Creative Sources : l’art d’Ernesto
Rodrigues, improvisateur collectif
Parmi les musiciens nouveaux
venus dans la scène improvisée radicale européenne au début des années 2000 et
qui apportèrent une dimension neuve au développement de la musique improvisée,
il est impensable d’omettre l’altiste portugais Ernesto Rodrigues. J’imagine que le critique lambda pensera « Ah oui, il a un label et il joue aussi ».
Mais il se fait que le catalogue de Creative
Sources, dont Ernesto est le maître d'oeuvre, a atteint 340 références
en offrant des produits soignés avec des prises de son impeccables tout en se
concentrant exclusivement sur les musiques les plus pointues. Point de ralliement
d’une nouvelle génération « réductionniste » (Denzler, Guionnet,
Mariage, Sharif Sehnaoui et sa sœur Christine Abdelnour, Mazen Kerbaj, Birgit
Ulher, Heddy Boubeker, Rhodri Davies, Masafumi Ezaki, Rodrigues père et fils,
Jason Kahn, Axel Dörner, Wade Matthews, Stéphane Rives, Bertrand Gauguet, David
Chiesa, Boris Baltschun, Kai Fagaschinski, Carlos Santos et nombre d’artistes
sonores expérimentaux), le catalogue CS s’est étoffé petit à petit avec des artistes
tels que Richard Barrett, Stefan Keune, Jacques Demierre, Ute Wassermann,
Alexander Frangenheim, Jacques Foschia, Isabelle Duthoit, Ariel Shibolet,
François Carrier.. Sans pour autant rechercher les pointures, c’est un peu par
hasard qu’on y trouve Jon Rose, Roger Turner, Gunther Christmann, Urs
Leimgruber ou François Carrier et quelques chefs d’œuvre comme ceux que je viens de chroniquer
cette semaine. Non content de travailler comme un fou pour son label, Ernesto
Rodrigues a rencontré une multitude d’improvisateurs de nombreux pays
d’Europe, suscitant de superbes rencontres. Très austère au départ, sa pratique
de l’instrument me l’avait fait qualifier (en souriant) d’ébéniste,
tant son chantournage maniaque faisait crisser et grincer l’archet et l'âme de l'instrument comme si
c’était un couteau à bois dans un mobilier-squelette, univers où la pulsation même
la plus décalée et la moindre trace de mélodie était inexorablement évacuée. On
aurait cru que les bois de son violon alto et du violoncelle de son fils Guilherme
gémissaient et criaient sous une torture sadique. Cet univers à la fois
cartésien et intériorisé a culminé dans London, un enregistrement de concert
assez court avec son fils Guilherme au violoncelle, Alessandro Bosetti au sax soprano, Angarhad Davies au violon, et Masafumi Ezaki à la trompette, ou Drain,
un intrigant trio de cordes avec Guilherme
Rodrigues, à nouveau, et le violoniste Mathieu
Werchowski.
On le retrouve récemment dans
un univers plus « lyrique » comme ces deux albums enregistrés en 2010
avec la violiniste Biliana Voutchkova
et Micha Rabuske à la flûte,
clarinette basse et sax soprano, 77 kids (CS 337 CD) et Sukasaplati
avec Andrea Sanz Vela et lui-même,
tous deux à l’alto, la contrebasse de Klaus
Kürvers et de nouveau Micha Rabuske aux
vents. Comme Ernesto est un musicien
collectif par excellence, vous ne l’entendrez pas effectuer un
« solo ». Son jeu est intégré dans une dimension orchestrale faisant
corps avec celui de ses compagnons. Il n’hésite pas de jouer avec un autre altiste,
comme Andrea Sanz Vela ou en compagnie de la violoniste Biliana Voutchkova,
camouflant presque son jeu avec les sons de son partenaire. 77
Kids déploie un univers sensible, feutré, volatile, tout en nuances.
C’est la parfaite musique de chambre d’improvisation où on joue pour le plaisir
dans une écoute mutuelle, équilibrée, dans l’instant sans aucune
arrière-pensée. Celui qui aurait pu croire qu’Ernesto Rodrigues était un gratteur de cordes sec et sans entrailles
en sera pour ses frais. Il y a dans son toucher et les nuances moirées de la
pression de l’archet une sensibilité authentique. Quoi qu’on fasse, le violon
alto est un instrument exigeant et demandant une aptitude particulière, un
travail intense pour obtenir un son plein, vibrant et dont la maîtrise et le
contrôle absolu permettent de produire tous ces sonorités les plus fines et les
plus extrêmes. Durant les premières années de l’impro libre, il y avait un seul
altiste, le batave Maurice Horsthuys, un musicien relativement classique. Ces
vingt dernières années, sont apparus Ernesto et la magnifique Charlotte Hug. Tout
récemment, Benedict Taylor est vraiment intéressant. Trouvez m’en d’autres !
