23 juillet 2024

Joëlle Léandre Elisabeth Harnik Zlatko Kaucic/ Giorgio Pacorig & Stefano Giust/ John Butcher solo/ Marta Grzywacz Sebastian Mac Paulina Owczarek

Live in St Johann Joëlle Léandre Elisabeth Harnik Zlatko Kaucic Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/live-in-st-johann
Voilà que notre chère Irene Schweizer s’en est allée suivant ainsi ses camarades Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Cecil Taylor. Mais je pense que nous pouvons aller de l’avant quelque que furent le talent génial de ses merveilleux anciens, il y un nombre exponentiel d’artistes d’envergure qui méritent d’être écoutés et suivis. Parmi les pianistes, je pense à Elisabeth Harnik, mais aussi Jacques Demierre, Frédéric Blondy, Lisa Ullen ou Nicolà Guazzaloca. Il en faut pour tous les goûts et nos « moods » d’écoute et de plaisir au-delà des obédiences esthétiques … . Donc Elisabeth Harnik dont j’ai souligné l’excellent travail avec Alison Blunt et tout récemment avec Harri Sjöström, Tony Buck et John Edwards. Elle nous a confié aussi un super duo avec le percussionniste slovène Zlatko Kaucic, lequel est un fidèle de la contrebassiste Joëlle Léandre, elle-même proche collaboratrice d’Irène avec la vocaliste Maggie Nicols (Les Diaboliques). La boucle est bouclée, mais il y a une kyrielle de nœuds, ou mieux, de points nodaux dans cette équipée qui valent le détour d’être relevés au fil de l’écoute. Tout d’abord, un grand bon point au percussionniste qui aère son jeu avec des nuances de frappes sur de multiples objets percussifs et réagit à bon escient aux impulsions des deux dames. Toute la place voulue pour les jeux frottés à l’archet et les remarquables nuances dans les intensités et vibrations projetées par Joëlle Léandre : la grande classe ! La pianiste s’insère adroitement dans les échanges via la table d’harmonie sollicitée de manière aérienne, poétique, murmures et résonances de marteaux des quels se distinguent les cliquetis et le jeu boisé en « sciures » du tandem basse batterie qui font corps l’un à l’autre. Un jeu suspendu au-dessous du vide durant dix sept minutes préparatoires à quatre mouvements plus ramassés. Au fil du temps à l’occasion de glissandi vibrants grondants, s’invite le jeu perlé au clavier d’Harnik initiant ce tournoiement ondoyant « répétitif » dont elle a le secret (toucher merveilleux). Une question se pose avant la minute douze : pourquoi pas le chaos, les frémissements bruissants …. Et un peu d’action : on atterrit pile dans le chaudron des sorcières de la free music, mais sans en rajouter…. Et avec les récriminations phonémiques de Léandre…. Le paysage évolue comme dans un voyage en toute musicalité spontanée. « C’est pas grave , c’est pas bien » dit-elle mais ça joue et avec des nuances dans la dynamique, Madame et c’est ce qui compte ! S’ensuit ces quatre morceaux de choix et substantiels fait d’improvisation chercheuse dans les entrailles et « à côté » des trois instruments. Est-ce bien un trio piano, basse, batterie ? Ah oui le trio jazz convenable… Ici c’est un atelier laboratoire où les formules se dissolvent, les idées s’évanouissent, le jeu devient vraiment ludique. Chapeau encore à l’attitude foncièrement improvisée du jeu du batteur, ici authentiquement improvisateur libre à l’instar des Paul Lovens, Roger Turner et de John Stevens au sein du SME ! Pas de pétarade, de roulements, de cogneries, d’effets machos et de tics et de tocs sortis tout droits des leçons exercices de batterie. Mais quel batteur quand même ! Bon : Joëlle, Elisabeth et Zlatko, je vote pour !

Giorgio Pacorig Stefano Giust Cosi com’è Setola di Maiale SM4740
https://www.stefanogiust.it/discography/selected-discography
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4740

Duo piano (Giorgio Pacorig) et batterie (Stefano Giust). Stefano est l’infatigable activiste qui se démène aux fourneaux du label Setola di Maiale depuis 1993, le catalogue s’approchant de la limite des 500 références et offrant un panorama exhaustif des musiques improvisées et expérimentales au Sud des Alpes avec de solides collaborations d’artistes étrangers. Incroyable !! En outre, Stefano se coltine tout le travail graphique des pochettes contre vents et marées. J’ai personnellement, rarement rencontré une personne dévouée comme peut l’être Stefano Giust. Giorgio Pacorig est un habitué de Setola et a souvent joué avec Giust au fil des ans, lequel batteur a déjà une belle histoire commune avec deux autres pianistes remarquables comme Thollem McDonas - cfr le « power trio » MagicMC avec McDonas et le saxophoniste ténor Edoardo Marraffa – et comme Nicolà Guazzaloca en compagnie du flûtiste Nils Gerold. Ces deux trios ont été documentés par Setola di Maiale et aussi par Amirani. Trois improvisations vagabondes focalisées sur l’écoute mutuelle et une évidente dynamique sonore et rythmique sont développées ici durant 27’11’’, 24’14’’ et 14’22’’. Dans Guardavi la Boan era il mare, je songe à l’ambiance décontractée et planante de ce vieil album de Paul Bley « In Haarlem » ou encore « Ballads ». On retrouve ailleurs la nervosité d’un Keith Tippett… Le degré de communion et la fine cohésion de ce duo sont propices à l’élaboration de narratifs évoluant du calme plat à la mer démontée. Aussi, l’utilisation d’effets sonores par d’astucieux frottements et vibrations, frictions et murmures dans le chef de Stefano Giust opère à ouvrir l’inspiration à la fois rêveuse et désenchantée des voicings étranges et lumineux de Giorgio Pacorig au piano, lequel brode indéfiniment par tuilage en écho étirant les harmonies ou articulant des doigtés anguleux dans une giration qui semble infinie un instant jusqu’à ce qu’un motif rythmico-mélodique tournoie par-dessus les vagues de frappes à la batterie, ressac mystérieux. Ressac qui se resserre jusqu’à un tournoyant numéro « télégraphique » d’une grande précision rythmique dans le chef du pianiste. On se situe là au niveau du jazz cosmique. En 2/, Memorie di amicizie e rugiada s’affirme comme un beau témoignage de piano free servi par un batteur au service discret d’un dialogue plus qu’efficace. Vers la 11ème minute, Pacorig joue dans les cordes de la table d’harmonie avec un esprit voisin de Keith Tippett : c’est le moment choisi par le batteur pour démontrer toute sa sensibilité au niveau de la micro -percussion alors son acolyte se remet au clavier pour rêver aux étoiles avec ce lyrisme spontané, sa marque de fabrique… Rugiada signifie Rosée et c’est à cela qu’on songe en écoutant le doigté perlé de Giorgio Pacorig. Voici un duo remarquable, fin et assumé avec un excellent niveau de musicalité.

