27 janvier 2014

Fred Van Hove avec P Jacquemyn et Damon Smith/ WWTF's Gateway 97/Gunther Christmann & Vario 44/ Beresford/Küchen/Solberg

Burns Longer Fred Van Hove Peter Jacquemyn Damon Smith  BPA 2 DL


Au fil des années, le pianiste anversois, lui qui nous a tant étonné / ahuri / fasciné dans notre prime jeunesse,  s’approche insensiblement de la fin de sa carrière (il est né en 1937). Et pourtant, comme le prouve ce superbe enregistrement au bar L’Archiduc, réalisé en 2009, son jeu est resté d’une brillance, d’une clarté et d’une pertinence peu communes. Ses improvisations transcendent les coups d’archets endiablés  des deux contrebassistes avec  une assurance imperturbable. Ses effets cascadants se déroulent avec l’aplomb naturel d’une rivière de montagne, un mouvement organique. Un feeling raffiné du son de l’instrument le plus éloigné de la culture pianistique. L’enregistrement  et le mixage bien balancé (Michaël Huon) nous permet de nous focaliser les variations subtiles et multiformes qu’il imprime aux idées qui surgissent dans le feu de l’action. Les contrebassistes, le californien Damon Smith et le flamand Peter Jacquemyn, rivalisent d’inventions dans leur entente duelle en créant l’espace voulu, un champ sonore propice au pianiste. Ils mènent souvent un véritable raffut de colosses qui fait songer aux phases d’un match de lutte - leur carrure physique est d’ailleurs impressionnante et Peter pratique les arts martiaux -  et se suffit à lui-même. C’est bien le paradoxe de ce trio. Tour à tour et simultanément expressionniste et introspectif, généreux et revêche, sombre et lumineux,  le jeu de Van Hove ne se laisse pas aisément définir. Entre lyrisme et abstraction, son flux déroutant marie énergie dans le mouvement et sensibilité du toucher. Malgré la qualité perfectible du piano de L’Archiduc, instrument qui a une longue histoire dans ce lieu Art Déco, le toucher du pianiste parvient à en tirer des nuances remarquables.  Le musicien ne cache pas que le son de ce piano est une «ruine », L’Archiduc étant loin d’être idéal pour  sa conservation (petit bar de nuit enfumé et extrêmement fréquenté avec des écarts de température excessifs). Néanmoins, le pianiste réalise là une belle performance relayant les efforts du trio en s’échappant à l’accordéon vers un univers fantomatique. Ces trois plages de concert de 27, 9 et 35 minutes, accessibles avec un téléchargement très bon marché - mais-de-qualité ! - sur le site de Balance Points Acoustics, pourront merveilleusement faire référence à tout un chacun pour l’œuvre trop peu enregistrée d’un improvisateur d’exception. Pour beaucoup, Fred VH cristallise les qualités essentielles du pianiste « improvisation libre » par excellence et, en compagnie de deux despérados de la contrebasse alternative, on a droit à une tierce gagnante. Un très beau disque digital !
PS : Rappelons encore que le nom de famille de Fred Van Hove s’écrit avec un V majuscule ! Le label historique FMP et Jost Gebers ont réitéré cette grossière faute patronymique laissant supposer une origine nobiliaire.


Gateway ’97  WTTF  Phil Wachsmann Pat Thomas Roger Turner  Alexander Frangenheim Creative Sources.

Publié récemment par Creative Sources, Gateway ’97 est une session inédite et miraculeuse d’ « improvisation libre » enregistrée au studio Gateway (Evan Parker et cie) à l’époque ou  des labels de CD’s comme Emanem ou Incus prenaient leur envol.
Je trouve bien dommage que personne n’ait publié cet album car, voyez-vous, il y a la musique improvisée qui se « ressemble » et celle qui se distingue par sa singularité. Ici une manière de jouer ensemble qui remet en question les habitudes et évite l’ennui, les réflexes et le flux systématique non-stop. Entre autres, chaque instrumentiste joue systématiquement avec  les silences et intervient subitement  au moment très précis où son partenaire s’arrête. La musique s’enchâsse avec un découpage de séquences ultra-courtes contrastant avec les intentions de chacun ou les prolongeant. Sur quasiment tous les morceaux, on les entend très rarement à quatre en même temps, tant ils parviennent à coordonner leur une virevolte d’interjections en interactivité. Etonnamment ludique et difficilement descriptible. Pat Thomas jongle avec une batterie improbable d’échantillons sonores ou s’affaire au piano,  Wachsmann  épure le propos avec des effets électroniques rares et une quintessence mélodique épurée et  Roger Turner distille  des raclements métalliques dans le registre aigu de son appareillage percussif. Un peu à l’écart, l’archet rêveur du contrebassiste Alex Frangenheim s’échappe un instant dans une distance recueillie. Wachsmann et Pat Thomas ont participé au Tony Oxley Quartet (BIMP Quartet Floating Phantoms a/l/l 001) lequel a aussi compté Derek Bailey (Incus cd et Jazz Werkstatt). Wachsmann a été longtemps associé à Oxley et Barry Guy dans les années septante et quatre-vingt, bien qu’il n’en reste que deux témoignages enregistrés(the Glider and the Grinder /Bead et February Papers /Incus 18). Gateway 97 est le summum de cette saga et fait oublier largement les albums précités et la monotonie de trop nombreuses publications de ces quinze dernières années. Dynamique, extrême variété sonore, qualité de l’écoute mutuelle, sens collectif, imagination, fantaisie : cet album récolte un 10 sur 10 tout azimut. L’improvisation libre fantasmée devenue réalité !!
Je répète encore : c’est très dommage que cet album n’ait pas été publié à l’époque car la musique est aussi originale qu’optimale.