L’alto est vraiment difficile et notre ami portugais a bien du mérite. Donc,
voici Ernesto Rodrigues au pays de
la complexité. Bien sûr, y a encore une forme de réserve et des
précautions par rapport à un éventuel excès gestuel et il s’en dégage un
lyrisme intériorisé. Le souffleur Micha
Babuske joue par petites touches en demi-teintes sans envahir l’espace
sonore, restant ainsi au niveau du violon et de l’alto. C’est sincèrement un
excellent trio. Avec le majestueux contrebassiste berlinois, Klaus Kürvers, le quartet de Sukasaplati
prend une dimension orchestrale, amplifiée par la conjonction des deux altos
qui se rengorgent réciproquement. Impossible de deviner qui joue quoi : il
vaut mieux se concentrer sur l’ensemble et suivre les méandres des
improvisations, la vibration des cordes, le grondement léger de la flûte basse.
Sur le cinquième morceau se détache un morceau épuré, ample, mystérieux et
lunaire : encore une pièce importante au dossier Ernesto Rodrigues.
Magnifique !
Licht Ernesto
Rodrigues, alto, Gerhard Uebele, violon, piano, Andrea Sanz Vela, alto, Nathalie Ponneau, violoncelle, Thorsten Bloedhorn, guitare électrique,
Ofer Bymel, percussion CS333CD. A la
fois tentative risquée, chef d’œuvre et manifeste, Licht est un bel exemple
de la démarche radicale, collective, exigeante et disciplinée des meilleures
productions d’Ernesto Rodrigues. Divisée en sept parties intitulées I- VII, Licht
est un beau chemin vers la lumière (Licht en allemand). Un travail à la fois
intense au niveau des techniques alternatives et parcimonieux, sorte de
pointillisme hyper-mesuré parfois au bord du silence. Les quatre premières
parties de cinq ou trois minutes consistent en une série d’approches pour
découvrir le domaine sonore et la dynamique offertes par les musiciens réunis
pour un unique concert. La cinquième est une remarquable pièce de
résistance de plus de seize minutes où le groupe crée une succession de
courtes miniatures diversifiées séparées clairement et à chaque fois par un
instant de silence qui lui fait partie intégrante de la musique. Ces différents
mouvements très sont contrastés les uns par rapport aux autres mais avec une
réelle cohérence. Se déploient ainsi tout le potentiel sonore du groupe de
manière aléatoire. Vraiment fascinant.
NOR Ernesto Rodrigues viola, Axel Dörner trumpet, Nuno Torres sax alto, Alexander Frangenheim, double bass. CS289CD
NOR Ernesto Rodrigues viola, Axel Dörner trumpet, Nuno Torres sax alto, Alexander Frangenheim, double bass. CS289CD
Œuvre de la maturité, les
trois mouvements de NOR, enregistrés en 2014, sont une sublimation colorée et
obstinée de la démarche réductionniste. A la fois dense et léger, faussement
sommaire mais paraissant de plus en plus sophistiqué au fil des écoutes
successives. Deux cordes, deux vents. Le saxophoniste Nuno Torres est le nouveau venu qui compte dans la galaxie
Rodrigues au Portugal. Son jeu en marge complète à merveille les effets de
souffle et les morsures du vent du trompettiste Axel Dörner. L’archet d’Alexander
Frangenheim s’est fait léger, accidentel, presque évanescent. Des séquences
caractéristiques se succèdent entre deux respirations faites de drones et de
plaintes, de pincements ou de coups secs. Ernesto
Rodrigues agite lentement les phalanges sur le cordier. Passée l’anecdote,
s’engage une cadence où les sons tenus se complètent commentés par la
percussion des pistons. Chacun s’invente un rôle, une consistance au bord d’un
brouillard céleste et dépose à demi-mot des vibrations inconnues, des
grésillements et froissements d’un autre monde. Le climat s’enrichit avec une
belle cohérence. On connaît la démarche, on croit avoir entendu cela, ces
souffles muets qui s’échappent des tuyaux sans faire chanter la note, ce
crissement mat de l’archet, mais, après
des dizaines d’albums, notre altiste lisboète et ses compagnons nous enchantent
encore tant les sonorités se renouvellent constamment. Ecoute au millimètre,
dosage infini des moindres interventions, inspiration du moment précis, avion
dans le lointain, gaz qui s’échappent par les fentes … les improvisateurs font
gémir et pleurer le bois, flageoler le glissando, trembler l’archet, bourdonner
l’harmonique ou broebeler la colonne
d’air comme le ferait un grenouille à la surface de la mare …Une suite fragile de
détails infimes s’enchaînent sans fin, créant une architecture, retraçant un
plan, un itinéraire sans hésitation à travers un continent inconnu où le
paysage devient saturé, les nuages grondent, un vent souffle …Un très beau
moment.
