27 décembre 2018

Gerauschhersteller rewilding John Cage / JJ Duerinckx - Anatole Damien/ Ivo Perelman Mat Maneri Hank Roberts Ned Rothenberg / Edoardo Marraffa


Gerauschhersteller There is nothing we really need to do that isn’t dangerous. Rewilding John Cage. 

Initiative très originale du collectif britannique Gerauschhersteller spécialisé dans les œuvres contemporaines d’avant-garde « dérangeantes » qui ont un rôle phare à une époque lointaine (années 50 – 60) dans le tournant vers l’improvisation libre et les musiques expérimentales et dont les partitions laissent aux exécutant une grande marge de liberté, de choix sonores et de créaitivité. Après le Treatise de Cornelius Cardew publié en 2017 dans un superbe coffret de 5 cd’s à 50 copies en édition limitée, voici une série de compositions de John Cage, certaines méconnues, rassemblées dans un nouveau coffret de 5 cd’s. Rewilding John Cage : avec ce sous-titre, les quatre musiciens de Gerauschhersteller, Tom Cleverley , Steve Gibson, Adrian Newton et Stuart Riddle font remarquer que de nombreux interprètes de Cage sont victimes de leurs enseignement, préjugés et comportements académiques officiels, alors que selon eux (et pas mal d’autres) l’univers et la philosophie de Cage est tout sauf conventionnelle, socialement engagée et … anarchiste. Il publie d’ailleurs sa composition Anarchy en première mondiale. On trouve aussi Electronic Music for Piano/ Music for Piano, Four 6 et Four 4, Ryoanji, Cartridge Music. En tant qu’auteur – journaliste, je n’hésite pas à déclarer / j’estime ne pas avoir les compétences suffisantes pour chroniquer valablement les interprétations de compositions contemporaines. J’ai écouté de ci de là quelques œuvres de Cage, mais pas au point de pouvoir écrire un essai à son sujet ou d’exprimer une pensée cohérente. Je me permets de le faire avec l’improvisation libre parce que j’en ai beaucoup écouté, rencontré les « maîtres » et croisé des dizaines de praticiens, organisé des dizaines de concerts, assisté à des festivals et des concerts historiques durant les années 70 et que j’en suis un praticien expérimenté.  Donc après écoute je vais vous livrer mes impressions de profane après avoir insisté sur le fait que cette production de Gerauschhersteller est superbement soignée et que ces musiciens font un travail exemplaire. John Cage posait des questions essentielles sur la vie humaine, la nature et c’est ce message qu’ils veulent transmettre. Je vous livre ce texte, sans encore y joindre mon analyse d’écoute pour vous informer de cette parution au cas où certains d’entre vous seraient tentés de commander ce beau coffret.

Dry Wet  Anatole Damien Jean Jacques Duerinckx https://legeorge.bandcamp.com/album/dry-wet
Duo free basé sur l’écoute subtile et l’invention sonore entre un jeune guitariste électrique qui n’a pas froid aux yeux, Anatole Damien, et un saxophoniste sopranino, Jean-Jacques Duerinckx a/k/a Maurice Charles JJ, qui n’est pas à son coup d’essai. On entre dans un champ sonore – territoire musical exploratoire dont Derek Bailey et Evan Parker, Keith Rowe ou Michel Doneda ont ouvert les portes libres à leurs émules de trouver leurs marques. JJD, est un des principaux activistes de la scène improvisée et expérimentale Bruxelloise et Wallonne et un as du sax sopranino avec une maîtrise exceptionnelle de l’instrument. Tous les grands artistes collègues du sax soprano – sopranino, Evan Parker, Lol Coxhill, Michel Doneda l’ont sincèrement félicité pour son jeu personnel, sa maîtrise technique et sa fougue inspirée. Quant à Anatole Damien, c’est un artiste intelligent à l’aise dans plusieurs domaines musicaux qui se défriche une démarche de plus en plus originale, étrangement bruissante et cohérente à la guitare électrique. Après un morceau – carte de visite qui dégage une belle énergie, le duo se livre à des escapades, musardages, explorations soniques captivantes. La guitare électrocutée, pédales en sur tension et croisées dangereusement, pagaille contrôlée, vibrations subaquatiques vénéneuses s’étalent dans un réseau – canevas anarchique au milieu duquel l’articulation, les coups de langue, les explosions du bec de JJD font tournoyer des spirales de souffles, déchiqueter le timbre, le frictionner aussi méthodiquement que frénétiquement, plier les notes ou entonner une ligne mélodique assaisonnée de quintoiements et d’harmoniques. Il joue aussi sans bec en soufflant à même le tuyau comme un ney avec une projection sonore appréciable et va chercher les extrêmes du souffle dans les moindres recoins de la colonne d’air. Pour les amateurs d’émotions fortes, il peut aussi balancer la purée comme on l’entend rarement. Bref, l’improvisation libre dans tous ses états. Anatole Damien est un artiste prometteur à suivre, sans aucun conteste. JJ Duerinckx mérite d’être soutenu par un fan – club. Même s’il n’a encore publié que très peu de documentation sur son travail, sa musique est réellement fascinante.  Duo à écouter d’urgence !
Ivo Perelman Mat Maneri  Hank Roberts Ned Rothenberg Strings 2 Leo records LR CD 851 



