En période de fêtes de
fin d’année, on reçoit des invités pour se retrouver après une année bien
remplie. Des invités ! Cela vient à l’esprit qu’il existe une tradition
bien ancrée dans la musique improvisée d’accueillir ou d’inviter un troisième
ou quatrième larron dans un groupe constitué pour un deuxième ou troisième set.
Qu’il s’agisse d’un nouveau challenge et d’assumer son appétit d’improvisateur
créateur avec un « risque » supplémentaire. Ou simplement faire
preuve de courtoisie avec un camarade présent avec qui l’un d’entre eux a déjà
une relation musicale. Quand ce n’est pas de se commettre avec un invité de
marque, qui soit « fait monter le niveau » ou prouve que ceux qui
invitent sont largement des alter-ego. Dans un univers artistique où une bonne
partie des auditeurs et des critiques cultivent les références, c’est une
manière de se constituer un C.V. appréciable. Il fut un temps lointain où les
jazzmen US d’envergure ou « notoires » en tournée jouaient avec la
fine fleur de la scène « locale » et les musiciens s’adaptaient. On
pense à Han Bennink et Misha Mengelberg enregistrant le Last Date d’Eric
Dolphy.
J’ai donc rassemblé
quelques exemples d’invitations « sur disque » en m’attachant au
simple bon sens du plaisir de l’écoute.
The Nows Paul Lytton
& Nate Wooley + Ikue Mori & Ken Vandermark Clean Feed CF260cd
Fantastique trompettiste
et percussionniste hors-pair ! Mais ce qui rend le jeu de Nate Wooley
intéressant et passionnant, c’est son expressivité sur les accents à
contre-temps, le timbre volontairement saturé, ces notes tenues dans un growl
indéterminé et cette articulation pleine de contrastes et d’aspérités. Semblant
moins acrobatique et époustouflant que son ami Peter Evans, qui lui joue
fréquemment avec Evan Parker, l’alter-ego du percussionniste, son travail n’en
est pas moins tout aussi remarquable. Toujours sur le fil du rasoir, son jeu
est tendu et s’envole dans plusieurs affects sonores presque divergents tout en
poursuivant une construction obstinée. Il est suivi par l’imagination folle de
Paul Lytton, virevoltante, aléatoire, basée sur un découpage décoiffant de la
polyrythmie avec une logique imparable, mais surprenante. Les objets secoués,
frottés, jetés, les battements décomposés, accélérés, l’hésitation, le
nonsense ludique, le souci extrême du détail et de la diversification des
frappes jusqu’à l’absurde, rendues semi muettes en raison de l’encombrement des
caisses par les objets (ressorts, blocks, boîtes, grattoirs, métaux, tubes etc..),
tout contribue à créer le mouvement, un mouvement qui repose non pas sur des
points d’appui, mais dans l’espace, la lévitation. La gestuelle se fait ténue
lorsque le souffle s’immobilise dans le grain de l’air pressé au ralenti. Ces
deux personnalités focalisent communément leur recherche sonore à travers un sens aigu du rythme. Une conscience/expérience exceptionnelle de toutes les permutations possibles des pulsations. La dynamique du son est aussi au centre des préoccupations et la musique développe un autre univers que celui du Trio avec Barry Guy et Evan Parker. Ici, Paul Lytton se révèle plus léger mais tout aussi puissant, tout en restreignant sur le volume. Sur deux morceaux chacun, l’électronique millimétrée d’Ikue Mori et le souffle charnu de Ken Vandermark s’ajoutent au Stone (NYC) et au Hideout (Chicago) respectivement. On rencontre Nate Wooley dans une multitude de projets, mais Lytton se concentre soit sur le trio avec Parker et Guy et ses ramifications ou dans ce super duo avec Nate Wooley. On lui connaît encore une association avec le brillant saxophoniste Georg Wissell. Mais ces trois "commitments" sont essentiels et se suffisent à eux-mêmes. Paul Lytton n’a jamais eu besoin de s’éparpiller pour exister. Ayant toujours été fasciné par la trompette, et on lui a connu des épisodes remarquables avec Kenny Wheeler, Marc Charig et Toshinori Kondo, Lytton a trouvé chez Nate Wooley un interlocuteur parfait. Et il semble bien que dans ces échanges qu’éclot de la manière la plus convaincante, la vision originale, vivante