Il convient
de souligner la pertinence et le renouvellement subtil du travail improvisé et
expérimental du violoniste alto Ernesto Rodrigues et de son fils Guilhermo.
Dans Aether,
ils sont rejoints par le percussionniste Monsieur Trinité, pseudo d’un des
potes les plus enthousiastes de la scène improvisée. Usant de percussions quasi
miniatures et un brin de réverbération, il introduit une dimension ludique dans
l’univers « sérieux » et épuré des Rodrigues. La musique évolue par
signaux, lignes, frottements, courbes, harmoniques, sursauts, notes tenues,
textures qui s’enchaînent et se contrastent avec clarté et précision tout en
demeurant mystérieuse. Trois pièces, Hesiod,
Hyginus, et Orphic Hymns, qui
s’étendent dans la durée sans que celle–ci se fasse sentir. La première de 17:49 s’interrompt après un court
silence et m’a semblé durer cinq minutes. Dans Hyginus, une mélodie grave et lente est jouée par le violoncelle en
introduction avant que les archets sollicitent notes répétées et harmonique
sans pulsation marquée. Commenté par les
sons infimes du percussionniste, grelots en bois, baguettes minuscules et
râcloir microscopique, le jeu en miroirs décalés des deux cordistes se
développe dans une connivence totale comme si chacun exécutait des éléments
d’une partition écrite pour un seul instrument. La dynamique est leur principal
souci. On croit connaître la démarche épurée, voire hiératique, des Rodrigues,
mais chaque enregistrement apporte un nouveau point de vue. Conscient de leur
valeur et dans l’urgence de documenter leur parcours récent, ils se commettent
moins avec des improvisateurs de passage comme par le passé, et focalisent leur
travail avec des musiciens qui s’intègrent le mieux à leurs desseins. Si leur
démarche semble restrictive et minimaliste, ils ont la capacité d’en étendre la
force expressive vers des formes nouvelles grâce à une très grande musicalité
en s’adaptant à leurs partenaires. Cette deuxième pièce aboutit un moment à des
grattements minutieux d’archet sur la surface de l’instrument et aux
bruissements frottés de Monsieur Trinité,
pour revenir aux jeux d’archet en écho alto violoncelle. Le cheminement est
complexe et toujours cohérent. Il est impossible de déterminer s’il s’agit
d’une improvisation totale ou d’une quelconque partition. Un délice pour
l’écoute.
Deux longues
pièces pour un total de 48 minutes avec des titres chiffrés dont je vous passe
le détail. Deux guitaristes : Fernando
Perales, electric guitar & electronics et Abdul Moimême : prepared electric guitar avec Ernesto Rodrigues au violon alto. Dans
la lignée de Keith Rowe (A Dimension of
Perfectly Ordinary Reality 1989) et de Fred Frith qui prolongea brillamment
le travail de son aîné lorsque Keith avait pour un temps abandonné la scène
musicale (Live In Japan Vol 1 & 2).
Restée longtemps une pratique marginale, cette manière de traiter la guitare en
objet sonore, couchée sur une table, environnée d’objets, d’effets, chambre
d’écho, trafiquée, préparée, malmenée est devenue un lieu commun de la scène
expérimentale et improvisée, ou noise. Mais je dois dire que la manière très
présente et exceptionnelle de comment c’est enregistré, la dynamique et la
relation / intégration entre les deux guitaristes et leurs jeux respectifs, le
sens harmonique, tout concourt à rendre la musique de Siete Colores séduisante
et requérante. Et Ernesto Rodigues, me direz-vous ? Son jeu s’insère dans
le pandemonium des guitaristes de manière discrète comme si son alto et son
archet faisait partie intégrante des installations de ses compères. On devine
des frottements lents qui semblent être produits par l’alto. Et bien sûr
au n° 2 vers les minutes 22/ 23. Qui
joue quoi d’ailleurs importe peu. Le paysage sonore évolue sans cesse, scories
du son des cordes frottées à l’éponge métallique ou avec d’autres ustensiles,
altération du son vers une densité réverbérante, frottements métallisés, chocs
subits et notes tenues, voix irréelles et multipliées, bruissements
industriels, grattages minutieux, crissements amples, feedback ténu, sustain
irisé, cycles lents, flottements de vibrations métalliques, machineries du
rêve. Ce que j’apprécie particulièrement est la profonde qualité sonore et
l’absence de faux pas / vulgarité amplifiée comme trop souvent. Un excellent
disque d’une musique en constante évolution où l’apparence statique est sublimée
par une sensibilité sonore contagieuse.
