Steve Beresford Ian Brighton Trevor Taylor Kontakte Trio FMRCD
Un excellent voyage dans les sons
acoustiques et leurs contreparties électroniques, textures, actions, timbres,
techniques étendues, bruissements. Ces trois musiciens improvisateurs se sont
rencontrés il y a approximativement quarante-quatre ans au Little Theatre Club, alors point névralgique de la mouvance
improvisation libre londonienne qui eut un impact majeur dans les pratiques
improvisationnelles. Il aura donc fallu attendre presqu’un demi-siècle pour les
entendre jouer ensemble. Si Ian Brighton,
le guitariste électrique, et Trevor
Taylor, le percussionniste (ici) « électronique »,
avaient très souvent joué ensemble avec, entre autres, le violoniste Phil
Wachsmann, c’est à mon avis leur première collaboration avec le pianiste Steve Beresford, autre qu’une rencontre
ad-hoc. Kontakte Trio, sans doute en référence à Stockhausen, un compositeur
incontournable qui avait alors multiplié les manipulations électroniques –
électroacoustiques dans de nombreuses directions. Et c’est ce qui fascine au
sein de ce trio : la rencontre, la confrontation ou la juxtaposition de
points de vue et de techniques différentes. Ian Brighton, aussi placide que passionnant,
joue de la guitare autant comme si c'était un objet sonore à l'aide de techniques
alternatives (harmoniques, par exemple), l’amplification et sa pédale de volume.
Steve Beresford utilise un piano préparé de manière bruitiste ou « contemporaine » et manipule des
instruments électroniques des années 70-80 tels un Casio, des radios ou des
samples ( ?), rassemblés sur une table. En effet, on entend des voix
enregistrées ou un jingle débile : je suppose que cela provient de la
table de Steve. Trevor Taylor a mis au point un set de percussions
électroniques et joue aussi du marimba, du vibraphone et de la grosse caisse.
Mais peu importe les instruments et les matériaux utilisés, ce qui importe
c’est l’empathie et la qualité d’imbrication créative, les interactions audacieuses
où l’astuce, l’imagination, l’innocence, la réflexion, la fantaisie ou la
spontanéité s’expriment sans fard et sans tabou. Les trois artistes prennent le
temps de jouer, de s’écouter, d’inventer dans un champ esthétique assez large,
sans pour autant tomber dans l’éclectisme. En effet, quand la qualité d’écoute
est aussi palpable, sans même devoir évoquer le « grand » talent, la
musique coule de source. Aussi la qualité du silence et celle de l’espace
suggéré par leur retenue et le sens profond que peut prendre un geste ou un son
par rapport au précédent ou au suivant. Les titres des six morceaux, Motion, Energy, Gravity, Electricity,
Friction et Kinetic, indiquent un tant soit peu l’état d’esprit pour chacun
d’eux. Au fil de leurs improvisations, la musique devient plus abstraite, si je
puis dire, et le sens du timing s’aiguise de plus en plus. Les esprits chagrins
obsédés par l’avant-gardisme pourront dire « que c’est daté », mais
quand on constate, hébété, l’avalanche d’enregistrements qu’ont peu qualifier
de free-jazz et qui ont l’air de se ressembler comme deux gouttes d’eau, on a
envie de se changer les idées. Très heureusement, ces trois-là s’y prennent remarquablement bien à
cet égard et entraînent notre attention dans leur magnifique voyage à travers
les sons et leur enchevêtrement souvent improbable.
The Art of Perelman – Shipp
Volume 7 Dione Andrew
Cyrille Matt Shipp Ivo Perelman Leo Records CDLR799
Un trio
piano – saxophone - percussions qui nous renvoie à l’aube des années soixante
au Café Montmartre à Copenhague quand Cecil Taylor, Jimmy Lyons et Sunny Murray
défiaient les lois de la gravité et les absolus du jazz contemporain d’alors.
