Extraordinaire
album avec un Georges Lewis complètement alien démontant et remontant son
trombone pour trouver des timbres inouïs, un Daunik Lazro survolté et agressif
au sax alto et une Joëlle Léandre en pleine possession de ses moyens vocaux
(délirante !) et très attentive à la contrebasse. C’était l’époque où les
musiciens improvisateurs découvraient de nouveaux territoires et le public
allait de surprises en surprises. Sans doute, Enfances est le meilleur exemple enregistré de concert réussi pour
ces deux aventuriers de la scène musicale française quand le Dunois était le
lieu où cela se passait au début des
années 80. Le travail à l’archet de Joëlle
Léandre est un régal et le lyrique Daunik
Lazro est la passion incarnée. On s’est parfois senti perplexe pour les
interventions « théâtrales » de Joëlle Léandre dans la relation avec
ses coéquipiers. Un musicien allemand de premier plan et très sérieux
qualifiait sa démarche par le terme aktionnismus.
Ici se fait jour une symbiose
merveilleuse entre son chant et son jeu de contrebasse qui rend sa
présence excitante. La démarche du saxophoniste se distingue du tout venant
free-jazz, il est perpétuellement à l’écoute, n’apportant que du bois sec et de
l’air pour activer le foyer. L’intelligence et la sensibilité musicale de George
Lewis et ses incartades sonores inouïes, son jeu sensible et virtuose,
confèrent à ce trio une dimension supplémentaire, inspirante pour ses deux
camarades de scène. Bref un trio de très haut vol qu’on a envie de réécouter
encore et encore tant il regorge d’instants secrets qu’on voudrait inoubliables.
Joëlle Léandre aurait-elle publié cet enregistrement en lieu et place de son premier
opus, Les Douze Sons (Nato), un album
anthologique un peu trop de bric et de broc malgré un personnel incroyable (Bailey,
Barre Phillips, Lewis, Reyseger, Nozati, Schweizer), il se serait inscrit aux
côtés des articles incontournables incarnant irrévocablement l’improvisation libre.
Car il s’y passe tant de choses dans un seul concert… Dix morceaux intitulés Enfance
de 1 à 10 qui vont du très court ou nettement plus long : Enfance 5 compte 19 : 33. Cette
suite se révèle passionnante par sa succession de propositions, de
contradictions, d’emballements, de trouvailles, de retrouvailles, de coups de
théâtre, d’échappées, de réflexions, de connivence, de coq-à-l’âne… . Chaque
duo (GL – JL, GL – DL, JL – DL) tire le suc de la combinaison instrumentale et
les trios vont dans de multiples directions assez peu descriptibles dans le
détail, un véritable patchwork mené par une logique imparable et le feeling de
l’instant. Comme signalé plus haut, la contrebassiste y révèle son jeu
d’actrice parfaitement consommé. Il est question d’une publicité pour un
produit qui sert à astiquer le bois de la contrebasse et qui se
termine aux cris de « Papa,
Papa, Papa ! ». J’y trouve le plaisir fou de jouer et une spontanéité
exubérante, des idées fantastiques ou tout-à-fait folles, la conjonction
inespérée de la flamme de Lazro et son timbre acéré, du chant déjanté de
Léandre en complet accord avec une contrebasse à l’archet qui musarde et les bruissements
/ éructations dingues de Lewis au trombone … . Il faut se souvenir que Georges
actionnait la coulisse avec l’embouchure
contre ses lèvres ou sa joue et que cela produisait des timbres et des sons
bruitistes étonnants. Il fallait le voir pour le croire : une véritable
basse-cour ! On trouve une partie de ce même trio inclus dans les enregistrements
publiés par Hat Art avec les fameuses
pochettes / emballages postaux cartonnés au bord rouge sous le nom de Daunik Lazro et le titre Sweet
Zee. Il est ici réédité dans son intégralité ! L’urgence et la folie douce de ce trio est restée intacte depuis
32 ans.
Zero Sum : Fail
Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel
Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis
JACC Records.
Owt : Fail Better ! Luis
Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis No Business Records NBLP 91 (album vinyle).
