16 juillet 2024

Ivo Perelman Aruàn Ortiz & Ramón Lopez/ John Edwards Steve Noble Yoni Silver / Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi/ Matthias Boss & Marcello Magliocchi

Aruán Ortiz Ivo Perelman Ramón López Ephemeral Shapes Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/ephemeral-shapes/

Formes éphémères, échanges improvisés dans un dialogue multidirectionnel sans « compositions » ni thèmes, les motifs mélodiques, les canevas rythmiques ou pulsatoires et leurs interactions sont créées dans l’instant avec autant de sensibilité que de lisibilité. One : 10:38. Jeu vif de questions réponses en ricochet et en rapide alternance, chaque musicien propose des idées brèves pour tâter le terrain jusqu'à ce que le trio trouve un terrain d'entente. Une construction logique enlevée s'impose où le saxophoniste évolue avec quelques facettes de son jeu. Two, 3:53. Une ballade sensuelle improvisée où le souffle langoureux et presque introverti accentue les notes en douceur , les deux autres émettant des vibrations en apesanteur comme si le souffleur était sur un nuage. On songe à Ben Webster, tendre, subtil et vélouté. Three : 4:26. Aruàn Ortiz propose un motif à l'esprit monkien avec une belle angularité dont Ivo Perelman s'en empare avec la même sonorité veloutée et sensuelle de la quelle émerge des aigus expressifs à la fois, vifs, mordants, solaires et avec micro glissandi qui sont sa marque de fabrique. Ramón Lopez marche sur des oeufs avec la plus grande délicatesse et une dynamique merveilleuse alors que le jeu perlé du pianiste apporte agilement son lot d'idées et d'intervalles rafraîchissements. Four : 4:37 semble s'enchaîner comme si l'improvisation était le corollaire était le second mouvement de Three, on y retrouve la même qualité d'inspiration. Six : 8:26. Rien que pour entendre ces longues notes au sax ténor se métamorphoser en oscillant granduellement vers le grave avec un lyrisme déconcertant qui fait de petits détours dans les aigus caractéristiques. Les deux complices interviennent à peine en jouant le silence, la vibration fantomatique de la cymbale. Petit à petit un narratif se construit et le débit du sax s'anime, en morsures, spirales, suraigus mordants (mais "chantants") le batteur augmentant la pression. Seven : 8:56. Intention similaire à celle de Six au départ mais avec d'autres timbres et intervalles pour un chant superbe suspendu dans l'espace. Le batteur et le pianiste joue par petites touches comme si le trio s'élevait dans l'atmosphère. Rimshots de la batterie, signal pour les cadences animées des vifs doigtés du pianiste. Son jeu ouvert et aérien : on est loin de la furia déchaînée des Taylor ou Schlippenbach et le déferlements affolants de centaines de notes. Chez Ortiz tout est concis, mesuré et son approche ouverte et attentive toute à l'écoute laisse une grande marge de manoeuvre à l'expressivité et à l'imagination de ses collègues qui, grâce à son état d'esprit assez "neutre", peuvent changer de cap en toute liberté. Eight : 3:52. Avec un motif rythmique très simple qu'ils échangent à plaisir, le pianiste et le saxophoniste font preuve d'une connivence ludique réjouissante sous la houlette de la mise en place impeccable et spontanée du batteur. Une session dédiée au lyrisme "saudade" contemporain et à l'écoute subtile.
Ces trois improvisateurs n’en sont pas à leurs débuts ensemble. Le saxophoniste Brésilien Ivo Perelman et le pianiste Cubain Aruán Ortiz ont déjà deux albums en commun. D’une part un duo contenu dans le recueil Brass and Ivory Tales, un coffret de neuf CD’s publié par le même Fundacja Sluchaj documentant pas moins de neuf duos du saxophoniste avec une série de pianistes de haut vol dont Marylin Crispell, Dave Burrell, Agusti Fernandez (incidemment un habitué de Ramón Lopez), Craig Taborn, Angelica Sanchez, Sylvie Courvoisier, Aaron Parks, Vijay Iyer…. Par la suite, on retrouve Perelman et Ortiz dans Prophecy, un superbe trio avec le violoncelliste Lester St Louis et Ramón Lopez et Perelman dans l’album digital Interaction avec Barry Guy, toutes deux parmi les meilleures pièces à conviction récentes de ces artistes. Si le trio batterie – basse – sax ténor, instruments de Lopez, Guy et Perelman, est très (sur)documenté, Prophecy est une belle occasion de découvrir un rare jeune violoncelliste afro-américain, cet intrigant pianiste s’intégrer avec