27 novembre 2016

Strange Strings Strong Strings : Tristan Honsinger/Nicolas Caiola/Joshua Zubot/ Isaiah Ceccarelli - Malcolm Goldstein & Ratchet Orchestra - Goldstein/Zubot/René/Girard Charest - Irene Kepl

Henry Crabapple Disappear In The Sea : Joshua Zubot Tristan Honsinger Nicolas Caiola Isaiah Ceccarelli  CD fait maison.
En caractères gras, noir sur fond bleuté, IN THE SEA et une baleine stylisée dans la mer, une pochette minimaliste transformable en oiseau de papier dont la courbe circulaire argentée du compact disc forme la crête, emballe une belle équipée 100% canadienne : le violoniste Joshua Zubot, le violoncelliste Tristan Honsinger, le contrebassiste Nicolas Caiola et le batteur Isaiah Ceccarelli. Un quartette improbable interprétant les compositions des membres du groupe, pièces créées pour être jouées par des improvisateurs et référant autant à la musique contemporaine, à (l’esprit de) l’improvisation radicale de manière tout à tour subtile, énergique, endiablée... On connaît le goût certain d’Honsinger (vétéran de la scène improvisée apparu vers 1976 aux côtés de Derek Bailey, Maarten Altena, Paul Lovens, Evan Parker, Toshinori Kondo, Steve Beresford, Gunther Christmann) pour la musique composée avec structures, thèmes mélodiques et rythmes intrigants et sa capacité à les transformer de manière organique, spontanée comme si tout cela était improvisé. In The Sea semble ici être plutôt un trio de cordes avec batterie (plutôt qu’un « quartette ») et je dois dire que le batteur donne la juste dose rythmique, sonore et imaginative loin de tous les poncifs pour illustrer l’aventure des trois cordistes. Chapeau donc à Isaiah Ceccarelli. Sa fine percussion laisse tout l’espace sonore aux cordistes en sollicitant le centre des cymbales, le rebord des caisses etc… : il a compris 100% ce qu’est le free drumming. Je ne répéterai jamais assez que les instruments de la famille des cordes frottées se révèlent dans toute leur profondeur et leur densité par des mains expertes lorsqu’ils sont réunis entre eux à l’exclusion d’autres instruments. Ici vous avez droit à l’excellence autant instrumentale, inventive, Groupe collectif où chaque instrumentiste participe à l’écriture et à la conception des morceaux sans que les auteurs ne soient mentionnés sur la pochette ou durant le concert en trio (sans I.C.) auquel j’ai assisté en Autriche (Limmitationes), In The Sea développe une puissante énergie digne du meilleur free jazz sans que cela ne phrase « jazz » et de passionnantes constructions musicales à l’aune des compositeurs « contemporains » à l’écart de tout académisme, je veux dire par là, la rigidité amidonnée, le superficiel. Et cela swingue : dans un ou deux morceaux entendus live on songe à la musique africaine ! Nos trois cordistes s’entendent comme les cinq doigts de chaque main que ce soit pour faire vivre une mélodie entraînante que pour explorer les sons et intercaler leurs trouvailles bruissantes sur le fil du rasoir de tempi multiformes. Tristan Honsinger intervient vocalement avec des textes poétiques comme lui seul sait les dire. Ce violoncelliste, sans doute le plus marquant de toute la free musique et un des instrumentistes préférés de Cecil Taylor, a trouvé des coéquipiers à la hauteur : le violon magique de Joshua Zubot, la contrebasse puissante et sans faille de Nicolas Caïola, la fantaisie percussive d’Isaiah Ceccarelli, Tristan Honsinger et sa sonorité extraordinaire forment ici un groupe majeur, incontournable, une sacrée bouteille jetée à la mer pour tous les amateurs de musique créative et spontanée. Amazing ! Diraient leurs collègues !!
Pour se procurer Henry Crabapple Disappear, il faudra retracer Zubot ou Caiola sur FB et leur demander une copie. Je pense qu’un enregistrement en trio TH/NC/JZ réalisé avec la meilleure technique devrait voir le jour du côté de la Slovénie…
En outre, Joshua Zubot et Nicolas Caiola, instrumentistes d’exception, sont impliqués dans d’autres projets passionnants dont je vais vous informer au plus vite malgré la pile toujours grandissante d’albums qui s’amoncellent sur ma table de travail !!

