27 décembre 2015

Ernesto Rodrigues/ Guilherme Rodrigues/ Simon H Fell/ Alexander Frangenheim/ Ariel Shibolet/ Matthias Muche / Matthias Müller/ Ivo Perelman / Mat Maneri

Mizuteki teki Ernesto Rodrigues/ Guilherme Rodrigues/ Nuno Torres/ Rodrigo Pinheiro/ Naoto Yamagishi Creative Sources CS298CD

Encore une belle réussite d’Ernesto Rodrigues et de ses compagnons où l’expression sonore bruissante radicale rencontre un réel sens de la forme. Les traits habituels des cadences et pulsations sont mises de côté dans une construction où chaque instrumentiste, violoncelle (GR), violon alto (ER) sax alto (NT), piano (RP) et percussions (NY) avance l’un après l’autre un son, une vibration, une attaque, un glissando, une note tenue l’un après l’autre, construisant une architecture de l’emboîtement spatial, de l’imbrication temporelle… un déroulement lent où pointent çà et là interjections et coups brefs. Frottements et grattements en tous genres, sifflements et vibrations acquièrent une réelle expressivité une fois que la communication s'est établie au sein du groupe. Les sons des musiciens, qu’ils soient éphémères ou s’obstinent comme un drone, se perçoivent dans le champ auditif comme s’ils gravitaient autour d’un centre imperceptible, s’imposant à l’oreille ou passant graduellement au second plan. Jouer de la sorte exige une écoute intense plutôt qu’une intensité du jeu. Chaque pièce acquiert par le jeu instantané un caractère particulier qui le distingue des quatre autres morceaux de Mizutekiteki tout en conservant une réelle cohérence. Dans un univers musical où l’expression individuelle prend une importance aussi égale, et souvent plus, que l’aspect collectif, ces cinq musiciens mettent l’écoute et l’intégration sonore collective au centre de leur démarche dans cet enregistrement du 29 mai 2014 au studio Tcha 3 à Lisbonne. Une note spéciale à Naoto Yamagishi qui a mis au point un jeu percussif fait de vibrations de crotales, de cymbales, d'objets ( compact disques ! ) en les faisant frotter et résonner contre la peau de sa caisse claire tout en manipulant un archet sur la tranche de ceux-ci avec un coup de grosse caisse en floating beat! Organique !! Par rapport aux enregistrements des Rodrigues  père et fils réalisés il y a plus de dix ans, leur musique a acquis une authenticité organique, une vie et un feeling irréfutable. Cette approche musicale, genre difficile qui avait pu être ressenti comme un exercice de style ou péchait par sa longueur, est devenue au fil des ans, une réelle réussite grâce au fruit de l’expérience et à leur sagacité. Faites comme eux : jouez et il en restera quelque chose.

SFS THE RAGGING OF TIME  SIMON H FELL COMPOSITION  N° 79  Simon H Fell Sextet : Richard Comte Simon H Fell Paul Hession Shabaka Hutchings Percy Pursglove Alex Ward Bruce’s Finger BF 127


