24 février 2023

Julie & Keith Tippett(s) / Ivo Perelman Ray Anderson Joe Morris Reggie Nicholson / Klaus Kugel Kazuhisha Uchihashi Frank-Paul Schubert

Keith & Julie Tippetts Couple In Spirit Sound In Stone Discus Music
https://discusmusic.bandcamp.com/album/sound-on-stone-143cd-2023

Jusqu’au décès récent de Keith Tippett, le légendaire pianiste (R.I.P.) et son épouse la chanteuse Julie Tippetts, née Driscoll, ont travaillé et développé une musique d’improvisation en duo ou au sein de groupes où on croise Paul Dunmall, Willi Kellers, Maggie Nicols, Trevor Watts, Harry Miller et Frank Perry. Dans ce dernier album, la chanteuse a procédé à un re-recording / collage de sa voix avec des enregistrements solitaires de Keith datant de 1979 réalisés lors de sa tournée hollandaise de laquelle ont été tirées les plages mémorables de son fameux double album solo The Unlonely Dancer, qui a été réédité il y a peu par Discus (morceaux en 2,3,4 et 8). Seuls les morceaux 1 et 5 datent de 1996/96 et 6 et 7 datent de 1991 (Bologna). Nous sommes à la fois plongés dans l’univers poétique de Julie interprétant ses propres textes avec sa voix phénoménale, ultra-sensible et convaincante. Les parties chantées ajoutées aux improvisations au piano sont ici souvent organisées en multipistes, ce qui donne une ampleur orchestrale et dramatique à cette œuvre peu commune. Au son du piano tippettien fait de cascades, de clusters emportés dans une dimension lyrique et onirique, de graves granitiques, s’ajoutent l’utilisation sonore de cithares, boîtes à musiques et percussions (dont des mbiras africaines). La réalisation des parties chantées par Julie qu’elles soient en canon, en contraste, ou mélopées et comptines à l’unisson avec de légers décalages est du plus haut degré professionnel. Cela sonne de manière spontanée à la fois digne, hymnique mais aussi dans la droite ligne de la Julie Driscoll de nos jeunes années. Cette suite magnifique est émaillée de vocalises free, de glissandi soniques, d’effets de voix limpides, flûtés ou graves, gauchissant les diphtongues qui illustre sa capacité à improviser librement comme elle a pu le faire en compagnie de Maggie Nicols, du Spontaneous Music Ensemble ou de la Company de Derek Bailey. On retrouve aussi le blues, musique de ses débuts lorsque très jeune elle tournait avec Sonny Boy Williamson et ses camarades d’alors dont Rod Stewart et Trevor Watts. Julie restera pour nous tous une chanteuse et une voix inoubliable, ultra-sensible, pure et rebelle. On pense aussi à Jeanne Lee. Ce Sound on Stone est aussi le plus bel hommage à son mari et compagnon de toute une vie, Keith Tippett, pianiste secret et flamboyant s’il en est et dont vous trouverez plusieurs pièces parmi les plus éloquentes de son art (Improvisation 8 :49 avec jeu dans les cordes, boîte à musique et voix aiguë montant dans la stratosphère). Pour la bonne bouche, authentique !

Ivo Perelman Ray Anderson Joe Morris Reggie Nicholson Molten Gold Fundacja Sluchaj 2CD
https://sluchaj.bandcamp.com/album/molten-gold