Ivo Perelman est un de ces saxophonistes de haut vol qui ne cesse de documenter sa démarche musicale et ses nombreuses rencontres avec une réelle suite dans les idées. On déplore presque la surproduction digitale et vinylique des ténors de la profession (qui squatte aussi le réseau des clubs et des festivals rémunérateurs) ; Brötzmann, Gustafsson, Vandermark, Gjerstad, McPhee qui finissent par lasser les auditeurs expérimentés. Evan Parker, au moins est un vrai génie du saxophone et il a pris de nombreux risques esthétiques, par exemple avec son Electro Acoustic Ensemble publié à cinq reprises chez ECM. Ivo Perelman n’est pas en reste : son magistral duo avec le pianiste Matt Shipp a été publié tous azimuts sur Leo : une dizaine d’albums en duo, d’innombrables trios ou quartets avec batteurs, bassistes, etc... Mais aussi des choses subtiles en duo et trio avec l’altiste Mat Maneri à faire pâlir un Coxhill- o-lâtre tout en quittant sa posture de cracheur de feu aylérien (qui lui réussissait si bien) pour une démarche plus introspective, librement improvisée et profondément réfléchie. Son projet musical actuel s’intitule Strings dont sept enregistrements ont déjà été mis en boîte et est basé sur sa profonde relation musicale avec Mat Maneri et incluant différents violinistes ou violoncellistes, ici, Hank Roberts et le saxophoniste Ned Rothenberg. Perelman ne court pas après des collaborateurs qui pourraient lui assurer de meilleures perspectives de travail et des assemblages de bric de broc. Ses formations naissent d’une profonde réflexion musicale portée par son goût de la microtonalité et du dialogue intime dans les arcanes des sons, des cordes dans le cas précis. Et après ce remarquable Strings 1 où il cohabitait avec trois violonistes, cet ensemble sax ténor et  violon alto augmenté selon les plages de la clarinette basse et/ou du violoncelle se déploie dans de fascinantes courbes, spirales, croisements, tangentes construites dans un jeu infini de miroirs scintillants. Une musique intime, étirée, où la hauteur de chaque note est décalée de la gamme occidentale par de subtils partiels de tons qui eux-mêmes s’intègrent dans un mode imaginaire, créé sur le champ par les musiciens, principalement Mat Maneri dont c’est la marotte. En parcourant cet album, on notera des modes de jeux variés et évolutifs, la cohérence dans les échanges collectifs et l’intensité de l’écoute. Ivo Perelman module la dynamique de son sax ténor et l’intensité de ses improvisations au niveau idéal pour se fondre avec les cordes. Cette approche musicale me semble aussi forte et originale que celle d’artistes aussi singuliers que Steve Lacy, Leo Smith, Roscoe Mitchell ou Lol Coxhill. Il s’agit d’une tentative en studio, finalement très aboutie et dont la profonde qualité se dévoile au fil des écoutes successives.

Edoardo Marraffa Solo Diciotto Aut Records 

Un album d’un saxophoniste en solo, on se croirait dans les années 74 – 82, lors du déferlement de la free music radicale quand Steve Lacy, Anthony Braxton, Evan Parker, Peter Brötzmann, Oliver Lake, Joe McPhee, David Murray publiait des albums solos, suivis en cela par les trombonistes (Mangelsdorff, Rutherford), les trompettistes (Leo Smith, Baikida EJ Carroll), les guitaristes (Bailey, Frith, Reichel, Boni), les contrebassistes (Phillips, Guy, Altena, Holland, H. Miller) etc….
Saxophoniste ténor de Bologne, Edoardo Marraffa a développé une démarche à la fois expressionniste au niveau de la sonorité et construite méthodiquement. Accessoirement, il joue aussi du sax sopranino pour ajouter une couleur en soufflant simultanément dans les embouchures des deux saxophones. Il fait plus qu’évoquer Albert Ayler avec ses harmoniques extrêmes, ses vocalisations, les grincements et son souffle puissant et brut.  Parmi les pièces (composées) où ses sons perçants et joyeusement agressifs, ses glissandos accentués  et ses staccattos primitifs à la Albert Ayler (qui s’en plaindrait ?), ses pointes d’harmoniques exacerbées font merveille, on entend poindre de ci de là une tendresse mélodique suave et un brin paresseuse. J’aime aussi sa manière d’introduire des grincements vocalisés en ressassant un riff décalé. Au sopranino dans un morceau, il faussoie et siffle ouvertement avec un vibrato d’un autre temps, utilisant cet instrument ingrat pour illustrer  son expressionisme. Certains diront que c’est du déjà entendu, mais en réalité, sa sonorité ne court pas les rues et à mon humble avis, c’est plus original que pas mal de ses collègues au don d’ubiquité prononcé. Un excellent album réjouissant.


10 décembre 2018

Günter Christmann Joker Nies Wolfgang Schliemann Joachim Zoepf Patrick Crossland Elke Schipper Ignaz Schick Joachim Heintz Mats Gustafsson / Jean-MarcFoussat Matthias Mahler Nicolas Souchal / Jose Lencastre Nau Quartet/ Sakoto Fuji & Joe Fonda

The art of the duo +  3 Günter Christmann Joker Nies Wolfgang Schliemann Joachim Zoepf Patrick Crossland Elke Schipper Ignaz Schick Joachim Heintz Mats Gustafsson. explico 25  


