Les Creative Sources ne se tarissent point.
Creative Sources est devenu un label qui compte
au fil des ans avec un catalogue énorme (plus de 330 références). S’il fonctionne
sur le mode de l’auto-production des artistes impliqués, Ernesto Rodrigues veille à
ce que la musique produite révèle de nouveaux talents, des produits soignés,
une recherche expérimentale assumée et intéressante ou de l’improvisation libre
pointue de haute qualité, exigeante. De plus en plus souvent, on y découvre de
vraies perles dans le domaine de l’improvisation libre, au-delà du parti pris
de la démarche réductionniste radicale, new silence, soft noise, EAI (etc) sans
concession qui fut la marque de fabrique de CS à leurs débuts et dont Ernesto est
un remarquable praticien. Un vrai plaisir de l’écoute partagé. En outre, le
graphisme des pochettes cartonnées (depuis peu!) est superbe grâce au travail du fidèle Carlos Santos. Le noyau de
Rodrigues père et fils (Guilherme) ont produit des dizaines d’albums intéressants dans une
belle démarche radicale en compagnie d’improvisateurs issus d’horizons divers.
Certains albums sont réellement de vraies réussites comme l’orchestre IKB. Et
donc, comme plusieurs labels historiques passent tout doucement la main (Incus,
Emanem, Psi, FMP, NurNichtNur), d'autres cessent leur activité ou s’alignent sur un jazz libre de bon aloi (Intakt), notre
label portugais est devenu une référence incontournable.
Pochette cartonnée bleue
foncé couleur déposée Yves Klein Blue. Double cédé contenant chacun un
enregistrement live de l’orchestre l IKB
réuni à l’initiative d’Ernesto Rodrigues,
ici à la harpe le 13 octobre 2012 et au violoncelle le 9 novembre 2014 à
Lisbonne.
Deux morceaux : 2012 pour le CD 1 et 2014 pour le CD 2. Minutage non
indiqué, mais, avec cette musique, le temps est suspendu.
J’énumère : Ernesto,
harpe, Guilherme Rodrigues, cello , Miguel Mirra, double bass, Bruno Parinnha,
clarinet & alto clarinet, Nuno Torres, sax alto, Rogério Silva, trumpet,
Eduardo Chagas, trombone, Abdul Moi-Même, electric guitar, Armando Pereira,
accordion, Carlos Santos, computer, Ricardo Guerreiro, computer, Paulo Raposo,
radio, João Silva, feng gong & tibetan bells, Nuno Morão, percussion, José
Oliveira, percussion, Monsieur Trinité, percussion, Christian Wolfarth,
cymbales pour le 13/10 et Ernesto, cello, Marian Yanchyk violin, José Oliveira,
acoustic guitar, Maria Radich, voice, Paulo Curado, flute, Yaw Tembe, trumpet,
Gil Gonçalves, tuba flugabone, Rodrigo Pinheiro, organ, complètent le groupe où
se retrouvent G Rodrigues, M Mirra, B Parinnha, N Torres, E Chagas, A Moi-Même,
A Pereira, C Santos, J Silva et N Morão du concert précédent.
De prime abord, je trouve
cela épatant, enthousiasmant que 17 ou 18 musiciens improvisateurs se
rassemblent pour un concert où la musique jouée est éminemment collective. Ils
le font par plaisir, par idéal, par amitié, parce qu’ils aiment partager des
instants d’écoute et d’attention pour créer un univers sonore toujours en
mouvement.
2012 a une
dimension plus électronique et sans doute 2014
est plus acoustique. Une caractéristique fondamentale est qu’il n’y a pas de
soliste, chacun est libre d’intervenir à sa guise dans une dynamique partagée
de sons en suspensions, d’effleurements, de souffles, grattements, frottements,
petits chocs, d’interventions dosées, d’extrêmes de l’instrument, bruits
blancs, … L’atmosphère est feutrée, le paysage sonore est transparent ou
légèrement voilé. L’auditeur semble faire partie de l’orchestre dont chaque
membre intervient à bon escient participant à la dynamique globale à tour de
rôle et de manière aléatoire. Les sons se complètent selon leurs qualités
intrinsèques et souvent sans qu’on devine tout-à-fait ou presque pas qui joue
et de quel instrument. Il n’y a pas de discours instrumental individualisé à
part un ou deux égrènements de notes de la harpe. On reconnaît ici un souffle
de trombone ou un froissement de cymbales. Ils peuvent être trois, quatre, sept
ou dix à jouer ensemble, cela devient
difficile à déceler. Une véritable mise en commun des sons. Cette dimension
collective, ce glissement perpétuel, tel un nuage qui évolue et transforme
insensiblement dans le ciel, révèle une véritable fascination. Moi, je suis
preneur ! J’avais déjà chroniqué le premier compact d’ IKB par le passé
pour leur premier cédé et je réitère mon enthousiasme. Creative Sources dont Ernesto Rodrigues et
Carlos Santos sont les têtes pensantes, est plus qu’un label, il y a autour d’eux une
véritable communauté agissante et lucide. Une très belle initiative en matière
d’improvisation contemporaine !!