Rencontre
vraiment intéressante entre le très fin guitariste japonais Kazuhisa Uchihashi et le synthé
modulaire analogique de Richard Scott. Les pulsations
électroniques en constante mutation créent des soubresauts / ondulations sur
lesquelles le jeu métempsychosé du
guitariste surfe, se dédouble, se transformant en machine à sons procédés. Il
est parfois difficile de deviner qui joue alors que les sons se distinguent
clairement. Richard Scott se fait
parfois percussionniste ou marimbiste
psychédélique, en plus son attirail déborde d’un fouillis de câbles colorés
fichés dans un tableau verticaldont chaque interconnection crée une fréquence.
Un vieux machin préhistorique. Kazuhisa
Uchihashi : est-ce une guitare ou une machine électronique ? La
variété et la richesse des timbres et leur agencement spontané est assemblée
spontanément dans un unique flux musical, sans qu’on pense à un quelconque duo.
L’imbrication sonore est très achevée : une musique électronique de haut
niveau. Les deux artistes jonglent avec les timbres, les sonorités, les
accents, les répétition / boucles en
altérant constamment le timing, les pulsations, l’enveloppe sonore. Richard
Scott a appris à ralentir / accélérer la pulsation à la fraction de seconde
près en se plongeant dans l’univers de John Stevens et du SME. Enfin je pense
bien que les exercices de John et Trevor l’on fait réfléchir, la musique du SME
et les conceptions de John Stevens (et Trevor Watts) étant le sujet de sa
brillante thèse de doctorat en socio-musicologie il y a 25 ans. Il a d’ailleurs
fortement amélioré son texte et affiné son analyse depuis. Chacune des huit pièces d'Awesome Entities contient une atmosphère propre, une qualité sonore spéciale, mystérieuse, tout
en se référant à l’identité musicale du duo. Les acquits sont systématiquement
remis en question, l’orientation est repensée, le matériau est reconsidéré… un
chantier permanent, une course vers l’éphémère, véritable déstabilisation de
l’écoute : friselis arachnéens, boucles qui aboutissent hors de l’espace-
temps, désorientation rythmique. Un travail d’une grande sensibilité qui
devrait conquérir un public ouvert (moins spécialisé) provenant de scènes
différentes voire « opposées ».
Bagatellen
Joachim Zoepf edition
explico 20 (100 copies)
Publié par edition explico avec une pochette
cartonnée noire monochrome, l’album solo du clarinettiste basse et saxophoniste soprano Joachim Zoepf est à la hauteur de la
réputation d’innovateurs des créateurs du label (edition explico), Günter
Christmann, le tromboniste et violoncelliste incontournable et sa compagne
la poétesse – vocaliste Elke Schipper.