Troisième album du label explico, publié en édition limitée à 150 copies numérotées sans luxe ostentatoire, documentant l’art du duo, mais avec un plus (+). En effet, comme l’explique Christmann, le responsable d’explico dans le court texte de présentation du disque, il faut pouvoir mettre de côté le concept du duo, une formule gagnante, en réunissant deux duos pour jouer en quartet.
Le tromboniste Günter Christmann intervient dans sept des dix improvisations auxquelles il participe en jouant du violoncelle et ne prenant son trombone que dans un seul des deux quartets enregistrés. Les deux pièces restantes sont consacrées curieusement à la cithare. Intelligemment, l’album est divisé en trois parties ou séries, même si ce n’est pas indiqué formellement. Les improvisations de 1 à 4 présentent un groupe de concert enregistré en 2008 et constitué de Günter C., du percussionniste Wolfgang Schliemann, du clarinettiste - saxophoniste Joachim Zoepf et des live electronics de Joker Nies. Pour commencer, le duo percussion et sax - soprano : Schliemann et Zoepf ont enregistré un fantastique album en duo en 2005 (Zweieiige Zwillinge, Nur Nicht Nur) et leur échange présenté ici se situe dans les extrêmes. Les numéros 5, 6 et 7, enregistrés en 2016 réunissent Ignaz Schick (live – electronics), Elke Schipper( voix), Patrick Crossland (trombone) et Christmann. Ensuite et en conclusion, deux improvisations de Günter Christmann à la cithare ''entre autres'' (avec objets, sans doute) en duo avec Joachim Heintz (live electronics) et Elke Schipper. Entre ces deux pièces, un duo de Christmann au violoncelle avec Mats Gustafsson au sax ténor. Il y a toujours des idées bien précises dans les albums explico : chacune des trois séries d’improvisations contient trois improvisateurs différents jouant des live electronics. Je l’ai déjà dit, Christmann délaisse ici son trombone et invite un tromboniste pour qui il a une profonde admiration, l’américain Patrick Crossland, ici en duo avec le violoncelle du maître et un fascinant quartet avec Christmann toujours, Ignaz Schick et Elke Schipper. Très surprenants : les deux duos de Joachim Heintz et d’Elke Schipper avec la cithare dingue de Günther Christmann. Il faudrait le voir en jouer pour comprendre comment il parvient à produire ces sonorités étranges, mouvementées et irrationnelles, vagues houleuses et distordues obtenues en utilisant divers objets non mentionnés dans les notes. Outre cela, j’apprécie ici énormément son travail au violoncelle en duo avec les différents improvisateurs. Successivement Joker Nies, Joachim Zoepf, Patrick Crossland et Mats Gustafsson.  Christmann est un improvisateur du court, du bref, du concis et de la volatilité à travers sons, textures, dynamiques, accents, intensité, silences, mouvements, détails. Morceaux entre deux et quatre minutes trente. Son jeu au violoncelle adopte un mode de pensée exprimant la spontanéité au service de la forme musicale. Très remarquable et tout à fait fou, le duo avec Heintz travaillant le son bruitiste de la  cithare avec son procédé de transformation électronique du son en temps réel.
 Sa démarche personnifie la pure improvisation libre à l’opposé de la régularité (un peu conformiste) du flux et de la récurrence des phrasés, monomanie de la vitesse et de l’énergie linéaires qui est devenue le lieu commun de trop d’albums de free-music, quand ce n’est pas du remplissage. Bien sûr, j’ai du plaisir à écouter de très bons musiciens improvisateurs qui maîtrisent leur art dans le genre trio sax et batterie avec basse, piano ou guitare, une combinaison omniprésente. Mais de mon point de vue, il n’y a pas de doute. Un album comme cet art of the duo + 3 conçu et produit par Günter Christmann et composé de duos et de deux quartets offrent un résumé vivant et requérant d’échanges – partages improvisés qui se suffisent à eux-mêmes et me pousse à le réécouter deux fois entièrement plusieurs soirs de suite. Alors que d’autres albums chroniqués ici, tout – à fait méritoires, sont rangés après l’écoute attentive durant laquelle je rédige ma chronique, et parfois ad vitam aeternam. Dans art of the duo + 3, Il y a tellement d’idées, de signes, d’événements sonores, de cas de figures mélangeant coups de griffe, filets d’harmoniques,  zigzags fugaces, une variété impressionnante de coups d’archets d’une grande diversité, une expression gestuelle dans le son d’une grâce infinie, un sens de la forme instantanée d’une grande précision… Il faut aussi souligner l’excellence d’Elke Schipper, poétesse sonore – chanteuse affolante d’une grande lucidité. Ce disque permet d’entendre des artistes peu connus hors d’Allemagne comme Zoepf, Schliemann, Nies, Schick et il est à espérer que cela mettra certains sur leurs traces... La succession des dix pièces enregistrées ici (entre 2 et un peu plus de quatre minutes) et la suite de des deux séries de duos – quartet forment des enchaînements qui mettent en valeur réciproquement les trouvailles de chaque improvisation, se complètent ou offrent un contraste idéal par rapport à d’autres. Un sens du résumé, de la synthèse, une puissance de la forme à plusieurs niveaux concentrés en quelques minutes.  On est très loin de la documentation compulsive entretenue par certains producteurs qui entretiennent une sorte d’élitisme / culte de la personnalité où souvent l’aspect musical est secondaire. Avec explico, vous en avez pour votre argent et pour votre temps d’écoute disponibles. Comptant parmi les pionniers les plus fameux apparus dans les années 70 (Stevens, Bailey, Mengelberg, Parker, Bennink, Lovens, Rutherford, Van Hove, Kowald), Günter Christmann continue sa quête insatiable de vérité et d’émerveillement sans se reposer sur ses acquits et sa carrière, comme peu sont encore tentés à le faire. Et ce n° 25 de la collection en est une belle preuve.
À commander chez l’artiste qui réalise lui-même les pochettes artisanales. Editions Explico D-30851 Langenhagen Weserweg 38 Deutschland. 
  
