Sunny Murray
23 novembre 62 Copenhagen. Café Montmartre
La soirée
s’avance. Le pianiste est survolté, le saxophoniste alto s’envole évoquant
Charlie Parker (Bird), tous deux inexorablement emportés par les vagues
rythmiques du batteur un amérindien noir dégingandé qui paraît le double du
pianiste. Entre les morceaux, ils pensent à Bird
lequel avait défrayé la chronique locale et mystifié les amateurs de jazz
vif dix ans plus tôt lors d’une tournée mémorable en Suède. Lors de leur séjour
à Stockholm, les trois musiciens recueillirent le lot de témoignages de fans
transis avec force détails et anecdotes, leur rappelant la douloureuse
disparition de ce musicien qui les habitait encore tout entier. Mais la mémoire tout fraîche, immédiate,
miraculeuse d’un jeune saxophoniste
ténor prodige avec une mèche blanche tranchant une barbe de chèvre les rendait
encore incrédules…
Deux
semaines plus tôt, lors d’une soirée au Gyllene
Cirkeln, Sonny Murray, sans
doute fasciné par l’allure et le charisme du nouveau venu, l’avait invité à se
joindre au quartet de Cecil Taylor,
le pianiste, avec le saxophoniste Jimmy
Lyons, lui-même, Sonny Murray,
le batteur et le bassiste suédois, Kurt
Lindgren. Celui-ci remplaçait momentanément le contrebassiste titulaire, Henry Grimes, alors occupé à jouer avec
Sonny Rollins. Le boss, un virtuose brillant et circonspect, avait tiqué et
puis, finalement, jugé que le lieu et l’heure tardive ne justifiait pas de
faire valoir ses prérogatives de leader et céda volontiers malgré toute l’importance
obsédante qu’il vouait à son travail. Taylor et Murray n’avaient-ils pas répété
et mûri leur musique durant des mois, voire une année, avant de jouer en
public, après d’infinies discussions et échanges de vue ? En effet, pour
la première fois, un jazzman se mettait à jouer des pulsations libres en dehors
de toute métrique conventionnelle, créant un véritable schisme au sein de la
communauté du jazz.
Mais divine
surprise, l’inconnu se révélait être un chamane, un esprit libre larguant au
passage les harmonies et la bienséance des saxophonistes ténor issus des
lignées Bean/Hawk, Pres, Dexter, Newk et Trane ! Une nouvelle porte s’ouvrait
à eux, un monde inconnu semblait à portée de mains. Le jeune saxophoniste avait
emprunté le bac pour Copenhagen et s’était joint au trio le 16 novembre et les
deux ou trois jours qui suivirent.
Maintenant,
les bandes d’un enregistreur se déroulent …. les événements vont à toute
vitesse. Trance, Lena, What’s New …. la pression de l’énergie est
énorme. Les trois musiciens sont complètement en transe. Call commence par une
sorte de balade au ralenti où le silence joue un rôle prépondérant. Le
saxophoniste esquisse une mélodie introductive et laisse la place à un singulier
échange percussions – piano où un des instrumentistes propose une idée
rythmique et l’autre réagit et vice et versa. L’écoute mutuelle et une
spatialisation de la musique créent une situation nouvelle, un modus operandi
en forme de question réponse : le batteur
est sur le même plan que le pianiste. Le saxophoniste revient sur la
pointe des pieds, proposent une volute hésitante. Le pianiste joue des notes
éparses avec un toucher d’une grande beauté, un son hanté, des intervalles
inouïs, des altérations du blues à déterrer un mort. Un rêve à dormir debout. Et puis tout à coup, après un thème bluesy
emporté, le jeu collectif s’endiable, tournoie inexorablement et débouche sur
une improvisation primale au milieu de
laquelle, tourneboulé par le vertige de cette batterie en mouvement perpétuel
et ses propres contrepoints interstellaires au toucher insaisissable, Taylor
invente une manière de blues de l’espace, un hymne magique alors que le batteur
recadre son jeu dans une manière de swing fugace. Les mains du pianiste déroulent
une percussion endiablée sur tout le clavier, traçant un tohu-bohu, un réseau
de montagnes russes cosmiques, concassant des intervalles saisissants de blues
dans des cellules éclatées en dehors de toute tonalité. Le saxophoniste remonte
ses boucles dans l’aigu avec une articulation aussi vertiginieuse que sa
sonorité est soulful, décomposant et
recréant instantanément le phrasé idéal que Bird aurait joué, s’il ne
s’était pas éteint dans le salon de Nica, un soir de mars 1955. Sur
l’album Live at The Café Montmartre, D Trad, That’s What
raconte une histoire, un tronçon vivace et rebelle du continuum afro-américain.