Dès l’intro du premier morceau, un auditeur expérimenté et amateur vif du free-jazz ancestral pensera immédiatement au brûlot « Live at Donaueschingen » d’Archie Shepp enregistré il y plus de cinquante ans en compagnie des trombonistes Roswell Rudd et Grachan Moncur, du bassiste Jimmy Garrison, ex-Coltrane Quartet et du batteur Beaver Harris. Ils n’ont pas tout à fait tort, car il y a de nombreux points communs, hormis la rengaine funky triturée sur deux faces de LP , The Shadow of Your Smile. Quelle surprise d’entendre enfin un tel tromboniste en compagnie d’Ivo Perelman pour la première fois! L’attaque puissante, grasse, glissante et opulente de Ray Anderson complémente idéalement les échanges entre les quatre instrumentistes. Charpenté par le puissant (et sauvage) contrebassiste qui s’est révélé chez Joe Morris, guitariste de choix de la scène free (Perelman, William Parker, David S Ware, Joe Maneri, Matt Shipp), ce quartet déménage, s’envole, sursaute et amplifie son jazz libre en privilégiant l’écoute mutuelle et le dialogue instantané l’invention mélodique et une approche sonore savamment expressionniste, charnelle et suave à la fois. Le batteur Reggie Nicholson, indispensable compagnon de route d’Henry Threadgill (et de Thomas Borgmann), effectue un beau travail sur les pulsations, attentif à la dynamique, la rotation polyrythmique et de nombreuses nuances de frappes et de pulsations diversifiées. Ils choisissent aussi de se partager en duos trombone contrebasse et sax ténor batterie comme dans le deuxième morceau , Liquid. La personnalité du tromboniste Ray Anderson évoque souvent un funk-jazz accrocheur et un lyrisme puncheur et exubérant avec une qualité sonore carrément New Orléanaise, disparue dans le jazz moderne à l’avènement des JJ Johnson, Curtis Fuller, puis ressuscitée par Roswell Rudd. Mais ce serait oublier le travail accompli au début de sa carrière, quand Ray Anderson défrayait la chronique en trio avec des batteurs aussi raffinés que Barry Altschul et Gerry Hemingway au début des années 80, après avoir étonné le monde du jazz dans le quartet d’Anthony Braxton en 1979 où il remplaçait son ami George Lewis. Le disque Performance in Willisau de 1979 est resté depuis lors un moment incontournable de la saga braxtonienne et la contribution expressive et audacieuse de Ray Anderson (et de ses sourdines) dans cette formidable réussite est incontestable. Donc, c’est très bien vu de la part d’Ivo Perelman de s’associer à un tel géant du slide trombone, à la fois garant du soulful swing et créateur de formes intrigantes avec une utilisation très imaginative des sourdines devant le pavillon. Cette tradition des sourdines datant du jazz ancien (Ellington etc…), abandonnée durant le be-bop, eurent la faveur de pionniers du free comme Roswell Rudd et Paul Rutherford. Mais avec un souffleur créateur aussi avisé qu’Ivo Perelman, on ne s’en tient pas qu’aux formules déjà exploitées précédemment par d’autres trombonistes et saxophonistes. Il suffit d’entendre le long finale très soft de Liquid. Les quatre musiciens s’adonnent à cet exercice brumeux tout en légèreté d’une musique de chambre onirique. Aussi, Ivo Perelman semble avoir évolué au niveau de la sonorité et a considérablement mûri avec ses nombreuses expériences. S’il imprime sa marque de fabrique avec ses harmoniques chantantes et étirées dans les aigus et privilégie des fragments mélodiques de comptines brésiliennes et de curieux ostinatos pour ensuite relancer plus avant son cri caractéristique qui fait songer à Albert Ayler, sa sonorité semble plus naturelle, organique suite à l’adoption d’une nouvelle embouchure qui confère à son souffle un timbre légèrement « boisé » et moins cuivré. Aqua Regia (2.1) débute avec la contrebasse de Joe Morris frottée à l’archet et les deux souffleurs jouant des notes tenues comme s’ils s’accordaient pour créer une proximité émotionnelle avant de faire tournoyer spirales et tohu-bohus charnels, éclatements et déchirures. Durant les quatre morceaux (20 :02 – 20 :08 – 28 :35 – 20 :49), les musiciens s’ingénient à diversifier les occurrences en duos ou trios égalitaires momentanés et enchaînés ou lorsqu’une des voix prédomine (sax ténor, trombone ou contrebasse) dans le quartet ou quand les deux souffleurs alternent leurs interventions en se relançant constamment, échangeant de courtes interventions qui s’imbriquent dans un dialogue subtil ou expressif. Reggie Nicholson donne ici toute sa mesure en dévoilant petit à petit tout ce dont il est capable avec l’aide pertinente du contrebassiste Joe Morris, aussi classe que lorsqu’il guitarise. Et insistons : leurs libres improvisations collectives contribuent à créer des formes architecturées spontanément et inspirées par leurs échanges. Instant compositions : ce n’est pas de la « jam » , mais du grand art !! Aussi , le son du jazz authentique, celui qui vibre, saigne, malaxe les sons, rugit et murmure, se souvient d’un passé douloureux et anticipe l’utopie. Bref, c’est un double album qui mérite d’être parcouru et reparcouru morceau par morceau avec arrêts « sur image » tant la musique coule de source et nous entraîne dans un rêve éveillé. Magnifique !