et acérée de l’embouchure de ce trompettiste amplifié. Elle est mise en valeur par le sens de l’épure du percussionniste, du genre à faire quatre choses à la fois mais sans jamais encombrer l’espace sonore, et par sa capacité à réorienter le discours au départ d’un simple incident, comme s’il tirait son inspiration des accidents de son propre jeu. Ce n’est pas leur premier disque, mais on trouve dans The Nows une dimension à la fois chercheuse, insaisissable et majestueuse. A suivre absolument, après creak 33 (Psi) the Seventh Storey Mountain (avec David Grubbs, Important Records), Paul Lytton – Nate Wooley (Lp Broken Research) et Six Feet Under (avec Christian Weber, No Business lp), les 35 minutes de Free Will Free Won’t live at The Stone synthétisent et résument tout ce que ce duo fantastique a à nous donner. La première écoute terminée, on en jetterait les autres disques. A l’époque du vinyle, cet unique set de concert aurait fait un imparable album dans les catalogues Incus ou Po Torch, une merveille entre The London Concert et Live at The Unity Theatre ou à côté de the Was it Me et de The Last Supper. Dans ce Free Will, leur histoire se métamorphose dans des permutations insoupçonnées créées par leur sens inné et ingénu de l’improvisation et la magie de leurs techniques alternatives. Avec le format du cédé, on a droit à un concert complet et l’intérêt de leur duo est qu’il s’ouvre à d’autres artistes en remettant en cause toutes les données et la dynamique de leurs échanges. Les boucles soniques colorées d’Ikue Mori tournoient dans le champ auditif, cernées par les effets des pistons et la pression des lèvres sur une colonne d’air saturée dans le diaphragme du haut parleur de l’ampli. L’électronique trace des giclées qui se meuvent avec grâce dans le spectre sonore alors que les frappes du percussionniste feignent l’hésitation. Dans ce contexte, le jeu haché, sifflant et vrombissant de Wooley avec les sourdines qui en découle est une pièce d’anthologie. S’établit un trilogue remarquable où accents, libres contrepoints, éclats, tensions, grondements, ponctuations, se diffusent sans arrière-pensée comme une dérive assumée. Faisant suite au tour de force – manifeste de Free Will Free Won’t, sa réplique sur le CD 2 (live à Chicago), où le déroulement et la stratégie est remise entièrement à plat, se régénère au point que la musique du duo ne sonne vraiment pas pareil d’un disque à l’autre (Men Caught Staring). Les autres séquences en trio témoignent de la capacité de créer de nouveaux équilibres, quelque soit le style de l’invité, ici un Vandermark « plus jazz ». Celui-ci a fort heureusement bonifié son jeu à la clarinette basse au point de vue de l’articulation et de la maîtrise du son, libérant réellement une émotion véritable. Lorsque j’avais découvert KV jouant de la clarinette basse à la fin des années nonante, son jeu semblait en deçà de ce lui de ses partenaires (Hamid Drake dans DKV « Baraka » ou Lytton dans les English Suites/ Wobbly Rail), maintenant, il impressionne tout autant que Rudi Mahall ou Paul Dunmall. Donc un double cédé très stimulant avec trois univers différents en fonction des personnalités musicales impliquées. La pratique de la musique libre n’a pas de frontières pour les musiciens, seulement pour les exégètes des signes.
A consulter : http://natewooley.com/pottr
A consulter : http://natewooley.com/pottr
The Freedom
Principle Rodrigo Amado Motion Trio & Peter Evans No Business NBRCD 067
Piero Bittolo Bon ‘s Lacus Amoenus The Sauna Session
Long Song Records LSRCD 132/2014 (avec Peter Evans).
Deux cédés featuring
Peter Evans coup sur coup en compagnie de groupes de l’Europe du Sud, au
free-jazz aussi différent qu’il est possible. Rodrigo Amado est un puriste du
sax ténor libre lié au jazz libre afro-américain avec un jeu un brin staccato
qui évoque les idées de Roscoe Mitchell et les Dewey Redman et Frank Lowe de notre prime jeunesse. Il
a un coeur gros comme ça et trace sérieusement un sillon fertile avec une belle
méthode et une émotion engagée et sincère.
