Blasphemous Fragments John Butcher Phil Minton Gino Robair Rastascan Records BRD 076
Enregistré en 2017, le bien nommé Blasphemious Fragments réunit trois improvisateurs dont le saxophoniste John Butcher (ténor et soprano)est le dénominateur commun. Depuis les années 90’s , le percussionniste et électronicien Gino Robair et John Butcher maintiennent une collaboration exploratoire sur le long terme, ayant enregistré plusieurs albums en duo (Liverpool (Bluecoat) Concert, New Oakland Burr, Apophenia, Bottle Breaking Heart Leap) et en trio avec Matthew Sperry (Milagritos), Miya Masaoka (Guerrilla Mosaics) et Derek Bailey (Scrutables). Certains de ces albums sont parmi les plus remarquables de ces deux artistes. D’autre part, le saxophoniste a enregistré un duo avec Phil Minton (Gomorrah) et a fait partie de son « Phil Minton Quartet » (Mouthful of Ecstasy et Slur). Je vous passe les dates et les labels de tous ces albums pour me concentrer sur cet enregistrement requérant où les trois musiciens jouent littéralement dans la marge épurée de l’improvisation libre durant onze improvisations autour des deux minutes quarante jusqu’aux cinq minutes avec une belle exception de 10:32. Les mots choisis pour chaque titre (elliptique) ont une qualité littéraire lucide et indiscutable. De percussions, vous entendrez des grattements, des griffures, des scintillements, des vibrations auxquels se mêlent des bruissements électroniques. Dans d’autres disques, Gino Robair est crédité « energized surfaces » : il fait vibrer ses peaux au moyen de moteurs. John Butcher n’articule pas vraiment des phrases, mais, plutôt sélectionne des sons particuliers : harmoniques extrêmes, growls détimbrés, vocalisations rentrées, diphtongues sonores ou couinements méthodiques dont il parsème adroitement le flux aérien et presque désincarné des échanges du trio. Il faut attendre Blue Night… le dixième morceau pour percevoir le style caractéristique auquel le saxophoniste nous a habitué. Quant à Phil Minton, on entend poindre ou exploser des onomatopées improbables, des filets de voix hantés dans plusieurs registres, du sifflement volatile aigu, au chant doublé de la glotte, des vocalises « aspirées » à des murmures erratiques dans un grave inouï. Aussi, phonèmes – borborygmes expressifs et lunatiques. Ces trois improvisateurs prennent tout leur temps pour nous exposer les moindres détails de leurs trouvailles sonores qui se juxtaposent comme par enchantement. On est loin de l’hyperactivité ludique et parfois exubérante comme cette musique improvisée s’était exprimée jadis et plus dans l’intériorité et l’acte de soupeser et calibrer la moindre intervention et la qualité des timbres, même si la spontanéité en est ressentie avec autant d’acuité. Attachant, remarquable et d’une certaine manière onirique.
SFQ Seven Compositions (Limoges) Richard Comte Simon H Fell Mark Sanders Alex Ward Bruce’s Fingers BF 147 / nunc .
Enregistré le 13th novembre 2011 au Festival Éclats d’Émail à Limoges, pas loin d’où habitait le contrebassiste et compositeur disparu ce 28 juin, Simon H.Fell, ce superbe et dynamique concert de jazz contemporain / avant-garde a mis de nombreuses années à sortir de l’ombre, mais juste avant le décès inopiné de son concepteur / compositeur, Simon H. Fell, un musicien exceptionnel. Veuillez vous référer à ma publication précédente où je retrace le parcours de ce brillant inventeur de mondes. C’est le quatrième album du SFQ (Simon Fell Quartet ou Quintet) jouant et vivifiant les compositions du maître. Et quelles compositions ! N°70B : Liverpool 1a, N° 51g : Limoges Frame and Rectangle, N° 75f : Positions 6&7, N° 10.5.26, 10.5.21 et 10.5.29, N° 51h Limoges Rectangles + Frame. Parsemées dans cette