Ou même amérindien, Sonny Murray est
un descendant de Noirs Marrons qui avaient fui leurs conditions d’esclaves pour
se réfugier dans une communauté de natifs amérindiens. Les trois musiciens
improvisent simultanément, librement en prenant toutes les libertés autour de
ce thème au parfum be-bop. Codas multiples, emboîtements spontanés, la fin est
proche. Carillon de notes de piano dans les graves. Un destin est tracé. Quoi
qu’il fasse, Cecil joue du Taylor grandeur nature (déjà !),
et Sonny Murray est devenu
l’aiguillon indispensable de son inspiration. Une autre version de Call se prolonge : Jimmy Lyons s’envole dans son jeu parkérien qui pointe vers
l’infini et Taylor persiste dans le jeu économe et restreint, profondément
anguleux. Aspiré dans le trou d’air du souffleur, les battements des mains sur
le clavier évoluent insensiblement vers
une fureur rentrée. Le saxophoniste
s’écarte, le pianiste reprend son souffle, le batteur tricote invariablement
rimshots, vibrations sonores, roulements aux dimensions variées dans tous les
sens possibles par rapport à la ligne droite. Il serpente, le pianiste dessine
les traits toujours plus neufs, disserte, synthétise, jongle avec des motifs mélodiques
qui se détachent, s’emboîtent, entourés
de clusters galopant sur la course sans fin du batteur destrier, tel un jockey
de l’espace. Les marteaux en folie font
résonner l’âme du piano, les sonorités sont tendues, brûlantes, les doigtés
infernaux, imprévisibles.
14 juin 1964, Cellar Café West 90th Street,
New York.
Prophecy : Albert Smiles With Sunny.
Paul Haines
a installé son enregistreur sur une table face à la scène. Deux micros position
ORTF devant la batterie, grosse caisse, caisse claire, une grande cymbale sur
un pied et un vieil hi-hat dépareillé. Annette
est assise à la table à côté, le contrebassiste dévoile sa contrebasse. Sonny et l’inconnu de Stockholm rient
au milieu d’une conversation dont le contenu réel échappe aux autres membres de
l’assistance. Il se saisit de son saxophone ténor, son rire faisant briller les
mèches immaculées de sa barbiche. Paul
Haines, le poète, s’applique avec un stylo-bille sur la surface du boîtier
cartonné de la bande magnétique : 14
june 1964 Cellar Café NYC. Albert Ayler 3 - James Murray (Sonny) – Gary
Peacock.
Sur un bout
de papier, il note le déroulement des morceaux : - Spirits – Wizard – Ghosts.
La trilogie. Spiritual Unity. La
Prophétie. Pour un poète comme Haines, rien d’étonnant. Paul Bley, plongé dans ses pensées au
fond de la salle, avait adopté Ayler dans son groupe avec Gary et ensuite Sonny Murray en remplacement de Paul Motian,
n’est plus étonné de rien : « Nous sommes dans l’ère Ayler » dit-il,
après avoir assimilé Coltrane, Ornette
et les récentes transformations du jeu de Sonny (Rollins). Pour jouer avec Sonny Murray,
il avait demandé à Carla d’écrire de nouvelles compositions adaptées aux rythmes flottants du nouveau
batteur.
Les
musiciens s’installent, la bande tourne. Paul
Haines retient son souffle. Paul Bley arrête de fumer sa pipe. Annette sort
de sa moue rêveuse et lance un baiser avec l’index et le majeur de la main
droite et un sourire aimant au bassiste qui choruse un instant en travers de la
touche avant que le thème joué par le saxophone s’élance par dessus les
vibrations légères et fantomatiques des cymbales et des balais sur la caisse
claire. Très vite, Albert Ayler se
lance dans une improvisation révolutionnaire et qui semble paradoxalement
provenir du fond des âges de la Nation Noire. Il sollicite
constamment des harmoniques aiguës, un cri déchirant, triturant la vibration de
la colonne d’air avec un son brûlant, fruste, organique. Inouï. Spirits. Ce morceau figurera sur un nouvel
album enregistré un an plus tôt avec Sunny
Murray, Henry Grimes et le
trompettiste Norman Howard. Le deuxième
morceau de la face A de cet album, intitulé lui aussi Spirits, sera publié par le
label Danois Debut et ensuite Transatlantic (GB). Ensuite, une
comptine en forme de fanfare, Wizard dont il étire les notes et en
modifie la mélodie initiale pour se lancer bien vite dans des glissandos
échevelés qui parcourent le registre du ténor comme un lézard en furie sur un
mur de pierres sèches brûlant de soleil en plein midi. L’extrême de
l’instrument et un phrasé furieux, provocateur, indescriptible, à la fois
atonal, brut et primal avec un vibrato à réveiller un mort. Le batteur s’ouvre
complètement à cette nouvelle musique, entraînant ses deux comparses à se
libérer avec ses flottements, vagues pulsionnelles et sonores à l’encontre de
toute notion de la batterie jazz. Le contrebassiste joue avec frénésie des
sauts d’octave, mais pousse aussi son
timbre pur en faisant vibrer la corde grave avec lenteur quand la mélodie de Ghosts
surgit, une manière de gospel song qui sursaute sous les féroces coups de becs hargneux
ou stridents dans le grave et les glissements de notes qui influencèrent toute
une génération, de Brötzmann et Joe McPhee à David Murray et David S. Ware et
beaucoup, beaucoup d’autres.
