Leo Smith & Sabu Toyozumi Burning Meditation NoBusiness NBCD 110.
Wadada Leo Smith et Sabu Toyozumi ont fait connaissance en 1971 lors du séjour prolongé de Sabu à Chicago alors qu’il y jouait régulièrement avec Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Anthony Braxton et faisait partie d’un trio de percussions avec Don Moye et Steve Mc Call. Depuis le début des années 80, Sabu Toyozumi est devenu le partenaire incontournable d’improvisateurs américains ou européens dans des tournées à travers tout l’archipel nippon : John Zorn, Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Peter Kowald, Peter Brötzmann, Joseph Jarman, Paul Rutherford, John Russell et bien entendu, Leo Smith. Remarquablement enregistré au Café Amores, le club légendaire de Takeo Suetomi à Yamaguchi City lors d’un concert mémorable le 22 mars 1994, Burning Meditation est une rencontre merveilleuse de deux poètes messagers du jazz librement improvisé. Ce duo trompette – percussion se suffit à lui même et dispense une musicalité naturelle sous le signe de l’écoute, de l’invention mélodique et rythmique et d’un chamanisme extra-sensoriel. Ce type d’échange est un finalement un genre difficile vu que les artistes doivent occuper l’espace et le temps sans faiblir en relançant sans discontinuer l’intérêt des auditeurs réinventant sans relâche rythmes, sons, mélodies, dynamiques sans se répéter, et sans l’aide d’accompagnateurs (bassiste, pianiste etc..). Le travail de toute une vie. La sonorité chaleureuse et cuivrée du trompettiste envahit l’espace et le temps dont le percussionniste ponctue de mille et une manières de frappes surprenantes de pulsations naturelles et étrangement combinées, utilisant toutes les ressources expressives de ses tambours. Chaque membre actionne les baguettes en toute indépendance accélérant et ralentissant les cadences alternativement, croisant les figures spontanément créant un réseau vibratoire complexe et mouvant au départ d’un rythme chaloupé somme toute assez simple. Le souffle de Leo Smith a une puissance étonnante striant l’air ambiant telle une corne de brume à l’orée de la Yazoo River où les Flatlands détrempés dégagent fumeroles et vapeurs ensorcelantes de l’hiver immobile. Son timbre et ses accents sont uniques et son chant cuivré illumine l’atmosphère. On peut comparer ce magnifique enregistrement live à celui gravé par Leo Smith en compagnie d’Ed Blackwell (The Blue Mountain’s Sun Drummer 1986 – Kabell rds 111 – 2010). Les morceaux, ici librement improvisés, durent entre 15 et 7/ 8 minutes et déversent leur trop plein de blues, de groove sauvage (quand ce n’est pas du funk enfantin) et d’inventions soniques et expressives en dehors des sentiers battus. Les compositions avec Blackwell sont plus ramassées (10 pièces de 3 à 6 minutes) et sont signées Wadada Leo Smith. Quelle que soit l’orientation choisie, sa musique est essentielle. Tout l’art de Leo Smith est de suggérer le rythme, de le vivifier tout en faisant éclater le son de la Great Black Music, une des plus vécues, authentiques et intenses qu’il nous est permis de goûter. Et aussi de chanter un hymne blues aux Human Rights de circonstance. La qualité du travail de Sabu Toyozumi se mesure tout à fait par le fait que sa musique s’adapte naturellement à son camarade. Écoutez le dans the Conscience un album en duo avec Paul Rutherford paru aussi chez No Business, et vous conviendrez que la flexibilité sincère et enthousiaste de ce grand artiste est confondante, créant le complément sonore et percussif idéalement conçu en regard de la personnalité musique de ses partenaires. Dans le continuum du jazz libre et de l’improvisation afro-américaine, cette merveille musicale est un moment indispensable. Une méditation brûlante.
Sabu Toyozumi – Rick Coutryman Sol Abstraction Sol Disk SD 1901
Dès le départ, un son de sax alto chauffé à blanc. On songe à Roscoe, Sonny Simmons, Kaoru Abe, Byard Lancaster), free et expressionniste. Après cette ouverture en fanfare (Sol Abstraction 5:33 ), deux courtes improvisations où Sabu Toyozumi actionne son er-hu (vièle chinoise à deux cordes frottées) en hommage au chien qui aboie à proximité. S’en suit un série de dialogues enflammés – emportés par la batterie en rythmes libres - pulsations expressives, rythmes croisés – accélérations de figures qui se chevauchent, se multiplient sur les peaux d’abord et les accessoires et cymbales ensuite, entraînant et poussant le saxophoniste dans ses retranchements. Ou, ô surprise, quelques sons épars minutieusement millimétrés laissent tout l’espace à Rick Countryman ressassant une mélodie qu’il étire indéfiniment. La magie du silence s’infiltre autour et derrière l’inspiration et l’urgence sonore du bec chauffé à blanc. On quitte le territoire codifié du free-jazz vers le no man’s land de la liberté assumée. Sabu Toyozumi invoque la pratique des rythmes de l’Afrique originelle (cfr enregistrements de terrain du label OCORA), fait parler son instrument comme un sorcier par la vibration des frappes sur les peaux et les frissons des cymbales - talkin’drums. Une suite est dédiée au saxophoniste disparu Kaoru Abe, dont Sabu avait rapporté le corps sans vie chez la mère de ce dernier il y a bientôt quatre décennies. Séjournant depuis des années aux Philippines, le saxophoniste Rick Countryman a construit une relation profonde avec le batteur vétéran japonais à force de concerts improvisés suivis par un public enthousiaste et depuis son premier album paru chez improvising beings et leurs deux trios chez Chap Chap Records (the Center of Contradiction et Preludes and Prepositions), se dessine une aventure expressive, expressionniste autant que spontanée et réfléchie.