Malcolm Goldstein & the Ratchet Orchestra Soweto Stomp Mode 291

Malcolm Semper Malcolm disait Archie Shepp, du temps où ce saxophoniste révolutionnaire (et depuis légendaire) crevait l’écran de la New Thing et de la Great Black Music. Depuis lors (une cinquantaine d’années), le tout venant saxophonistique ressasse les vieilles recettes. Bien sûr, je suis un inconditionnel d’Evan Parker, Michel Doneda, Gianni Gebbia, Ivo Perelman, Paul Dunmall, Urs Leimgruber et suis inconsolable de la disparition de Lol Coxhill. Mais en égalitaire convaincu, je pense sincèrement que d’autres instruments et instrumentistes que les quatre ou cinq souffleurs d’anches qui se cooptent sur les scènes internationales de la free-music apportent une dimension tout aussi créative. Il y a de nos jours un véritable formatage de la free-music idéale qui se résume à l’équation souffleur violent/ exhibitionniste/ virtuose – bassiste survolté – batteur rentre dedans avec en prime, guitare noise ou électronique. Donc, sorry ! Mais on a assez donné. Malcolm Semper Malcolm : Malcolm Goldstein, un des deux ou trois plus géniaux violonistes improvisateurs, ayant contribué à la naissance de l’improvisation libre à NYC il y a 50 ans et compositeur d’œuvres destinées à des improvisateurs. À ses côtés, un ensemble exceptionnel d’instrumentistes dédiés autant à l’improvisation radicale qu’à l’interprétation de partitions alternatives : the Ratchet Orchestra , un ensemble dirigé par le contrebassiste Nicolas Caiola, en tournée en Europe à l’heure où je vous écris : http://www.nicolascaloia.net/ratchet.html. 
Violons : Joshua Zubot et Guido Del Fabbro, alto : Jean René, clarinette : Lori Freedman, saxophone alto : Jean Derome et Yves Charuest, sax ténor : Damian Nisenson, sax baryton : Jason Sharp, trompette : Ellwood Epps, trombone : Scott Thompson, guitare : Chris Burns, piano : Guillaume Dostaler, batterie : Isaiah Ceccarelli et percussions : Ken Doolittle. Je cite tous les membres de ce Ratchet Orchestra car il est visiblement composé de personnalités remarquables. Certains critiques se comportent comme s’il n’y avait, d’une part les « vedettes » ou grands noms de la musique improvisée et d’autre part les tâcherons anonymes des scènes locales considérés comme des « amateurs », alors que ce qui caractérise notre époque, c’est la présence sur les scènes d’une foule de musiciens et d’artistes exceptionnels qu'il faut soutenir et faire connaître. Alors, qu’un label de musique contemporaine comme Mode (où John Cage est abonné) consacre un compact superbement produit à Malcolm Goldstein et au Ratchet Orchestra est très réconfortant. Six compositions de Goldstein où l’improvisation et la personnalité des musiciens tiennent un rôle déterminant et où l’influence du jazz libre et la pratique de l’improvisation sont plus que palpables. Configurations in Darkness est une improvisation sur un chant populaire de Bosnie-Herzégovine lequel fait partie d’une série de chants similaires intégrés dans sa composition pour ensemble sous le même titre. On y goûtera le jeu si singulier de Goldstein avec ses glissandi merveilleux, ses tressautements, ses harmoniques, un délice ! In Search of Tone Roads 2 est la réécriture imaginaire ou supposée d’une œuvre disparue de Charles Ives. Architecture dynamique mouvante où l’équilibre est constamment remis en question avec des solos et sous groupes d’improvisateurs sans structure préderminée. Broken Canons porte bien son titre. Les canons joués par chaque instrumentiste reprennent le thème mélodique initial en le transformant, et en s’agglutinant ceux-ci forment petit à petit des masses harmoniques aléatoires. Two Silences requiert que les musiciens jouent une texture sonore soutenue avec deux césures silencieuses au moment où ils en ressentent la nécessité, la texture initiale évoluant sensiblement jusqu’à la fin. On le voit, Malcolm Goldstein est un compositeur « ouvert » et on l’entend, le travail du Ratchet Orchestra est d’une très grande richesse sonore, formelle et esthétique. Les musiciens ont une grande marge de manœuvre et dans l’histoire de la musique improvisée en grand orchestre dirigé, cette réalisation est particulièrement remarquable et pourrait servir de modèle. Soweto Stomp est un hommage aux insurgés de Soweto et leur massacre en 1976. Suite de solos improvisés par chaque musicien dans des cadres rythmiques variés issus de la musique Africaine de l’Ouest ou composés par MG. L’intention du compositeur de créer une forme de danse est particulièrement réussie. Le Ratchet Orchestra est un orchestre de très haut niveau d’artistes engagés dans la société montréalaise et portant la qualité musicale de leur travail vers l’excellence avec créativité confondante. Je n’ai pas de mots pour décrire la profondeur de cette création collective sous la houlette de Malcolm Goldstein, lui-même un de mes (nos) violonistes improvisateurs préférés et il me faut encore réécouter cet album fascinant pour en prendre la mesure. Superbe.