Le contrebassiste Torsten Müller fut durant plusieurs
années un proche collaborateur du tromboniste Gunther Christmann, un des
pionniers incontournables de l’improvisation libre en Europe. Il est en fait un
Monsieur Contrebasse de la scène improvisée au même tire qu’un Peter Kowald ou
un Barre Phillips. On l’a entendu aussi dans King Übü Örkestrü, un
« large » ensemble exceptionnel qui fédérait des improvisateurs
radicaux dans les années 80/90 : Wolfgang Fuchs, Peter Van Bergen, Erhard
Hirt, Christmann, Wachsmann, Lytton, Malfatti, Charig, Mazzon. S’étant établi
aux USA depuis des années, les amateurs le méconnaissent. Ils pourront se
rattraper en écoutant ce beau duo avec la remarquable pianiste suédoise Lisa Ullén. Toucher exceptionnel et dynamique
parfaite, sens du meilleur son au meilleur moment lorsqu’elle intervient dans
les cordes, goût de l’épure, cette transfuge de la musique classique est
vraiment une pianiste à découvrir. Dans ce concert donné à l’International Jazz
Festival de Vancouver et excellemment enregistré, la pianiste et le
contrebassiste se livrent à un échange de haut vol tout en évitant un excès de
technicité virtuose. Torsten Müller préfère nous faire entendre des nuances rares du
travail de l’archet dans une qualité sonore boisée, humaine, expressive,
presque vocalisée. La musique est aérée, spacieuse, focalisée sur la qualité
des timbres de chaque instrument. Le dialogue est distendu ou resserré et le
choix individuel des possibilités qui s’ouvrent à chacun au fil de l’improvisation
dans l’instant est révélateur de leur spontanéité, de leur sens de l’invention
et de leur intelligence musicale (talent, expérience, intuition, flair). Les
excellentes notes de pochette rédigées par le contrebassiste Damon Smith sont
intéressantes. Et on peut se nourrir de cette réflexion pour appréhender ce
magnifique album, sûrement un des meilleurs du genre. Un des intérêts profond
de Into The Staring Town est que Ullén
et Müller multiplient les idées de jeu, les transforment en permanence, évitant
l’évidence trop facile d’exploiter trop loin ce qui vient d’être acquis, mais
préférant en changer le registre, le phrasé, les sonorités, la scansion, la
dynamique, la vitesse... Avec eux, les options semblent infinies et se
renouvellent toujours attrayantes, vitales. Les courts instants d’attente se
métamorphosent en précipitations et leurs modes de jeux se superposent ou
s’enchaînent dans d’infinies variations. Une réelle fraîcheur. Il y a une forme
de courage, d’exigence à la fois formelle et ludique sans que cette recherche
éperdue soit austère. On baigne dans un lyrisme contemporain assumé et
magnifique avec une aiguë lucidité. Le temps passe vite (quarante neuf minutes qu’on
ne parvient à mesurer) et il n’est pas gaspillé alors que cette musique est profondément
généreuse dans ses figures, ses gestes, ses échos. Que dirais-je encore ?
Voici un duo exceptionnel qui exploite un potentiel musical, instrumental et
humain de manière aussi sensible que magistrale. Un vrai trésor.
Andres Backer & Raymond Voice & Percussion Strid CS334CD
Bienvenue au club,
Andres ! Dès le départ, pointent des sons aigus qui évoquent pour un mieux
un Phil Minton. Ray Strid qu’on a connu par le passé avec Mats Gustafsson,
Barry Guy, Marylin Crispell, Joëlle Léandre est le complément parfait pour
cette belle exploration vocale. Percussions légères, aérées, timbres variés,
pas trop d’effets, juste ce qu’il faut au bon moment. On peut suivre ainsi le
vocaliste dans ces ruminations glottales, poétiques. La voix est transformée,
un peu timide, secrète, fragile dans une dizaine de pièces courtes, concises et
bien balancées. La mise en commun des sons coule de source et tout est laissé à
la sensibilité et à l’invention tout au long de ces miniatures. Les voyelles A
E Å O sont intériorisées au plus près de la glotte (6) et le jodl à toute voix
se déchaîne tous azimuts (7 Bang Bang).