« Avec une puissance de souffle hallucinante, un bec énorme
et un vibrato sorti d’un rêve éveillé, Ayler exprime une foule d’émotions
contenues en faisant exploser les notes, siffler les harmoniques avec un
contrôle du son aussi instinctif que magistral. Le batteur Sunny Murray,
fait complètement éclater la structure rythmique du drumming jazz et
révolutionne le concept de tempo en libérant les cellules
rythmiques qui se meuvent quasi indépendantes les unes des autres en
accélérant ou ralentissant des pulsations sous-jacentes à un flux qui semble
incontrôlé. » J-M Van Schouwburg
Ces enregistrements du Cellar Café seront publiés en 1975 un peu avant qu’ESP Disk mette la clé sous le paillasson. Prophecy ESP 3030. Sur la pochette, une photo chaleureuse d’Albert à la Fondation Maeght par Thierry Trombert et une notice rédigée par Bernard Lairet. Prophecy, resté inaperçu chez les disquaires européens et dans les magazines de jazz, a été réédité en Mono au Japon par Nippon Phonogram (SFX-10711). C’est cette édition que je trouvai en 1979 durant mon service militaire ; Spiritual Unity, album phare au sommet de ma liste, ne se trouvant chez aucun des nombreux disquaires que je visitais à l’époque. Enregistré le mois suivant, publié par ESP (1002) en Mono sous la dénomination de l’Albert Ayler Trio, cet album est à la fois une belle légende et un beau mystère. Le 12 juillet 1964, feu Bernard Stollman, un avocat qui devint par la suite le lawyer des Albert Ayler Estate et Sun Ra Estate, avait loué le Variety Arts Studio, un lieu bon marché spécialisé dans les musiques latines afin de produire le deuxième album d' ESPDisk avec le trio d’Albert Ayler. Une fois la musique enregistrée, son commanditaire fut effrayé en s’apercevant que le studio travaillait en Mono ! Trop tard ! Les versions authentiques de Spiritual Unity sont celles publiées en Mono par ESP. Plusieurs labels européens en demandèrent un mixage stéréo (Fontana U.K. et Explosive) et ESP reprendra ce mixage pour ses pressages ultérieurs en Stéréo. Étrangement dans ces rééditions stéréo, le premier morceau de la face 2, Spirits, qui faisait partie de la trilogie Ghosts – Wizard – Spirits jouée en concert au Cellar Café, a été escamoté pour un autre morceau qui ressemble à un hymne et durant lequel on entend Gary Peacock jouer à l’archet. En réécoutant les autres albums de cette année, on découvre qu’il s’agit du thème de Children comme on peut l’entendre dans l’album Ghosts, enregistré par le trio Ayler augmenté de Don Cherry à Copenhague quelques mois plus tard, lors de leur tournée européenne d’automne 64 (Ghosts - Debut 144 ou Fontana 688606 ZL (NL) 14/9/1964). Cet album se fait aussi appeler Vibrations selon qu’il a été publié par Black Lion/ Freedom ou Arista/ Freedom (U.S.) contribuant à la confusion délirante de la discographie aylérienne. Durant cette tournée, d’autres enregistrements du quartet Ayler - Cherry - Peacock - Murray furent réalisés. Une session à Hilversum aux Pays-Bas du 9 novembre 1964 fut publiée par Osmosis / George Coppens (Hilversum Sessions/ Osmosis 6001) et les Copenhagen Tapes des 3 et 10 septembre 1964 furent exhumées en 2002 par Jan Ström (Ayler Records aylCD 033). Ces enregistrements sont actuellement disponibles chez Hatology : European Studio Recordings 1964 et Copenhagen Live 1964. Coppens/Osmosis a aussi publié Sweet Low Sweet Chariot, un enregistrement d’Ayler du 12 février 1964 avec Sunny Murray, Henry Grimes et le pianiste Call Cobbs, consacré à la musique Gospel (Osmosis 4001 – publié en 1981) et qu’on s’est bien gardé de sortir à l’époque pour ne pas faire scandale : il s’agit de musique « religieuse » ! Tout cela pour dire que la musique d’Ayler est indissociable de celle de Sunny Murray : l’écoute des ces albums à la file au fil des années démontrent avec ampleur que les deux artistes sont indissociables, tant les avancées révolutionnaires de l’un et de l’autre se complètent. Depuis 2014, ESP Disk publie une version de Spiritual Unity qui contient les « deux » versions de Spirits.