suite majestueuse et tirée au cordeau sur des rythmiques de dératés particulièrement secouées ou des silences questionnants, on trouve trois compositions instantanées jouées/ improvisées par le clarinettiste Alex Ward avec le batteur Mark Sanders + le guitariste Richard Comte, le clarinettiste et le contrebassiste Simon H. Fell et le clarinettiste en solo. Car c’est bien le clarinettiste virtuose qui mène la danse en improvisant constamment selon les indications précises et complexes du compositeur. Hallucinant. On est dans la cours des très grands, Anthony Braxton par exemple, celui des années septante et quatre-vingt. Le drive extraordinaire du tandem Fell – Sanders emporte tout sur son passage avec à la fois une énergie folle et une précision pointue en jouant à saute-moutons par-dessus les chausses trappes des infernales partitions où le sérialisme est un des éléments incontournables. Sanders est le batteur fétiche du SFQ (tout comme son camarade Steve Noble) et l’irremplaçable Alex Ward enlace le classique contemporain avec l’allant rythmique primesautier du jazz. Haletant et mouvementé, leur parcours imprévisible a un sens profond : c’est du jazz haut de gamme, digne de ce nom. Tour à tour épuré à la Schönberg, cavalier à la Mingus, sautillant à la Braxton, anguleux à la Dolphy ou éclaté quasi en impro libre où on devine toujours le substrat d’une écriture multiforme et enrichissante, la musique emprunte des chemins diversifiés avec un panorama très étendu au niveau des sonorités et de la dynamique. Vous en serez sidéré au bout des 63 minutes de ce concert étincelant. Les changements de rythmes et de métriques sont une constante et le batteur a un malin plaisir à sortir de la route avec des tintements de quincaillerie du plus bel effet pour revenir aux commandes pour relancer le groupe. Pour pimenter l’affaire, Simon H Fell a introduit dans son quartet le guitariste Richard Comte qui, lorsqu’il n’étoffe pas remarquablement la texture orchestrale ou improvise dans un style voisin du clarinettiste, se laisse aller à des dérapages soniques qui changent la donne (N° 10.5.21) : ne nous prenons pas trop au sérieux. Les thèmes sont constamment retravaillés dans des variantes subtiles qui donnent un sentiment de suite, de grand-œuvre de premier plan avec un crescendo graduel et de plus en plus endiablé au niveau des cadences et des tiraillements. On ne pouvait pas mieux placer le solo solitaire et semi pointilliste d’Alex Ward après une telle chevauchée fantastique. Un compositeur ambitieux et sûr de son fait. La mise en place est magistrale. Auto-produit, cet enregistrement exceptionnel aurait dû se trouver au catalogue de No Business, Not Two, Intakt ou un label important de ce genre, lesquels nous offrent trop souvent des resucées parfois complaisantes ou un énième album d’artistes au don d’ubiquité surprenant, mais lassant à la longue. Enfin, précipitez-vous chez Bruce’s Fingers, le label de Simon H Fell : https://brucesfingers.bandcamp.com/album/seven-compositions-limoges
Il s’agit d’un album imprimé à la demande, les deux faces de la pochette collée à même un emballage générique cartonné. Quant au leader sa qualité de contrebassiste n’a pas besoin d’étaler sa virtuosité. Un « simple » coup d’archet comme dans le dirge de 10.5.26 Lonely Life et vous avez compris à qui vous avez à faire : un grand maître !
Vous pouvez par la même occasion vous rattraper avec les deux autres opus du SFQ : Thirteen Rectangles (BF43) et Four Compositions (2CD Red Toucan) lequel contient deux projets différents aussi aboutis que les deux autres mentionnés ici.
Pago Libre : Cinémagique 2.0 John Wolf Brennan Tscho Teissing Arkady Shilkloper Daniele Patumi. Leo Records CD LR 863.
