Du Théâtre Molière, avec Blaise Cendrars, vers Kharbine ... En passant par Irkoutsk, à la poursuite de Michel Strogoff, en compagnie de Joëlle Léandre & de Martine Thinières
Maison de La Poésie (Ancien Théâtre Molière) le 20 Avril 2015 , Paris. Relaté par Claude Parle.
Kharbine ! ... "De Moscou à Ninji-Novgorod", il n'y a qu'un pas, de largeur de rail ... Jusqu'à Irkouskt
Cendrars en sa dérive me replonge au sein des bals de la Closerie des Lilas, ou bien de feu, c'est le cas de le dire du célèbre bal Bullier ...
Le bal Bullier, son inénarrable et tutélaire régent : le père Lahire, régulant d'une poigne de fer les extravagances estudiantines ...
Et nous revoilà au coeur du quartier Latin des années 1860 où l'on savait encore s' amuser ...
Mais, “Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?” ...
C'est à l'évocation des "saltimbanques" et de Jules Vernes, que me reviennent Michel Strogoff et sa soeur-compagne Nadia ... Le visage brumeux de l'infâme : Ivan Ogareff, le traître ... Les plaines immenses suffocantes de neige glacée sous le vent.
De Nijni Novgorod à Perm, ils prennent le bateau, "Le Caucase" , remontant la Kama ... ensuite le cheval ... Télègue, ou Tarentass ? roues, essieux, caisse & brancards, souffles et galops des chevaux ...
C'est à cause de la contrebasse et des réminiscences de Joëlle, ses tribulations avec les avions, les taxis, les bateaux ...
J'avais tellement couru pour arriver à temps à cette maison de la Poésie ...
Vu des balcons, avec le calme velouté et la distance, le voyage s'empare immanquablement du spectateur, le velours rouge, surtout ...
Encore enfant, un vieil homme m'avait fait présent de l'imposant volume de la collection Hetzel : Les "voyages Extraordinaires" ..
L'archet de cette contrebasse râpe plus fort que les boggies, les doigts mordent les cordes plus fort que les roues sur les éclisses ...
Les éclisses, dit on cela aussi pour une contrebasse, ainsi que du violon ? ... Et les ours ? ...
Parfois, dans un de ces raclements à intensité variable dont Joëlle en sorcière bien élevée ponctuait, sans toutefois l'interrompre, le récit de Martine Thinières, je voyais Michel éventrant la bête, sauvant ainsi les chevaux ...
"En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance
J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
Et je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance
J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
Et je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux
En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre
La faim le froid la peste le choléra
Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes.
Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode."
La faim le froid la peste le choléra
Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes.
Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode."
À Perm, quittant les eaux grises de la Kama, ils avaient pris les chevaux ...
Les naseaux qui fument et les dents mâchant le mors, l'archet qui fait sourdre les cordes, les steppes de l'Asie centrale, comme un fouet claquent les cordes tendues, « On dit qu’un courrier est parti de Moscou pour Irkoutsk ! ... »
"J’étais triste comme un enfant.
Les rythmes du train
La “moëlle chemin-de-fer” des psychiatres américains
Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin d’or de mon avenir
Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côté
L’épatante présence de Jeanne
L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature!
Et derrière les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent ... "
Jehanne et Nadia ... Blaise & Michel ... Joëlle & Martine ... Tous sur le transsibérien, collapse du temps ... de toutes façons, sous son nom, Nicolas Korpanoff, aurait très bien pu faire le voyage avec Blaise, Joëlle & Martine ...
Joëlle chante à l'opéra de Moscou ... Arrivera t-elle à temps pour prévenir le Grand Duc ? Et Strogoff qui n'arrive pas ! ...
L'orchestre est devenu étrange, dans la rêverie, les velours de l'opéra s'estompent mais cet orchestre de contrebasses sonne comme un symphonique ... les aigus, les aigus surtout ... "Jeter la girafe à la mer" ... c'était l'injonction de Jacques Thollot ... La mer Caspienne ...
Comme une promesse dénaturée ...
Joëlle ! .. Ce cheval est fou, il va finir par nous faire verser ! ! ...
Tu m'avais dit que tu ferais moins de notes ! ... Aujourd'hui c'est pire ! ... Mais tellement, tellement de chose à dire ... et puis ce texte, comment faire ? Comment s'y prendre ?
Maintenant, après la cavalcade en furie, il n'y a plus que les résonances, épicées de petites notes harmoniques titillées là, aux noeuds des cordes, index glissant sur le ventre de l'amplitude pour surprendre la hauteur ... "flageolets" sifflants ...
Comment est ce possible d'extirper tant de paysages, tant de mondes déhiscents d'une corde tendue entre cordier et cheville qui treuille comme au supplice métal ou boyau ?
Deux sur scène, l'une disant l'autre tirant, pinçant, ramant, chantant ...