Solution n° 5  Jean Marc Foussat Matthias Mahler Nicolas Souchal Le Fondeur de Sons LFDS 006
Matthias Mahler, trombone et Nicolas Souchal, trompette bugle se révèlent être des improvisateurs subtils issus du jazz avec une grande capacité pour l’improvisation mélodique hors des barres de mesures, cohérente et pleine d’allant. Plongé dans l’univers analogique mouvant des synthés vintage de Jean-Marc Foussat, ils poursuivent un cheminement propre fait de pulsations, de secousses mélodiques vif-éclair, de lueurs sombres, d’éclats irisés, de bourdonnements d’embouchure libérés des poncifs et bienséances. Un remarquable équilibre s’établit avec les inventions sonores de Jean-Marc Foussat, nappes volatiles, glissements de terrains, bourdons intergalactiques, boucle de bruissements percussifs, atterrissages vaisseaux intersidéraux,  message morse alien, voix de l’au-delà, pédales cinglées, grands orgues venteux et tordus, sifflements de grottes perdues au fond la croûte terrestre, échantillons de sons maritimes…. Au fil des albums, son travail a évolué, s’est raffiné, et sa démarche électronique en collaboration avec des improvisateurs acquiert une belle pertinence avec cette Solution n°5Nicolas Souchal réalise ici une remarquable performance en allant chercher les sons extrêmes de son embouchure avec une maîtrise incontestable et un lyrisme surréel. On songe à la qualité du travail de Leo Smith quand celui-ci improvisait librement dans la Company de Derek Bailey. Il est remarquablement secondé par Matthias Mahler qui tout en outrances et errances de la colonne d’air, trouve le ton juste vis-à-vis du sillon tracé par son intrépide collègue. Ces deux souffleurs sont des improvisateurs à suivre. Cette séance est marquée avant tout du sceau du continuum sonore de Jean-Marc Foussat qui nous offre avec cette Solution N°5, une  magnifique réponse aux problèmes formels posés par son dispositif électro-acoustique lorsqu’il est confronté avec des instrumentistes. Et c’est pourquoi je recommande vivement cet album, une belle réussite

José Lencastre Nau Quartet Eudamonia FMR 

Un exemple valable de quartet de free improvised free-jazz(avec quand même / peut être une idée de plan au départ). Free jazz car il s’agit d’un quartet sax alto – Jose Lencastre, piano – Rodrigo Pinheiro, contrebasse – Hernani Faustino, batterie - Joao Lencastre, tous portugais et excellemment soudés comme se doit de l’être une basse et une batterie, le piano avec le tandem basse-batterie et le sax alto qui s’envole par-dessus. Free improvised d’une certaine manière, car il n’y a pas de compositions et de thèmes reconnaissables, peut-être une vague idée de développement. Les quatre instruments sont joués en assumant leur fonctionnalité respective dans un tel quartet jazz dans le cadre d’une très grande liberté. Une forme de hiérarchie secouée par les libertés du jeu individuel et collectif. Sons et pulsations plutôt que structures rythmiques, moments en apesanteur où la basse marque une forme de temps libre et où le piano propose une improvisation lyrique marquée par la lingua franca du jazz contemporain et le batteur mouvant les balais et ensuite les baguettes de plus en plus vivement jusqu’à la fin du solo du pianiste. C’est à ce moment là qu’intervient le saxophoniste qui assez vite emporte le quartet dans un maëlstrom en sautant et rebondissant dans les intervalles et les aigus déchirants encouragés par la batterie hyperactive, les tournoiements méthodiques de Pineiro sur le clavier et les doigtés puissants de Faustino, une solide pointure. L’intérêt de ce quartet énergétique (leur précédent album  était plus contenu niveau énergie) repose sur la cohérence de leurs improvisations collectives. Les pointus en jazz de ces quarante dernières années trouveraient que le batteur pêche peut-être par la précision, malgré la profusion de son jeu surtout aux cymbales et le fait qu’il sache faire passer un haut niveau d’énergie avec une belle sensibilité. Pineiro et Hernani sont de très solides musiciens avec un sérieux background musical et un savoir faire imposant. Sous les doigts de Jose Lencastre, les gammes  et les motifs se croisent et se chevauchent dans l’ordre et son inverse avec un esprit ludique et un beau mordant au sax alto. Les fins abruptes de chaque improvisation témoignent de la fine empathie qui règne dans le Nau Quartet. La pochette indique seulement le titre de l’album, mais ne précise pas titres et durées de ces quarante minutes de musique dans laquelle les quatre improvisateurs essaient sincèrement de vivifier avec un beau résultat une formule instrumentale et une démarche habituelle dans l’univers du free jazz – free music.

Mizu Sakoto Fuji - Joe Fonda  Long Song Records

Un duo piano contrebasse de haute volée entre une pianiste sensationnelle de maîtrise et d’intensité, Sakoto Fuji  et un contrebassiste activiste à la puissance Mingusienne, Joe Fonda. Deux longues improvisations enregistrées au club De Singer le 14 octobre 2017 à la mémoire de Rik Bevernage, le responsable du club De Werf à Bruges, dont le titre du premier morceau porte le nom. Un troisième morceau provient du concert de la veille à Munich organisé par Offene Ohren. Après un départ intense mettant en valeur la puissance et l’extrême précision de la pianiste poussé par la furia du contrebassiste et un intermède élégiaque, on a droit à une superbe improvisation de contrebasse en pizzicato atypique et ensuite archet boisé grinçant de plaisir – multiphoniques mouvantes. Sakoto Fuji rentre dans le flux de Fonda en resassant des accords libres quelle finit par secouer et faire tournoyer d’une manière enthousiamante qui nous raconte une belle histoire. Dans les vagues de ces notes se cache une ligne mélodique secrète, un canevas invisible que souligne son compagnon avec une puissance hadenienne. Ce qui est remarquable dans leurs improvisations se lit comme des enchaînements spontanés de motifs qui s’échangent avec une belle liberté, une assurance infaillible et se transforment au fil des minutes dont nous ne ressentons pas la durée mais seulement le plaisir de partager leur joie de jouer et de communiquer l’un à l’autre, sons, rythmes insensés, fragments mélodiques, pulsations, idées, senteurs… Au début de Long Journey, Sakoto énonce et enjolive un modeste accord qui sert de base aux palpitations du gros violon sous les doigts complices et enchanteurs de Joe. Ils recherchent l’accord, la construction, la main de la pianiste bloquant les cordes lorsque vibre la touche de la basse. Après quelques tâtonnements feints, le groove est atteint dans des sonorités sombres et une forme ritournelle folk, prétexte d’un solo dégingandé du contrebassiste. Lorsqu’il se plie à un ostinato vif, c’est au tour de Sakoto Fuji de faire chanter le clavier avec une puissance giratoire jusqu'au relâchement final de la contrebasse. Troisième partie en mode improvisé avec le clavier préparé et des frappes légères dans les cordes de la table d’harmonie, son de cloches extrême-orientales commenté par le frottement intime et chuchotant de la contrebasse et des glissements aigus sur une corde du piano. Cette occurrence sonore presque méditative est le point de départ d’une improvisation qui part vers l’inconnu percussif, aventureux avec un point d’orgue d’une belle intensité.Ce n’est pas le moindre des caractères distinctifs de la musique de ce superbe duo. Un vrai bonheur ! 