Ces enregistrements du Cellar Café seront publiés en 1975 un peu avant qu’ESP Disk mette la clé sous le paillasson. Prophecy ESP 3030. Sur la pochette, une photo chaleureuse d’Albert à la Fondation Maeght par Thierry Trombert et une notice rédigée par Bernard Lairet. Prophecy, resté inaperçu chez les disquaires européens et dans les magazines de jazz, a été réédité en Mono au Japon par Nippon Phonogram (SFX-10711). C’est cette édition que je trouvai en 1979 durant mon service militaire ; Spiritual Unity, album phare au sommet de ma liste, ne se trouvant chez aucun des nombreux disquaires que je visitais à l’époque. Enregistré le mois suivant, publié par ESP (1002) en Mono sous la dénomination de l’Albert Ayler Trio, cet album est à la fois une belle légende et un beau mystère. Le 12 juillet 1964, feu Bernard Stollman, un avocat qui devint par la suite le lawyer des Albert Ayler Estate et Sun Ra Estate, avait loué le Variety Arts Studio, un lieu bon marché spécialisé dans les musiques latines afin de produire le deuxième album d' ESPDisk avec le trio d’Albert Ayler. Une fois la musique enregistrée, son commanditaire fut effrayé en s’apercevant que le studio travaillait en Mono ! Trop tard ! Les versions authentiques de Spiritual Unity sont celles publiées en Mono par ESP. Plusieurs labels européens en demandèrent un mixage stéréo (Fontana U.K. et Explosive) et ESP reprendra ce mixage pour ses pressages ultérieurs en Stéréo. Étrangement dans ces rééditions stéréo, le premier morceau de la face 2, Spirits, qui faisait partie de la trilogie Ghosts – Wizard – Spirits jouée en concert au Cellar Café, a été escamoté pour un autre morceau qui ressemble à un hymne et durant lequel on entend Gary Peacock jouer à l’archet. En réécoutant les autres albums de cette année, on découvre qu’il s’agit du thème de Children comme on peut l’entendre dans l’album Ghosts, enregistré par le trio Ayler augmenté de Don Cherry à Copenhague quelques mois plus tard, lors de leur tournée européenne d’automne 64 (Ghosts - Debut 144 ou Fontana 688606 ZL (NL) 14/9/1964). Cet album se fait aussi appeler Vibrations selon qu’il a été publié par Black Lion/ Freedom ou Arista/ Freedom (U.S.) contribuant à la confusion délirante de la discographie aylérienne. Durant cette tournée, d’autres enregistrements du quartet Ayler - Cherry - Peacock - Murray furent réalisés. Une session à Hilversum aux Pays-Bas du 9 novembre 1964 fut publiée par Osmosis / George Coppens (Hilversum Sessions/ Osmosis 6001) et les Copenhagen Tapes des 3 et 10 septembre 1964 furent exhumées en 2002 par Jan Ström (Ayler Records aylCD 033). Ces enregistrements sont actuellement disponibles chez Hatology : European Studio Recordings 1964 et Copenhagen Live 1964. Coppens/Osmosis a aussi publié Sweet Low Sweet Chariot, un enregistrement d’Ayler du 12 février 1964 avec Sunny Murray, Henry Grimes et le pianiste Call Cobbs, consacré à la musique Gospel (Osmosis 4001 – publié en 1981) et qu’on s’est bien gardé de sortir à l’époque pour ne pas faire scandale : il s’agit de musique « religieuse » ! Tout cela pour dire que la musique d’Ayler est indissociable de celle de Sunny Murray : l’écoute des ces albums à la file au fil des années démontrent avec ampleur que les deux artistes sont indissociables, tant les avancées révolutionnaires de l’un et de l’autre se complètent. Depuis 2014, ESP Disk publie une version de Spiritual Unity qui contient les « deux » versions de Spirits.
Sunny Murray:
"“He [Bernard Stollman] also released “Prophecy” after Albert died, without Albert's signature, but
because I also had a copy of the same tape I released mine through a company in
Germany [“Albert Smiles with Sunny”, In Respect 39 501], as a correct move for
me and Al. Bernard's so-called son tried to put the stops on my album, and
finally did. However my tape was better quality than his and also at the
correct speed, so mine sounds better...."