C’est aussi durant leur séjour scandinave que ces trois musiciens découvrirent
l’immense Albert Ayler. C’est bien sûr de l’histoire ancienne. Voici deux
musiciens bien ancrés dans notre époque qui rencontrent lors d’un
enregistrement tout en finesse, celui qui fut l’alter-ego du pianiste Cecil
Taylor dans la période ascendante de maturation de sa musique : le batteur
Andrew Cyrille (1964-1974). 57 minutes et huit parties entre 4 minutes et
quelque chose et 8 minutes avec une pointe de plus de douze minutes. À plus de
septante ans, Andrew Cyrille a conservé toute la souplesse de son jeu (et de
ses gestes), la finesse du toucher et s’insère intelligemment dans les échanges
entre les deux duettistes. Duettistes car Perelman et Shipp jouent et
enregistrent très souvent en un duo coordonné sur l’écoute mutuelle ou avec
d’autres musiciens qui s’intègrent parfaitement dans l’esprit collectif de leur
musique. Lorsqu'Ivo Perelman dévide son chapelet de notes expressives,
d’étirements microtonaux et d’harmoniques hantées le pianiste et le batteur
créent un contrepoint – commentaire inspiré qui charpente les vocalisations éthérées
du saxophoniste brésilien (part 3). Il y a dans cette inspiration autant de
libertés que de points de références au lyrisme d’un autre temps du jazz. Une
projection de l’âme. Ils ne craignent pas de faire languir l’esprit d’une
ballade où le souffle reste suspendu par dessus quelques notes douces au
clavier (part 3 vers la fin). Cette musique librement issue du jazz et
complètement improvisée, consacre le sens de l’écoute, de l’invention, le vrai
lyrisme, le cri intériorisé, la sensualité naturelle de musiciens qui vont au
fond des choses. Depuis l’époque où dressés sur leurs ergots, les membres de
l’Unit taylorien exacerbaient les rythmes multipliés avec une frénésie intenable,
Perelman, Shipp et Cyrille illuminent l’art de l’épure, les méandres du chant en
exacerbant la dynamique et une forme de tendresse puissante ente joie et tristeza. Sorti il y a quelques mois
dans une série de sept volumes « The
Art of Perelman – Shipp » qui consacre une démarche exemplaire qui
fait tache par sa pureté dans la morosité actuelle, Dione est une élégante conclusion / dernier chapitre avant une
nouvelle vague d’enregistrements et de collaborations attendue ce mois-ci. Il est question d’un duo quasi ininterrompu enregistré à Bruxelles,
de la rencontre avec le trompettiste Nat Wooley et d’autres batteurs qui se
révèlent à leur contact. Et vous n'avez pas encore la moindre idée de ce qui se prépare. Incontournable !
Cascas
Marcelo dos Reis Cipsela CIP007
Cascas, pluriel de Casca, portugais pour peau,
croûte, zeste, pelure. Toujours est-il que Marcelo
dos Reis (Prepared and Unprepared
Nylon String Guitar) ne se contente pas de rester à la surface des choses
quand il empoigne sa guitare. Mais on peut dire qu’il a une sensibilité à fleur
de peau. Sa musique qui développe des cycles de notes arpégiés est tournoyante,
répétitive et lyrique. Située entre la pratique de la guitare classique
(contemporaine) et une expression, dirons-nous, « folklore
imaginaire ». Le troisième morceau, Crina,
nous le fait entendre à l’archet dans une ambiance sombre et minimaliste en
variant méticuleusement le son. S’il évolue dans l’univers des musiques
improvisées libres (avec Carlos Zingaro, Luis Vicente, Théo Ceccaldi), cet
album solo reflète son travail de
composition pour guitare espagnole (ou classique) pour lequel il a élaboré des
structures mouvantes qu’il vivifie avec un vrai talent et de la sensibilité. Le
quatrième morceau à la guitare préparée, Bostik
Azul, est vraiment adorable et prolonge le travail de pionniers de la
guitare alternative tels Derek Bailey, Roger Smith, Raymond Boni, Hans Reichel
et Eugene Chadbourne (cfr ses 4/5 premiers albums pour Parachute) avec à la fois une dimension lyrique méditerranéenne et
un vrai sens du décalé. Avec Minerva (pièce
n°5), il nous fait entendre quel étrange raffinement harmonique qu’une
préparation minutieuse des cordes sur la touche rend possible! Réjouissant,
captivant, ou propice au rêve. Un guitariste à suivre.
Etats d’Urgences
Fabien Robbe – Jérôme Gloaguen
improvising beings.
Duo piano et
batterie, deux musiciens qui font corps et se rejoignent dans une belle série
de compositions dans une autre manière
de jouer du jazz. Le titre États d’Urgences avec
typographie tremblée et la photo de pochette où les deux artistes ont les yeux
et la bouche scotchés de noir laissent penser qu’il y a une surprise musicale …
question avant-garde. Mais la
surprise se situe ailleurs.