Nigemizu John Butcher solo Uchimizu
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/nigemizu
Enregistré en 2013 à Osaka ainsi que dans la fameuse Hall Egg Farm et publié semble-t-il en 2015 par Hisachi Terauchi, un légendaire promoteur Japonais, Nigemizu date donc dans le flux digital des nouveautés discographiques. Je n’avais jusqu’alors jamais entrevu la moindre trace de cet album de John Butcher jusqu’à ce que Hisashi Terauchi publie en fin cet extraordinaire Concert In Iwaki de l’Evan Parker Electro-Acoustic Quartet (enregistré en 2000 avec Paul Lytton, Joel Ryan & Lawrence Casserley) en 2021. C’est avec cette musique qui fit craquer le continuum de l’espace-temps à Fukushima (!) qu’Evan Parker avait prévu d’inaugurer son propre label Psi en 2001. Vu l’insistance d’Hisachi Terauchi à le publier lui-même au Japon, ce projet fut abandonné par Psi alors que l’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker était en pleine effervescence, avec concerts et CD’s ECM. J’en avais entendu les mérites immenses de ce mythique concert par Casserley lui-même. Finalement en 2022, une copie du cd Japonais publié par Uchimizu est parvenue dans mes mains alors que cette aventure appartient déjà à un lointain passé. Mais quelle musique extraordinaire au niveau du son « électronique » ! C’est alors que je me suis aperçu qu’il y avait un solo de John Butcher sur le même label Uchimizu sans me rendre compte que ce n’était plus une nouveauté. Mais pourquoi je ne me refuserais pas le plaisir de commenter cet album de John Butcher. La personnalité de John figure l’archétype du saxophoniste d’improvisation libre qui s’est détaché du postulat « Evan Parkerien » en incarnant « un style » personnel super original avec une logique imparable et qui comme Parker (et Urs Leimgruber) est un véritable spécialiste des deux instruments, le sax ténor et le sax soprano. Ces deux binious sont souvent associés dans la pratique de souffle de nombreux saxophonistes de jazz moderne / contemporain comme John Coltrane, Dave Liebman, Archie Shepp, Sonny Fortune etc… pour la simple et bonne raison qu’ils sont construits dans la même clé (si bémol) et que les doigtés des clés sont identiques . Profitant d’un bref séjour à Londres, j’ai miraculeusement trouvé une copie de ce mystérieux Nigemizu ! On y trouve toute l’extrême précision et la patience méthodique dans la construction musicale de John Butcher. Une énergie implacable, une science des extrêmes aigus et sifflements aviaires au sax soprano hallucinante. Mais c’est au ténor , enregistré dans une église d’Osaka, que débute l’album et dont on appréciera les growls calibrés caractéristiques de Butcher dans Enrai. Deux improvisations / compositions au sax soprano , Uchimizu et Hamon, ont été enregistrées dans le Hall Egg Farm, un lieu où AMM, Borbetomagus et Steve Lacy ont gravé des albums par le passé. Il s’agit de la fine fleur de l’art de John Butcher en solo ou une forme de spontanéité lyrique éclate progressivement après une introduction proche de l’univers de Steve Lacy où John décline progressivement les moindres nuances d’accentuation entre les notes qui mettent en valeur la spécificité de chaque intervalle en extrapolant chaque relation possible entre chacun des sons, déconstruisant et réédifiant les implications harmoniques. Surtout cette pièce dure plus de 19 minutes et pour que la créativité se maintienne, Butcher introduit des bruissements organiques et des harmoniques extrêmement maîtrisés au-delà du registre aigu du soprano. S’insèrent alors des effets sonores expressifs tels le canard de Steve Lacy, ou subitement spiralés en secousses sans pour autant que son souffle ressemble à celui du grand Steve. Mais ces deux -là partagent le même souci du détail infime et cette obsessions de formes ajustées à l’infini. C’est absolument fabuleux ! Ce qu’il arrive à caser comme matériau « compositionnel » et à le développer dans ces 19 minutes en utilisant autant son imaginaire que sa science du saxophone et de ses sonorités les plus extrêmes. Ce n’est pas le tout de pêcher les harmoniques les plus injouables, il faut encore articuler ces sonorités pour nourrir ce narratif, cette histoire pour en tirer une œuvre irrévocable qui finit d’ailleurs dans les limbes de murmures avant que les boucles en respiration circulaire engendre une autre luminosité. La respiration circulaire au souffle ininterrompu est en soit un truc de cirque sauf si comme John Butcher, cette contrainte est chamboulée par une articulation remarquable et une capacité de variations où à chaque instant se bousculent notes, glissandi, doigtés accents, timbres spécifiques qui illuminent le champ auditif et l’espace sonore comme un sapin de Noël psychédélique. L’ordonnancement de ses trouvailles est rien d’autre que magique. Pour ceux qui l’ignorent encore, John Butcher a été un professeur de mathématiques supérieures dans une autre vie, mais il a préféré un jour jouer du saxophone et créer sa musique. Pour notre plus grand bonheur !
Dépêchez-vous, John n’en n’a plus que 8 copies disponibles.