Cloud Voices Ernesto Rodrigues viola Eduoardo
Chagas trombone Abdul Moi-même guitare Joao Madeira contrebasse CS
316 CD
Au bord du silence, Cloud
Voices, soit les voix des nuages,
voient les sons des musiciens se déplacer très lentement dans l’espace comme un
nuage en métamorphose permanente, se décomposant et se recomposant
continuellement dans un ciel gris. Toutes les nuances des murmures, du souffle,
de la vibration minimale, de légers frottements, un zeste d’harmonique pointe
çà et là. On devine l’air traverser le tube du trombone d’Eduardo Chagas jusqu’au
pavillon le plus lentement possible. Le bout des doigts d’Abdul Moi-même
effleure les cordes de sa guitare amplifiée. La contrebasse de Joao Madeira émet de longues notes
tenues, sourdes presqu’impalpables. Le rythme, complètement absent au départ,
s’exprime par des variations de la dynamique individuelle de chaque instrument,
à tour de rôle. L’ensemble s’anime dans un crescendo d’intensités très lent au
fil des trois mouvements de l’unique « composition » instantanée.
Même s’il repasse de temps en temps sous le niveau, l’activité du groupe
s’intensifie et les sons deviennent légèrement plus denses de manière
imperceptible. Dans le troisième mouvement, le trombone bourdonne et des
harmoniques se déchirent de courts instants et puis les sons se posent sur un
drone et tout devient mystère. Il faut encore attendre bien des minutes pour
que des sons métalliques de la guitare résonnent. La musique peut devenir plus
sourde, plus grave, vibrer comme un moteur à l’arrêt et puis retomber à la
limite de l’audible moins un détail. …. Le challenge consiste à renouveler
entièrement les sons, leurs traces, les détails infinis, une multitude de
vibrations infimes qui se distinguent des précédentes tout en maintenant cette
sensation de glissement sans fin, cette stase indistincte de la troisième
partie, nettement plus longue et qui semble ne pas vouloir d’arrêter. L’expression
de l’attente, du temps suspendu, d’une léthargie auditive… en éveil. Le corps
ne s’exprime par pas sa gestuelle dansée comme dans l’improvisation libre
« traditionnelle » mais dans son étirement, son immobilité feinte, sa
respiration. Il y a autant de concentration que dans NOR, la même écoute
intense, une action constamment retenue… Ecoutée au casque, la musique a une réelle
force. Enregistré en 1015, Cloud Voices est un beau chapitre Creative Sources made in Lisboa. Ne vous
fiez pas au fait que Dörner et Frangenheim, des personnalités réputées jouent
dans NOR
pour imaginer que Cloud Voices soit moins réussi parce
que les compagnons d’Ernesto sont des inconnus.
Certains des enregistrements d’Ernesto Rodrigues avec ses compagnons
d’un jour furent des expériences, fruit de moments éphémères et tentative –
découverte. D’autres, comme NOR et Cloud Voices sont des développements vraiment remarquables
et achevés d’une esthétique mûrement réfléchie et l’expression de sa démarche
arrivée à maturité.
PS : au fil de mes
écoutes de disque en disque (et il y en a une dizaine) , je suis frappé par la
qualité de chaque musique et comment chaque ensemble apporte une vision
différente, une autre densité à une démarche qui de prime abord semble uniforme
et répétitive. Un vrai coup de chapeau !!
Il y a donc encore Mizuteki teki réunissant le trio
Rodrigues/ Torres/ Rodrigues, le pianiste Rodrigo
Pinheiro et le percussionniste Naoto
Yamagishi ou Surfaces avec le tromboniste Eduardo Chagas et Carlos
Santos computer et analog synth et toujours ce trio concentré des deux
Rodrigues père et fils et de leur apôtre Nuno Torres au saxophone qui donnent là encore une vraie démonstration de leur art. Et Blue
Rain avec Mazen Kerbaj et Sharif
Sehnaoui. Il fut un temps où certaines rencontres sous la houlette
d’Ernesto restaient au niveau d’une tentative honorable, mais sans plus.
Aujourd’hui, il se fait un point d’honneur à produire des enregistrements tous remarquables,
réussis, pleins de sens apportant une nouvelle contribution à une esthétique vécue comme un cul de sac chez d’autres. Un Variable Geometry Orchestra (26 improvisateurs) « Lulu Auf Dem Berg » à et Jadis la pluie était bleue à neuf musiciens sont encore d’autres propositions qui nécessitent une bonne page de blog à elles seules. Rendez-vous prochainement dans ce blog pour la suite.
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