Musica in Camera : Quatuor d’Occasion : Malcolm Goldstein Josh Zubot Jean René Emilie Girard Charest & records &22.

Présenté dans un modeste emballage en papier bleu gris avec un lettrage original par le label etrecords (ou & records), Musica in Camera par le Quatuor d’Occasion est une œuvre plus que remarquable, « enregistrée dans la chambre à coucher de Jean René », le violoniste alto (ou altiste) du Quatuor. Avec deux violonistes superlatifs comme Malcolm Goldstein et Josh Zubot et l’excellente violoncelliste Emilie Girard Charest, ce Quatuor d’Occasion investigue les possibilités sonores, harmoniques, interactives, intuitives dans des architectures mouvantes et avec des conceptions / perceptions raffinées du jeu des cordes frottées lorsque celles-ci sont confrontées aux particularités de chaque instrument et à celles de leurs instrumentistes respectifs. Chatoyant, austère, expressionniste, lyrique, complexe, débridé, spectral, introverti, détaché, les registres sont étendus, l’entente est omniprésente et cette science du glissando si particulière sidère. Les timbres sont travaillés jusqu’à la perfection, le jeu est entièrement spontané, rebondissant, spiralé, étiré jusqu’à l’outrance, le silence est approché au plus près après des secousses frénétiques. Certains passages de morceaux semblent avoir été écrits mais leur enchaînement avec des dérapages contrôlés fait penser que leurs airs sont générés spontanément. Sounding the Violin (LP de1979) de Malcolm Goldstein est un témoignage inoubliable du « méta-violon » et ce Quatuor d’Occasion est à ce niveau. Un beau miracle musical composé de Miniature de 1 à 6 entre 1 et 2 minutes et de Morceau de 1 à 11  entre 2 et 5 ou 6 minutes. Un sens de la forme inouï qui convaincra les purs et durs de la musique écrite contemporaine. Je ne vais pas me lasser d’écouter cet album en boucle, ces cordes çà me changera du saxophone… Qualité voisine du fameux Gocce Stellari de Wachsmann Hug Mattos et Edwards produit par Emanem : donc le top !

Irene Kepl Sololos Fou Records FR CD 20


Jean-Marc Foussat a encore frappé ! Cet artiste sonore et preneur de sons avisé pourrait se contenter de publier ses trésors « historiques » , les enregistrements de Derek Bailey, Evan Parker, Joëlle Léandre, George Lewis, Peter Kowald, Daunik Lazro au Dunois ou ailleurs et des albums d’artistes reconnus qui ont déjà une belle discographie. Mais comme il croit avant tout à cet esprit d’aventures et de recherches qui l’anime depuis ses débuts, il ne peut résister à l’envie de nous faire partager une belle découverte, une musique inconnue. Ici la violoniste autrichienne Irene Kepl nous gratifie d’un superbe opus solitaire d’une belle facture. Les doigts frappent la touche, l’archet ondule sur les cordes tendues, frictionnant les timbres, traçant des griffes dans l’air vibrant. Une vision organique de l’instrument, une approche tour à tour ludique, sensible, minimale, lumineuse, élégiaque, une connaissance intime des harmoniques et de leurs fréquences. Savoir dire l’essentiel avec le moindre intervalle dans une boucle infinie (Lucid) jusqu’à ce que la tension se métamorphose subitement en torsion. Un filet invisible s’échappe tel un sifflement de fourmi, le crin frôlant la corde, cette action amplifiée imperceptiblement fait naître de subtiles harmoniques à peine audibles (Move Across). Multiphonies à l’aide de la voix et du soft bow (?) (Candid). Cadences insistantes et intenses étirées vers des  climax en decelerendo et glissando orgiastique ou un ostinato /contrepoint bègue et frénétique sans solution de fin (AmiNIMAL). Pizzicato extrême et minimaliste (Drop in) Etc… il y a là tout un florilège du jeu violonistique, une  maîtrise des timbres et une poésie du son qui méritent d’être écoutés et réécoutés pour sa pertinence, sa singularité et le pur plaisir du son. On a entendu Irene Kepl au sein d’un quintet de cordes avec Paul Rogers, Nina de Heney et Albert Markos en Autriche qui fit sensation. Donc à suivre !!