6 décembre 2018

Karoline Leblanc Ernesto Rodrigues Nicolas Caloia/ Ivo Perelman Mat Maneri Mark Feldman Jason Hwang/ Rick Countryman Simon Tan Sabu Toyozumi / Santiago Astaburuaga

Autoschediasm Karoline Leblanc Ernesto Rodrigues Nicolas Caloia atrito – afeito o1o 100 copies.

Pour ceux qui suivent le violoniste alto Ernesto Rodrigues, c’est l’occasion de l’écouter dans une dimension esthétique  différente par rapport à ses enregistrements « lower case / réductionnistes » publiés sur son label Creative Sources : sa remarquable maîtrise sotto voce est illustrée ici dans le cadre d’une musique libre jouée avec plus de possibilités sonores, vitesse, énergie, etc... Au piano, la remarquable pianiste canadienne Karoline Leblanc qui dirige aussi le label atrito - afeito et à la contrebasse Nicolas Caloia, lui aussi canadien et membre insigne du trio In the Sea avec Tristan Honsinger et Josh Zubot. Commençant en puissance, la première improvisation (Part 1 21 :26) évolue vers un jeu raffiné, la pianiste intervenant dans la table d’harmonie et le contrebassiste ponctuant le trilogue d’une main sûre. Le violon alto étire les sonorités en faisant miroiter les timbres de ses frottements délicats dans un tournoiement énergique aux cadences renouvelées. Vers la quatorzième minute, le clavier se soulève et emporte les cordistes dans une sarabande animée, orchestrale qui culmine dans des grondements dans les graves. Le contrebassiste pousse le trio avec ses doigts puissants et des vibrations (charlie) hadeniennes. Un bel enchaînement. La Part 2 s’entame dans le questionnement de la matière sonore, les vibrations des cordes du piano actionnées (frappes, frottements furtifs, frictions éthérées) dans la table d’harmonie auquelles répondent les timbres délicats de l’alto (viola) traité de manière ingénieuse et originale. D’un état d’apesanteur attentiste, s’échafaude une construction sonore sombre basée sur un dialogue sensible d’effets sonores maîtrisés dont les affects convergent avec une belle finesse. Par la suite, on découvre un bruitisme minimaliste et expressif (Part 3  9 :13), avec une conclusion enlevée qui renvoie à l’atmosphère animée de la Part 1. Cette expressivité est due au talent des improvisateurs qui savent faire « parler » leurs instruments dans une démarche presque « réductionniste ». À noter la maîtrise du toucher de la pianiste dans les cadences qui clôturent l’album. C’est en tout point remarquable et les trois Parties offrent un panorama de plusieurs  états de l’improvisation libre avec une grande cohérence. Le contrebassiste Nicolas Caloia s’intègre parfaitement dans l’ensemble avec une belle sensibilité et un goût du détail, chose essentielle dans la pratique d’Ernesto Rodrigues. De la vraie musique improvisée aboutie, assumée qui rassemble trois sensibilités – expériences différentes pour célébrer l’écoute mutuelle active. Une belle production de Karoline Leblanc, une artiste à suivre à la trace.. 

