25 janvier 2020

Nessuno Pauline Oliveros Roscoe Mitchell John Tilbury Wadada Leo Smith / Irena Z. Tomazin /Paul Laurent Anton Mobin Mitsuaki Matsumoto / Sabu Toyozumi Rick Countryman Tusa Montes


Nessuno Pauline Oliveros Roscoe Mitchell John Tilbury Wadada Leo Smith Angelica IDA 035.

Nessuno : personne en italien dans le sens d’aucun soit aucun individu. Sans doute la musique jouée n’est pas la musique d’un individu ou de quatre personnalités musicales distinctes qui se singularisent individuellement. Mais plutôt une musique improvisée collective où le dénominateur commun s’éloigne volontairement de l’univers des deux souffleurs afro-américains pour se fondre dans ce que Pauline Oliveiros appelle le Deep Listening, l’écoute profonde. Mutuelle et sans tension, une tendance minimaliste, une univers qui va comme un gant au pianiste John Tilbury et son toucher précis et travaillé, une investigation étincelante du poids et de la densité de chacune des (rares, parsemées) notes et timbres du piano. Wadada Leo Smith joue des notes tenues, lancinantes avec une sourdine alors que la vibration de l’anche du V accordion de Pauline Oliveros se dilate et corne. Le temps, la durée s’implose et s’effiloche. Roscoe Mitchell réitère la même note saturée à l’envi. Réunir ainsi des personnalités de cette envergure est une chose : deux icônes du jazz libre et compositeurs et deux personnalités insignes issue de l’avant-garde contemporaine alternative se réunissant pourrait accoucher d’une souris. Mais il y a la volonté et l’énergie de construire un univers sonore et musical éphémère fait de compréhension, de découverte, d’écoute intense et d’une imagination active pour surprendre le spectateur. Deux parties conséquentes de 29’50’’ et de 38’38’’ suivie d’une troisième / encore de 4’13’’ développées avec des idées forces pour chaque musicien et dont l’imbrication ou coexistence se complètent à merveille. Dans la première partie, Roscoe Mitchell joue peu en marquant son territoire et laisse l’espace au superbe lyrisme de Wadada.  La deuxième partie se révèle comme un question – réponse d’une grande subtilité les timbres travaillés en profondeur, les silences joués par surprise, les sons étirés ou saturés, refreinés ou en écho. L’intelligence des modes de jeu complexifie l’apparent parti-pris de minimalisme et l’évitement de la profusion rythmique, des « solos », de motifs mélodiques. Dans cette quête inédite, la connivence se manifeste par les congruences sonores, les unissons imprévus, les dissonances diffuses, les essais ludiques réussis, … Avec des artistes aussi demandés et révérés depuis des décennies dans les milieux de l’avant-garde, (faut-il rappeler que Roscoe Mitchell joue dans le légendaire Art Ensemble of Chicago depuis et que Leo Smith fut un collaborateur de Braxton depuis 1968, que John Tilbury est le pianiste du mythique groupe AMM et le rôle pionnier de Pauline Oliveros au Mills College ?), on sera surpris de l’extraordinaire mise en chantier collective – tabula rasa des acquits et références stylistiques sur l’autel de l’improvisation sans concession, lucide, potlatch enthousiaste – échange d’idées et de pratiques dignes de leurs audaces révolutionnaires d’il y a un demi-siècle. On songe à l’esprit du disque People in Sorrow de l’Art Ensemble en 1969. Grâce soit rendue aux quatre musiciens pour se commettre de la sorte et au festival Angelica 2011 de présenter un tel concert et de le publier. Hautement recommandable.

Cmok v grlu - lump in the throat Irena Z. Tomazin Zavod Sploh ZASCD 018
https://sploh.bandcamp.com/album/cmok-v-grlu-lump-in-the-throat 

Cmok v grlu se présente comme un épais carnet artisanal réalisé à la main par Irena Z. Tomazin, une remarquable vocaliste expérimentale, en deux cents exemplaires, et relié sur un rectangle en carton avec des ficelles noires dans lequel s’insère discrètement un compact disc.  Onze morceaux nous font entendre des compositions pour voix seule basée sur des bruissements bucaux, des intonations, des voix de gorge, des inspirations dans la gorge, des multi-phoniques, glossolalies à bouche fermée expressives. Les feuilles du carnet maculées d’encre étendue par la salive de l’artiste Matej Stupica suggèrent les formes sonores introverties de la vocaliste. Je pense que son travail est remarquable et que sa présence émouvante à travers ces enregistrements superbement réalisés confère à sa recherche sonore / musicale une fascination trouble. Il ne s’agit pas à proprement parlé de « chant » , mais du témoignage vivant d’une pratique sonore qui a bien des similitudes avec une recherche graphique telle que celle contenue dans cet étonnant carnet. D’autres pièces numérotées de I à V sont des remix d’enregistrements antérieurs et s’exacerbent à la limite toujours repoussée d’une expression vocale extrême, un filet de voix irréel qui rejoint un tracé mélodique insoupçonné, ténu… Les plages 12, 13 et 14, qui apparaissent être des collages, confinent à l’indicible… Sublime souvent, et entièrement dans la retenue et une concentration infinie.  J’applaudis très fort cette musicienne – chercheuse vocale pour ce travail peu commun et fort méritant.