Les amateurs de
free – jazz et de musique improvisée et
les musiciens se sont fait berner par plusieurs labels sacralisés par les
connaisseurs parce qu’ils ont permis à
cette nouvelle musique de rayonner par des disques devenus des Graal, des
Bibles du Jazz Libre. Ainsi les bandes magnétiques du concert du Cellar Café du 14 juin 1964 contiennent
des morceaux supplémentaires. En 1996, sans crier gare, un double cédé
contenant les enregistrements complets du Cellar '64 sont publiés par un micro
label, In Respect – Publishing Gmbh avec une ligne téléphonique en
Allemagne. Albert Smiles With Sunny Double
CD In Respect IR 39501 : Albert Ayler – Gary Peacock – Sunny Murray. L’image
rougeâtre de la pochette a été réalisée en dilettante à l’ordinateur et montre
un saxophone jaune projeté dans les airs au-dessus d’une ville peuplée de
buildings orange illustrée avec une vue plongeante. D’aussi mauvais goût que la
pochette des Village Concerts réédités par Impulse. Il s’agit de la
réédition de l’album Prophecy (ESP 3030) contenue dans le
CD 1 et de cinq nouveaux morceaux inédits pour un total de 43’50’’ avec des
titres un peu olé –olé : 1/ Sweet Variation (1), 2/ Ghost (another variation), 3/ The truth is marching in, 4/ no Head (sic), 5 Sweet Variation (2). À
l’écoute du contenu des deux cédés, on réalise la grande cohérence de cette
musique et des variations de la structure simple des thèmes dans les improvisations
hallucinées. Un morceau du CD 2 commence avec un solo d’Ayler bien à l’écart du
micro et le son de la bande inédite nous est offert brut, mais avec une
présence live et un emportement inouïs! Il n’y a pas de meilleur exemple de leur collaboration. On entend d’ailleurs
le timbre insistant de la voix irréelle de Sonny Murray qui gémit par le micro
de la batterie. Cette voix de transe nous semble être celle des Ghosts
et autres Spirits. Ils sont là vivants ! Cette présence vocale
improbable confère à ces enregistrements un surplus de vérité, d’authenticité
qui surclasse Spiritual Unity, l’album de référence.
Visiblement,
l’opération est « licensed by » DFP
Music International basée à en Suisse à CH -5082 Kaisten. Sunny Murray possédait les bandes de ce
concert et à la bonne vitesse ( !). Lorsque vous voulez retracer cet album
dans la base de données discographiques Discogs à Albert Ayler, Albert Smiles With Sunny est invisible ! Une fois arrivé à la page consacrée à Ayler, il suffit d’introduire
le titre de l’album et ses données apparaissent. Réalisé avec l’aide de
musiciens, Glen Hall, Tom Klatt et Hartmut Geerken, cet album est en fait
l’œuvre de Sunny Murray , mais il est
considéré comme un bootleg par
l’actuel boss d’ESP et les
ayant-droit de la famille Ayler, un
album pirate Unofficial ! Les cinq morceaux inédits seront ensuite republiés
par Ben Young sur le label Revenant dans Holy Ghost, ce pesant coffret
et objet fétiche pour collectionneurs, avec un imposant et magnifique livret (où
Sunny est quasi passé sous silence) et 10 CD’s dont le contenu de certains est
discutable.
En Brusselaar : Si tu crois que je vais me coltiner une boîte hyper-chère (les amateurs
de free-music, souvent musiciens eux-mêmes sont généralement peu fortunés,
voire fauchés) et difficile à manipuler pour retrouver ces plages magiques du TRIO
Ayler-Peacock-Murray, alors pouèt Mariette ! Vivement le
double cd In Respect à la pochette douteuse qui contient le message
essentiel de la musique aylérienne. Le
meilleur document à mon avis. D’abord, de nombreux improvisateurs sont roulés
dans la farine par ESP, BYG et consorts. Et les collectionneurs vouent béatement
un culte à ces labels. Ces compagnies ont bien sûr offert à tous nos artistes
préférés l’opportunité de s’exprimer et
de graver des albums légendaires. Mais à quel prix !