7 novembre 2016

Elisabeth Coudoux solo/ Harald Kimmig Daniel Studer Alfred Zimmerlin & John Butcher/ Toma Gouband Mark Nauseef & Evan Parker

Elisabeth Coudoux Some Poems Leo Records LRCD  777

Un courageux album de violoncelle solo par une excellente musicienne auquel je souscris de tout cœur. Le titre : Some Poems. On a tous notre acception de la poésie, mais quelle musique ! Principalement des compositions, sauf deux improvisations libres pour les plages 1 & 8. Maîtrise de l’instrument et un beau travail sur le son. Re-recording aussi (shaken boundary conditions). Dans ces notes Kevin Whitehead cite une série quasi exhaustive de violoncellistes de jazz d’avant garde et d’improvisation, je pense à Jean-Charles Capon, Tristan Honsinger, Dave Holland, Abdul Wadud et Okkyung Lee qui m’ont particulièrement marqués. Il omet par contre Marcio Mattos, Albert Markos et Hannah Marshall, par exemple, et cite des violoncellistes que je n’ai pas encore eu le plaisir de découvrir. Fort heureusement, on retrouve chez Elisabeth Coudoux de nombreuses qualités propres à tous ces artistes et une capacité à faire sonner son violoncelle de manière expressive, grave, joyeuse, exploratoire, fugace, subtile …. qui va à l’essentiel. On trouve un magnifique éventail des possibles musicaux et sonores du violoncelle contemporain avec entre autres des accordages alternatifs. Une sorte d’anthologie passionnante de pièces bien pensées, subtilement travaillées et absolument convaincantes. Dans Sounding bodies, elle travaille sur un motif cadencé et répétitif à l’archet tout en en modifiant  presqu’insensiblement la qualité sonore quasiment à chaque coup d’archet. Impressionnant.  Les deux improvisations libres enregistrées témoignent de son expertise et de sa sensibilité en la matière. Derrière la brillance de l’exécution, il y a une véritable exigence musicienne. Elle joue régulièrement avec des improvisateurs tels que Philipp Zoubek, Mathias Muche, Daniel Landfermann, Nicola Hein et participe à  The Octopus un quartet de violoncelle avec Hugues Vincent, Nathan Bontrager et Norah Krahl (Subzo(o)ne LRCD 770). Ayant aussi écouté Vincent et Bontrager, rien que l’évocation d’un tel quartet, me met l’eau à la bouche. A suivre, à suivre, à suivre.Pour un premier album, c'est de suite l'excellence !!

Raw Harald Kimmig Daniel Studer Alfred Zimmerlin & John Butcher Leo records LRCD 766

Cette toute récente livraison de Leo Records consacrée aux cordes frottées (Trio Kimmig Studer Zimmerlin & John Butcher, Elisabeth Coudoux en solo et le quartet de violoncelles The Octopus) est un magnifique brelan de réussites. Raw place la musicalité, la richesse du son, la finesse du jeu et l’imagination au sommet. Vous connaissez (nettement) moins parmi les cordistes, le violoniste Harald Kimmig, le contrebassiste Daniel Studer ou le violoncelliste Alfred Zimmerlin, que par exemple, Barry Guy, Joëlle Léandre, Fred Lonberg-Holm, Mark Feldman ou Carlos Zingaro. Mais quelque soit leur valeur intrinsèque individuelle, et comme cette musique improvisée est essentiellement collective, vous pouvez vous dire que le Trio Kimmig-Studer-Zimmerlin, en matière de libre improvisation, c’est vraiment quelque chose d’unique ! Et ne croyez pas que John Butcher est venu s’ajouter pour faire monter la sauce. D’ailleurs, musicien particulièrement intelligent et expérimenté, le saxophoniste britannique s’insère dans le jeu des cordes comme un fabricant de sonorités, un explorateur de l’inconnu, plutôt que comme un « soliste invité ». Quand cet artiste intègre se détache du lot par son phrasé butchérien, cela vient à des moments-clés comme pour souligner la pertinence du chemin déjà parcouru, tel un signal visible dont la signification resterait secrète. On a droit ici à l’expression spontanée et (aussi) hautement réfléchie d’une forme aussi sophistiquée que sauvage de la pratique improvisée contemporaine. Chacun des cordistes relancent la dynamique, l’évolution des propositions, altèrent les sonorités et les timbres, transformant spontanément les paramètres du son d’ensemble au fil des secondes, parfois avec un goût bruitiste affirmé et ce qu’il faut de provocation. L’écoute attentive de cet album nécessite de repasser le compact sur la chaîne (au casque !) à plusieurs reprises pour commencer à en saisir les lignes de force, la subtilité des détails, ses occurrences sonores irrévocables, sa radicalité. On joue parfois avec des riens, souvent avec une gravité non feinte et un sens ludique à la limite de l’absurde. Ça gratte, fouette, frappe, dérape, scie, harmonise, secoue, glisse, vibre, plane, assombrit ou ilumine. On est très très loin de l’exercice de style ou de la mise en pratique d’un concept. Ces trois-là nous font entendre tout ce qui est possible avec une contrebasse, un violoncelle et un violon sans tenir compte du fait qu’ils jouent avec un saxophoniste ténor ou soprano. John Butcher réalise un travail absolument remarquable, hautement musical même si les amateurs de saxophone « free » (ceux qui suivent obstinément Brötz, MatsG, KenV, JoeMc, Evan mais évitent quasiment d’autres moins notoires) ne vont pas y retrouver leurs jeunes. Avec la notoriété qui est la sienne, John Butcher (un artiste très sollicité) pouvait se contenter d’un No Man’s Land créatif en jouant les utilités dans une kyrielle de projets. Il montre ici que trente années après que je l’ai moi-même entendu pour la première fois, il n’a pas cessé de se remettre en question et de jouer le jeu. Raw porte bien son titre car est ici en jeu la qualité Raw de l’improvisation libre. Exemplaire.