Cette voix mêlée au crins de l'archet ... je dérive ... Je crois percevoir nettement le kobize et la doutare ... je vois vibrer des cerfs volants, des ballerines Persanes ... Je vois voler l'or, la soie et les bijoux ...
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Mais oui, tu m’énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin
La folie surchauffée beugle dans la locomotive
La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route
Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel
La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade
Et fiente des batailles en tas puants de morts
Fais comme elle, fais ton métier…
Une subite attaque de l'archet me fait sursauter ... Sensation absurde d'être enfermé dans cette contrebasse en furie, mains agrippées aux cordes en guise de barreaux ! ...
On n'y voit plus très clair, le son l'emporte sur la lumière, j'étais en sueur, me débattant pour ne pas glisser sur les blocs de glace encombrant l'Angara, le fleuve qui traverse Irkoustk.
Et où l'infortuné Strogoff et sa compagne risquèrent d'être engloutis par les flots recouverts de naphte ...
Strogoff, Nadia, Alcide Jolivet et Harry Blount ...
“Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?”
Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux
Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune
La mort en Mandchourie
Est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oulitch avait les cheveux blancs
Et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts depuis quinze jours…
Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier
Ça coûte cent sous, en transsibérien, ça coûte cent roubles
Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
Ses doigts noueux excitent toutes les femmes ...
Comment de cette contrebasse ensorcelée peut il surgir autant de folies ? autant de sons, autant de rumeurs ?
Il y avait tout un orchestre avec lequel je dansais avant de me retrouver enfermé dans le vaste coffre ... Comment m'en suis-je sorti ? Je l'ignore ! ...
Tout ce que je sais c'est que propulsé par les saccades de l'archet qui s'en prenait rageusement aux cordes qui muraient ma prison, tandis que la main de fer qui les maintenait glissait imprimant leur forme sur la touche, je me retrouvais soudain cramponné au bastingage du balcon, la sueur coulant sur mes lunettes ...
Mais, je ne rêvais pas ... L'orchestre était bien là ... Joëlle jouait un air de valse, il y avait comme un étrange parfum émanant de l'instrument, les doigts s'ébrouaient sur le manche comme une horde de loups flairant l'orgie, fous ... Comme si brutalement libérées du chevillier, les cordes devenues câbles allaient se ficher dans un vaste patche de partitions d'où toutes les musiques, toutes les danses et toutes les démesures surgissaient au hasard des fiches, comme des flèches dans une suite de contacts infernaux ...
Pourtant, Martine toute à son texte ancrée dans sa pose, impassible skipper semblait mener l'épopée, sure d'elle même ...
À partir d’Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent
Beaucoup trop long
Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal
On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions
Et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l’hymne au Tzar.
Si j’étais peintre je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
Car je crois bien que nous étions tous un peu fous
Et qu’un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyage.
....
Saltato, spiccato, con legno, bariolages, martelés, trilles et batteries ... tout y passe ... je voyais un concerto, mais c'est une suite orchestrale, non ! Un opéra ...
Les troupes se précipitent au contact, la scène se voile ... les tartares, le fleuve en feu, Irkousk tenant le siège ...
Le poignard de Michel Strogoff déviant la lame du perfide usurpateur poinçonne enfin la destinée d'Ivan Ogareff ...
Les chevaux se cabrent sur le plateau, l'arrivée du train ... La vapeur voilant les échos derniers de la contrebasse.
La salle debout applaudit le succès de l'empereur et l'union de Michel et Nadia ...
Je descends lentement l'escalier de pierre vers la salle des gardes ...
Quelques verres, Joelle apparait, épuisée, en sueur; à son regard, je comprends que je n'ai pas rêvé, elle sait, elle aussi ...
Et Cendrars, l'homme foudroyé ... Par où s'en est il allé ? ...
Il y a des cris de sirène qui me déchirent l’âme
Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement
Je voudrais
Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneur
Emportés par des amis de rencontre, bars avoisinants, alcools forts, découragement de l'abandon de ce théâtre Molière décrépi, démantelé par d'infâmes commerçants ...
Bourseault-Malherbe mort depuis ... vingt ans ?... Il est mort le vingt cinq, non ? Qu'est ce que je raconte ? ! ...
L'inventeur de la rose Bourseault ... parti en 1842 ...
Je m'arrache soudain de ce piège du temps, je remonte en courant jusqu'à l'angle de la rue Aubry-le Boucher, là où Victor Hugo fit tomber Gavroche ...
Vite, la rue Berger, vite le RER, la sortie ...
Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste je suis triste
J’irai au Lapin Agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
Puis je rentrerai seul
Claude Parle (Avec l'aimable autorisation de Blaise Cendrars, pour ce qui est en caractères italique)
Lecture musicale LUNDI 20 AVRIL - 20H
"La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France" Blaise Cendrars Par Joëlle Léandre, contrebassiste & Martine Thinières, comédienne
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