Hat Hut ou Hat Art s’est mué discrètement en ezzthetics, nouveau sub-label de l’ entreprise phonographique de Bâle, et sous cette étiquette, propose des rééditions étrangement compilées d’Albert Ayler (Ghosts) et de Marion Brown (le très rare Juba Lee mâtiné d un zeste ESP). Sans parler d’un inédit de Jimmy Giuffre avec Paul Bley enregistré à Graz. Mais pas que. Fort heureusement, ezzthetics continue ses publications du superbe travail du String Trio a/k/a Kimmig – Studer – Zimmerlin, sans conteste un des meilleurs et des plus actifs groupes d'improvisation libre (cfr cd Im Hellen). Après avoir invité John Butcher pour l’excellentissime Raw (Leo Records), le String Trio remet le couvert avec ce tromboniste absolument exceptionnel qu’est George Lewis, sans doute un des premiers musiciens afro-américains à embrasser entièrement la cause de l’improvisation libre radicale quand l’occasion lui était donnée. Durant les années 80, Lewis a souvent collaboré avec Derek Bailey et Evan Parker (cfr Fables et Epiphanies de Company, Pisa 80, Hook Drift and Shuffle et From Saxophone and Trombone).
Le String Trio. Au violon, Harald Kimmig, au violoncelle Alfred Zimmerlin et à la contrebasse, Daniel Studer. Ces trois musiciens ont un grand mérite : ils croient dur comme fer dans les vertus de leur StringTrio malgré la difficulté de le faire vivre dans la jungle inextricable des différents circuits de la scène professionnelle internationale. De nombreux improvisateurs parmi les meilleurs n’ont souvent d’autres ressources que de rebondir de lieu en lieu en collaborant avec des artistes locaux, tout aussi allumés qu’eux, mais pas toujours au même diapason esthétique, cette empathie profonde qui est la condition propice aux concerts inoubliables. Bien que moi-même, je valorise ces rencontres d’un jour qui se révèlent souvent surprenantes, certains groupes méritent d’être soutenus en priorité parce qu’ils se meuvent dans une dimension hors du commun. Les programmer en concert est un service rendu au public et à la cause de ces musiques à cause de leur puissance de conviction et leur singularité dans le champ esthétique. Après des décennies de développement de l’improvisation libre, sont apparus des groupes à cordes frottées comme ce String Trio, le Stellari Quartet (Wachsmann, Hug, Mattos et Edwards) et le Barrel Trio (Blunt, Marshall et Kallin) qui ouvrent une voie nouvelle. Une formation du calibre du String Trio a le chic de s’adapter à différents concepts ou perspectives tout en maintenant leur identité sonore distinctive. Il suffit de comparer leur opus magnum Im Hellen, leur quartet Raw avec John Butcher et ce concert enregistré au Kunstraum Walcheturm Zürich le 8 avril 2018 pour s’en rendre compte. George Lewis combine ici son exploration sonique au trombone et ses live electronics dont j’ignore le fonctionnement dans les entrelacs de frottements, harmoniques, col legno, motifs fugaces, staccatos flamboyants et drones fragmentés. La variété des dynamiques explorées et développées et les paysages sonores traversés durant ces cinq improvisations collectives parlent d’eux-mêmes. La musique de ce quartet sans titre appelle à être réécoutée systématiquement. Elle forme un tout et sa continuité débouche sur une multitude de visions, territoires, tableaux, instantanés, poèmes, crescendos, métamorphoses qui font dilater notre mémoire et notre concentration d'auditeur. Chaque morceau a un début caractéristique, mais les quatre musiciens guidés par une curieuse télépathie s’en échappent allègrement, créant de nouveaux univers instables, incontrôlables et souvent confondants. Chef d’œuvre, encore une fois.
Un excellent document de la scène slovène me
tombe dans les mains : Confined Movement unissant le
trompettiste Berlinois Axel Dörner et le contrebassiste Slovène Tomaz Grom. Emballage à deux volets contenant chez l’un, une manière de poster reproduisant la photo du recto de la pochette et au dos duquel se trouvent les
notes explicatives en slovène et en anglais, et dans l’autre le compact disc
proprement dit. Un bel objet à la hauteur de la musique. Les effets sonores
uniques et toujours surprenants du trompettiste se marient parfaitement avec
les jeux extrêmes et contrastés du contrebassiste. Depuis le début des années
2000 quand son travail « minimaliste – lower case » a marqué la scène
improvisée entre autres avec Contests of Pleasure, Axel Dörner a développé
ses registres sonores et l’articulation de ses timbres extrêmes, bruissements
et implosions de la colonne d’air, leur imbrication de manière magistrale. Ces
outrances sonores demeurent chez beaucoup à l’état de dérapages ornant des « solos »,
mais Dörner en fait le matériau exclusif de ses improvisations en leur
conférant une forme de lyrisme inouï. Le mouvement confiné s’évade
de ses limites pour culminer dans l’ionosphère. Son compagnon trouve remarquablement
son chemin en diversifiant les modes de jeux et les correspondances imagées et
poétiques créant une connivence partagée, un échange dynamique et des unissons
improbables. Du minimalisme des années du Berlin New Silence quasi
Malfattesque, l’aboutissement de la démarche d'Axel Dörner révèle une complexité insoupçonnée
si on considère l’a priori extrêmement radical de sa pratique instrumentale.