C’est d’ailleurs Elke Schipper qui signe les excellentes notes de pochette
décrivant le travail de l’artiste. Et celui-ci n’hésite pas à retrousser ses manches
en les assistant dans la réalisation des Cd’r d’editions explico. Improvisateur
intransigeant à la fois influencé par l’expérience du free-jazz et les
recherches en musique contemporaine, Joachim Zoepf a longtemps animé la scène
de Cologne (Paul Hubweber, Georg Wissel, Karl Ludwig Hübsch, etc) et joué en duo avec le percussionniste
Wolgang Schliemann et dans le quartet Quatuohr
avec Marc Charig, Hannes Schneider et à nouveau Schliemann : Zweieiige
Zwillinge par
Schliemann- Zoepf et KJU : par
Quatuohr ont été chaudement recommandés par votre serviteur.. On trouve ces albums sur le label en marge Nur Nicht Nur qui recèle aussi de nombreuses autres
perles avec les artistes précités. Cette suite de quatorze pièces en solo op. 126 & op. 127 « composed and
improvised by J.Z. » enregistrée en 2014 sous le titre Bagatellen
vous tiendra en haleine tant par l’urgence sincère que par l’acuité dans le
travail du son et du souffle, tant en aspirant l’air du tube et en y induisant des hauteurs de notes qu’en faisant
éclater les harmoniques et démanteler l’articulation conventionnelle. Zoepf souffle
des harmoniques très aiguës au sax soprano en les intégrant parfaitement dans le déroulement « mélodique »
et les intervalles biscornus qu’il affectionne. Se jouant des extrêmes de
chaque instrument, il vocalise en sourdine, étire les sons, triture, mâchonne, crie
les overtones et fait subrepticement rebondir les graves de sa clarinette basse
ou détale dans des harmonies complexes. Les paramètres du souffle et de l’acte
musical sont constamment bouleversés, questionnés, transformés quasi à chaque
seconde. La maîtrise de la dynamique lui ouvre un champ d’investigation sonore
vers l’indéfini et l’aléatoire (contrôlé) et une expressivité qui exacerbe
l’esprit de contradiction, le sens critique. Il ne cherche pas à nous en mettre
plein la vue avec des volées de notes et une virtuosité étalée, mais nous
attire dans les mystères insondables des diffractions de la colonne d’air
soumises à des manipulations (doigtés, souffle, anche) à la limite du jouable.
Dans son domaine, c’est le top de la clarinette basse et son jeu au soprano
prolonge exactement celle-là. Fascinant. Un excellent album d’un improvisateur
de haut vol dans la lignée des Wolfgang Fuchs, Urs Leimgruber, John Butcher.
Pensez-vous
qu’on s’en rende compte ? On nous ensevelit de références discographiques
de héros du saxophone qui constituent le contingent principal des artistes qui
tournent sous les étiquettes free-jazz, musique improvisée, free-music…. Mais
une révolution tranquille se met en place discrètement : l’alto ! Non
pas le sax alto mais le « violon » alto ou viola en anglais. Au début
des années 80, le hollandais Maurice Horsthuys jouait en compagnie de Derek
Bailey, Maarten Altena, Raymond Boni, Lol Coxhill. L’album Grand Duo de
Horsthuys avec le contrebassiste Maarten Altena pour le label Claxon demeure un
document incontournable. Et puis, dès l’aube des années 2000, apparurent Mat Maneri,
Charlotte Hug et Ernesto Rodrigues et Szílard Mezei, quatre artistes exceptionnels.
Mat a enregistré des duos avec Cecil Taylor, Matt Shipp et Ivo Perelman et
les trois autres n’ont rien à lui envier. Ensuite le britannique Benedict
Taylor qui se révèle être un artiste passionnant en solo, j’ai d’ailleurs
chroniqué ici-même ses albums ainsi que ceux de Charlotte, d’Ernesto, de
Szílard et de Mat avec Ivo Perelman. Sans oublier Zsolt Sörès, mon camarade de
Budapest. Voici donc une autre altiste d’envergure : Ayelet Lerman.
Pourquoi j’insiste aussi fort sur l’instrument ? En fait l’alto comporte
une difficulté, pour le faire sonner avec un archet et assez de puissance tout
en articulant avec aisance dans des cadences rapides comme un violoniste avec
un violon (plus petit que l’alto), il faut vraiment frotter avec plus d’énergie
tout en gardant une qualité de son. L’instrument a une largeur et une ampleur
sonore qu’il faut mettre en valeur. Pour une dizaine de violonistes au sommet
de leur art, on trouve nettement moins d’altistes. Les mauvaises langues du
classique et du jazz « plan-plan » cassent souvent du sucre sur le
dos de leurs collègues improvisateurs free, déclarant que s’ils font cette
musique, c’est qu’ils ne sont pas « assez bons » que pour jouer de la
musique « normale ». Mais ce genre d’argument tombe tout à fait à
côté avec les altistes précités. Certains auditeurs enthousiastes de la
free-music ne sont pas toujours des connaisseurs de la matière musicale
proprement dite : ils jouissent de la musique en écoutant sans chercher à
savoir la différence entre une trompette et un bugle, ou même un sax alto et un
sax ténor. Donc violon ou alto, pour ces auditeurs quelle différence !