Ce sont d’excellents musiciens de jazz comme
ceux qui passent dans les clubs de province ou dans les centres culturels. On y découvre quelques belles audaces, un vrai
savoir faire non formaté, une voie originale. Ce qui me ravit sincèrement c’est
l’absence de formatage et qu’on n’a pas besoin de contrebassiste. Jérôme Gloaguen joue un soutien en
forme de dialogue subtil et a le bon feeling pour le jeu très swinguant du
pianiste Fabien Robbe. Un chouette
style… un côté presque africain …. une belle énergie qui balance vraiment….
on pense à Dollar Brand (dans Chants de
Nuit), un thème emprunte à la musique populaire. Robbe est un alumnus du magnifique François Tusquès,
lequel réussit une synthèse intrigante et authentique du blues et du jazz
médian (entre Hines, Wilson et Powell) avec son expérience de pionnier du
free-jazz en France. Mais on décèle quelques menues faiblesses dans la
conception des thèmes du duo et deux ou trois facilités majeur/mineur issues du
jazz d’école …. Cela signifie pour moi que ce duo Robbe-Gloaguen recèle un excellent
potentiel et tout ce dont ils ont besoin sont des concerts où leur musique
n’ira qu’en se bonifiant, éliminant le superflu ou le convenu pour aller vers l’essentiel.
Car on entend poindre l’enthousiasme sans aucune considération pour le succès
facile. À recommander pour les lieux où le public attend une réponse à la
question « c’est quoi le jazz
aujourd’hui » et où le programmateur n’a pas envie de présenter les
groupes en tournée que les tourneurs et autres « organisateurs
incontournables » poussent avec beaucoup de persuasion. En fait, originaux, parce que vraiment atypiques
par rapport aux formules toutes faites.
Le label, qui s’intitule improvising beings, devrait ne pas
hésiter à faire figurer ce genre de musique sous une sorte de sub-label comme « musicking beings ». On s’en fout, du
fait qu’une musique soit d’avant-garde ou qu’elle soit « improvisée »
à tout crin, ou plus « traditionnelle » pourvu qu’elle soit bonne.
Alors qu’au milieu des sixties déferlaient Coltrane, Coleman ou Ayler, leurs
auditeurs se délectaient aussi durant les extraordinaires concerts de Duke
Ellington. Le propre de la musique jouée
à deux ou à plusieurs est de jouer/musiquer ensemble le plus possible.
Et cela, ces deux musiciens le font vraiment très bien.
Chords of connections Paul Dunmall John Edwards Liam Noble Mark Sanders FMRCD419-0616
Go Straight round the square Paul Dunmall John Edwards Liam Noble Mark
Sanders FMR FMRCD435-0217
Enregistrés respectivement les 18 janvier
2016 à l’Université de Birmingham et le 1er novembre 2016 avec les
trois musiciens du trio DeepWhole, épitome du trio sax basse batterie (Paul Dunmall – John Edwards - Mark Sanders) augmentés du pianiste Liam Noble,
nouveau venu dans l’univers « dunmallien » d’improvisation totale
d’essence jazz. La musique, créée dans l’instant, se révèle tournoyante,
centripète telle une arborescence à la fois expansive et involutive. Les
pulsations multiples et croisées du jeu de chacun des quatre musiciens se différencient et se
complètement simultanément hors de toute syncope dictée par des métriques fixes.