Le batteur Gabriel Ferrandini et le violoncelliste Miguel Mira forment
avec lui le Motion trio, le violoncelle étant joué principalement en
pizzicato. Piero Bittolo Bon, lui, joue du sax alto et du « mighty contrabass dubstep pocket reed
trumpet » ce qui fera dire à certains que c’est un rigolo, chose que
confirmerait la pochette style bédé potache en trois couleurs. Lacus
Amoenus est un groupe free-jazz relativement punk qui ne se prend pas
au sérieux avec le guitariste Simone Massaron (electric et acoustic guitars, fretless guitar, lapsteel guitar, effects),
Glauco Benedetti au tuba, le batteur Tommaso Capellato et Peter Evans, crédité
trompette et piccolo trumpet. Quand on tend l’oreille, Bittolo Bon est un
sérieux client qui a une bonne culture pratique du jazz. Le groupe dépote et
déménage avec ou sans clin d’yeux avec une réelle efficacité. The Freedom Principle a l’avantage de laisser
toute la latitude à Peter Evans pour nous esbaudir de la plus musicale des
façons. C’est à mon avis, du point de vue de la créativité du trompettiste, une
situation plus ouverte que celle du MOPTK, groupe avec lequel Evans a pas mal
enregistré et qui se consacre aux compositions entre le free et le
« bop » du bassiste Moppa Elliott dans une optique assez
sarcastique-fun (avec Jon Irabagon, Elliott et Kevin Shea). Comme les cd’s auto-produits de Peter Evans ne sont pas aisés à se procurer, on ne reniera pas le
plaisir intense de parcourir les slaloms pyrotechniques du trompettiste et leur
grande musicalité / complexité émaillés d' accidents de parcours imprévisibles . On peut
difficilement comparer un tel phénomène et son style est absolument unique en
son genre. Cette technique hallucinante est à la hauteur d’une imagination
inventive. D’ailleurs, durant l’improvisation de Shadows, Amado joue une manière de riff, ressassant des sons bien
timbrés en boucle sur un motif de deux notes, laissant le champ libre à son invité.
Dans Pepper Packed, où le trio prend
l’initiative, Evans termine sobrement avec une seule note et un effet de
sourdine. En ce qui concerne Amado, j’aime particulièrement le cheminement de
son improvisation dans le premier morceau de 26 minutes qui donne son titre à
l’album où il travaille un motif épuré fait de riches intervalles avec une
sonorité chaleureuse et une belle détermination un peu monastique. Il se
conquiert une belle liberté et finalement, c’est un bon disque.
Le projet Lacus Amoenus est un croisement entre
une approche savante et éduquée du jazz
libre (PB Bon et Evans) et un esprit punk (la guitare de Massaron) où le côté parfois
noise du trompettiste trouve un exutoire. Onze morceaux où on ne se prend pas
au sérieux tout en jouant solide et dans lesquels Evans s’intègre parfaitement. Les
titres sont à coucher dehors mais la musique est vraiment bonne et la capacité à
jouer « lisible » et efficace du batteur et du guitariste apporte une
dynamique bienvenue. Des changements fréquents de registre et de rythmique et
l’utilisation intelligente des effets stimulent l’écoute et l’attention,
mettant en valeur la présence de Peter Evans. Il y fait son travail avec la
plus haute conscience musicale enrichissant chaque séquence où il intervient
par des nuances toujours renouvelées et des idées remarquables. Comme ce beau
duo guitare acoustique et trompette dans le troisième morceau. Excellent! Un beau travail
collectif ! Et Evans se révèle l’héritier le plus sérieux de Booker
Little, Kenny Wheeler et du Toshinori Kondo de 79/80/81 et un des musiciens les
plus originaux d’aujourd’hui.