Strings 1 Ivo Perelman Mat Maneri Mark Feldman Jason Hwang Leo Records CD LR 850

Voici encore de quoi nourrir la réflexion musicale dans le monde de l’improvisation libre. Comme le Dr Johannes Rosenberg avant moi, je soutiens que des instruments à cordes frottées de la famille des violons (violon, alto, violoncelle, contrebasse) sont faits pour jouer – improviser ensemble et ce faisant, les improvisateurs à cordes peuvent faire ainsi aboutir leur démarche de cordistes au plus profond de leur être. Dans le jazz swing et moderne (bop, modal etc), il y eut peu de violonistes par rapport aux souffleurs et aux guitaristes. Stéphane Grappelli, Stuf Smith et, puis, Leroy Jenkins et Billy Bang ou Ponty et Lockwood dans la fusion, jusqu’à l’explosion de la free music radicale : Phil Wachsmann, Malcolm Goldstein, Jon Rose et Carlos Zingaro. Enfin, quand un violoniste joue dans un quartet avec sax, basse, batterie, c’est souvent au détriment du violon, idem avec le piano (le syndrome Tchaïkosky). Et je pense que la démarche du saxophoniste ténor brésilien Ivo Perelman, qui a appris et joué le violoncelle dans une autre vie, est à cet égard très intéressante. En 1998, il avait déjà produit un mémorable album avec un quartet à cordes frottées : The Alexander Suite avec le C.T. String Quartet (Jason Hwang, Ron Lawrence, Thomas Ulrich et feu Dominic Duval Leo CD LR 258). Strings 1 propose une espèce de musique de chambre avec les violonistes Mark Feldman et Jason Hwang et l’altiste Mat Maneri, un de ses plus fidèles collaborateurs. Perelman y semble tenir le rôle dévolu au violoncelle dans le quatuor. Mais d‘un autre côté, sa voix se détache sur les cordes à cause de l’articulation et du timbre chaud - chaleureux de son souffle et de la qualité vocale qu’il donne à ses improvisations. Ses trois partenaires ont toute la latitude pour prendre autant de libertés et d’initiatives que le saxophoniste dans le fil des improvisations pour la simple et bonne raison qu’il s’agit avant tout d’improvisation tout-à-fait libre et ouverte. Bien sûr ces artistes proviennent du jazz et se situent dans cet opus autant dans le jazz d’avant-garde que dans l’improvisation libre proprement dite. Ivo Perelman confronte son lyrisme naturel et la démarche de la Company de Derek Bailey où toutes les combinaisons instrumentales d’individus se doivent d'être expérimentées. Vous conviendrez qu'un quartet avec deux violons et un alto est tout à fait inusité en jazz, même d'avant-garde. Et dans le fil des neuf improvisations enregistrées, on entend des arrangements instantanés de structures musicales qu’on pourraient assimiler par leurs formes à des œuvres composées (composition instantanées) et qui se métamorphosent insensiblement d'une dizaine de secondes à l'autre. Mais tout cela, finalement ce sont des jeux de mot, du verbiage si on considère ce qui est en jeu dans cette musique. Créer un pont sensible, émotionnel et microtonal entre la voix instrumentale de Perelman au saxophone et l’intimité profonde des violons. Le saxophoniste fait plier ses notes dans toutes les gammes de manière aussi intuitive et cohérente à l’instar d’Ornette Coleman et ses inflexions reconnaissables entre mille, en faisant songer aussi à la vocalité particulière d’Archie Shepp au ténor et le style étrangement altéré de Lol Coxhill. Il y a une saveur personnelle, chantante, élégiaque, à la fois expressionniste et introvertie par la sonorité et la diversité des timbres de ce toqué des harmoniques et du registre aigu, qu’il parvient à faire chanter comme personne, comme si le bec du ténor avait une existence propre. Chaque note est étirée à l’envi, il s’en dégage une sensualité tropicale, brésilienne à tout dire. Et on songe aussi à Ben Webster. Et quoi de plus tentant pour des violonistes d’altérer les notes légèrement, faussoyant les consonances, démontant l’harmonie avec un regard en coin, faisant glisser la hauteur des notes, chacune dans un registre intime. Mat Maneri, suite à son parcours avec son défunt père, Joe Maneri, le saxophoniste – clarinettiste microtonal par excellence, a mis au point son propre système de gammes et d’intervalles où toutes les notes sont altérées avec une extrême précision comme le font les violonistes d’Inde du Sud avec les différents ragas. D’ailleurs, on entend clairement qu’Ivo et le vieux Joe se rejoignent dans leur démarche. L’empathie Mat Maneri -  Ivo Perelman est sans doute une des plus belles choses qui soient arrivées au jazz librement improvisé de ces dix dernières années. Je ne vais pas ici affirmer que Strings 1 est un chef d’œuvre, cela n’aurait pas de sens. Il s’agit d’abord d’oser, en réunissant deux violons, un alto et un sax ténor dans l’improvisation totale. La musique de cette session fascine souvent, qu’il s’agisse d’une contribution individuelle d’un des musiciens, de l’empathie qui les réunit, de leurs dialogues quand ils se concentrent entre deux d’entre eux et cette manière de plier les notes, à les faire chanter et vibrer, ces intervalles microtonaux précis qui se se transmettent d’un violoniste à l’autre ou du sax vers Jason Hwang ou Mat Maneri, sans qu'on ne sache plus qui joue quoi. Des effets de miroirs légèrement déformants, des extrapolations lointaines du blues et de la saudade. Ce quartet s’est réuni à l’invitation d’Ivo Perelman et n’est pas un groupe régulier, si ce n’est qu’il y a une relation forte entre Perelman et Maneri. Ils ont enregistré pas mal d'albums ensemble (Two Men Walking CDLR 696, un chef d'œuvre). Aussi, ces artistes ne se contentent pas de faire miroiter quelques évidences qu’on aurait pu assaisonner avec des compositions de circonstances pour meubler la durée d’un compact. Ils préfèrent assumer le challenge d’improviser dans l’instant et la durée (il y a des pièces de 15 et 17 minutes) en recherchant de nouvelles structures, renouvelant les modes de jeux (ils se mettent à picorer comme une basse cour avec le caquetage aigu et expressif d’Ivo, par exemple) et remettant en question la fonctionnalité du violon. On peut se replonger dans une deuxième et troisième écoute de ces sensuels labyrinthes et trouver toujours d’autres motifs de plaisirs, des moments merveilleux qui avaient échappé auparavant. Très intéressant. Et en tout point unique et remarquable. 