Fail Better est extrait d’une citation de Samuel Beckett
qui dit en gros : essaye, échoue,
essaye encore, échoue, recommence mais échoue mieux. Un des principes
constants de l’improvisation. Fail Better ! est le nom du quintet
composé lui-même de formations existantes. La trompette de Luis Vicente, la batterie de
Joao Pais Filippe, la contrebasse de Jose Miguel Pereira, le sax alto de
Joao Guimaraes et la guitare électrique Marcelo Dos Reis. JACC pour
Jazz Librement improvisée et enregistrée en février 2013 à Coimbra dans la
Salao Brazil, leur musique utilise des points de repère et des balises
mélodiques et modales. Le jeu remarquablement lyrique et passionné du
trompettiste s’envole dès le premier morceau, pendant que la contrebasse fait
vibrer un drone et que les percussions colorent. Improvisations libres dans une
aire jazz free où affleurent subtilement des sons et une approche sonique plus
radicale comme le duo percussion guitare du troisième morceau qui entraîne le
reste du groupe dans une tentative totalement libertaire. Si la chronique du cd
précédent (Enfances de Lazro Léandre
Lewis FOU Rds) soulignait l’effet patchwork comme étant une dérive décidée dans
l’extrême instant, une échappée centrifuge de multiples désirs, Fail Better fonctionne comme la
confluence de plusieurs pratiques improvisées entre le jazz contemporain et
l’improvisation libre avec une volonté
de cohérence orchestrale tout en créant un effet patchwork. On joue
très « ensemble » en quelque sorte. Les structures de la musique
sont relativement simples et épurées, un brin minimalistes à certains moments
de la part du percussionniste et du contrebassiste. Mais le batteur peut se
mettre à tirer des sons pointus qui attirent l’écoute à la Paul Lovens ou Roger Turner. Le guitariste tutoie
parfois le blues de loin ou saute à pieds joints au-dessus de la bienséance
jazzy. Le trompettiste est très souvent en point de mire dans la plupart des
morceaux avec son style lyrique et polymodal, quasiment accompagné par les
autres dans certaines séquences. Le saxophoniste intervient ici et là bien en
symbiose avec l’ensemble. Et c’est bien là la principale caractéristique de ce
vrai collectif : une grande cohérence en essayant de marier la chèvre et
le chou avec talent pour créer une musique qui s’écoute avec un vrai plaisir.
Et ce
plaisir est renouvelé dans OWT, nouvel album de Fail
Better ! lui aussi enregistré à la Salao Brazil et publié par No
Business Records. Cela démarre
en évoquant Don Cherry. La caractéristique du groupe est de jouer du jazz très
libre en incorporant des sonorités propres aux recherches de l’improvisation
libre, des drones, des répétitions de pulsations, de sons et de timbres
originaux. Un jazz expérimental en quelque sorte, lyrique mais attiré par la
radicalité. On assiste à l’épanouissement de leur démarche plus d’un an après
leur premier opus (Zero Sum février
2013 – Owt avril 2014). Cette musique
devrait être judicieusement programmée
pour mettre un public « vierge », sensible à Miles Davis ou
Chet Baker, sur la piste de musiques différentes, audacieuses. Un parti pris de
simplicité. Et cela sans concessions à une quelconque mode façonnable. La
facture en est claire, logique, équilibrée et la démesure poétique s’instille
toujours à un moment inattendu. Circular
Measure évoque irrésistiblement
l’Afrique et l’Art Ensemble et c’est le seul morceau
« foisonnant » de ce très beau vinyle. Bref, du jazz libre basé sur
des échelles modales, inspiré et plein de fraîcheur avec des audaces sonores.
Tout est senti, vécu, spontané et assumé. Écoute recommandée si vous voulez
vous faire plaisir sans vous gratter la tête.
Le label FOU
de Jean Marc Foussat nous livre ici un beau cadeau musical pour une superbe
(re)lecture de compositions intemporelles de Mal Waldron et Charlie Mingus en
forme de medley impromptu par le superbe trompettiste Jean-Luc Capozzo et sa fille Cécile,
une pianiste sensible et enjouée. Cécile, très à l’aise avec les thèmes
développés et explorés, crée une trame sur laquelle le paternel souffle de
manière inspirée. Tous deux cherchent à étirer les possibilités enfouies au
cœur du matériau musical mingusien et
waldronien. Les « dérapages » free sont fréquents et alternent
avec des variations subtiles sur la mélodie et les accords No More Tears enchaîne sur un Goodbye
Pork Pie Hat extrapolé, disséqué qui lui même se dissout en blues dans
lequel surnage les notes de Nostalgia in
Time Square. Tout cela sur 24 minutes.