Zeit Kontrabass duo Studer Frey with Jurg Frey and Alfred Zimmerlin Leo CD LR 837
Deuxième album rencontre du duo de contrebasses helvétique de Daniel Studer et Peter K. Frei. En 2016, Leo avait publié Zurich Concerts pour le
15ème anniversaire du duo, un double album passionnant avec onze
invités dont John Butcher, Jacques Demierre, Gerry Hemingway, Harald Kimmig,
Hans Koch, Giancarlo Schiaffini et le violoncelliste Alfred Zimmerlin qu’on
retrouve ici. La succession des improvisations de Zeit alterne des extraits
d’enregistrements à la maison en duo de 2018 et d’un concert expérimental en
quartet de 2004 à la Rote Fabrik de Zürich avec le clarinettiste Jurg Frey et Zimmerlin. Si les cinq
pièces en duo exposent clairement la dynamique, la remarquable empathie et le
sens intime de l’écoute qui unissent les deux contrebassistes depuis autant
d’années, le quatre plages consacrées au quartet sont le témoignage d’une
aventure sonore scénique et spatiale très particulière, la réalisation d’un
concept en quelque sorte. Les quatre extraits sont intitulés Pars Prima (4 :17), Pars Secunda
(14 :11), Pars Tertia (7 :33) et Postludium (3 :23) et disposés
en alternance avec les morceaux en duo (Praeludium, Interludium) ou à la suite
l’un de l’autre (Initium, Excursio, Continuatio, Tardum) avant les
deux morceaux expérimentaux de 2004 en clôture de l’album. À l’écoute, on a
l’impression d’une évolution organique, d’une suite enchaînée avec une forme à
la fois logique et poétique. Les deux contrebassistes vivent intensément leur
connivence faite de contrepoints fugaces, de frottements et d’accrocs très
variés, d’échange permanent de timbres, dynamiques et sonorités qui coulent de
source et rebondissent avec quelques effets de surprise spontanés. La musique
du quartet est le fruit d’une mise en abîme des sources sonores bien différente
d’un concert habituel où les musiciens sont enregistrés les uns à côté des
autres face à un public assis en face d’eux dans une salle fermée et une
acoustique idéale. En effet, les quatre improvisateurs étaient situés séparément
dans une pièce différente sans pouvoir s’écouter l’un l’autre. Dans un
cinquième local, quatre haut-parleurs diffusaient la musique de chaque soliste
les réunissant dans un quartet virtuel, si je peux m’exprimer ainsi. Le public
était invité à se promener d’une salle à l’autre, écoutant chaque soliste selon
son emplacement ET la musique diffusée dans la cinquième salle. Chaque auditeur
acquiert alors une expérience auditive, spatiale et visuelle très différente
selon son propre parcours et le temps passé dans une salle plutôt qu’une autre,
etc… Dans Pars Secunda, la prise de sons a capté des sons d’ambiance et des
bruits provenant du public et des autres salles. Une installation vivante en
quelque sorte. Intelligemment, comme le montre la Pars Tertia, les improvisateurs introduisent des silences et on a
vraiment l’impression que naît une sorte de télépathie entre eux. Assez
intéressant. La suite des quatre morceaux en duo (plages 5, 6, 7 et 8) crée un
beau continuum élégamment enchevêtré dont cette Pars Tertia énigmatique constitue une contrepartie questionneuse
qui en redéfinit l’énergie, les affects, la dynamique de manière radicale.
Frottements, bruissements, arrêts sur image, jeu au bord du silence,
étouffement du lyrisme. L’existence de cet album n’est pas anodine. L’auditeur
est plus qu’entraîné dans un rêve éveillé ou une sieste méditative, il est
invité à se retourner, à ouvrir l’œil et à interrompre le rythme de sa
promenade tout en maintenant la continuité d’une écoute active. Je serais très
curieux et avide d’entendre une performance continue de ce duo en disque ou en
concert.
Dave Sewelson Music
for the Free World w. William Parker Steve Swell Marvin Bugalu Smith
FMR CD490-0618.