Marta Grzywacz Sebastian Mac Paulina Owczarek what is that ? scätter archives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/what-is-that
Marta Grzywacz voice Sebastian Mac guitar et Paulina Owczarek baritone saxophone : voilà au moins un trio instrumental peu commun : voix humaine + guitare électrique + sax baryton.
De la pure improvisation libre. Une chanteuse diseuse phonémiste s’autorisant pas mal d’écarts vocaux et d’audaces, un guitariste expérimentateur qui n’hésite pas à frotter, faire crisser ou piqueter cordes frettes et micros avec effets, bruitisme, manie pointilliste ou simplement mélodique. Veille au grain la saxophoniste baryton tour à tour ombrageuse, grondonnante, bourdonnante ou minimaliste. Le trio veille à diversifier sa stratégie sonore, la dynamique, l’intensité. Avec le sens de l’espace, la voix libérée de la Marta Gzrywacz a tout le loisir de projeter une comptine, des phonèmes fragmentés en pagaille, des succions des lèvres, des suraigus d’un gosier en furie, des sursauts de soprano des avalements de syllabes, des aspirations gargouillantes, un filet de voix ésotérique ou un chant suave et angélique, de délirantes associations de diphtongues de langues imaginaires entre l’Asie du Sud Est et l’Islande. En suivant les neuf improvisations à la trace, on est ravi par l'évolution de la vocalité de Marta Grzywacz. En cela, sa performance est aiguillonnée par la créativité de ses deux complices/ Bref, vous aurez toute la panoplie vocale servie avec fraîcheur, insolence et un clin d’œil à la bienséance en accordance avec l’ouverture et la complicité de Sebastian Mac et Paulina Owczarek entendue récemment avec le pianiste Witold Oleszak et aussi le batteur Peter Orins. Un trio au potentiel évident et ludique.

21 juillet 2024

Charles Gayle Milford Graves William Parker/ Marcello Magliocchi & Adrian Northover/ Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Ben Bennett

Webo Charles Gayle Milford Graves William Parker 2LP Black Editions Archives
https://milfordgraves-blackeditionsarchive.bandcamp.com/album/webo

Depuis le départ dans l’au-delà du percussionniste Milford Graves, on assiste à une série de nouvelles publications d’enregistrements d’archives entre autres avec Peter Brötzmann et William Parker ou Arthur Doyle et Hugh Glover et les rééditions de ses duos avec le pianiste Don Pullen. Il faut dire que question discographie et tournées, ce musicien créateur incontournable du free-jazz n’a jamais fait florès malgré sa réputation légendaire, mais surtout à cause de son intransigeance dans ses choix de vie. Graves a gravé des albums d’anthologie avec John Tchicaï et Roswell Rudd (New York Art Quartet), Paul Bley et Marshall Allen, Albert et Donald Ayler, Andrew Cyrille et son projet Bäbi Music. Un duo avec David Murray et, beaucoup plus tard, deux albums en solo pour Tzadik le label de John Zorn. Il faut noter aussi le concert du 35ème anniversaire du NYAQ avec Rudd Tchicaï et Reggie Workmann publié par DIW il y a plus de vingt ans.
Charles Gayle est apparu sur la scène internationale avec Peter Kowald et Beaver Harris, William Parker, Michael Wimberly vers 1984-85 et s’est imposé comme un des plus charismatiques souffleurs free avec son jeu puissant, « aylérien », déchirant, expressionniste hurleur au sax ténor mais aussi avec pas mal de cordes à son arc. Une personnalité unique chargée d’un message humain, spirituel et exemplaire d’une vie passée en partie à la rue sans abri autre que l’étui de son saxophone. Le nombre de musiciens de valeur qui aiment sincèrement jouer avec Gayle est devenu exponentiel et le facteur décisif de l’amour qu’on lui porte est sa profonde authenticité, sa sincérité et le vécu intense de sa personne. Je l’ai entendu il y a quelques années au sax alto et j’ai regretté qu’il n’ait pas joué du sax ténor, instrument plus adapté à la vocalité de sa musique, des harmoniques « organiques » qu’il en tire et de la spécificité de son articulation. Avec un batteur aussi hallucinant par le découpage de ces inombrables frappes croisées et la profusion des rythmes multiples, roulements du déluge et déflagrations telluriques, Gres se révèle comme le percussionniste le plus achevé de la planète free pour propulser un Carles Gayle au nirvana des speaking tongues. Si William Parker introduit le concert avec un « sciage » brut des cordes de sa contrebasse comme si la terre s’échappait sous nos pieds, il faudra attendre les passages où Graves fait silence pour pouvoir le distinguer dans le pandemonium de Milford. Milford et Gayle ensemble, c’est absolument providentiel, incroyable et renversant. Fort heureusement, ces deux artistes, personnalités immensément humaines, ont la présence d’esprit de le laisser s’exprimer dans de magnifiques trouvailles sonores. Celles-ci ont le bonheur d’inspirer chez Milford des roulements de tambours de danse comme on peut entendre dans l’Afrique Ancestrale avec quelques dérapages explosifs issus de figures de la tradition latino (musique des débuts de Milford avant le free). Le premier morceau de ce concert de 1991 au club Webo à NYC dure une vingtaine de minutes, séance d’échauffement préalable à la seconde face du vinyle 1 et ses 24 minutes de délire total en orbite autour d'un autre monde "Out of This World" . Le drumming de Graves y déboule à toute blinde avec d’étonnantes variations, intensités, rebonds improbables, talking drums délirants, frappes éléphantesques, crescendos électrostatiques et mult😭ipolaire. Ces décharges d'énergie engendrent chez Charles Gayle, des tirades afrodisiaques proches du Trane d’Ascension mâtinées de l’Ayler des grands jours. S’en suivent des morceaux plus courts qui offrent de nouvelles perspectives de dialogues et d’interactions tant en faveur du saxophoniste que de d’un très étonnant William Parker. Mais, à chaque fois, les roulements démoniaques vous attendent au tournant, brièvement pour clôturer un morceau de 3 : 38. L’accueil du public est enthousisaste. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cet album live at Webo : la diversité ludique et auditive des différentes séquences du premier concert de Graves et Gayle il y a plus de trente ans. Ainsi à la quatrième improvisation (il y en a onze de durées différentes), Charles Gayle entonne un air balade qui mue vers un hymne gospel un peu similaire à ceux d’Albert Ayler, un des grands favoris de Graves. Le foisonnement monumental et tourbillonnant des frappes apocalyptiques Milford et l’obstination imperturbable des gros doigts de Parker poussent encore notre souffleur à se surpasser ! Le free jazz ultime ! Par delà l'état de transe hallucinant du trio, se maintient la volonté lucide d'offrir des variations distinctes au niveau mélodique ou des motifs polyrythmiques transformant ainsi ce moment d'énergies en un superbe document musical et un sommet d'inventivité créatrice pour les trois complices. À se taper la tête contre les murs et les yeux vers les étoiles !!