Lorsqu’on est un tant soit peu informé du travail de compositeur, chef d’orchestre et concepteur d’univers comme celui de Simon H Fell, la question se pose : “Comment se fait-il que SFH ne soit pas plus sollicité par des labels ou des festivals pour que sa musique et ses projets soient écoutés et documentés ? ».  Depuis plus de quinze ans, Red Toucan et Clean Feed  ont publié chacun un enregistrement de ses compositions de jazz d’avant-garde intégrant les avancées de l’improvisation libre et de la musique contemporaine (SFQ Four Compositions et SFE Positions & Descriptions Composition n° 75). Depuis l’époque du SFQ, il y eut  ce brillant grand orchestre composite pour qui interprétait / improvisait son extraordinaire Composition No. 62: Compilation IV - Quasi-Concerto For Clarinet(s), Improvisers, Jazz Ensemble, Chamber Orchestra & Electronics publié par son label Bruce’s Finger. Peu de critiques et de personnalités « branchées » accordent la moindre importance à son travail. En outre c’est un improvisateur libre impliqué dans des aventures qui semblent contradictoires : entre le noise agressif avec le guitariste Stefan Jaworzyn ou le « new silence » du trio IST avec Rhodri Davies et Mark Wastell  jusqu’aux trios free- free- jazz avec le souffleur allumé Alan Wilkinson et le batteur Paul Hession ou Badland avec le saxophoniste Simon Rose et Steve Noble, un des batteurs fétiches post-benninkiens. On peut l’entendre aussi avec le violoniste Carlos Zingaro et le violoncelliste Marcio Mattos dans un quartet exquis ponctué par la frappe de Mark Sanders et un autre quartet, celui du trompettiste Roland Ramanan toujours avec Sanders et Mattos. Et bien sûr son super duo improvisé avec Derek Bailey sur Confront ! The Ragging of Time est le fruit d’une commande du festival de jazz de Marsden : il s’agissait de faire revivre autrement la musique « jazz – hot » « New Orleans » en la transgressant et la réactualisant. Dans le troisième morceau, c’est même l’influence de Mingus qui surgit , ce qui est bien normal vu que Mingus était un fan de Jelly Roll Morton. Le batteur Paul Hession, un fidèle de SHF, emporte le sextet avec légèreté entraînant la section des vents, très originale : clarinette, clarinette basse un peu dans le rôle du trombone et trompette. La batterie est clairement enregistrée avec un beau sens de l’espace et de la topographie de l’instrument, mettant en valeur les astuces du batteur. Le clarinettiste virtuose Alex Ward, souvent impliqué dans les projets du maître, développe aussi un travail d’écriture voisin dans ses propres groupes (Glass Wall and). Shabaka Hutchings a assimilé le message d’Eric Dolphy à la clarinette basse et son jeu sert habilement de contrepoids aux arabesques de la clarinette de Ward et aux envolées de Percy Pursglove. Celui-ci a un son qu’on entendrait bien dans un projet à la Gerry Mulligan, aux antipodes du son funky armstrongien de la trompette New Orleans. Mais comme la musique de Mulligan avait elle-même ses racines dans le swing et le traditionnel, cela fonctionne. Après des énoncés de thème très travaillé, le groupe dérape et joue avec les sons : la guitare par ci, la clarinette par là avec le batteur qui décale le rythme et  éparpille les frappes sur son kit. Des solos brefs, des arrêts sur image ou des accélérations subites, changements de registre etc… Bref on ne s’ennuie pas. C’est guilleret, léger, swingant, et surtout très bien enregistré … Pour ceux qui aiment les Ken Vandermark Five, certains projets de John Zorn comme News from Lulu, ou d’Aki Takase et compagnie jouant Fats Waller ou  réactualisant le blues. Ils seront ravis. Mais ce qui distingue SFS de ces autres projets c’est que l’équipe n’hésite pas à surfer sur les vagues du délire plus longtemps qu’à son tour et se séparer en duos ou trios. Dans le deuxième morceau, la guitare se fait destroy un chouïa de trop à mon goût. Mais on sait que Simon aime les extrêmes. Par rapport aux travaux « sérieux » de SHF (ceux-ci n’ont rien à envier à un Braxton ou un Barry Guy) The Ragging of Time a un côté fun assumé. Sans doute pour plusieurs d’entre vous, le moment de découvrir le phénomène Simon H Fell, dont  on goûtera l’excellence à la contrebasse – il fut le contrebassiste préféré de Derek Bailey -  et ses camarades.

A Set of Music Played On June 17th Ariel Shibolet Alexander Frangenheim Creative Sources CS318CD
MM Squared Session Matthias Müller Matthias Muche CS306CD