Music for the Free World jouée par un quartet
sax baryton et sopranino (Dave Sewelson), contrebasse (William Parker),
trombone (Steve Swell) et batterie (Marvin Bugalu Smith) et expressive,
puissante, vivante et libre à souhait. Les thèmes signés Dave Sewelson, un
soufflant présent dans la scène free New-Yorkaise depuis des décennies, et de
ses acolytes délivrent une musique vibratoire et pleine d’émotions, d’âme, de
désirs. La qualité de l’enregistrement (Jim Clouse, Park West studios Brooklyn)
nous fait goûter à la plénitude des déchirements extatiques de la colonne d’air
sous pression du saxophone baryton, aux timbres cuivrés et coulissés du
trombone et de la pression puissante des doigts sur la touche de la
contrebasse, le tout coordonné par les figures pulsatoires et inventives du
batteur (Tensiana). Chacun des
improvisateurs jouit de l’espace et de la durée à égalité avec celui et celle
de ses compagnons. La formule soufflants – basse - batterie est récurrente et
somme toute une habitude. Mais la joie de jouer, l’entrain, la superbe
puissance sonore qui fait vibrer les graves à tout rompre emportent l’adhésion.
C’est le jazz free exultant, crachant ses tripes et débordant d’énergie, une
explosion de lyrisme soul tel qu’on en rêve et pourtant on est bien sur terre.
Une mention spéciale au drive basique et enlevé de Marvin Smith, complément
idéal de la déambulation digitale (les doigts et un cœur gros comme ça) de
William Parker. Marvin crée des figures requérantes qui font bouger et rebondir
la musique, chassant l’ennui. Steve Swell diversifie ses approches pour
enrichir le son collectif avec ses ricochets audacieux. Une fois dans votre vie
vous aurez un beau témoignage de Dave Sewelson, un baryton capable d’aylériser
à souhait comme s’il avait inventé cet écrasement brûlant des harmoniques et
leur glissando infini. Ce n’est pas un « effet » (de
« growl ») ou d’éructation au premier degré, mais la pure expression
des speaking tongues, du barrissement
au creux de la jungle là où les pygmées récoltent le miel. On y trouve aussi la
vérité de l’improvisation (TB). Un très bel album pour un monde libre, celui du
rêve poétique.
Christian Bucher &
Rick Countryman Extremely
Live in Manila Chap Chap Records CPCD-014 Features Simon Tan & Isla
Antinero.
Leur premier album sur improvising beings, Acceptance – Resistance,
enregistré deux ans auparavant paraît aujourd’hui loin tant ces deux musiciens
ont superbement évolué. Depuis lors, Sabu Toyozumi et Rick Countryman ont joué
de nombreux concerts à Quezon Cy et Manille, enregistré plusieurs albums
(Center of Contradiction, Preludes and Prepositions, Jya-Ne) et leur collaboration bien documentée ont boosté le souffleur californien basé aux Philippines. Chap- Chap
Records et Takeo Suetomi s’en sont mêlé à super bon escient et l’incontournable
Julien Palomo (d'improvising beings) a mixé et masterisé le présent enregistrement. On a droit à un
bel envol du saxophoniste Rick Countryman dans les sphères supérieures de
l’alto et de ses harmoniques à travers un magnifique et intense cheminement
aérien propulsé et guidé par les roulements et les figures audacieuses du
batteur suisse Christian Bucher sur les fûts (Dynamic Range of Expression).
Indubitablement, la scène free Philippine s’est enflammée. Les îles Philippines
ont longtemps été un protectorat U.S. et la musique afro-américaine a toujours
eu droit de cité dans l’archipel. Mais quant à imaginer qu'une musique aussi libre conquiert un public enthousiaste... J’apprécie particulièrement la manière lyrique
et inspirée du souffleur pour tourner autour d’un motif mélodique en variant
inlassablement les accents dans Child of the Unknown (13 : 32). Dans
la troisième improvisation, Dynamic Range
of Expression (For Quartet) -13:42- le contrebassiste Simon Tan, entendu dans les albums précités de Rick Countryman, et le tromboniste Isla
Antinero se joignent au duo. Le quartet construit la musique de manière
intelligente et égalitaire en questions – réponses subtiles et efficaces. Un
tuilage des propositions et des interventions s’échafaude avec une belle
précision sublimant les relatives « limitations » des partenaires.
L’écoute est latente et bienvaillante, chacun joue des fragments mélodiques en
laissant l’initiative à son collègue à tour de rôle. Il ne s’agit pas de solos,
mais de figures d’un grand puzzle mouvant en chantier assemblé de toutes pièces
dans le feu de l’action avec une remarquable intelligence auditive et une belle
indépendance d’esprit. Leur sens mélodique est partagé amoureusement au sein du
collectif, créant une profonde empathie partagée par l’auditeur. La somme des
contributions personnelles surpasse largement le talent individuel. La fin de chaque
morceau est étrangement coupée de manière très abrupte sans fading. Un courte conclusion en duo de 38
secondes, Out Take, clôture tout
aussi abruptement Extremely Live. Chap
Chap fait une fixation sur l’aventure musicale de Rick Countryman sous les
tropiques, mais on ne s’en plaindra pas.
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