Chaque pièce raconte sa belle histoire. La percussion frottée, secouée, sélective – peaux, bois,
métal -, vibrante, amortie, grattée, s’intègre au processus. Lorsqu’un
improvisateur instrumentiste dialogue avec un chanteur tel que Backer, Minton,
Jaap Blonk ou moi-même, il est tenu d’adapter sa dynamique à celle du
vocaliste. Le travail de Ray Strid est
justement nuancé, épuré, sans grands effets et au diapason vibratoire et spatial
de son partenaire permettant au chanteur d’évoluer sans devoir hausser ou
forcer la voix. Car Andres Backer est un chantre de l’intime, du menu, de
l’infra-voix. Le chant aigu dans sa gorge se décompose avec une qualité unique
dans des occurrences voisines à celle de Minton, mais il n’y a aucun phénomène
de « copiage », car on entend clairement qu’il s’agit de son registre
éminemment personnel, inimitable.
Une belle découverte, cet Andres Backer, car les vocalistes
masculins sont une espèce rare en terres improvisées (radicales) – on sait que
les chanteuses y font florès et sont devenues innombrables - comme si l’acte de rechercher les sons dans
la voix humaine en révélait trop la fragilité et pouvait mettre en cause
l’ordre des choses de la virilité. Les techniques alternatives creusent la voix
de fausset, les harmoniques, les registres impossibles, l’invention phonétique
à la limite de l’absurde. Cela semble un peu farce (pour d’aucuns) qu’un
chanteur improvise de cette façon et cela pourrait être pris pour un effet humoristique
agaçant (pour d’autres), voire hystérique. Cela a l’air léger, enfantin,
gratuit, trop drôle pour être pris au sérieux. Il a fallu bien des années, et
peut-être l’exemple magistral de Demetrio Stratos, pour que Phil Minton affronte
le public avec ses inventions vocales (1979). Sans doute un paradoxe, même si
la voix humaine fascine. Bref, Andres
Backer et Ray Strid font un beau travail et développent des idées
intéressantes contre les réflexes conditionnés. On ne peut que recommander ce
disque attachant et ô combien humain.
Nicola L. Hein Paul Lytton Nahezu Nicht Creative
Souces CS326CD
Ces derniers temps, se
dévoile la face trop peu connue de Paul
Lytton, bruissante, radicale, secoueuse d’objets percussifs, grattant
peaux, métaux , titillant une électronique d'école buissonnière. Je rappelle les sorties récentes de ? ! en solo chez
Pleasure of Text, Imagined Time avec
Phil Wachsmann chez Bead Records et son duo avec Nate Wooley. Le voici avec un
jeune guitariste, Nicola Hein, entendu
avec Kohan Erel, Matthias Muche, Rudi Mahall, Philip Zoubek, le duo Corso et
qui implémente son jeu de guitare avec des préparations et des objets. Sa
qualité sonique amplifiée particulière est aisément reconnaissable. Vu de loin,
on songe à Erhard Hirt avec qui Lytton a souvent joué il y a bien des années. Credits :
NH guitar & objects, PL table drums, electronics.