Le label Creative Sources est en train de se faire une place incontournable de premier label dédié à l’improvisation libre radicale en nous livrant coup sur coup des enregistrements de première classe qui tiennent la comparaison avec les livraisons du label Emanem de la décennie passée. Deux de mes pages précédentes leur ont été entièrement consacrées en raison de l'urgence de la découverte.
Si le duo saxophone soprano / contrebasse est une association instrumentale souvent usitée, Ariel Shibolet et Alexander Frangenheim en exprime le nec plus ultra en choisissant une voie intense, radicale et focalisée sur une approche singulière. Shibolet sature la colonne d’air comme s’il grognait, sifflait ou aspirait, et Frangenheim frotte et percute  son gros violon en mode permanent « sourdine » créant un dialogue dans les extrêmes de l’instrument. C’est en tout point remarquable. Toute la palette des grincements et frottements pour la contrebasse et des bruissements et chuintements du souffle dans un saxophone est sollicitée jusqu’à plus soif avec une belle expressivité. Les musiciens creusent profondément dans les ressources sonores pour établir une manière de conversation indicible, moins codée aboutissant à des surprises. Ce n’est pas le tout de découvrir des sons inouïs, il faut arriver à leur donner un sens dans l’instant en relation avec ceux de son partenaire et vice et versa. La tâche n’est pas simple et ces deux improvisateurs de grande classe y parviennnent faisant de leur Set of Music, un disque qui peut servir de référence à la question « C’est quoi la musique improvisée libre aujourd’hui ?? ». J’avais été subjugué, il y a plus de trois décennies par High Low and Order, le duo génial de Steve Lacy et Maarten Altena (label Claxon 1979), et collaboré à la création d’Optic de John Butcher et John Edwards (label Emanem 2001). Voilà un troisième chapitre de la configuration instrumentale sax soprano et contrebasse qui n’a rien à envier musicalement à leurs prédécesseurs. 
De même, il n’y a pas à ma connaissance, un duo de trombonistes improvisateurs d’envergure qui mettent ainsi en commun leur savoir-faire, leurs recherches, leurs qualités d’écoute dans un aussi bel album que MM Squared Session. Voilà qui est digne des Rutherford, Christmann, Malfatti, Hubweber, Brand et consorts. Les deux Matthias, Muche et Müller, optimisent les ressources sonores du trombone avec une complémentarité aboutie dans une veine plus introspective que le discours rutilant des frères Bauer, si je peux me permettre de faire une comparaison. Leur duo vaut vraiment le détour et s’impose comme un témoignage majeur à la suite du génial The Gentle Harm of the Bourgeoisie de Paul Rutherford, des Trombone  Solos de Gunther Christmann (label CS, vinyle introuvable des 70’s) ou du Tromboneos de Paul Hubweber. Le fait qu’une connivence s’instaure sur le même instrument amplifie la saveur des trouvailles. Les deux musiciens s’enrichissent mutuellement créant une architecture sonore dans l’espace, un fascinant mécano tactile et vibratoire du souffle et de l’embouchure. C’est assez rare pour être souligné. Donc Matthias Muche et Matthias Müller : duo à écouter si on pense que les innovations de l’improvisation libre « européenne » passent par le trombone, un des instruments clés de la libération des sons.

Ivo Perelman Tanya Kalmanovitch Mat Maneri Villa Lobos Suite Leo Records LR 742

Voici une suite fascinante aux précédents enregistrements du saxophoniste brésilien Ivo Perelman avec le « violoniste » alto Mat Maneri. Après un duo, Two Men Walking, et un trio avec le guitariste Joe Morris, Counterpoint, notre saxophoniste ténor, un des plus originaux parmi ceux qui peuplent la côte Est des USA, commet un album fou où sa voix chaleureuse, chantante, étire les sons et les intervalles entre les notes, comme si le système tempéré n’avait jamais existé, et se mêle aux volutes de deux altistes (violon alto), son complice Mat Maneri et la remarquable Tanya Kalmanovitch. Ces deux  poètes des cordes frottées explorent les intervalles microtonaux et les probabilités du glissando sous toutes leurs coutures et se gardent de faire un « solo ». Le jazz est avant tout une musique collective et ces deux artistes nous en donnent un exemple vivant en créant une trame orchestrale homogène en interpénétrant chacun de leurs traits, mais hétérodoxe par rapport aux canons de la musique tempérée. C’est vraiment un album de jazz libre de première classe où la spontanéité rencontre idéalement une forme subtile de préméditation. Un autre superbe disque d’Ivo Perelman avait été dédié à la Callas (sous le tire Callas en duo avec le pianiste Matt Shipp) et maintenant c’est au compositeur brésilien Villa Lobos que l’hommage s’adresse, sans doute pour souligner que notre homme réalise des chefs d’œuvre, ou simplement, des albums dont l’écoute répétée ne fait que bonifier l’intense plaisir qu’on en retire. Je ne vais pas épiloguer plus avant. C’est tout bonnement un vrai délice musical innovant et 100 % original !! Que peut – on dire de plus ? Ivo Perelman est un des plus grands poètes contemporains du saxophone ténor et cette Suite en est une belle preuve de plus.

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