autant d’imagination que de sensitivité dans l’univers à fleur de peau du saxophoniste Brésilien. Son écoute m’avait à la fois beaucoup touché et surpris . En effet, il n’est pas donné à tout un chacun de plonger dans une session avec de nouveaux collaborateurs et improviser librement avec une telle réussite et autant de conviction, surtout que le violoncelle et le sax ténor sont deux instruments qui recèlent beaucoup d’affinités dans les mains adéquates . Avec de tels augures, cette alléchante réunion de trois talents avait déjà quelques atouts dans son jeu. Pour s’en rendre compte, il ne faut surtout pas comparer ces Ephemeral Shapes aux duos de Perelman avec le pianiste Matt Shipp ainsi que leurs extraordinaires trios avec les batteurs Whit Dickey et Gerald Cleaver ou Bobby Kapp. D’abord, Aruàn Ortiz est un pianiste aux conceptions et aux intentions musicales différentes par rapport à Shipp. De même, Ramón Lopez se définit plus comme un percussionniste dans le sillage de Pierre Favre que comme un batteur. Ivo a développé une musique en duo unique avec Matt Shipp dont les incidences se propagent en compagnie de leurs batteurs « habituels », Dickey , Cleaver, etc... Cette musique a ses caractéristiques propres et crée une dynamique bien particulière dans les interactions de ces musiciens, la densité du jeu physique, la combinaison des énergies et l'évolution des formes insaissables du jeu collectif dans l'instant. Ephemeral Shapes offre de bien différentes perspectives et cette bienvenue dynamique aérée qui offre une grande lisibilité dans les détails.On y entend les vibrations du souffle et des murmures de chaque instrument comme si le trio flottait dans l'espace avec une dynamique spacieuse et éthérée
Si Ivo Perelman a un jeu expressionniste subtil très caractéristique au saxophone ténor reconnaissable entre tous, son approche de l'improvisation libre est très ouverte et ses interventions évitent de se poser dans la hiérarchie du soliste "accompagné" par ses collègues avec cette prépondérance "du soliste" dans l'équilibre du groupe. Il embrasse l'option égalitaire pour laquelle chaque instrumentiste improvisateur se situe au même niveau d'importance que les autres et avec toute la liberté au niveau du jeu pour assumer la dimension lyrique et expressive de leur "free - jazz" totalement improvisé dans l'instant. Leur recherche sonore et musicale est au service de cette expression issue de la tradition du jazz qu'ils étendent au maximum. L'écoute mutuelle respectueuse de chacun étant la clé du processus alchimique du trio. Il faut souligner la qualité très détaillée des crescendos minutieux des frappes de Ramon Lopez et la finesse aux cymbales, lesquelles s'intègrent à merveille dans les cascades carillonnantes des doigtés cristallins d'Aruàn Ortiz. Cette approche coïncide précisément avec l'évolution personnelle du souffle et de la dynamique du saxophoniste suite à l'adoption d'un nouveau bec. Sa sonorité est devenue plus veloutée, son approche un peu plus introvertie et paradoxalement, ses harmoniques aiguës sifflantes et étrangement suggestives en sont encore plus incisives et mordantes. Cette "réorientation" de son jeu qui tend au raffinement sans pour autant perdre la moindre parcelle d'énergie flamboyante quand le trio "chauffe", trouve son aboutissement avec le jeu ouvert et logique d'Aruàn Ortiz qui semble être l'extension "ivoirienne" des inventions subtiles de Ramón Lopez, démultipliant ou réduisant le pullulement des pulsations. Tout au long des huit improvisations (Titres : one, two three jusque eight), les trois improvisateurs maintiennent un véritable trilogue sans jamais dévier de leurs trajectoires imprévisibles en relâchant les tensions jusqu'à ce qu'un des protagonistes brode par dessus un évident duo entre deux des instrumentistes. Ou s'il y a un duo (piano et batterie dans One), c'est qu'Ivo Perelman a choisi le silence pour écouter ses collègues avant de se lancer dans une magnifique intervention. Décomposer un trio en deux trois duos est très tentant autant parce que le piano et la batterie sont aussi des instruments percussifs et rythmiques et que le saxophone et le piano sont des vecteurs de mélodies et d'harmonies. Chaque improvisation recèle une identité propre par ses motifs, l'interactivité et l’énergie dégagée, son lyrisme et l'invention spontanée. Une réussite inattendue