Je
m’explique ! Vous rendez- vous compte ? Sunny Murray est un INNOVATEUR révolutionnaire dans le domaine de
la batterie et les pièces de musique, où on peut l’entendre transformer le jeu traditionnel
de l’instrument en symbiose avec ses collègues, deviennent en partie sa
création originale. Le jeu de Murray est plus qu’un style
« personnel », c’est une autre conception de la batterie qui a ouvert
la porte au jazz libre. C’est ce que reconnaissent volontiers les
free-drummers : Paul Lovens par
exemple ne laisse aucun doute à ce sujet. Qui d’autre jouait ainsi à
l’époque ? Sur la pochette de Spiritual Unity et des autres disques
d’Ayler avec Sunny, vous constatez que chaque morceau porte le nom de son
« compositeur » : Albert Ayler. Bien sûr, dans la musique du
trio, Albert a apporté les idées de départ, le thème et en est « le
soliste ». Il existe sans doute un bout de papier avec une portée et des
indications, des notes, mais je voudrais qu‘on me montre où ce qu’il est écrit
ce que Sunny Murray était censé jouer. Que je sache, on n’a jamais vu Murray ou
Ayler avec une partoche. Il est évident que Murray joue spontanément sa partie
en l’improvisant et que son style tout nouveau et abrupt pour l’époque
convenait parfaitement à Ayler. Il n’est donc pas un « exécutant ». Ils
ont d’ailleurs joué trois années ensemble jusqu’à l’album Spirits Rejoice (ESP 1020,
septembre 1965) avant que Sunny monte son propre groupe. En fait, ESP a continué le business très conventionnel de la musique populaire où la vedette
– « compositeur » - signe le morceau enregistré sans tenir compte du
processus réel de création, celui de la musique improvisée libre où chacun est
un « leader » à part entière et est responsable de sa partie à 100%.
Bien sûr, la personnalité d’Albert Ayler est la plus marquante et occupe une
place prépondérante dans le trio. Mais imaginez-vous un tel trio avec un autre
bassiste que Gary Peacock et un
autre batteur que Sunny Murray ?
Hmmm… ! Ou avec des musiciens de studio ? Or, le système des droits
d’auteur sèchement appliqué à de tels artistes les considère comme de simples
employés, des subalternes, des exécutants serviles. Ces « exécutants » sont en fait les meilleurs camarades de
combat de l’artiste signé par le label sans qui celui-ci n’aurait pu s’exprimer
de manière aussi entière et passionnante. En outre, les musiciens n’ont jamais
été payés pour ces enregistrements. Le bon producteur généreux leur permettant
de s’exprimer (à défaut d’une compagnie établie) se garda bien de les
intéresser à l’évolution de
l’entreprise. Les enregistrements d’Ayler pour ESP et Debut etc … furent
reproduits à tour de bras en réponse à l’engouement de toute une génération de
jazzfans conquis par les sonorités aylériennes. Il suffit de considérer les
pochettes différentes et les titres interchangeables publiées en Europe sur les
labels Debut, Fontana, Transatlantic, America,
Explosive, Freedom, Arista-Freedom etc.. et les fac-simile japonais. Et les
producteurs, tout «révolutionnaires » qu’ils se prétendent en
fracassant le bon goût bourgeois par la publication de cette musique
« subversive », reproduisent un système de domination conservateur. Vous
savez, le studio avec le chef d’orchestre, le compositeur, les instrumentistes
aux ordres, les droits etc… Ce système c’est bon pour Schubert ou
Mantovani ! Ici, l’artiste improvisateur crée sa musique en accord total
avec ses camarades. Il n’y a pas de chef et chacun apporte sa pierre à
l’édifice. Il aurait fallu concéder un pourcentage de droits aux deux autres comparses.
Comme d’autres labels coopératifs ont procédé par la suite (Strata-East, ICP, FMP, Incus, Center of The
World etc..). Les dispositions légales relatives à la paternité de la
musique du trio Ayler - Peacock - Murray
ont complètement coupé Sunny Murray de
toutes les décisions et droits qui y sont afférents. Vu le nombre de plaques
publiées l’associant à Albert Ayler,
Sunny Murray, se sentant abusé par
ce système archaïque, a pris la liberté pour exprimer l’essentiel : Albert
Smiles with Sunny, les fabuleuses bandes de Paul Haines au Cellar Café
! Et quelle musique ! Peu préoccupé par la valeur intrinsèque de la
musique enregistrée, l’édition CD de Prophecy le couplait chichement avec
Bells,
l’album qui occupait seulement une face de vinyle (ESP 1010) et qui fut publié en 36 versions colorées. Bref,
considérant que le système « légal » mais complètement inadapté aux
réalités du free-jazz et de la musique improvisée radicale est injuste, Sunny Murray n’a pas eu tort de vouloir
sortir SON album avec Albert Ayler. Pour notre plus grand
plaisir ! Cet enregistrement live, Albert Smiles With Sunny est sans
nul doute le témoignage le plus fidèle, le plus vivant de cette musique
lorsqu’elle s’est révélée en en assumant ses potentialités expressives
immenses. En ce qui me concerne, Albert Smiles est le maître-achat de la comète Ayler. Le Graal intégral !
En plus, ESP
Disk pourrait publier les cinq pièces révélées par ce « bootleg » en le couplant avec les
faces de l’album Prophecy original ? Ou rééditer My Name Is Albert Ayler/ Free
Jazz, Spirits a/k/a Witches and Devils, Ghosts a/k/a
Vibrations, et Going Home a/k/a Sweet
Low, Sweet Chariot en coffret par exemple. Les droits en ont été vendus
par l’ineffable Alan Bates (Black
Lion/Freedom) à la société allemande DA Music qui a réédité
seulement Spirits à la sauvette. En effet, ces albums ne sont plus
disponibles et certains ont été réédités vaille que vaille en vinyle par Klimt,
Jeanne Dielman et Skokiaan cette dernière décennie.