As the Wind Toma Gouband Mark Nauseef Evan Parker  
Psi 16.01

Réunis par Mark Nauseef pour une session d’enregistrement, les trois musiciens ont surpassé les espérances de ce qui est au départ un vol d’essai en trio suite à une collaboration commune au sein d’un ensemble plus large. Et donc, la musique intrigante, aérée et peu commune de As The Wind , enregistrée en 2012a droit aux honneurs d’une publication sur Psi, le label d’Evan Parker. Psi avait marqué d'une longue pause ses publications suite à la baisse catastrophique des ventes de CD’s et ne publiait plus que des rééditions, comme cet album solo d’Evan Parker, Monoceros. C’est dire que cette belle session à deux percussionnistes a vraiment convaincu cet artiste exigeant pour qu’il la publie lui-même. Toma Gouband joue des lithophones (percussions en pierres) disposées sur les peaux des tambours et les cymbales inversées d’une batterie pour obtenir une résonnance, alors que Mark Nauseef, utilise une panoplie d’accessoires et instruments percussifs métalliques (gongs, tam-tam, cymbales, crotales, cloches). Evan Parker joue uniquement du saxophone soprano et nous reconnaissons sa sonorité dès les premières notes, une contorsion d’harmonique, ce glissando si caractéristique qui n’appartient qu’à lui. Multiphoniques et respiration circulaire dans un lent balancement en apesanteur. Sonorité exceptionnelle et travail sur le timbre en délicatesse, sans tordre les sons, ni « mâcher » l’articulation de manière paroxystique comme il peut le faire en trio avec Schlippenbach et Lovens, Guy et Lytton ou il y a quarante ans (cfr The Longest Night / Ogun 1976). Les sons très fins des deux percussionnistes, terrien et pierreux de Gouband et aérien et vibrations cuivrées de Nauseef, flottent dans l’espace. Une très belle facette d’un minimalisme sensuel et secret. L’univers conjoint des deux faiseurs de sons frappés (et grattés,etc..) engage le souffleur à la limite du silence, traçant une épure du souffle, parfois évanescent (hm!), dévidant une spirale dans l’infini, faisant durer les notes dans l’éther. Je pense évidemment au duo de Parker avec Eddie Prévost, Most Material (Matchless MRCD33) et ici, les trois musiciens poussent encore plus fort la retenue, le flottement s’éternise. Une harmonique fantôme émanant d'un crotale rejoint le souffle sotto voce ... il arrive que les sons de MN et EP se croisent sans qu'on sache lequel des deux musiciens les a émis. De temps à autre, le souffle s’anime et les harmoniques s’enchaînent en se croisant de cette manière si caractéristique quelques moments et pour s’échapper à nouveau vers le silence et animer ensuite une autre idée, des cycles étirés, une ellipse magique... 
Voilà donc un album qui surprendra ceux qui connaissent Evan Parker pour son énergie inextinguible et son jeu complexe, explosif et tortueux au ténor et au soprano et leur fera découvrir une autre forme de percussion, basée avant tout sur les sons, les timbres et leurs couleurs plutôt que sur les pulsations et les rythmes. Absolument magnifique !!