Heme John Edwards Steve Noble Yoni Silver Shrike Records SRL 003
https://shrikerecords.bandcamp.com/album/heme

Peu après le lancement du label Shrike, je n’ai pu m’empêcher de commander, écouter et chroniquer Until the Night Melts Away de Sharon Gal John Butcher & David Toop. Malheureusement, les mesures douanières dues au Brexit ont rendu très difficile la possibilité d’acquérir des CD’s britanniques sans faire face à des frais de douane et des taxes qui combinées font plus que doubler le prix d’un CD. Malheureusement, les albums Shrike et d’autres en ont fait les frais. Comme il arrive que je me déplace à Londres, j’en acquiers directement, mais avec du retard. Comme c'est le cas ici. Et c'est bien dommage, parce que Shrike a plusieurs albums passionnants à son actif. Heme documente une recherche sonore méticuleuse et inspirée qui vaut vraiment le détour. Archi-connu internationalement, le tandem basse – batterie John Edwards et Steve Noble se font entendre dans une dimension très éloignée de la musique de Heme : du « free » free jazz vitaminé qu’ils pratiquent avec Evan Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Brötzmann ou Alan Wilkinson. Dans Heme, Steve Noble axe ses improvisations en faisant résonner cymbales, gongs (ou tam-tams) et autres percussions métalliques dans l’espace alors que Yoni Silver investigue les particularités les particulières ou idiosyncratiques de sa clarinette basse, striant la colonne d’air en pressant son anche qui gémit comme un fantôme. Sept improvisations intitulées A, Tunica Intiema, B, Tunica Media, C Tunica Externa et O détaillent avec méthode et passion les trouvailles sonores remarquables qui s’amoncellent et s’organisent spontanément dans l’espace ludique de ces trois super improvisateurs. B est initié par des frappes sur les cordes de la contrebasse au plus haut de la touche par John Edwards et dérive adroitement dans un chassé-croisé pointilliste sophistiqué. Pas d’embardée dans cet album, Edwards et Noble se mettent au diapason des transformations introverties du son, grasseyements, growls, harmoniques de Yoni Silver dans le sillage du duo « Home » de Silver et Noble publié par Aural Terrains en 2017. Cet album Home et le présent Heme surprendront les auditeurs qui collent une étiquette bien définie sur tel ou tel musicien dans un contexte particulier sans même imaginer que nombre de musiciens improvisateurs ont plusieurs cordes à leur arc et adaptent leurs pratuuqes en fonction de la personnalité et des intentions esthétiques de l'un d'entre eux. On est ici au plus fin de la démarche découvreuse de l’improvisation radicale sans effet de manche ou de tirades virtuoses « impressionnantes ». Ça frotte, gratte, gémit, ondule, crisse, bourdonne, résonne, frictionne lentement, progressivement, … les sons s’agrègent, s’irisent, se noient un instant dans le silence. Mais cela peut s’animer avec plus d’énergie comme dans C. Et on peut compter sur Steve Noble pour « détonner » et surprendre d’originale manière Il faut d’ailleurs attendre le dernier morceau pour se rendre compte de la virtuosité de souffleur intrépide (et « circulaire ») de Silver (O), et son talent affirmé dans l’égosillement avec une grande classe. Super CD publié en 2022. Mieux vaut tard que jamais.

Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi Mirage Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/mirage
Stefania Ladisa, une jeune violiniste convaincue des possibilités musicales de l’improvisation libre et de la recherche sonore ne pouvait pas trouver de meilleurs compagnons dans ses Pouilles natales que le guitariste Nini Morgia et le percussionniste Marcello Magliocchi. Nini Morgia a gravé un vinyle fascinant avec Magliocchi : Sound Gates pour le label Ultramarine. On a aussi découvert Stefania Ladisa dans l’excellent Cosmic Listenings en compagnie de Marcio Mattos au violoncelle, la chanteuse Marilza Gouvea et Marcello Magliocchi sur le même label Plus Timbre. Pour cette occasion, Stefania joue du violon électronique afin de d’intégrer à la dynamique noise de Morgia. C’est abrupt, parfois explosif, souvent abrasif, bruitiste et frictional – « atomistique »… mais avec le drive intense et éclaté de Marcello Magliocchi, bien mis en avant dans cet enregistrement, on se dit : wouaw ! On pense à cette lignée de percussionnistes trompe-la-mort qui ont transformé la percussion « free » au réel service de l’improvisation libre : Tony Oxley, Paul Lytton, Paul Lovens, Roger Turner et le John Stevens du SME. Vous savez cette agitation micro percussive qui fait tout basculer dans plusieurs directions et vous envoie dinguer dans l’au-delà. Rien moins que cela ! Aussi, ces sept improvisations conjuguent plusieurs approches basées autant sur la vitesse qu’avec des sonorités particulières dues aux frottements, grattages, bruissements, agrégats de techniques, le trafiquage des instruments, etc… . Non content de répandre ses frappes démultipliées sur des surfaces et accessoires percussifs dans l’esprit d’une sérialité rythmique, Magliocchi frotte ses cymbales, gongs et accessoires métalliques en émettant des harmoniques ajustées aux notes et aux sons de la guitare électrocutée de Ninni Morgia, un guitariste inspiré dans cet idiome bruitiste qui exploite à très bon escient les effets pour diversifier à outrance les sonorités au niveau des Henry Kaiser ou des Ian Brighton…avec une rage authentique. Il ne suffit pas de vouloir diversifier ses approches ludiques et s’abandonner à cet état de grâce heuristique pour que nos oreilles se focalisent sans un instant de répit du début jusqu’à la fin de la septième improvisation On va dire que « c’est pas nouveau », un percussionniste comme Magliocchi, je vous répondrai que j’ai entendu Eddie Prévost jouer du Eddie Prévost il y a presque quarante ans et je l'écoute toujours avec intérêt ! Avec Magliocchi, comme on a affaire à un sérieux client haut de gamme, on ne va pas bouder son plaisir, bien souvent imprévisible si on tend l'oreille sur des éléments de sa discographie. Avec son acolyte Morgia, ils transmettent leur transe à Stefania Ladisa, laquelle n’hésite pas à plonger dans l’inconnu sans arrière-pensée, happée par cette folie inextinguible.

Matthias Boss & Marcello Magliocchi Schnellissimo Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/schnellissimo
Violon et percussions . Le violiniste Suisse Matthias Boss et le percussionniste italien Marcello Magliocchi entretiennent une longue et profonde complicité dans l’improvisation. Séparément et ensemble, on les a entendus en duo et dans plusieurs groupes dans des albums publiés par Plus Timbre, FMR, Improvising beings, Setola di Maiale. Leur duo défie les lois de la gravité universelle en se répandant dans l’espace. Chacun d’eux imprime un rythme multidimensionnel avec une légèreté ineffable et des changements de cadences, de dynamiques et d’expressivité qui entraînent l’auditeur dans un cheminement infini parsemé de perles et de convergences sonores tout autant que de surprenantes attractions ou d’ échappées centrifuges. Une écoute imaginative, scintillante où le violoniste Matthias Boss effectue de très concis agréments subtilement microtonaux d’un réel lyrisme. Les frappes libérées de Marcello Maggliocchi balisent des éclats polyrythmiques et de croisements de pulsations joyeusement élastiques alors que ses frottements métalliques à l’archet diffusent sifflements cristallins et harmoniques surréelles. Matthias Boss répond toujours sur le champ le plus adroitement du monde aux changements de régime et d'intensité de son acolyte. En public, l’auditeur sagace est toujours séduit et impressionné par la qualité de son timbre et sa capacité à augmenter le volume de son jeu durant le même coup d’archet comme si ses cordes s’étaient enflées et son archet nous avait jeté un sort… Magliocchi est un authentique percussionniste free qui libère son jeu de tics et autres redondances à l’instar des meilleurs pionniers de l’improvisation libre. Au fil des 34 minutes de Schnellissimo, pièce unique de l’album, l’empathie créatrice du duo nous livre un univers merveilleux. Des crescendi énergiques émergent en finale, concluant avantageusement leurs recherches suggestives de sonorités et d’équilibres instables dans un final incontournable. Le duo violon – percussion improvisé « libre » est une rareté discographique et offre bien des possibilités sonores. On songe à Phil Wachsmann et Martin Blume, ou Billy Bang et Dennis Charles, Leroy Jenkins et Rashied Ali dans la scène U.S. Aussi Malcolm Goldstein et Matthias Kaul, une véritable merveille sonore passée inaperçue (label Nur Nicht Nur). Dans leur style tout à fait personnel, Boss et Magliocchi démontrent valablement qu’ils n’ont rien à envier à personne.

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