Premier album de Sonny Murray : Sonny’s Time Now. Jihad
663 ! Réédité par DIW au Japon avec une édition
contenant un 45t (DIW 25002) et
récemment par Skokiaan (unofficial !).
Albert Ayler, Don Cherry, Henry Grimes, Lewis
Worrell, Sonny Murray et Leroy Jones (Amiri Baraka) sur
Black Art. 1/ Virtue 2/ Justice 3/ Black Art 4/ The Lie (The Lie inclus dans le DIW 25002 en 45T). Figurez – vous : c’est
le collector absolu : cet album rarissime a été réédité soigneusement au
Japon par le label DIW en 1986 et une des deux éditions fac-simile contenait un
45 tours avec un morceau complémentaire, The Lie, sur la face A. Mais c’est
avant tout aussi un document extraordinaire au point de vue musical. En
effet, Black Art nous fait entendre la faconde de Leroy Jones qui récite son poème Black Art avec une intensité
fascinante alors que les musiciens improvisent librement leurs parties
illustrant in vivo les intentions du texte dit par le poète. Les interventions
des musiciens y sont électrisantes, malgré la qualité très moyenne de la
gravure. Ils ne suivent pas une trame mélodique
ou un quelconque arrangement. Leur action spontanée préfigure l’improvisation
libre totale. Par une coïncidence troublante, j’ai trouvé une version inconnue de
Sonny’s
Time Now il y a quelques années chez Collector’s à Bruxelles pour un prix très raisonnable. Le recto de
la pochette noire en papier cartonné semble en tous points identique à
l’original avec cette magnifique photo de Sonny Murray portant lunettes et vu
au travers d’une lucarne. Mais le label central est différent
du Jihad 663 homologué par Discogs : un papier blanc presque
transparent collé à la main au lieu du macaron rouge vif de l’original. Les
indications sont similaires mais la police de caractères diverge. Je suppose
qu’il s’agit d’un pressage test ou d’une édition « pirate » au départ
du master. En effet, le numéro de matrice est identique sur le vinyle. Le
numéro de catalogue de Jihad Productions pour ce disque, 663, provient du numéro de la boîte
postale du label. Ce qui est un peu normal pour une musique aussi
insaisissable. J’ajoute encore que Jihad Productions était dirigé par
le poète Leroi Jones a/k/a Amiri Baraka
et son stock d’albums Sonny’s Time Now aurait péri dans l’inondation de sa cave. Sans
doute cela explique l’apparence de cet album que j’ai dans les mains.
Bells & Spirits Rejoice ESP 1010
et ESP 1020
1/5/1965 Judson Hall. Bells : Albert Ayler, Donald Ayler, Charles Tyler, Lewis Worrell,
Sunny Murray.
Septembre 1965 Judson Hall. Spirits Rejoice : Albert Ayler, Donald Ayler, Charles Tyler, Gary
Peacock, Henry Grimes, Sunny Murray.
Ne pensez pas
qu’en portant aux nues le fameux trio de Spiritual Unity / Prophecy de 1964,
je considère la suite. Après une tournée spectaculaire de deux mois en Europe
avec Don Cherry, Ayler, Peacok, Murray et Annette reviennent à New York. Le
trio joue encore quelquefois, mais Albert Ayler a une personnalité très ouverte
et modeste, animée d’une générosité sans borne. Un de ses potes, un
saxophoniste Afro-Américain avec qui il avait joué dans sa ville natale,
Cleveland, est arrivé à New York et se remet à jouer avec Albert. Celui-ci
l’invite dans son groupe, il s’appelle Charles
Tyler et enregistrera pour ESP un album inoubliable. Étant très
« famille », Albert Ayler appelle son frère Donald Ayler pour qu’il vienne résider
avec lui à Harlem chez leur tante. Le but est aussi de répéter ensemble, Donald
joue puissamment du cornet dans un style proche des fanfares de village. Petit
à petit, le saxophoniste se met à accentuer l’aspect hymnique inspiré par le
gospel et les fanfares archaïques de New Orléans d’une manière aussi
authentique que fantasmée. Sonny Murray
est toujours présent et enthousiaste dans ce nouveau quintet à la musique
colorée et agressive de fanfare faussement naïve. John Coltrane et Ornette
Coleman, alors au faîte de leur créativité, sont devenus des artistes
célèbres. Ils ne jurent que par Albert
Ayler. Sous son influence, Coltrane transformera encore plus son jeu cette
année-là, en 1965, la dernière avec son Quartette déjà légendaire : JC, Elvin Jones, McCoy Tyner et Jimmy Garrison. Le géant du saxophone
ténor essaye d’autres pistes et s’adjoint les services d’un jeune batteur
surpuissant, Rashied Ali, un adepte
du jeu free. Et Coltrane n’a pas hésité à inviter Sonny Murray à jouer avec lui dans des rencontres et des lofts.