Klaus Kugel Kazuhisha Uchihashi Frank-Paul Schubert Black Holes Are Hard To Find
https://schubert-uchihashi-kugel.bandcamp.com/album/black-holes-are-hard-to-find

Le batteur allemand Klaus Kugel a de fortes attaches avec le free-jazz afro – américain. Je me souviens d’un album avec le trompettiste Peter Evans , le clarinettiste Perry Robinson, le bassiste Hilliard Greene et le guitariste Bruce Eisenbell ou encore ce trio avec Joe McPhee et John Edwards, Journey to Parazzar. Avec Frank-Paul Schubert au sax soprano , il peut compter sur un souffleur improvisateur très compétent qui se situe à mi-chemin entre un lyrisme free nourri par l’expérience du free-jazz historique et une pratique chercheuse pointue sur l’instrument en roue libre totalement improvisée. Frank Paul Schubert a enregistré avec Willi Kellers, Paul Dunmall, Martin Blume, Alex von Schlippenbach, Olaf Rupp, Paul Rogers etc… où son louable sens de l’aventure fait merveille. Un camarade comme le guitariste japonais Kazuhisha Uchihashi ouvre le champ sonore avec un réel sens de la dynamique et de superbes nuances à l’aide des multiples pédales d’effets sonores truffée de clusters aériens, de glissandi diaphanes, d et de notes chatoyantes et mystérieuses. Kazuhisha a travaillé et enregistré avec des artistes aussi divers qu'Hans Reichel, Richard Scott ou Roger Turner. Avec ces deux acolytes férus de cette musique détaillée déployant un nuancier coloriste à faire pâlir un détaillant en peintures d’ameublement, le jeu de batterie en frappes croisées de Klaus Kugel s’est allégé considérablement par rapport au travail de groupe qui l’a fait connaître sur la scène du free-jazz. Son jeu de cymbales aérien dévoile une sensibilité de toucher et d’attaques tout à fait remarquable. Cette musique s’envole et navigue en apesanteur dans un espace intersidéral (Needle ‘s Eye , Black Holes Are Hard To Find), avec un jeu feutré traversé de légères stridences (cymbales à l’archet) et de friselis de cordes triturées. Notes tenues, souffles électriques, tintinnabulement de clochettes, mailloches sautillant sur les peaux assourdies et roulant en crescendo – decrescendo. Kazuhisha Uchihashi a acquis un sens du détail et de la finesse avec son installation de guitare électronique : il crée des ondes venteuses glissant dans le grave ou s’échappant dans l’aigu. La voix suave du saxophoniste à l’alto se love en des spirales irradiantes ou plane en étirant une note ou deux. La liberté qu’ils s’autorisent les fait dépasser ce jeu légèrement réactif et planant post ECM en pratiquant des interactions tangentielles, le souffle jusque-là retenu et introspectif de Frank-Paul Schubert devient mordant et acide au fil d’Explosive Past. Leur musique s’intériorise et s’épure sensiblement en étirant sons et notes dans New Kind of Terrain en se concentrant sur la transformation méthodique de textures et l’apparition de nouveaux modes de toucher les instruments, Schubert pratiquant alors la respiration circulaire en faisant grésiller sa colonne d’air et vocalisant légèrement. Il nourrit imperceptiblement l’effet légèrement rotatoire du trio comme s’il le rattachait à la terre nourricière avec son jeu en zigzag et grâce à toutes les facultés swinguantes des frappes démultipliées de Klaus Kugel. Une libre manière de jazz cosmique. Tout cela est joué avec classe, concentration et inspiration et mérite une écoute pour une belle fin de soirée d’hiver loin du bruit des mondes.

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