Preludes and Prepositions Sabu Toyozumi Rick Countryman Simon Tan Chap Chap Records CPCD -013

Chap-Chap est un petit label japonais créé par Takeo Suetomi pour diffuser et documenter les improvisateurs qu’il a invités dans son club  « Café Amores »  durant les années 80 et 90 et avec qui il entretient des liens d’amitié.  Dans son catalogue, on trouve un excellent album de Leo Smith enregistré avant qu’il devienne un des artistes les plus enregistrés de la galaxie free jazz – musiques improvisées. Mais aussi un remarquable duo de Misha Mengelberg avec Sabu Toyozumi, percussionniste incontournable au Japon et dans l’Asie du Sud Est, enregistré lors d’un concert de 1994 au Café Amores. D’ailleurs, plusieurs enregistrements de Sabu recueillis par Takeo Suetomi datant de cette époque ont été publiés ces dernières années chez No Business : des duos avec Paul Rutherford, Kaoru Abe et bientôt Leo Smith et aussi un concert conjoint avec Han Bennink sur un autre label Japonais, Free Jazz in Zepp Chap Chap, lequel a aussi un album d’Evan Parker en duo avec Mototeru Yoshizawa à son catalogue. Maintenant, Chap-Chap vient à peine de publier the Center of Contradiction de Sabu Toyozumi avec le saxophoniste alto Rick Countryman et le contrebassiste Simon Tan(enregistré le 12 août 2017 à Quezon City) que voici  déjà un autre enregistrement de ce trio provenant de la même tournée. Preludes and PrepositionsLive in the Philippines at Tago Jazz Café contient trois longues improvisations enregistrées le 9 août 2017 par Alvin Cornista à Cubao, Quezon City. L’album suivant de Chap Chap que j’ai reçu dans le même envoi est consacré à Rick Countryman et le batteur suisse Christian Bucher « featuring Simon Tan et le tromboniste Isla Antinero (Extremely Live CPCD 014). La qualité du son de Preludes and Prepositions soigne assez convenablement le saxophone et la batterie au détriment de la contrebasse qui, dans le CD 2, résonne sourdement victime sans doute d’une mauvaise position de micro ou d’une amplification sommaire. Le premier cd réunit Preludes and Prepositions (40:21) et Philosopher Turtle(20:23) dans laquelle on peut entendre l’er-hu (vielle chinoise) de Sabu. Le troisième morceau marathon remplit l’entièreté du CD 2, Geography of Sound (54 :31). Vous avez compris que Chap Chap est un label du coup de cœur radical destiné à une fratrie de potes dont j’ai déjà chroniqué plusieurs des références évoquées plus haut. Je signale encore qu’on doit à Julien Palomo d’improvising beings  la primeur d’avoir publié le premier  enregistrement de Rick Countryman en trio avec Simon Tan et Christian Bucher (Acceptance - Resistance ib 53). Son intérêt a fait monter en puissance ce saxophoniste américain basé aux Philippines, on le mesure avec ces nouveaux albums publiés par Takeo Suetomi
Toute la musique du trio qui figure dans Center of Contradiction et dans Preludes and Prepositions est entièrement improvisée, illustrant la forme libre et étendue (durée !) du free jazz assumée dans la durée avec une belle consistance. Cela nous permet d’entendre les solos et interventions de Sabu Toyozumi de long en large. Il y a quelque chose de fondamental qui distingue la manière free de Sabu Toyozumi par rapport à celle de ses collègues  afro-américains comme Milford Graves ou Don Moye et Steve McCall (avec qui il avait formé un trio de batteries à Chicago en 1971) ou encore Hamid Drake. Bien qu’il soit un percussionniste agile et vif et que, malgré sa petite taille, il peut asséner des pêches percutantes parfois violentes, il y a dans son jeu quelque chose de léger, aérien, une dynamique  sonore travaillée, un cycle de frappes elliptiques alternant jeu sur la caisse claire, frappes sur la grosse caisse ou le marquage seul des pulsations sur la cymbale. Il tourne ainsi longuement autour du saxophone alto qui  s’échauffe, construisant ces lignes mélodiques avec fermeté et assurance. Ils peuvent tous trois s’arrêter pour un solo de batterie dans son style inimitable ou créer un dialogue sax-percussion en questions – réponses, jusqu’à ce que le trio reparte de plus belle. Et puis, une fois le saxophoniste complètement allumé, les avant-bras de Sabu s’agitent et des roulements multi directionnels fusent sur tous les recoins des peaux emportant tout sur son passage comme un torrent d’eau fraîche dans la montagne au plus fort de l’été sub-tropical. Après les 40 minutes intenses de Preludes, les musiciens achèvent le public en augmentant encore la décharge d’énergie dans les vingt minutes bien tassées de Philosopher Turtle après que Sabu ait enchanté le public avec sa vièle chinoise dont il laisse vibrer les cordes dans une mélodie surréelle sortie de l’infini. On sait que les structures rythmiques musicales sont liées aux spécificités linguistiques / phonétiques et à la culture (ethnique) des musiciens. Et Sabu Toyozumi, marqué par sa pratique des arts martiaux traditionnels, des exercices physiques zen et sa fréquentation du plus grand souffleur de shakuhashi du siècle précédent, Watasumi Dosõ, connaissant mal les langues européennes (français ou anglais) et bien qu’il soit un citoyen du monde ayant voyagé intensivement en Europe, Asie, Afrique et Amérique du Nord et du Sud, incarne une vision du drumming free spécifiquement japonaise. Son style se démarque de tous les autres batteurs américains ou européens. Il y aurait une étude à faire à ce sujet en relation avec la langue japonaise et ses structures sonores, sa syntaxe et le mode de pensée qui la sous-tend. Toujours est-il ,en ce qui me concerne, le style de Sabu en trio avec contrebasse et saxophone est tout aussi original que ceux de Sunny Murray, Milford Graves, Phil Wilson et quelques autres. Il y a bon nombre d’excellents batteurs free, mais Sabu Toyozumi a quelque chose de tout à fait spécial, un mélange subtil et paradoxal de sophistication  et de sauvagerie.  Avec Rick Countryman, le batteur semble avoir trouvé un rapport équivalant à celui qu’il entretenait avec le légendaire Kaoru Abe, saxophoniste alto flamboyant et extrême disparu à la fin des années 70, victime de la drogue et d’un mode de vie qui n’est pas sans rappeler celui de Charlie Parker au début des années 40 à NYC. C’est d’ailleurs Sabu qui ramena le corps de Kaoru, son ami défunt, dans l’appartement de sa mère en le portant sur ses épaules à travers la ville. Rick Countryman est un allumé de l’alto au son brûlant et au débit anguleux dans la droite ligne du free-jazz post-aylérien. Au paroxysme des échanges, son souffle rugueux fait éclater les harmoniques. On songe à Marshall Allen ou à Roscoe Mitchell. Il n’hésite pas à assumer la démesure du percussionniste nippon en augmentant régulièrement la pression dans un crescendo énergétique drôlement contrôlé et tout à fait spontané. Une vraie performance. Sans doute, on peut trouver des collègues au jeu plus complexe et plus avancé, mais Countryman est un solide client, cracheur de feu de surcroît, tout à fait à la hauteur d’un phénomène comme Sabu Toyozumi. Vraisemblablement bassiste de jazz, Simon Tan assure une présence solide, prend un excellent solo en pizz dans le CD 2et projette ses lignes de sang froid dans la mêlée avec un réel aplomb. La musique du deuxième cd (54’ 31’’) ne contient que le premier morceau du deuxième set et prolonge avec autant d’énergie et de créativité la musique du premier set avec plusieurs séquences de jeu collectif où Sabu Toyozumi fait merveille aux balais, entre autres, et Rick Countryman évoque le blues. Le solo de Simon Tan est dans la lignée des interventions du groupe. Des mélodies et le swing sont parfois évoqués dans un moment  de relaxation, interlude organique d’un continuum consumant l’énergie inextinguible du trio. Une générosité folle, sans calcul, une construction musicale enchaînée avec beaucoup de brio et de bon sens. Et un témoignage sans précédent de Sabu Toyozumi dans le feu de l’action. Un petit hic au niveau de la reproduction digitale : la contrebasse est mal enregistrée ou mal amplifiée, mais s’améliore au fil du temps. L’improvisation du trio se métamorphose dans une succession de phases qui décrivent la Geography of the Sound. Bien qu’il faille se concentrer pour avaler deux heures de cette musique, celle-ci tient la route sans que l’on se mette à bailler de la mâchoire. En effet, plutôt que de carburer à l’énergie, cette très longue improvisation parie avant tout sur la musicalité et la subtilité des échanges. Le style idiosyncratique de Sabu Toyozumi, qui fait ici dans la dentelle, inspire ces deux collègues. La partie s’achève avec quelques belles phrases apaisantes en relâchant la tension. J’aurais bien aimé entendre la suite de ce deuxième set. Peut être n’était-elle pas aussi convaincante que les improvisations précédentes ou trop explosive. Mais en fait, j'apprends qu'il n'y eut aucun deuxième set, bien que ce soit indiqué sur la pochette. Un document unique dans ce genre trio sax - basse - batterie free jazz libre (entièrement improvisé), trop souvent galvaudé par manque d’ambition, et qui se justifie dans le chef de ce trio intrépide par l’intransigeance absolue et les risques pris. 