Marcello Magliocchi & Adrian Northover Time textures Empty Birdcage EBR
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/time-textures
Depuis une dizaine d’années, le percussionniste de Bari Marcello Magliocchi et le saxophoniste Adrian Northover se sont associés intensément pour chercher des sons et construire une musique basée sur la gestuelle ludique du jeu de l’instrument et une écoute intime perpétuellement aux aguets. On songe ici aux duos sax -percussions légendaires de Trevor Watts ou Evan Parker avec John Stevens, John Butcher et Mark Sanders, Lol Coxhill et Roger Turner. Magliocchi et Northover avaient initié leur collaboration avec le Runcible quintet en compagnie du guitariste Daniel Thompson, du contrebassiste John Edwards et du flûtiste Neil Metcalfe et quelques albums d’improvisation libre superbement collectifs pour FMR (Five, Four, Three). À force de jouer ensemble chaque année tant en Italie qu’en Grande- Bretagne en duo ou avec le flûtiste Bruno Gussoni, le contrebassiste Maresuke Okamoto ou le guitariste Phil Gibbs, l’idée de confier leur intense travail commun en face à face dans un enregistrement qui s’est fait longtemps désirer s’est pleinement réalisée . Les deux camarades sont corps et âmes acquis à cette volonté inextinguible d’improviser totalement dans l’instant au plus près de leurs sensibilités et de leurs forces disponibles. Mais, il convient d’ajouter que tous deux ont un solide parcours musical dans la pratique du jazz et d’autres musiques adjacentes, Marcello avec la crème des jazzmen italiens (vous savez, ces pianistes haut de gamme de la péninsule ou les Gianni Basso, Roberto Ottaviano, Enrico Rava etc…). Aussi, il a conçu et dessiné les instruments de percussion métalliques (cymbales atypiques, gongs improbables, cloches ou tam-tams) en collaboration avec la légendaire compagnie U.F.I.P. Quant à Adrian Northover, membre des groupes cultes B-Shop for the Poor et The Remote Viewers (RV toujours en activité), il manie la langue de Mingus et de Monk comme un chef, ou incarne un Paul Desmond sur la Tamise, sans compter ses projets avec des musiciens d’Inde du Nord ou d’Anatolie. À l’écoute de leur Time Textures, on est frappé de l’extrême précision de leurs actions musicales et la grande liberté qui s’inscrit dans leurs souffles, vibrations, timbres, sonorités, interactions et connivences…. Ils expriment la lucidité et la vivacité de leurs esprits dans leurs échanges ludiques. L’étonnante diversification de micro frappes et de fines rafales anarchiques des baguettes de toutes tailles sur les peaux, bords, bois, métaux rencontre les spirales aiguës du souffle hanté au sax soprano. La première minute ving secondes définit de premier abord toute l’entreprise. Successivement, le duo change drastiquement de ton et d’approche d’un morceau à l’autre. On entend un archet faire siffler, scintiller et vibrer une cymbale « rectangulaire » (sic !) adroitement avec un archet alors que le souffleur fait vibrer avec acidité la colonne d’air. Le troisième morceau (9 :28 ) commence avec un chassé-croisé percussif polyrythmique éclaté avec de constants changements d’intensités, de sonorités, de volume et de vitesse : Adrian Northover ponctue et accentue chaleureusement chaque émission par contraste. Son souffle est physiquement engagé, percutant et rageur. Il inspire ensuite doucement au travers du bec comme un râle, et fait vibrer à peine le tube avec un filet d’air, le batteur agitant artistement de légères tiges en bois, qu’on utilise comme tuteur de jardinage, et cela, sur les rebords de sa caisse avec de superbes nuances dans les rebonds et le timing. Au fil des morceaux, Marcello Magliocchi libère son imagination avec sa mini-batterie (aussi réduite que celle de John Stevens), sublime ses réflexes et se met à inventer une prolifération alternative de frappes improbables, secousses, chocs, avec divers ustensiles et de saisissants contrastes dans l’amplitude, l’invention constante et une étonnante expressivité. Ce batteur a acquis au fil des années une expérience et un métier exceptionnels qu’il met à profit dans une recherche éperdue sur la poésie des sons, des mouvements et des gestes. Pour son et notre bonheur, Adrian Northover excelle dans un dialogue intuitif et une expressivité sauvage, créant d’heureuses coïncidences d’humeurs, d’écoute et de divergences créatives. Il excelle aussi dans les micro – sons intimes et les interjections surréalistes qu’autorise une remarquable maîtrise de cet instrument peu docile qu’est le sax soprano. L’avant-dernier morceau reprend les intentions de départ du numéro d’ouverture du CD, dans des zig-zags tortueux, avec une furia ludique et un taux de réussite supérieur, jusqu’à ce qu’ils nous démontrent les possibilités expressives de frappes homorythmiques. Ensuite, ils dérapent pour nous révéler leurs derniers secrets dans le final et dans la toute dernière improvisation n°9. On songe à la générosité bohème des Lovens ou Turner, c’est dire. Neuf textures temporelles à la fois familières et souvent indéfinissables défilent dans l’espace auditif en résonnant une fois pour toute. Indécrottable.