Comme le notait il y a
quarante ans le critique Denis Constant dans Jazz Magazine à propos de la
réédition du premier numéro d’Incus, Topography
of the Lungs (1970, réédition1977), on est ici dans la marge de l’instrument. Mais, par rapport à tout ce qui s’écoute
depuis lors sous le vocable « free-improvised music », Nahezu
Nicht, c’est la marge de la marge. Sous l’influence d’AMM dernière manière, Rhodri Davies,
Burkhard Beins, Radu Malfatti, Michel Doneda etc…, on a assisté il y a une
douzaine d’années à une raréfaction de l’émission sonore dans le cadre de la
musique improvisée. On l’a qualifié de réductionniste, mais aussi de lower case ou new silence. Voici un duo d’improvisation qui sort aussi bien des
sentiers battus, mais il n’est pas facile de lui trouver une définition. Donc au
diable les définitions, une musique ne se définit au bout du compte que par
elle-même en l’écoutant. Cela commence fort dès la première plage : tous les
deux sont affairés dans une activité gratouillante, frotteuse, raclant ou
secouant leurs instruments. Les instruments de percussion et les objets de
Lytton sont étalés sur une table ou sur le sol, entourés par son appareillage de
live electronics. On entend donc
d’abord une profusion de sons souvent inouïs et grouillant de toute part. Parfois, même souvent, on ne saurait dire qui joue quoi tant les sons de l’un sont intégrés aux sons de l’autre et qu’on ne distingue leur source. Impossible à définir que de visu. Ainsi, Lytton actionne
des cordes de guitare tendues sur un cadre métallique et Hein joue de la
guitare préparée. On passe de la suractivité au « laminage » linéaire des sons frottés et amplifiés, des
harmoniques, cymbales ou tam-tam à l’archet, grondement électrogène haletant... AMM était déjà une influence
du duo Parker-Lytton au tout début
des années 70. Musique bruitiste radicale. Sons bruts mais fort détaillés avec
un souci constant de dynamique. L’électronique de Lytton est assez élémentaire et une
partie de ce qu’il produit est la transformation des sons d’objets via des
microcontacts et des pédales de volume. Nicola Hein a une approche sonique de
la guitare traitée comme un objet sonore avec des ustensiles. On ne saurait
dire que c’est une guitare, son travail s’intégrant à merveille avec celui de
son partenaire. L’éventail sonore du duo est très large des graves bourdonnant aux aigus qui fuient avec
des glissandi hors norme, des froissements de cordes dingues et des bruitages
de moteurs. L’électronique low-fi intervient de ci de là de manière mystérieuse.
La plage numéro IV est démentielle et évolue vers une sorte de combat
percussif en decelerando qui repart
de plus belle après une pause extraterrestre. Le cinquième plus relâché est une polyphonie de bruits motorisés
et métalliques, de sifflements industriels, de voix sorties de nulle part, de
sirènes au ralenti. On n’est pas au bout de ses surprises. On va parfois
intentionnellement à la limite de saturation des DB. La qualité de
l’enregistrement, aérée, adhère à la finalité de cette musique dense et
organique. Agressive sans être agressante. Dans le genre bruitiste, c’est
vraiment une réussite sauvage. Bien sûr, il n’y a pas de « batterie ».
Moi, j’adore.
PS : parmi les pionniers
de l’improvisation libre « première génération », Paul Lytton est
bien un des rares qui ne se reposent pas sur ses lauriers et surprend toujours.
Birgit Ulher
manie la trompette comme si elle s’était transformée en machine, faisant
tressauter la colonne d’air tant avec les lèvres qu’avec les plaques
métalliques qu’elle applique sur le pavillon comme une sourdine, ou émettant un
souffle impalpable qu’elle perturbe ensuite en saturant ou en percutant
l’embouchure. Ute Wassermann qui
s’applique aux appeaux, roucoule,
caquète, jacasse, béquète, glousse, hulule avec la plus grande finesse. Leurs
sons ininterrompus bruissent obstinément
et s’enchevêtrent bien souvent, évoquant la manie éperdue du pivert. La
linéarité de l’émission sonore est assumée de bout en bout de chacune des huit improvisations agitées par les rapides battements réitérés de volière prise au piège et qui tente en vain de s’échapper. Et pourtant malgré ce parti
pris de scansion d’un seul temps accentué en quasi-permanence, il n’y a aucune
redondance tant leur registre sonore est
diversifié et leur acharnement convaincant. Le dialogue logique est évacué pour une complémentarité
loufoque. La voix de la chanteuse est devenue celle d’oiseaux rendus fous et on
finit par oublier qu’il s’agit d’une voix humaine ou féminine. Sur un fond lointain de
radio, la trompette siffle et sussure et les appeaux zozotent dans l’aigu et
tremblotent quand, soudaine, la trompette aspire abruptement le son « à
l’envers ». Le disque nous révèle l’étendue de leur extraordinaire univers
sonore, mais ne saurait remplacer la présence physique d’un concert, raison de
plus pour réclamer leur venue dans votre ville. Une dizaine d’années après leur
excellent premier Kunststoff sur le même label, Birgit Ulher et Ute Wassermann se sont
surpassées. Ne ressemble à rien d‘autre de connu.
NB : ayant reçu un paquet CS considérable et ayant d'autres cd's en attente d'écoute , j'ai été obligé de brader mon travail d'écriture vu l'urgence de vous communiquer mon enthousiasme.
NB : ayant reçu un paquet CS considérable et ayant d'autres cd's en attente d'écoute , j'ai été obligé de brader mon travail d'écriture vu l'urgence de vous communiquer mon enthousiasme.
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