-Vario 41 Boris Baltschun John Butcher Gunther Christmann Michael Griener  edition explico 14 (2004 cdr à120 copies)
-Vario 44  John Butcher Gunther Christmann Thomas Lehn John Russell Dorothea Schürch Roger Turner edition explico 15 ( 2006 cdr à 250 copies) 
-In Time Gunther Christmann Alberto Braida  edition explico 16 (2010  cdr à 120 copies)

Il fut un temps très éloigné où Gunther Christmann était un improvisateur libre aussi bien documenté en disques que ne l’étaient Derek Bailey et Evan  Parker et ses disques étaient relativement bien distribués dans le réseau Incus- FMP-Moers-ICP-Futura etc…. Chef de file de l’improvisation radicale sur le continent, le tromboniste - contrebassiste,  et puis violoncelliste, avait publié pas moins de quatre albums avec son compère Detlev Schönenberg (un percussionniste mémorable qui a définitivement abandonné la scène il y a trente ans) pour FMP et Ring Records. Lorsque Ring se transforma en Moers Music, le label n’eut pas moins de quatre vinyles de Christmann à son catalogue. Tous ces documents sont aujourd’hui indisponibles sur le marché. Les copies qu’on trouve en « occasion » ou en « collectors » restent à un prix relativement accessible car le patronyme de cet improvisateur essentiel ne fait pas l’objet du snobisme des acheteurs branchés de raretés, lesquels sont souvent/parfois plus fétichistes que mélomanes, si j’en crois les  résultats du site collectorsfrenzy. Quant à la production de Gunther Christmann de ces vingt dernières années et de son projet Vario, elle échappe au radar des labels qui furent, il n’y a guère, bien distribués (Emanem, Incus, FMP, Intakt, Victo, Potlatch). Sur la foi de la participation de Paul Lovens et Mats Gustafsson, FMP -  repris en main par Jost Gebers – a bien édité un superbe trio enregistré à l’époque où le souffleur nordique commençait à défrayer la chronique, mais je pense qu’il a dû passer inaperçu. Le tromboniste de Langenhagen, qu’on entend aujourd’hui jamais bien loin d’Hambourg ou d’Hanovre, confie l’essentiel de sa production à sa modeste edition explico, sous forme de CDr publiés dans leur boîtier d’origine sur le quel est collé une plaque de bois ou avec une épreuve photographique originale, Christmann étant aussi un artiste graphique pour le besoin de la cause. Ainsi le morceau de bois rectangulaire  de Vario 44  a le titre tamponné trois fois à l’encre rouge en tête bêche, transformant ainsi le CDR (excellente qualité sonore) en pièce de collection / œuvre d’art qu’il vend exclusivement à un prix supérieur au CD sans même en livrer des copies aux critiques ou à ses copains et même, je parie, à ses collègues les plus chers. C’est pourquoi on n’a peu d’échos de sa production même si Vario 34-2 , sorti en en 1999 chez Concepts of Doing, rassemblait Paul Lovens, Mats Gustafsson, Christmann lui-même, Thomas Lehn, Frangenheim et le guitariste suédois Christian Munthe, alors complice habituel de Mats G et compte parmi les meilleurs exemples d’improvisation collective qui sublime les marottes individuelles des participants pour surprendre et raviver nos sens. Vario est donc un ensemble à géométrie variable, fondé en 1979 et, sans doute, l’alternative la plus réussie aux Company de Derek Bailey. Depuis 1976 et son album solo publié par C/S, Gunther Christmann a initié le sens de l’épure bien avant tout le monde. Savoir exprimer un enchaînement d’idées complexes en moins de deux minutes.
Ici, le grand art est au tournant, spécialement, cette conversation à six de Vario 44 où la profusion des voix individuelles et des paramètres possibles revête une exemplaire dimension constructive et interactive. Vous entendrez très rarement  des improvisateurs (très) réputés adopter ces modes de jeux qui permettent à plus de trois ou quatre musiciens de se faire entendre et développer la musique collective aussi bien qu’en trio. Comme souvent chez Christmann, on a droit à  la déclinaison de l’ensemble dans toutes les formules à raison de 20 morceaux.  Souvent les « connaisseurs » se réfèrent à des noms d’artistes réputés, ici John Butcher, Thomas Lehn, John Russell, Roger Turner, pour porter une évaluation a priori du groupe… Vous pouvez oublier cette façon de voir les choses ici. Si, par exemple, un Derek Bailey avait dû se joindre à Vario 44, cela aurait été à contremploi. Par contre, un Phil Minton aurait été tout indiqué. Dorothea Schurch s’intègre d’ailleurs parfaitement en ajoutant une touche poétique. Joëlle Léandre insiste toujours pour que dans de tels groupes (sextet , septet), on organise le déroulement du concert de manière à tirer parti du potentiel en duos, trios , quintet avec un sens de la forme et une logique. Les auditeurs ne sont pas là pour s’emmerder. Rompu à ces exercices et grâce à l’exigence de Christmann, les musiciens parviennent à marier l’équilibre instable de l’improvisation avec un sens de la forme exceptionnel et les outrances sonores radicales.
Cette session de 2006 fut aussi l’occasion pour John Russell et Roger Turner de renouer avec leur camarade et d’apporter leur grain de sel éminemment british dans cette super-session. Édité à 250 copies, il en reste encore : edition.explico.music.art@web.de . Quant au duo du pianiste Alberto Braida avec Christmann, sa fraîcheur et l’esprit de recherche qui les anime fait qu’on réécoute volontiers leur In Time.
J’ajoute encore qu’Edition Explico avait publié un superbe témoignage de la rencontre de G.C. avec Phil Minton, For Friends and Neighbours. Cet opus rend Edition Explico incontournable…. . Il vaut mieux tard que jamais …….