In Full Mouth Guilherme Rodrigues Ernesto Rodrigues Ben Bennett Creative Sources
https://guilhermerodrigues.bandcamp.com/album/this-full-mouth

On trouvera rarement deux improvisateurs aussi complémentaires, complices et empathiques que les Rodrigues père et fils : Ernesto à l’alto et Guilherme au violoncelle. Ils peuvent autant se confondre et se compléter à 100% que détonner et se distinguer en toute indépendance avec une belle imagination. Un de leurs buts musicaux est de prolonger et renouveler leur créativité instantanée en petits groupes ou ensembles plus larges avec un grand nombre d’improvisateurs aussi divers que redoutables les obligeant à se redéfinir et inventer de nouvelles stratégies. Très souvent, ils s’associent à des improvisateurs « moins » ou « peu connus » de manière exponentielle et compulsive avec un pourcentage de réussite créative tout à fait remarquable. Récemment, on les a entendus avec Alex Schlippenbach ou Gunther Sommer. Voici une fantastique session avec un lutin bateleur de la percussion au sol, l’américain Ben Bennett qui fait un malheur avec un tambour ou deux, une cymbale et quelques baguettes et accessoires maniées de manière extrême et dirons- nous acrobatique. L’aisance de ce farfadet est un spectacle en soi. Mais pour notre bonheur auditif et méta- musical, l’interaction imbriquée et la complémentarité du trio fait de cet enregistrement un enregistrement exceptionnel et un des plus beaux parmi les (trop) nombreux témoignages du tandem Rodrigues. Cinq improvisations très diversifiées pour une cinquantaine de minutes bien remplies. Les audaces sonores de Ben Bennet s’inscrivent au plus profond des sonorités cordistes entre le minimalisme radical et les complexités spectrales et moirées d’Ernesto et de Guilherme. Le percussionniste ajoute sifflements, vibrations croassantes, grondements craquants, frottements bruitistes, frictions organiques… à leurs oscillations, drones, harmoniques, scintillements aigus produits par leur extraordinaire science du frottement de l’archet… Son travail est insaisissable et quand vient la percussion rebondissante des baguettes sur les peaux on est projeté au sommet du free-drumming authentique sauce Lovens intégrale avec un maximum de variations dans les frappes, leur puissance, densité, angle de choc, ou déambulation digitale. On entend aussi des pépiements d’oiseaux ?? Pour les dingues de percussions free radicales, ces extemporisations et sonorités de Ben Bennett méritent de figurer dans une anthologie. Vous en aurez plein la bouche ! Ernesto et Guilherme peuvent d’ailleurs se permettre d’évoluer au bord du silence sans lâcher le momentum de cette difficile entreprise. L’interactivité des douze dernières minutes est assez fabuleuse et leur séquence finale étonnamment introspective. Face à l’extrême musicalité des Rodrigues, et l’audace improbable de Ben Bennett, on en reste comme deux ronds de flanc.

16 juillet 2024

Ivo Perelman Aruàn Ortiz & Ramón Lopez/ John Edwards Steve Noble Yoni Silver / Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi/ Matthias Boss & Marcello Magliocchi

Aruán Ortiz Ivo Perelman Ramón López Ephemeral Shapes Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/ephemeral-shapes/