Sous-titré Sixteen soundtracks for an Imaginary Cinema, Cinémagique 2.0 est en fait la réédition de cet album de Pago Libre paru en 2001 pour le label TCB auquel on a ajouté trois bonus tracks enregistrées au Festival de Feldkirch en 2004, le tout présenté dans un magnifique digipack pour le 30ème anniversaire du groupe. Pago libre était alors composé du pianiste John Wolf Brennan, du violoniste Tscho Teissing, du joueur de cor Arkady Shilkloper (aussi flugelhorn, cor des Alpes, alperidoo) et du contrebassiste Daniele Patumi . Cette combinaison instrumentale permet à ses musiciens talentueux de créer un riche univers de musiques composites puisant à plusieurs sources, folklores européens, jazz contemporain, classique moderne, tango, musiques alternatives. Les quatre musiciens contribuent chacun à proposer des compositions originales dont la moindre qualité n’est pas la facture rythmique intrigante et un goût certain pour des dissonances subtiles et des voicings entraînants. Chaque morceau fait référence à un film, à un cinéaste ou un autre sujet lié au cinéma. Comme « À bout de souffle » de Godard … en 33/8 ou Synopsys … en 5/4 ou encore Le Tango d’E.S. (Eric Satie) arrangé par Brennan et qui fut la musique d’Entr’acte de René Clair. Ou encore un très emballant Folksong signé Shilkloper et évoquant Nostalgia de Tarkovsky qui mélange les musiques populaires de Moldavie et d’Irlande. Musique lyrique (Shilkloper), bien charpentée (Patumi), nostalgique (Teissing), concertée (Brennan). Une musique sensible et recherchée, joyeuse aussi, qui se laisse écouter à la lisière de plusieurs courants avec une dose d’improvisation, des tournures peu prévisibles, des audaces rythmiques, un sens de l’épure, une part de rêve. Les trois morceaux des bonus – tracks démontrent volontiers comment leur répertoire s’éclate en concert. À relever : le délirant Rasende Gnome de Georg Breinschmid, leur nouveau bassiste d'alors. Sans étaler leur virtuosité, ils convainquent surtout par l’originalité de leur propos et l’aplomb dans l’exécution d’une musique pas évidente à cadrer sur les tempi. Depuis cette époque, la musique de Pago Libre a bien évolué et pour s’en convaincre, Leo Records propose simultanément Pago Libre Sextet platz Dada, un hommage référentiel à Hans Arp, Kurt Schwitters et Daniil Charms enregistré en 2007 et le tout récent Mountains Songlines de 2020.
Armaroli – Schiaffini – Sjöström Duos and Trios Leo Records LR CD 892
Quel plaisir de retrouver l’irrésistible tromboniste Giancarlo Schiaffini dans le Trio One qui ouvre ce bel album Trios and Duos. Schiaffini, le vibraphoniste Sergio Armaroli et le saxophoniste soprano Harri Sjöström jouent dans trois Trios (One, Two et Three) les deux autres étant situés à la fin du disque, entourant pas moins de huit duos Armaroli/ Sjöström. On aurait aimé entendre plus longtemps le tromboniste Italien pour chacune de ses notes, celles-ci étant calibrées avec un timbre, un accent, un effet, une densité particulière comme un Roswell Rudd qui s’inspirerait de Paul Rutherford. Mais, en fait, nous ne perdons pas au change, les qualités d’improvisateur original de Schiaffini s’applique aussi à Harri Sjöström, un véritable orfèvre du sax soprano, élève de Steve Lacy dont il partage beaucoup de qualités au point de vue de la sonorité et de la « simplicité » complexe de son jeu. Chaque note est soupesée, travaillée, émise avec une précision remarquable comme si elle était habitée d’une vie indépendante, comme si elle traduisait des signes visuels articulés dans une écriture mystérieuse pleine de significations. Ses improvisations développent une belle dimension narrative avec un style tout à fait personnel, lyrique, précis et puissamment chaleureux. Son collègue Sergio Armaroli cultive un jeu aérien et délicat, toutes notes suspendues et flottant dans l’espace, le timbre des lames s’échappant dans l’infini du silence comme dans Duet Six, la plus longue des courtes improvisations. Celles-ci tournent entre deux et quatre ou six minutes et Duet Six atteint 10:43. Pour notre plus grand bonheur la dernière improvisation, Trio Two, dure 22:36 et rassemble les trois musiciens, nous permettant de nous régaler de la présence du tromboniste Giancarlo Schiaffini. En fait, je considère que le trombone était l’instrument (ou un des instruments) phare de la révolution « musique improvisée libre » européenne. Et donc en ce qui me concerne, Giancarlo Schiaffini (comme Rutherford, Christmann, Malfatti, les Bauer, Paul Hubweber ou encore Sarah Brand) est un pionnier incontournable. Il faut l’entendre travailler le son, ses glissandi dans le grave, vocaliser dans le pavillon, vibrer la colonne d’air, la compresser etc… Un magnifique alter-ego pour le distingué Harri Sjöström dont l’articulation fait merveille. Le jeu zigzagant et sautillant du vibraphoniste Sergio Armaroli et sa vision libertaire de l'instrument, crée une troisième dimension, un relief à la fois éthéré, transparent et substantiel, qui contribue à l’architecture des échanges, traçant des écrins choisis pour les vents inspirés. Une merveilleuse musique de chambre.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......