Les cadences sont mouvantes, nées de l’action libre et indépendante des quatre
improvisateurs unis par une empathie et un sens aigu de l’écoute dans des
vagues successives, avec des densités et des inflexions qui varient constamment,
offrant un paysage métamorphique. La mousse des vagues folles projetées sur la
pointe des rocs d’un rivage toujours repoussé, éludé, sublimé. La contrebasse
évoque l’épaisseur et la ductilité des bassistes du jazz afro-américain tels
Wilbur Ware, Jimmy Garrison ou William Parker, le piano ondoie dans des cycles
qui côtoyent le meilleur des Bobby Few, Matt Shipp, Burton Greene…, le
saxophone marche dans les pas des grands, Rivers, Coltrane, Shorter,…, la
batterie éclate le temps à l’instar des Andrew Cyrille, Steve Mc Call, Rashied Ali. Ces
quatre s’élancent de l’Olympe du jazz libre avec puissance, mordant, emportant
le souffle pressurisé et survolté du sax soprano dans une stase qui fait
éclater le son, le timbre, morsures de l’anche, déchirures de la colonne d’air,
implosion du bocal… les boyaux de la contrebasse gonflent, vibrent, les doigts
tronçonnent la transe élastique du son boisé quand les frappes telluriques du
percussionniste et les doigtés cinglants du pianiste unis dans un effort
démentiel s’écartent soudain, laissant le vide autour de la contrebasse gargantuesque
violentée par la pince la plus véhémente qui puisse sortir d’un rêve éveillé (Double Back in Round the Square). Le
ténor éperdu reprend l’échange essorant les harmoniques, étirant le timbre
chargé par une vocalisation outrancière, la pression démesurée de l’air fait crier les graves du ténor dans le cycle harmonique vers un aigu surréel. Le
réveil des forces de la nature enchaîne des idées mélodiques qui s’échangent
entre Noble et Dunmall, eux-mêmes emportés par la pression constante du batteur et les
vibrations géantes du bassiste. L’élasticité est au maximum quand soudain la
batterie décélère et on plonge au ralenti dans un jeu plus raréfié, harmoniques
froissées, piquetis, archet ondoyant l’harmonique, cymbales éthérées vibrant
sur la surface des peaux, frottements, pour relancer une nouvelle énergie,
chacun occupant toujours l’espace et le temps du jeu à parts égales en
complétant intuitivement leurs choix différenciés, les faisant se rencontrer
par une maturité de visionnaires, où l’expérience sait où faire évoluer et
transformer le premier jet. Et toujours l’écoute mutuelle, la construction
collective exacerbée, déchirante, transie, les coups de boutoir de la grosse
caisse rejoignant les coups de langue sur le tranchant de l’anche. Une aventure
extrême, un aboutissement unique, un sommet !
Now has No Dimension Paul Dunmall Phil
Gibbs Ashley John Long FMRCD 408-0216
Titre tiré d’une philosophie où l’ego et
l’ambition personnelle n’a pas de place et où tout se concentre sur l’écoute
des autres et de leurs sons, de la musique. Le tandem Dunmall-Gibbs, le souffle
focalisé ici aux saxophones soprano et ténor et la guitare à peine amplifiée
striant l’espace multiforme est joint dans ce « Maintenant n’a aucune dimension » par un très remarquable contrebassiste, Ashley Long John. La complémentarité des jeux s’élargit aux
sonorités brillantes, conjointes qu’elles éparpillent dans l’espace par mille volutes colorées ou se rejoignent dans une mélodie impalpable. La
qualité du jeu d’archet d’Ashley Long John est propice à de sensitives
colorations, textures détaillées, vibrations de timbres frais, col legno
ludiques qui s’intègrent parfaitement dans le dialogue ininterrompu du
guitariste et du saxophoniste au fil d’un nombre incalculable de sessions,
enregistrements, albums et concerts…. Paul
Dunmall fait varier son jeu ingérant dans le souffle les détails sonores
générés par le bassiste ou le guitariste. Phil
Gibbs est sans nul doute un des guitaristes improvisateurs, qu’on situera à
mi-chemin du jazz libre et de l’improvisation totale, les plus habilités à
insérer ses inventions au plus près de l’esprit et des formes d’un géant tel
Paul Dunmall, créant un équilibre mouvant perpétuellement remis en question en
complète empathie avec son partenaire. Le tandem trouve ici un compère à la
hauteur de la qualité profonde de leur histoire commune. C’est parfait. On
songe quelques instants à Barry Guy jeune par les sauts de registre (I am that).
Paul Dunmall, souffleur virtuose (à la
limite de l’impossible) pour batteurs puissants (Mark Sanders, Tony Levin, Tony
Bianco) et bassistes intrépides (Paul Rogers, John Edwards) a développé un
univers ludique et chambriste – activiste avec des cordes, le guitariste Phil
Gibbs principalement, la violoncelliste Hannah Marshall et la violoniste
Allison Blunt récemment, et Paul Rogers et sa contrebasse à sept cordes (+ cordes
sympathiques) dans le but de donner à goûter les qualités de timbre, les
nuances sonores et les occurrences innombrables que permet l’utilisation
intensive de la dynamique du ppp au FF… et cette interaction spécifique à
l’improvisation libre british où l’écoute mutuelle et l’intuition sont les
maîtres mots. Une musique exquise et souvent surprenante même pour ceux qui suivent
les pérégrinations gibbso-dunmalliennes, sans doute un de leurs quatre ou cinq
meilleurs documents.
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