The Vancouver
Tapes UDU CALLS featuring
William Parker. Long Song Records LSRCD 135/2014
Image très floue sur la
pochette (peinture ??), enregistrement à Vancouver en 1999, nom de groupe
improbable. Les titres : Subterranean
Streams of Consciousness, Shadows of the Night. Un moto dans le texte de
pochette : My Roots are in my record
player. Ne vous fiez pas aux apparences, William Parker joue ici avec deux
grands du jazz libre européen en apportant toutes les couleurs requises (flûtes, guimbri) :
le batteur Tiziano Tononi auteur de
la longue suite de 42 minutes de Streams et de Shadows et son acolyte de
toujours, le saxophoniste Daniele
Cavallanti. Superbe, épique, intense et du point de vue du saxophone ténor,
de haute volée. Quant au sax baryton, c’est vraiment du solide ! William
Parker a souvent joué avec les regrettés Glenn Spearman, David S Ware et Fred
Anderson, sans oublier Edward Kidd Jordan. Cavallanti tient la comparaison à
son avantage : son abattage et l’articulation de son jeu s’imposent
naturellement. L’enregistrement n’est sans soute pas idéal, mais la qualité de
la musique jouée est indubitable. Quand Tononi empoigne ses congas, on entend
assez clairement la basse de Parker vrombir et tressauter d’aise dans ses
grands écarts africains. Il y a une réelle dimension africaine et caraïbe dans
leur musique libérée des carcans du jazz de festival bien-comme-il faut. Une
authentique célébration du rythme et de la frénésie de la musique afro-américaine des Coltrane, Blackwell, Cherry. Des types
avec un tel métier pourraient se contenter de faire du jazz rondouillard pour
magazine cucul et sillonner tous les festivals bien-pensants. Ils ont choisi
une voie authentique, engagée et difficile (tenir la scène avec un morceau de
quarante minutes !) dans une musique mouvante qui se réfère à la Great
Black Music militante. Et qui se teinte d’orientalisme dans la deuxième partie
(Shadows of the Night, 33 :31)
avec le ney de William Parker (ou Cavallanti) et le tabla de Tononi pour
retrouver ensuite des accents africains inédits. Malgré la durée en dizaines de
minutes, le temps passe très agréablement. C’est un peu dommage que le son de
l’enregistrement n’est pas tout à fait à la hauteur, surtout pour pouvoir
goûter l’interaction batterie et basse, mais suffisant pour que le plaisir de
la découverte reste intact. Cavallanti évoque un penchant rollinsien avec une
puissance et un mordant qui ne trompent pas. Et finit par évoquer Albert Ayler
le plus simplement du monde dans l’esprit de la fameuse suite de Don Cherry.
C’est dire ! Remarquable !!
François Tusquès Françoise Toullec Eric Zinman Laissez l'esprit divaguer studio 234
Enfin pour la bonne bouche, un production du pianiste Eric Zinman (du Massassuchetts), où dans un double cédé du label studio 234 "Laissez l'esprit divaguer" (en français dans le texte), le pianiste pionnier du free-jazz hexagonal François Tusquès rencontre successivement la pianiste Françoise Toullec et Zinman lui - même. Un enregistrement réalisé à France - Musique par Anne Montaron et une rencontre dans chez le réparateur de pianos Fred Mudge où les deux pianistes se partagent alternativement un "9ft Concert Grande Mason Hamlin and a 1880's 85 notes 7ft Steinway A". Goutte à goutte, par vagues ou en perlées, avec le bruissement des préparations, dodécaphonismes ou bartoquées, anguleux ou arpégiés, voici chaque fois deux pianistes qui s'invitent l'un ( ou l'une) à l'autre dans une belle synthèse / symbiose / communion. C'est en tout point remarquable, car il y a très peu d'occasions enregistrées où des pianistes vraiment intéressants jouent en tandem. On connaît les duos d'Alex Schlippenbach et Aki Takase ou ceux d'Howard Riley et Keith Tippett. le titre Laissez l'esprit divaguer suggère que les musiciens ont laissé venir naturellement les choses et tirer parti à la fois des instruments et de leurs spécificités musicales respectives. Outre le fait qu'ils partagent un prénom dans les deux genres de la langue française, Françoise Toullec a un sérieux parcours dans la musique contemporaine et François Tusquès a travaillé le piano préparé dans l'improvisation à une époque où c'était peu courant dans le jazz libre. En outre les deux pianistes voulaient se rencontrer pour partager leurs musiques et leurs émotions. Une fontaine de jouvence... pi-Ann'-eau ou pie à nô, ou Pi-anneau ! Je fais mon FrançoisTusquès ! J'aime particulièrement les sons de leur rencontre ( 2007 , déjà !). Avec Eric Zinman, c'est la face cachée du jazz qui est sollicitée. L'esprit des pianistes new yorkais soutenus par le label Chiaroscuro de Hank O'Neal , comme l'inclassable Dave MC Kenna où rode l'esprit de leur inventeur à tous, le génial Earl Hines. La pochette est ornée d'une belle toile de Linda Clave. Je m'arrête pour souper des restes des invités et aussi pour goûter de cette belle musique de claviers en toute quiétude sans devoir agiter mon clavier virtuel.
Bonne écoute ! Joyeux Noël et Bonne année.
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