Comment avec une quantité d’effets sonores marginaux devenue effarante au fil
des ans, cet artiste a fini par pouvoir nous raconter une histoire et développer
une nouvelle dramaturgie, aussi urgente que celle de son aîné, Leo Smith, lorsque
celui-ci nous gratifiait d’étonnants concerts en solo dans les années septante.
Fort heureusement, l’engagement et la sagacité du contrebassiste Tomaz Grom
confère une profondeur et un vécu complémentaire complètement en phase avec le
trompettiste Berlinois. Un des meilleurs albums d’improvisation de ces dernières
années.
Chris Burn as if as Philip Thomas confront core series core 09.
Compositions and
arrangements by Chris Burn. Performed by Philip Thomas. Un pianiste compositeur (et
improvisateur) écrit de la musique pour un autre pianiste en solo. Les
compositions de Burn datent de 1999 jusqu’en 2005.Six improvisations de Derek
Bailey provenant de son Solo Guitar volume II / Incus CD 11 (1991) ont été transcrites et arrangées par Chris Burn. Je
rappelle que ces deux pianistes avaient enregistré un album mémorable avec le
contrebassiste Simon H. Fell : the Middle Distance / another timbre at 24.
Que dire de cette musique sinon qu’elle n’est pas un seul instant académique.
On songe aux astucieuses petites formes de Fred Van Hove, aux canulars de Misha
Mengelberg ou aux facéties de Guus Janssen entendues dans de lointains albums
solos, sans doute oubliés aujourd’hui. Ou du moins, leur parfum est présent. Une ambiance à la
Feldman s’échappe curieusement des six morceaux transcrits de Derek Bailey. L’esprit
vif et le goût de l’improvisation libre affleure à chaque tournant et abonde
dans de nombreux détails au niveau du toucher et des écrasements de notes. Les
trouvailles entendues dans ce recueil forment une belle anthologie du piano
vagabond, non conformiste et profondément réfléchi. Composition, improvisation
ou comprovisation, ce ne sont finalement que des mots. Philip Thomas joue de
manière vivante et s’approprie le matériau avec une expression toute
personnelle. La pianiste Kate Ledger s’associe à Thomas pour l’exécution de la
dernière pièce, the sky a silver dissonance. Confront Core Series s’avère être
un label imprévisible et de haute qualité. À
suivre.
OUXPO fait
sans doute référence à « Ouvroir de littérature potentielle » de
l’écrivain Georges Pérec et rassemble cinq improvisateurs, Brad Henkel (trompette USA), Philipp
Gropper (sax ténor DE), Felix
Henkelhausen (contrebasse DE) and Dré
Hocevar (drums SI) sous la houlette du guitariste grec Anastasios Savvopoulos. Basé à Berlin et enregistré ici au Club
Gromka à Ljubljana par Iztok Zupan, le quintet OUXPO navigue avec une réelle
classe entre improvisation radicale raffinée (et rare) et une manière de jazz
libre en forme de dérive. Ils dérivent en fait en dehors des territoires
reconnus par cette pratique issue du jazz contemporain tout en assumant
l’architecture instrumentale du quintet de jazz : trompette, sax ténor,
guitare, contrebasse et batterie. Deux très précises demi-heures à 18 ou 27
secondes près, nombre de secondes multiples du carré du nombre de dizaines de
minutes à la seconde près. Un lointain parfum jazz dans le phrasé éclaté de la
guitare électrique, une trompette qui évoque sincèrement Bill Dixon, entre
autres références. Non seulement, ils louvoient avec talent entre des
territoires pas toujours reconnaissables en improvisant leur musique du début à
la fin, mais ils ont un son distinctif de groupe qui préserve les intentions
intimes de chaque individualité. Leur musique éminemment collective fait
sincèrement plaisir à écouter, à en repasser le fil pour découvrir d’autres
angles de vue, les moments forts de son cheminement et en déceler le sens
profond et toutes les implications qui surgissent dans notre conscience. Cet
album est un excellent témoignage du grand bénéfice qu’on peut tirer du travail
collectif et de la combinaison de talents et de sensibilités, d’une véritable
écoute qualitative, qualité qui sublime les initiatives individuelles
d’artistes quasi inconnus du circuit. Un parcours truffé de belles surprises.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......