santiago astaburuaga : la perpetuidad del esbozo # 3 by cristiàn alvear makoto oshiro hiryoki ura inexhaustible editions ie-008

Ce label slovène très pointu n’en est pas à son coup d’essai et après avoir publié d’intéressants albums en duo avec Birgit Ulher, un dialogue surprenant de Phil Minton et Carl Ludwig Hübsch, ou le tandem mystérieux de Martin Küchen & Hermann Müntzig, il se lance dans l’édition de musique composée expérimentale alternative conceptuelle. J’ignore tout du Chilien Santiago Astaburuaga, le compositeur. Ses notes de pochette expliquent en espagnol et en anglais ses instructions aux les musiciens pour réaliser son œuvre, enregistrée à Tokyo le 10/10/2016 par Makiro Oshiro. Celui-ci est crédité kachi – kachi electromagnetic relays, prepared speaker unit, sine tones, field recordings and archives. Je vous passe plus de détails. Cristiàn Alvear : guitar, sine tones, field recordings and archives et Hiroyuki Ura : snare drum, cymbal, sine tones, field recordings, and archives. Les instructions du compositeur découpent l’œuvre destinée à deux jusque quatorze exécutants en 14 parties et le temps en segments inégaux de 5, 14, 30 et 47 secondes, comme indiqués sur un tableau visible sur la pochette. Initialement prévue pour 20, 40 ou 60 minutes, la version enregistrée de la perpetuidad del esbozo #3 s’achève à 40 :00. Durant les 20 minutes, réaliser 1, 2 ou 3 segments de chaque type de son (instrument, sine tone, field recording et archives) ou durant les 40 minutes réaliser 4, 5 ou 6 de chaque type, etc…Les enregistrements de terrain et les archives sonores sont laissées à la discrétion des musiciens ou à leur initiative. En fait, ceux – ci ont une liberté de jouer ce que bon leur semble mais aussi de faire silence, car inévitablement le nombre de segments découpant l’oeuvre ne correspond pas au nombre de segments où ils peuvent / doivent jouer. Et donc à chaque césure entre chacune ces périodes courtes, le changement de matériel sonore et d’improvisation instrumentale est abrupt et leur juxtaposition semble arbitraire. Il découle de ce processus une succession d’univers sonores, de voix  enregistrées (en japonais), de timbres, de frappes et de quasi silence qui questionne, surprend, ennuie, stimule l’écoute ou sollicite le rêve.  Une œuvre aléatoire expérimentale conceptuelle qui pourrait déboucher sur des choses surprenantes à force de la travailler.