PLAMMM Paul Laurent Anton Mobin Mitsuaki Matsumoto Middle Eight Recording AABA#13
Excellent enregistrement du trio atypique PLAMMM. Paul Laurent : Tape Recorder, Anton Mobin : Prepared Chamber, Mitsuaki Matsumoto : Modified Biwa. Pour votre information, la Prepared Chamber  ou chambre préparée d’Anton Mobin est une caisse en bois poli rectangulaire dans laquelle l’artiste a inséré des objets ressorts, fils de fer, lamelles métalliques etc..) amplifiées discrètement et manipulées pour produire des bruitages qui acquièrent un caractère musical par les hauteurs précises, les timbres et les vibrations / percussions obtenues de manière précisément détaillées. Quant au biwa, c’est un luth archaïque japonais utilisé dans le cycle médiéval Heike Monogatari dont la chanteuse légendaire Kinshi Tsuruta fut sans doute la plus remarquable interprète. La qualité de l’enregistrement confère à ces bruissements coordonnés et leur imbrication sonore une vie indépendante, folâtre, rebelle qu’on pourrait décrire comme du soft noise. L’art bruitiste basé sur la dynamique. On songe bien sûr aux musiques d’Adam Bohman ou à Hugh Davies. Souvent impossible de distinguer lequel des trois improvisateurs produit tel ou tel son. Une activité grouillante anime la plage n°2  8 :15 et emporte notre écoute. Le final devient succinct et épuré. Le n°3, 11 : 06 est encore plus détaillé, retenu et finalement expressif. Il n’y a aucune virtuosité explicite, mais un étalement et une conjuration merveilleuse de sons improbables - métalliques autour d’ostinatos enfantins. Les bruissements organiques livrés à eux-mêmes par le truchement de la transe ludique des trois compères chavire dans un univers démentiel, l’anarchie organisée spontanément, des agrégats soniques inouïs qui feraient rougir d’envie (ou de honte) des créateurs de musique électronique, ronflements et sursauts avant que ce sabbat n’évolue en drone maladif ponctué par les légers chocs des baguettes de riz sur les fils de fer de la chamber. Dans le n° 4, c’est la foire d’empoigne digne des efforts des grattouillages de Tony Oxley et Phil Wachsmann des February Papers. Le processus de création est une plongée intrépide dans les sons, une quête qui nous entraîne dans des moments merveilleux que d’aucuns auraient pu circonscrire au montage. Mais le jeu vaut la chandelle : chaque parcours conduit à l’émerveillement poétique et la qualité croît au fur et à masure que la musique défile. Les initiatives musicales d’Anton Mobin publiées par son label Middle Eight Recording méritent amplement d’être suivies à l’écart de tout écolage, réseau, étiquetage ou recommandation savante.

Blue Incarnation Sabu Toyozumi Rick Countryman Tusa Montes Improvisations for Kulingtang. Chap Chap CPCD 015.

Takeo Suetomi consacre pas mal d’albums de son label Chap Chap à la collaboration du saxophoniste US Rick Countryman avec le légendaire percussionniste japonais Sabu Toyozumi, avec des enregistrements réalisés dans les îles Philippines où le souffleur est installé depuis des années. Blue Incarnation documente un remarquable concert en trio avec la percussionniste et joueuse de kulintang (préparé) Tusa Montes. Free Free-Jazz dynamique inspiré, endiablé et furieusement libertaire. Le souffleur chauffe son bec à blanc et trace des spirales de plus en plus contractées et distendues poussé et emporté par le drive incessant, mais aéré du batteur. Tusa Montes percute les bulbes / gongs métalliques de son kulintang en mettant en évidence les couleurs spécifiques de cet instrument similaire à ceux des gamelans javanais ou malaisiens et qu’on trouve aussi sur l’île de Mindanao. Après une improvisation étrangement coupée à l’édition, nous avons droit à un beau duo kulintang et batterie à la plage 4 , le deuxième mouvement de la suite Remember Paradise . Un document plaisant, inspiré qui retrace un moment de communion musicale dont l’essence profonde se dévoile au fil des  quatre Movements et de l’Epilogue de Remember Paradise. Le tandem Countryman- Toyozumi crée un espace bienvenu pour l’inventivité de Tusa Montes et ensemble ils bâtissent un équilibre fragile empreint d’une profonde sensibilité.

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