Sonny Murray
se trouve alors dans l’œil du cyclone. Taylor, Ayler, Coltrane et aussi Archie
Shepp, … Aussi, une odeur de scandale se répand autour de lui, son allure et
son jeu primal et spontané font partie du délire Aylérien. Le premier mai 1965,
un concert incontournable est organisé au Town
Hall de NYC. Albert Ayler présente son nouveau groupe dans un événement
attendu devant un parterre de musiciens, de poètes, d’artistes et de journalistes.
Une fanfare apocalyptique avec un écho des histrions de village du sud de la
Dixie Line auxquels ont participé les grand-parents, pères et oncles de la
génération free : Lester Bowie, Leo Smith, Marion Brown … Et un expressionnisme délirant ! L’avant-garde
free rejoint un pan complètement libertaire, sauvage et spontané qui couve dans
la pratique musicale populaire des Afro-Américains dans les coins les plus
reculés du Sud.
L’album Bells,
ESP 1010, ne contient qu’une seule face claironnante et outrancière :
la musique toute en stacatos frénétiques transcende la fanfare de rue festive
et allumée tel un brûlot de révolte, de rage, avec des éclairs de spiritualité
extatique. Sonny se fait dès lors
appeler Sunny Murray comme l’indique
la face A de la pochette avec son médaillon pré-psychédélique à la gloire du
free jazz et d’ESP signé Matthews et Michalowski. Au verso de la pochette, on
écrit toujours Sonny. Don Ayler n’est pas en reste qui fait
éclater le pavillon de son instrument. On entend la plainte démente de Sunny Murray, même à travers Youtube et les moniteurs de mon
Mac !! Les deux frères se relancent mutuellement comme des écorchés vifs
et puis assènent le thème avant de
repartir de plus belle. Pour nous permettre de respirer, la contrebasse
solitaire et un solo lyrique dû au ténor. Le déroulement de la musique alterne
moments de fièvre véhémente et instants de lyrisme pastoral de manière peu
prévisible où la batterie est parfois absente. Une musique de chasse
introduit un chassé-croisé de ritournelles
et de solos brûlant fait d’harmoniques hurlées à tout va dans cette
salle trente fois plus grande qu’un club comme s’il criait à la face du monde.
Le final est dantesque. Une suite collective de 20’50’’ inoubliable. Bells fut réédité de nombreuses fois
avec son vinyle transparent et ses sérigraphies dont les couleurs changeaient à
chaque pressage. Un mine pour les collectionneurs !
En décembre
1965, au Judson Hall, on remet ça !
On retrouve la même équipe augmentée de Gary
Peacock. La musique est incendiaire et ce sera une des dernières
prestations de Sonny Murray avec Ayler. Le
répertoire Aylérien s’est étendu et après une évocation de la Mayonnaise
de Spirits
Rejoice (c’est ainsi qu’Albert appelait l’hymne national français), les
Prophet
et Angels
survoltés de la Holy Family se mêlent aux
airs de fanfare joués avec un expressionnisme sorti tout droit des prêches de
l’Église Baptiste et des speaking in tongues du gospel. D.C dédié à Don Cherry,
évoque le NY Contemporary Five de Don Cherry, Archie Shepp et John Tchicaï
auquel Sunny avait prêté main forte le temps d’une face d’album (Bill
Dixon 7tet - Archie Shepp & the NYCF / Savoy). Ce syncrétisme déroutant deviendra la marque de fabrique
de la musique aylérienne du premier album Impulse
(In
Greenwich Village)et que le public européen découvrira dans la tournée
de 1966 avec Don Ayler, le violoniste Michael Sampson, le bassiste Bill Folwell
et le batteur Beaver Harris. Un autre document réunissant les deux amis
figurent dans les 7 minutes de Holy Ghost au Village Theater le 13
mars 1965 parues en 1968 dans l’album New Wave in Jazz / Impulse. Mais en
1968, Sunny Murray arrive en France
et y joue avec François Tusquès, Beb
Guérin, Bernard Vitet, Michel Portal,
Kenneth Terroade…. contribuant à
déclencher une migration massive des free jazzmen Afro Américains à Paris
(Shepp, Art Ensemble, Braxton, Leo Smith, Frank Wright, Bobby Few, Alan Silva,
Dave Burrell, Arthur Jones, Byard Lancaster). Et cela, c’est une autre
histoire !
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