5 novembre 2016

Marco Scarassati Eduardo Chagas Gloria Damian Abdul MoiMême/ Jimmy Giuffre Paul Bley Steve Swallow / Veryan Weston at the organ/ Raymond Boni Jean-Marc Foussat Joe McPhee/ Sophie Agnel & Daunik Lazro

Rumor Marco Scarassati Eduardo Chagas Gloria Damian Abdul MoiMême Creative Sources CS332CD

J’ai conservé ce compact intriguant, puissant et original par les sonorités pour une chronique ultérieure  parmi tous ceux que Creative Sources m’avait gratifié « en masse » il y approximativement un an. Cette musique , on l’aura compris immédiatement par le label (CS) et les noms de deux de ses créateurs, le tromboniste Eduardo Chagas et le guitariste Abdul Moimême, relève de cette école portugaise « Creative Sources » (ou Potlatch en France et Another timbre en GB) sonore et relativement minimaliste post AMM qui se détache sensiblement du courant principal de la musique improvisée libre par plusieurs aspects. La contribution spécifique de Marco Scarassati avec ses sculptures sonores confère à cette Rumor bien nommée une singularité toute spéciale par la densité métallique et les vibrations remarquables de son dispositif. Par bonheur, il a su trouver chez ses compagnons des chercheurs de son le complément adéquat à sa propre proposition esthétique. Le piano travaillé principalement comme une sorte de boîte - carcasse vibratoire et résonnante des chocs, frottements et usages percussifs sur les cordes et des mécanismes par Gloria Damian et la guitare traitée et entourée / préparée d’objets (et d’effets) d’Abdul Moimême partagent une dynamique commune dans laquelle le trombone bruissant d’Eduardo Chagas s’insère à souhait avec une telle pertinence qu’il passe inaperçu en tant que trombone alors que les vibrations discrètes ou les bruissements établissent des correspondances subtiles et créent ce qu’on appelle la cerise sur le gâteau. Une performance aussi satisfaisante que celle de Radu Malfatti si celui-ci avait continué à jouer comme il jouait avant sa quête du silence « raducal ». Je pense aussi à cet effet d’harpe détraquée qui émane du piano en un instant de folie. Une belle variété de propositions sonores contribue à relancer adroitement l’intérêt de l’écoute tout au long des deux longues improvisations. Certains déplorent un (relatif ou certain) ennui à l’écoute d’enregistrements de ce type d’improvisation ou, du moins, de la catégorie dans laquelle tout un chacun les voudraient rangés. Ici les musiciens prouvent qu’ils n’ont pas d’idée toute faite, ou n’en donnent pas l’impression, mais explorent le potentiel que recèlent leurs instruments et objets avec conviction, énergie, subtilité… Rumor, en ce qui me concerne, fait partie de ces témoignages qu’on gardera dans un coin de l’étagère pour y revenir et s’y plonger avec délectation, en en découvrant encore une autre dimension qui nous avait échappé.

Jimmy Giuffre Paul Bley Steve Swallow 3 Bremen & Stuttgart 1961 Emanem 5208

Il s’agit de la réédition augmentée d’inédits (et de deux plages officielles non rééditées) de deux albums publiés par Hat Art du fameux trio avant-gardiste du clarinettiste et saxophoniste Jimmy Giuffre  avec Paul Bley et Steve Swallow, un des groupes phares du premier free-jazz avec ceux d’Ornette, de Cecil Taylor et d’Albert Ayler. Dans cette musique, Giuffre se consacre uniquement à la clarinette et en joue en combinant les deux registres, alors qu’il se contentait de la partie « chalumeau » lorsqu’il jouait son « folk jazz » précédemment (The Train and the River). La musique enregistrée est plus vibrante, plus requérante que les deux albums Verve, Thesis et Fusion, eux mêmes réédités par ECM en double album dans les années 90. Il manquait à ce double album deux morceaux qu’on retrouve ici et parmi les six inédits, trois duos piano contrebasse (Bley – Swallow) dont une version mitigée du Blues Bolivar Balues Are de Monk. Je rappelle qu’il s’agit de compositions de Giuffre, Carla Bley et Paul Bley. Par  rapport aux morceaux des albums Verve, le concert de Bremen inclut une composition ambitieuse, Suite for Germany, qui faisait de cet album inital le sommet Giuffrien par excellence. Emanem nous gratifie d’un réel événement discographique même si Hatology avait réédité cette musique assez récemment. Elle a eu à l’époque et par la suite un impact considérable sur nombre de musiciens et ce trio créa réellement un enchaînement d’opportunités déterminantes pour Paul Bley, alors qu’il conduisit le leader à interrompre sa carrière suite au peu d’intérêt économique qu’elle a suscité. Elle illustre  une rare qualité de musique de chambre dans une démarche beaucoup moins exubérante et plus « intellectuelle » que celle du courant principal du free-jazz naissant. Ce qui rend ces albums de Giuffre tout-à-fait singuliers au sein de la discographie de base de ce courant musical. Il y a un son Bley et un son Giuffre absolument inimitables et leur complicité au sein d’un même groupe que complète merveilleusement l’invention d’un tout jeune Steve Swallow, fait de ce trio  un must listen que tout un chacun doit mettre au sommet de ses priorités pour un proche sapin de Noël ! Un prolongement inédit à cette démarche du trio, mais avec Joe Chambers et Richard Davis, cette fois, a été publié récemment et avec Bremen et Stuttgart, on a la quintessence de la musique « free » de Giuffre. C’est aussi un document de première main des avancées d’un pianiste essentiel dans l’évolution du jazz moderne vers la liberté totale, Paul Bley et qui met en lumière toute sa créativité et son imagination d’improvisateur et d’interprète. Un témoignage historique incontournable et une musique précieuse et vivante qui n’a pas pris une ride.