Formes éphémères, échanges improvisés dans un dialogue multidirectionnel sans « compositions » ni thèmes, les motifs mélodiques, les canevas rythmiques ou pulsatoires et leurs interactions sont créées dans l’instant avec autant de sensibilité que de lisibilité. One : 10:38. Jeu vif de questions réponses en ricochet et en rapide alternance, chaque musicien propose des idées brèves pour tâter le terrain jusqu'à ce que le trio trouve un terrain d'entente. Une construction logique enlevée s'impose où le saxophoniste évolue avec quelques facettes de son jeu. Two, 3:53. Une ballade sensuelle improvisée où le souffle langoureux et presque introverti accentue les notes en douceur , les deux autres émettant des vibrations en apesanteur comme si le souffleur était sur un nuage. On songe à Ben Webster, tendre, subtil et vélouté. Three : 4:26. Aruàn Ortiz propose un motif à l'esprit monkien avec une belle angularité dont Ivo Perelman s'en empare avec la même sonorité veloutée et sensuelle de la quelle émerge des aigus expressifs à la fois, vifs, mordants, solaires et avec micro glissandi qui sont sa marque de fabrique. Ramón Lopez marche sur des oeufs avec la plus grande délicatesse et une dynamique merveilleuse alors que le jeu perlé du pianiste apporte agilement son lot d'idées et d'intervalles rafraîchissements. Four : 4:37 semble s'enchaîner comme si l'improvisation était le corollaire était le second mouvement de Three, on y retrouve la même qualité d'inspiration. Six : 8:26. Rien que pour entendre ces longues notes au sax ténor se métamorphoser en oscillant granduellement vers le grave avec un lyrisme déconcertant qui fait de petits détours dans les aigus caractéristiques. Les deux complices interviennent à peine en jouant le silence, la vibration fantomatique de la cymbale. Petit à petit un narratif se construit et le débit du sax s'anime, en morsures, spirales, suraigus mordants (mais "chantants") le batteur augmentant la pression. Seven : 8:56. Intention similaire à celle de Six au départ mais avec d'autres timbres et intervalles pour un chant superbe suspendu dans l'espace. Le batteur et le pianiste joue par petites touches comme si le trio s'élevait dans l'atmosphère. Rimshots de la batterie, signal pour les cadences animées des vifs doigtés du pianiste. Son jeu ouvert et aérien : on est loin de la furia déchaînée des Taylor ou Schlippenbach et le déferlements affolants de centaines de notes. Chez Ortiz tout est concis, mesuré et son approche ouverte et attentive toute à l'écoute laisse une grande marge de manoeuvre à l'expressivité et à l'imagination de ses collègues qui, grâce à son état d'esprit assez "neutre", peuvent changer de cap en toute liberté. Eight : 3:52. Avec un motif rythmique très simple qu'ils échangent à plaisir, le pianiste et le saxophoniste font preuve d'une connivence ludique réjouissante sous la houlette de la mise en place impeccable et spontanée du batteur. Une session dédiée au lyrisme "saudade" contemporain et à l'écoute subtile.
Ces trois improvisateurs n’en sont pas à leurs débuts ensemble. Le saxophoniste Brésilien Ivo Perelman et le pianiste Cubain Aruán Ortiz ont déjà deux albums en commun. D’une part un duo contenu dans le recueil Brass and Ivory Tales, un coffret de neuf CD’s publié par le même Fundacja Sluchaj documentant pas moins de neuf duos du saxophoniste avec une série de pianistes de haut vol dont Marylin Crispell, Dave Burrell, Agusti Fernandez (incidemment un habitué de Ramón Lopez), Craig Taborn, Angelica Sanchez, Sylvie Courvoisier, Aaron Parks, Vijay Iyer…. Par la suite, on retrouve Perelman et Ortiz dans Prophecy, un superbe trio avec le violoncelliste Lester St Louis et Ramón Lopez et Perelman dans l’album digital Interaction avec Barry Guy, toutes deux parmi les meilleures pièces à conviction récentes de ces artistes. Si le trio batterie – basse – sax ténor, instruments de Lopez, Guy et Perelman, est très (sur)documenté, Prophecy est une belle occasion de découvrir un rare jeune violoncelliste afro-américain, cet intrigant pianiste s’intégrer avec autant d’imagination que de sensitivité dans l’univers à fleur de peau du saxophoniste Brésilien. Son écoute m’avait à la fois beaucoup touché et surpris . En effet, il n’est pas donné à tout un chacun de plonger dans une session avec de nouveaux collaborateurs et improviser librement avec une telle réussite et autant de conviction, surtout que le violoncelle et le sax ténor sont deux instruments qui recèlent beaucoup d’affinités dans les mains adéquates . Avec de tels augures, cette alléchante réunion de trois talents avait déjà quelques atouts dans son jeu. Pour s’en rendre compte, il ne faut surtout pas comparer ces Ephemeral Shapes aux duos de Perelman avec le pianiste Matt Shipp ainsi que leurs extraordinaires trios avec les batteurs Whit Dickey et Gerald Cleaver ou Bobby Kapp. D’abord, Aruàn Ortiz est un pianiste aux conceptions et aux intentions musicales différentes par rapport à Shipp. De même, Ramón Lopez se définit plus comme un percussionniste dans le sillage de Pierre Favre que comme un batteur. Ivo a développé une musique en duo unique avec Matt Shipp dont les incidences se propagent en compagnie de leurs batteurs « habituels », Dickey , Cleaver, etc... Cette musique a ses caractéristiques propres et crée une dynamique bien particulière dans les interactions de ces musiciens, la densité du jeu physique, la combinaison des énergies et l'évolution des formes insaissables du jeu collectif dans l'instant. Ephemeral Shapes offre de bien différentes perspectives et cette bienvenue dynamique aérée qui offre une grande lisibilité dans les détails.On y entend les vibrations du souffle et des murmures de chaque instrument comme si le trio flottait dans l'espace avec une dynamique spacieuse et éthérée
Si Ivo Perelman a un jeu expressionniste subtil très caractéristique au saxophone ténor reconnaissable entre tous, son approche de l'improvisation libre est très ouverte et ses interventions évitent de se poser dans la hiérarchie du soliste "accompagné" par ses collègues avec cette prépondérance "du soliste" dans l'équilibre du groupe. Il embrasse l'option égalitaire pour laquelle chaque instrumentiste improvisateur se situe au même niveau d'importance que les autres et avec toute la liberté au niveau du jeu pour assumer la dimension lyrique et expressive de leur "free - jazz" totalement improvisé dans l'instant. Leur recherche sonore et musicale est au service de cette expression issue de la tradition du jazz qu'ils étendent au maximum. L'écoute mutuelle respectueuse de chacun étant la clé du processus alchimique du trio. Il faut souligner la qualité très détaillée des crescendos minutieux des frappes de Ramon Lopez et la finesse aux cymbales, lesquelles s'intègrent à merveille dans les cascades carillonnantes des doigtés cristallins d'Aruàn Ortiz. Cette approche coïncide précisément avec l'évolution personnelle du souffle et de la dynamique du saxophoniste suite à l'adoption d'un nouveau bec. Sa sonorité est devenue plus veloutée, son approche un peu plus introvertie et paradoxalement, ses harmoniques aiguës sifflantes et étrangement suggestives en sont encore plus incisives et mordantes. Cette "réorientation" de son jeu qui tend au raffinement sans pour autant perdre la moindre parcelle d'énergie flamboyante quand le trio "chauffe", trouve son aboutissement avec le jeu ouvert et logique d'Aruàn Ortiz qui semble être l'extension "ivoirienne" des inventions subtiles de Ramón Lopez, démultipliant ou réduisant le pullulement des pulsations. Tout au long des huit improvisations (Titres : one, two three jusque eight), les trois improvisateurs maintiennent un véritable trilogue sans jamais dévier de leurs trajectoires imprévisibles en relâchant les tensions jusqu'à ce qu'un des protagonistes brode par dessus un évident duo entre deux des instrumentistes. Ou s'il y a un duo (piano et batterie dans One), c'est qu'Ivo Perelman a choisi le silence pour écouter ses collègues avant de se lancer dans une magnifique intervention. Décomposer un trio en deux trois duos est très tentant autant parce que le piano et la batterie sont aussi des instruments percussifs et rythmiques et que le saxophone et le piano sont des vecteurs de mélodies et d'harmonies. Chaque improvisation recèle une identité propre par ses motifs, l'interactivité et l’énergie dégagée, son lyrisme et l'invention spontanée. Une réussite inattendue