Mais ils entendent quand-même que ces altistes ne sont pas le moins du monde
handicapés par les difficultés de l’instrument que du contraire ! Car pour
qui a le pouvoir de les faire ressortir en jouant de l’alto, cet instrument a
des qualités sonores, une malléabilité, des possibilités étendues en matière
d’harmoniques, une richesse de timbres, une fausse fragilité qui sont propices
à une expression intime, à la recherche sonore, à des détours méandreux. On
peut faire glisser la note en dosant l’écart avec une qualité quasi vocale. Le
violon dans les mains de virtuoses acquiert une brillance vif-argent, une
ductilité et une maniabilité qui dépasse l’entendement. Dans le domaine des
musiques improvisées, on notera des violonistes proprement dits incontournables
comme Jon Rose (projection du son hallucinante etc..), Phil Wachsmann (subtilité,
grande classe et ex alter-ego de Fred Van Hove) et Carlos Zingaro (lyrisme à la
fois microtonal et logique. L’américain Malcolm Goldstein joue au violon ce
qu’il est possible de faire sur un alto et doit être considéré comme un des
plus grands pionniers de l’impro libre comme Derek Bailey ou Paul Lovens. Donc,
je pense qu’il faut souligner le travail d’Ayelet
Lerman : c’est vraiment magnifique. Sept marches (7 Steps) avec des timings différents
selon le type de compositions/ improvisations : Prelude in Darkness 7 :25, Blue
Blind Bird 2 :30, Viola d’Amore
5 :55, Cage of Echoes
13 :21, Your Song 11 :08, Lover’s Quarrel 5 :44 et Duo with J.C. Jones 8 :08 (contrebasse).
Dans des approches musicales variées, legato, staccato, minimaliste, pizzicato
minutieux, elle insère sa capacité naturelle à glisser les notes vers l’aigu ou
le grave avec allégresse ou gravité et aussi à les secouer. Dans Viola d’amore, elle effectue un
crescendo d’effets percussifs col legno en explorant la résonance de l’âme, la
densité boisée et la texture du crin tout en racontant une histoire d’une
tristesse profonde. La qualité chantante des glissandi dans l’introduction de Cage of Echoes rencontre la saveur fine
de l’archet libéré qui va chercher les sons jusqu’au silence. Après cette mise
en bouche, l’archet et les doigts explorent la surface des cordes sans les
faire vibrer en évoquant la démarche de John Cage avec acuité : une
activité à la fois fébrile et complètement relâchée. L’alto est une resonance
box, un objet ready-made où s’impriment minute après minute ses traits de
caractères. Volontaire, discrète, sereine mais animée d’un esprit de décision
sans concession. Enchaînant directement sur Your
Song, la violoniste se met alors à faire chanter, siffler, onduler, strier
les harmoniques qui s’enchevêtrent, s’isolent, se répondent, se
superposent : un lyrisme délicat et puissant se lève peu à peu, des
fragments mélodiques se révèlent brièvement et ressurgissent dans le
tournoiement des notes glissantes. Une belle capacité à conter deux histoires
dans un même élan. Elle nous fait alors goûter sa belle sonorité particulière,
émue, distante, résignée ou résolue selon les instants. Ayelet Lerman recherche
la beauté profonde, rebelle. La dernière séquence de Your Song raconte encore
une autre histoire et sa sonorité se révèle aussi physique qu’immatérielle,
s’élevant dans l’espace , alternant tourbillons, arrachage et suavité : on
est arrivé dans le Step 6 : la Lover’s Quarrell dévoile ses hésitations
face au destin. Un duo intense et râcleur clôture le disque en compagnie de
J.C. Jones à la contrebasse. Improvise t-elle totalement, suit-elle un schéma,
un chemin avec des éléments préétablis ? Ce qui compte c’est le sens
qu’elle donne à sa musique. Il n’y a pas lieu d’évaluer sa manière face à
Charlotte Hug, Mat Maneri ou Szílard Mezei. Le plaisir de l’écoute est
entier !
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