Veryan Weston discoveries on tracker action organ. Emanem 5044

La série 5000 d’Emanem présente bien des surprises auditives et ces découvertes sur les orgues à tirets sont furieusement fantomatiques et n’ont en fait pas d’âge. Je veux dire par là qu’elles ne s’inscrivent pas dans un tracé reconnu, balisé et évalué d’une quelconque école musicale liée directement ou indirectement ou même faisant référence à un compositeur incontournable (Stockhausen, Ligeti,  Scelsi, Feldman) comme si un musicien doué et intelligent n’assurait pas son existence et l’intérêt qu’on pourrait lui porter sans ces béquilles référentielles. C’est bien tout l’intérêt, le plaisir, l’ingéniosité contagieuse que nous communiquent ces découvertes des propriétés sonores des orgues anciens à tuyaux d’airs actionnées entre autres par ces tirets qui ouvrent ou ferment l’orifice de la colonne d’air de chacun de ses instruments. Non seulement Veryan Weston manie le clavier et le pédalier de l’orgue, mais il actionne le tiret dans des positions « non conformes » à ce pourquoi ils ont été conçus, créant ainsi des intervalles et des glissandi non tempérés, des sifflements improbables, des microtons venteux, une houle sonore, une sonnerie  déchaînée. Cette pratique est le fruit de toute une réflexion qu’il partage avec le violoniste extraordinaire Jon Rose dans le projet Temperaments. Leur plus récent opus auquel collaborait aussi la remarquable violoncelliste Hannah Marshall (Tuning out / Emanem) était consacré exclusivement aux orgues d’église Je l’avoue, pour mes oreilles aucune électronique ne remplace le charme inaltérable des cet instrument à vent. Non content d’un seul instrument localisé dans une église bien précise, Veryan Weston s’est livré à une quête systématique parmi plus d’une trentaine d’orgues répartis sur tout le territoire du Royaume – Uni : ici nous entendons des orgues historiques localisés à South Croxton, Horstead, Brighton, Stannington, Manchester, Newcastle et York et cela en préparation à la tournée avec Jon Rose et Hannah Marshall dont ce double album Tuning Out est le témoignage. Je dois aussi signaler que les orgues anciens ont été construits en fonction d’un diapason plus grave (per exemple A= 420 au lieu de A= 440 Hz) qui était celui de l’époque, antérieure ouvent à celle où toutes les échelles « non tempérées » qui pullulaient depuis l’antiquité ont été normalisées en un seul tempérament, majeur et mineur. Comparez un clavecin « moderne » et un clavecin historique et vous entendez directement la différence par les colorations des sonorités : le clavecin moderne vous semblera fade, sans goût aucun. En essayant chacun des orgues, VW fit parfois grincer les dents de certains chapelains et enchanta la curiosité amusée d’autres. Pris au jeu, le tempérament ludique de Veryan Weston l’amena à créer des musiques originales, surprenantes, hantées… En réaccordant l’échelle des tuyaux par le truchement de tirets restés à mi-parcours, il évoque un hypothétique gamelan à vent, si cela peut exister. Sans doute, cet orgue de Manchester permet des écarts imprévisibles. Le ponpon revient à celui de l’église All Saints de York et dont la pièce qui lui est consacrée « Numerous discoveries » clôture avantageusement l’album sur une durée de 24 minutes. Dingue et mystérieux! Veryan Weston est sans nul doute un des quelques pianistes / claviéristes parmi les plus profondément originaux de la scène improvisée et expérimentale contemporaine. Et ces discoveries, une de ses recherches les plus réussies.