Deuxième plage : Soul Eyes au ralenti, suspendu dans le vide, intimiste et
désenchanté comme si l’âme de John Coltrane (pour qui Mal Waldron avait écrit
cette magnifique composition dont J.C. a gravé LA version dans Coltrane ! ). Le comping s’anime et
nous avons droit à un solo de trompette qui retrace les écarts possibles de la
mélodie en évoquant d’autres. Les deux musiciens créent un bel équilibre en
improvisant simultanément avec des emprunts nuancés au blues. La musique prend
le temps d’être jouée, écoutée, ressassée, réitérée dans les détails. Cécile
s’élance seule, éclairée ensuite par un superbe contre chant en piano de la trompette pour rejoindre un Pithécanthropus
Erectus déconstruit ce qui donne lieu à une suite de calls and
responses avant que le Pithécanthrope de Mingus se redresse avec de beaux
décalages du jeu de ses deux mains sur le clavier. On évoque Monk par instants
sans y prendre garde. Cela fait 13 minutes de bonheur. Pour clôturer une belle
version introvertie de The Seagulls of Kristiansund que Mal
avait immortalisé avec Steve Lacy, Manfred Schoof, Jimmy Woode (un bassiste
d’Ellington) et Makaya Ntshoko (One Upmanship Enja 1977). Une fois délivré le
thème et la belle improvisation de Jean-Luc , le piano en donne une vision très
différente que celles millimétrées que Waldron réalisait en concert. Avec la
reprise du trompettiste tout en douceur,
le vol de la mouette s’estompe vers le silence. Voici donc un beau
travail de ré-incarnation du jazz
historique sans aucun passéisme ni nostalgie. J’aimerais bien entendre le père
Capozzo avec un Ran Blake, si c’est possible un jour.
R Train on the D Line
Brian Groder Trio Latham
Records
Ce n’est pas
la première fois que je chronique un disque en trio du trompettiste et bugliste
(flugelhorn) Brian Groder avec ses
deux acolytes, le contrebassiste Michael
Bisio et le batteur Jay Rosen. Si
j’y reviens, c’est que la musique (jazz moderne contemporain) est excellente et
authentique. J’ai aussi une pensée émue pour le contrebassiste Dominic Duval,
disparu il y a quelques jours à l’heure où j’écris ces lignes. Dominic a formé
une paire mémorable avec Jay Rosen auprès de Joe McPhee ou d’Ivo Perelman et Michael Bisio joue beaucoup avec les mêmes
musiciens. C’est dire à quelle famille musicale appartient le trompettiste
New-Yorkais qui fait d’ailleurs
référence au métro de NYC dans le titre de son bel album. Huit
compositions de quatre à huit minutes avec un maximum de 9 :57 pour Retooled
Logic, un titre qui souligne l’aspect recherché voire savant de la
musique de Groder, faite de modes particuliers et de soubresauts rythmiques
artistement articulés par un tandem basse batterie exemplaire. Contrebasse
élastique à souhait tenue d’une main ferme et jeu de batterie léger et aéré. Vous
conviendrez que les trios trompette basse batterie ne sont pas légion, on se
souvient des trios de feu Roy Campbell.
Musicalement le trio de Groder joue à ce niveau, mais en comparaison avec une
relative retenue et un lyrisme plus introverti. Toute l’attention de Groder est
de phraser avec précision et application sur le rythme et les intervalles du
thème (assez sobre). Les cadences sont truffées de subtilités rythmiques et le
trompettiste Brian Groder a un style
et une esthétique personnels qui tiennent la route sur toute la longueur des
cinquante minutes du parcours de son R Train sur la Ligne D. On ne peut
qu’applaudir : cette musique démontre la grande probité artistique et
musicale de ce musicien au-delà du solide savoir faire. Les intervalles de chaque
mode et les nuances qui peuvent en découler sont exploités avec obstination et
ce n’est pas une sinécure ! Contrôler le son d’une trompette et surtout
d’un bugle avec de tels écarts de notes et faire sens musicalement comme Groder
le fait est tout-à-fait enthousiasmant. C’est un peu jésuite pour une partie du
commun des mortels qui cherche dans le jazz la marque de l’exploit athlétique.
Les ignares ont dit ça aussi de Steve Lacy. On n’entendra pas ici de
trompettristerie propre à racoller les
chalands et de dégoulinants chapelets de notes exhibitionnistes qui cachent
assez souvent le peu de capacité à phraser une improvisation sur la mélodie. Rien
que du bel ouvrage ! En bref, je vote pour. Bien que je cours pas après le
jazz moderne vu que j’ai tellement à faire dans l’improvisation radicale,
j’avoue que des artistes comme Groder,
Rosen et Bisio sont l’honneur d’une vocation trop bafouée.
Un travail de "bénédictin"dévoué, hautement salutaire. VIVAT!
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