Three Babies Steve Beresford  Martin Küchen Ståle Liavik Solberg Peira 19 www.peira.net

Ce microlabel pointu de Chicago au catalogue intéressant entre jazz d’avant-garde et free improvised music (John Russell et Fred Lonberg Holm, Guillermo Gregorio, Nate Wooley, Ray Strid, Tim Daisy , Jason Roebke, Paul Giallorenzo, Jason Stein) a eu la main heureuse avec ces réjouissants Trois Bébés. Trois générations d’improvisateurs. Ståle est un activiste incontournable en Norvège (la programmation de Blow Out !) et un bon percussionniste entendu avec la chanteuse Stine Motland. Avec le pianiste Steve Beresford, crédité aussi objects (mais il aurait fallu écrire vintage electronic toys and instruments sur table), Ståle crée un échange ludique dans lequel le saxophoniste (sopranino) suédois Martin Küchen étire ses sons en transcendant la démarche « minimaliste » (à défaut d’autre mot), créant ainsi une véritable osmose entre les trois compères. Three Babies a été enregistré au Café Oto, un des principaux lieux dévolus à l’improvisation radicale dans la banlieue Nord Ouest de Londres.
Trois morceaux Steel Babies, Car Babies et Kitchen Babies, véritables suites d’événements sonores enchaînés suivant une logique imparable entre les deux pôles que constituent les glissandi et les intervalles microtonaux du souffleur et le give and take du percussionniste et du pianiste. Les trois musiciens sont attentifs à s’introduire dans l’univers respectif de chacun d’eux.

Comment se rejoindre ou s’échapper dans ou hors d’équilibres instables….Three Babies a acquis une identité de groupe dans un travail du son et des pulsations plein de nuances, le fruit sans doute de tournées en GB et en Norvège. Dans ces tournées parfois hasardeuses où les artistes ne gagnent pas grand chose, une fois réglées les notes d’avion et d’essence, ils acquièrent une profondeur, une qualité dans les échanges, une écoute spécifique de chacun par rapport au groupe et à chaque individu. Ils le font pour faire vivre et faire évoluer leur univers sonore et relationnel. Sans ce travail de base, la musique collective ne saurait exister.