The Paris Concert Raymond Boni Jean Marc Foussat Joe McPhee LP Kye 42

Comme l’explique la pochette, 40 ans après s’être rencontrés à l’American Center en 1975, le guitariste Raymond Boni, le joueur de synthés (VCS3) Jean-Marc Foussat et le saxophoniste multi-instrumentiste Joe McPhee concrétisent leur récente réunion en concert par un bel album vinyle. Deux faces : 1 Reunion 2 Célébration. Ici Joe joue du sax ténor et de la trompette de poche. On est ici à l’écart du free-jazz dans l’exploration sonore, l’immédiateté électrique, l’étirement des timbres dont la voix lunaire du saxophoniste vient calmer le jeu ou trouer la nuit noire par un déchirement aylérien. C’est un vrai album underground radical comme Joe McPhee en gravait à l’époque des débuts du label Hat Hut dans la deuxième partie des années 70’s. Le travail minutieux de Jean-Marc Foussat plein de nuances et le jeu électrisé plein d’effets noise de Raymond Boni créent des paysages, des tensions, des crises avec lesquelles un Joe McPhee très engagé joue le jeu complètement. Avec sa trompette de poche il lance un lambeau de mélodie pour ensuite sussurer en faisant flageoler la colonne d’air. Bill Dixon faisait une chose similaire et le souffle fusée de McPhee s’en distingue indubitablement imprimant sa marque toute personnelle sur cet effet sonore  La connivence avec les deux électriciens est totale même s’ils excellent parfois à mêler la chèvre et le chou ou à saturer brièvement dans un chaos incontrôlé le temps de changer de cap vers un autre mode de jeu.  Des passages lyriques de Mc Phee surnagent. A la fin une ultime harmonique du ténor en phase avec le feedback de la guitare signe la partie. Chaudement recommandable. Plaira beaucoup aux auditeurs du « post rock » et aux inconditionnels du free au-delà des écoles.

Sophie Agnel & Daunik Lazro  Marguerite d’Or Pâle FOU Records FR-CD21

J’avais été complètement émerveillé par deux des plus beaux albums de Phil Minton en concert gravés en compagnie avec chacun de ces deux musiciens français insignes de l’improvisation libre : tasting / another timbre at02 enregistré en 2006 avec la pianiste Sophie Agnel et alive at Sonorités / Emouvance enregistré en 2007 avec le saxophoniste Daunik Lazro. C’est le genre d’albums sublimes qui imprègne les sens, l’imagination et la sensibilité au point qu’il nous semble avoir été enregistré l’année dernière. Ceux qu’on garde du coin de l’œil en espérant trouver le temps de s’y plonger. C’est bien l’effet que produit l’écoute répétée de ces moments d’union, de concentration, d’écoute au Dom de Moscou le 22 juin 2016 lors d’une tournée mémorable. Premier enregistrement donc de ce duo et aussi de Daunik Lazro au sax ténor. Certains observateurs prêts à pardonner les incartades de leurs artistes chéris post-modernes, post-rock, machin chose font la grimace remarquant que certains improvisateurs libres qui ont un succès public « moyen » et ne sont pas devenues des icônes ont tendance à mal se renouveler, à jouer comme ils le faisaient il y a vingt ou trente ans. S’il s’agit de X, Y ou Z, le fait d’avoir une grosse notoriété excuse tout. Si l’art de Sophie Agnel a muri relativement récemment, celui de Daunik Lazro remonte à la glorieuse époque où Joe McPhee et Frank Lowe pointaient le bout de leur nez et FMP, Brötzmann, Kowald et cie connaissaient leurs premières années de gloire. Çà nous fait quarante ans. Et bien, Daunik Lazro vient juste de muer : le voici au saxophone ténor. Après avoir été un challenger incontournable de Brötzmann au sax alto (il fallait entendre ses barrissements démentiels son alto levé vers le ciel), il s’est engagé dans des volutes sombres au sax baryton. Au ténor, il élargit son répertoire, joue sans se rejouer, donnant du grain à moudre aux esprits chafouins : sa voix est unique. Bien sûr on retrace ses lignes de force. Sophie Agnel qu’on a entendu faire bruisser les cordages et les marteaux du grand piano, bloquer les cordes, grincer les filets de cuivre, résonner la carcasse, donne ici la pleine mesure des registres inouïs de l’instrument.
Le duo est une merveilleuse machine à rêves, une rencontre sensible, amoureuse, lucide et… etc… On ne se lasse pas une minute tant les duettistes se renouvellent tout au long de ces six improvisations enchaînées par un esprit de suite qui frôle l'inconscient et qui se révèle tout autant un dérive poétique.Réalisé par Jean-Marc Foussat pour son label géant FOU Records où vous trouverez sa propre musique et ses collaborations, de l'improvisation sans concession (comme le duo récent de Christiane Bopp (trombone) et de Jean - Luc Petit (clarinettes),L'écorce et la salive FR-CD 19, une merveille)  et des enregistrements historiques des années 80 avec Evan Parker Derek Bailey, Joëlle Léandre, George Lewis et Daunik Lazro et dont le trio Enfances (Léandre/Lewis/Lazro FRCD 18) est la pièce à conviction ultime !

Cette Marguerite est  mettre dans la liste des duos intemporels récents dont je vais tenter prochainement de vous en faire  le menu dans ce blog !