuanie qu’a été réalisée la video de Trio X (The Train and the River CIMPVIEW). Avec des pièces de
Monk (Blue Monk
et Evidence)
et d’Ornette Coleman (Lonely Woman et Law Years), un arrangement de My Funny
Valentine de
Rodgers – Hart , un air de Dvorak et des créations du groupe, Live in
Vilnius est
une vraie merveille et un condensé de musique afro-américaine. Le trio dégage
une atmosphère qui résonne comme la synthèse rêvée des trios d’Albert Ayler
avec Sunny Murray et Gary Peacock (Spiritual Unity/ ESP 1964) et de Jimmy Giuffre
avec le batteur Randy Kaye et le contrebassiste Kiyoshi Tokunaga (Music for
Birds Butterflies and Mosquitoes & River Chant/ rééd Candid 1971-1973). Il y a une certaine
douceur (par rapport à la musique de Ware), une relaxation, qui est propice à
l’expression des sentiments les plus profonds des musiciens. Un feeling, une
mélancolie, une sonorité unique qui passe merveilleusement avec le ténor de Joe.
Cet homme est un vrai poète de la musique qui nous raconte les histoires les
plus vraies. Ses deux compagnons apportent un environnement de rêve. La qualité
du son et du jeu de la basse de Duval est superlative (quelle puissance
naturelle !). Rosen est complémentaire et adéquat. Joe joue aussi du
baryton sur un morceau. Il y a une vibration dans ces deux disques qui font que l’on peut les écouter une nuit
entière. Ca joue naturellement. La plus belle suite à ces merveilleux albums
solo de 1976-77 (Tenor, Variations On a Blue Line/ Round Midnight, Glasses / Hat Hut) réédités par John
Corbett.
Live in Vilnius du David S Ware Quartet est lui aussi une excellente
réussite. Ce groupe si uni et huilé vers la fin des années 80 et le début des
années 90 devrait avoir dû souffrir en matière de cohésion suite aux autres
centres d’intérêts de William Parker et de Matt Shipp, ensemble ou séparément. On entend William
Parker dans
tant d’entreprises qu’on se demande d’ailleurs parfois ce que font les autres
contrebassistes. Il est vrai que certains de ses collègues les plus appréciés
(Fred Hopkins, Malachi Favors, Wilber Morris) ont malheureusement disparu. Par
rapport aux premiers enregistrements du quartet comme Third Ear
Recitation
et l’album Sony, il y a une épuration du propos pour dire l’essentiel et venir
droit au but. J’avais parfois trouvé certains morceaux du groupe un peu trop
maniérés, comme dans l’album Godspelized et le mixage de leurs enregistrements
trop « remplis » à mon goût. Ici tout baigne pour convaincre
l’auditeur au cœur, sans aucun procédé. La musique est moins complexe que dans
certains albums, mais le message émotionnel et l’originalité indiscutable du
DSWQ font bien plus que passer la rampe. Si vous voulez découvrir le pianiste
Matt Shipp, c’est bien sûr dans ses propres albums qu’il faut aller chercher.
Cela dit, ces disques contiennent un excellent concert. Dans Ganesh Sound, un drone grave, à la fois très
subtil et primal, émis par la paire Shipp – Parker introduit un solo halluciné de Ware. Après deux
notes, on sait que la messe est dite ! Le groupe joue comme une vraie
équipe, bien qu’au service du leader. Mais avec une voix pareille, qui s’en
plaindrait ? Dans Stargazers, la basse (très) puissante de Parker assure un rythme
sans défaut autour duquel pivotent les figures de Guillermo Brown, offrant au pianiste un
soubassement indestructible pour propulser en avant ses accords énergiques
(puissance !!) laissant monter la tension dans l’attente du chant enfiévré
du sax ténor. Celui-ci a bien vite
fait de se lancer dans une improvisation en synchronie sur les rythmes
flottants, tout en déchiquetant la mélodie et vibrer la colonne d’air comme un
éléphant dans sa course. Ce mammifère, honoré par spritualité hindoue à
laquelle se réfère le musicien, a une mémoire exceptionnelle et c’est bien la
caractéristique du souffle de David Ware : il évoque ses aînés de façon
quasi charnelle sans pour autant rejouer aucun d’eux. Une profonde sincérité se
dégage de l’ensemble. David S. Ware a assumé la démarche qu’on attendait d’un
Pharoah Sanders après la mort de
Coltrane. Les deux albums du quartet pour Sony n’ont pas changé un iota à leur
message musical. Donc, j’oublierai volontiers la mauvaise impression que
m’avait faite les longueurs contenues dans un triple compact Aum Fidelity, chroniqué dans ces lignes il y a
quelques années. Ce double album
live est vraiment le chant du cygne d’un ensemble qui a eu le mérite
d’entraîner le jazz libre à l’avant plan de la scène musicale aux USA. Ils
prennent ici le temps de jouer pour la postérité (l’introduction de Stargazers) en livrant la bonne mesure
d’énergie ….dans la démesure. Le batteur Guillermo Brown, un rythmicien
exceptionnel, fait oublier les collègues qui l’ont précédé (Marc Edwards, Whit
Dickey et Susie Ibarra). David S Ware est non seulement un des plus
authentiques saxophonistes ténor post Coltrane - Ayler, mais aussi un véritable improvisateur de
l’instant. Il sait exacerber le son de l’instrument et les accents de la
mélodie. ! La preuve réside dans ces sillons. Dépêchez-vous de trouver
encore cet album - limité à 1000 exemplaires - avant qu’il n’en reste plus. Le Trio
X lui est à 500
copies. Deux bonnes pioches pour
le sapin de Noël !! Jean Michel Van Schouwburg
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