Heme John Edwards Steve Noble Yoni Silver Shrike Records SRL 003
https://shrikerecords.bandcamp.com/album/heme

Peu après le lancement du label Shrike, je n’ai pu m’empêcher de commander, écouter et chroniquer Until the Night Melts Away de Sharon Gal John Butcher & David Toop. Malheureusement, les mesures douanières dues au Brexit ont rendu très difficile la possibilité d’acquérir des CD’s britanniques sans faire face à des frais de douane et des taxes qui combinées font plus que doubler le prix d’un CD. Malheureusement, les albums Shrike et d’autres en ont fait les frais. Comme il arrive que je me déplace à Londres, j’en acquiers directement, mais avec du retard. Comme c'est le cas ici. Et c'est bien dommage, parce que Shrike a plusieurs albums passionnants à son actif. Heme documente une recherche sonore méticuleuse et inspirée qui vaut vraiment le détour. Archi-connu internationalement, le tandem basse – batterie John Edwards et Steve Noble se font entendre dans une dimension très éloignée de la musique de Heme : du « free » free jazz vitaminé qu’ils pratiquent avec Evan Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Brötzmann ou Alan Wilkinson. Dans Heme, Steve Noble axe ses improvisations en faisant résonner cymbales, gongs (ou tam-tams) et autres percussions métalliques dans l’espace alors que Yoni Silver investigue les particularités les particulières ou idiosyncratiques de sa clarinette basse, striant la colonne d’air en pressant son anche qui gémit comme un fantôme. Sept improvisations intitulées A, Tunica Intiema, B, Tunica Media, C Tunica Externa et O détaillent avec méthode et passion les trouvailles sonores remarquables qui s’amoncellent et s’organisent spontanément dans l’espace ludique de ces trois super improvisateurs. B est initié par des frappes sur les cordes de la contrebasse au plus haut de la touche par John Edwards et dérive adroitement dans un chassé-croisé pointilliste sophistiqué. Pas d’embardée dans cet album, Edwards et Noble se mettent au diapason des transformations introverties du son, grasseyements, growls, harmoniques de Yoni Silver dans le sillage du duo « Home » de Silver et Noble publié par Aural Terrains en 2017. Cet album Home et le présent Heme surprendront les auditeurs qui collent une étiquette bien définie sur tel ou tel musicien dans un contexte particulier sans même imaginer que nombre de musiciens improvisateurs ont plusieurs cordes à leur arc et adaptent leurs pratuuqes en fonction de la personnalité et des intentions esthétiques de l'un d'entre eux. On est ici au plus fin de la démarche découvreuse de l’improvisation radicale sans effet de manche ou de tirades virtuoses « impressionnantes ». Ça frotte, gratte, gémit, ondule, crisse, bourdonne, résonne, frictionne lentement, progressivement, … les sons s’agrègent, s’irisent, se noient un instant dans le silence. Mais cela peut s’animer avec plus d’énergie comme dans C. Et on peut compter sur Steve Noble pour « détonner » et surprendre d’originale manière Il faut d’ailleurs attendre le dernier morceau pour se rendre compte de la virtuosité de souffleur intrépide (et « circulaire ») de Silver (O), et son talent affirmé dans l’égosillement avec une grande classe. Super CD publié en 2022. Mieux vaut tard que jamais.

Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi Mirage Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/mirage
Stefania Ladisa, une jeune violiniste convaincue des possibilités musicales de l’improvisation libre et de la recherche sonore ne pouvait pas trouver de meilleurs compagnons dans ses Pouilles natales que le guitariste Nini Morgia et le percussionniste Marcello Magliocchi. Nini Morgia a gravé un vinyle fascinant avec Magliocchi : Sound Gates pour le label Ultramarine. On a aussi découvert Stefania Ladisa dans l’excellent Cosmic Listenings en compagnie de Marcio Mattos au violoncelle, la chanteuse Marilza Gouvea et Marcello Magliocchi sur le même label Plus Timbre. Pour cette occasion, Stefania joue du violon électronique afin de d’intégrer à la dynamique noise de Morgia. C’est abrupt, parfois explosif, souvent abrasif, bruitiste et frictional – « atomistique »… mais avec le drive intense et éclaté de Marcello Magliocchi, bien mis en avant dans cet enregistrement, on se dit : wouaw ! On pense à cette lignée de percussionnistes trompe-la-mort qui ont transformé la percussion « free » au réel service de l’improvisation libre : Tony Oxley, Paul Lytton, Paul Lovens, Roger Turner et le John Stevens du SME. Vous savez cette agitation micro percussive qui fait tout basculer dans plusieurs directions et vous envoie dinguer dans l’au-delà. Rien moins que cela ! Aussi, ces sept improvisations conjuguent plusieurs approches basées autant sur la vitesse qu’avec des sonorités particulières dues aux frottements, grattages, bruissements, agrégats de techniques, le trafiquage des instruments, etc… . Non content de répandre ses frappes démultipliées sur des surfaces et accessoires percussifs dans l’esprit d’une sérialité rythmique, Magliocchi frotte ses cymbales, gongs et accessoires métalliques en émettant des harmoniques ajustées aux notes et aux sons de la guitare électrocutée de Ninni Morgia, un guitariste inspiré dans cet idiome bruitiste qui exploite à très bon escient les effets pour diversifier à outrance les sonorités au niveau des Henry Kaiser ou des Ian Brighton…avec une rage authentique. Il ne suffit pas de vouloir diversifier ses approches ludiques et s’abandonner à cet état de grâce heuristique pour que nos oreilles se focalisent sans un instant de répit du début jusqu’à la fin de la septième improvisation On va dire que « c’est pas nouveau », un percussionniste comme Magliocchi, je vous répondrai que j’ai entendu Eddie Prévost jouer du Eddie Prévost il y a presque quarante ans et je l'écoute toujours avec intérêt ! Avec Magliocchi, comme on a affaire à un sérieux client haut de gamme, on ne va pas bouder son plaisir, bien souvent imprévisible si on tend l'oreille sur des éléments de sa discographie. Avec son acolyte Morgia, ils transmettent leur transe à Stefania Ladisa, laquelle n’hésite pas à plonger dans l’inconnu sans arrière-pensée, happée par cette folie inextinguible.

Matthias Boss & Marcello Magliocchi Schnellissimo Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/schnellissimo
Violon et percussions . Le violiniste Suisse Matthias Boss et le percussionniste italien Marcello Magliocchi entretiennent une longue et profonde complicité dans l’improvisation. Séparément et ensemble, on les a entendus en duo et dans plusieurs groupes dans des albums publiés par Plus Timbre, FMR, Improvising beings, Setola di Maiale. Leur duo défie les lois de la gravité universelle en se répandant dans l’espace. Chacun d’eux imprime un rythme multidimensionnel avec une légèreté ineffable et des changements de cadences, de dynamiques et d’expressivité qui entraînent l’auditeur dans un cheminement infini parsemé de perles et de convergences sonores tout autant que de surprenantes attractions ou d’ échappées centrifuges. Une écoute imaginative, scintillante où le violoniste Matthias Boss effectue de très concis agréments subtilement microtonaux d’un réel lyrisme. Les frappes libérées de Marcello Maggliocchi balisent des éclats polyrythmiques et de croisements de pulsations joyeusement élastiques alors que ses frottements métalliques à l’archet diffusent sifflements cristallins et harmoniques surréelles. Matthias Boss répond toujours sur le champ le plus adroitement du monde aux changements de régime et d'intensité de son acolyte. En public, l’auditeur sagace est toujours séduit et impressionné par la qualité de son timbre et sa capacité à augmenter le volume de son jeu durant le même coup d’archet comme si ses cordes s’étaient enflées et son archet nous avait jeté un sort… Magliocchi est un authentique percussionniste free qui libère son jeu de tics et autres redondances à l’instar des meilleurs pionniers de l’improvisation libre. Au fil des 34 minutes de Schnellissimo, pièce unique de l’album, l’empathie créatrice du duo nous livre un univers merveilleux. Des crescendi énergiques émergent en finale, concluant avantageusement leurs recherches suggestives de sonorités et d’équilibres instables dans un final incontournable. Le duo violon – percussion improvisé « libre » est une rareté discographique et offre bien des possibilités sonores. On songe à Phil Wachsmann et Martin Blume, ou Billy Bang et Dennis Charles, Leroy Jenkins et Rashied Ali dans la scène U.S. Aussi Malcolm Goldstein et Matthias Kaul, une véritable merveille sonore passée inaperçue (label Nur Nicht Nur). Dans leur style tout à fait personnel, Boss et Magliocchi démontrent valablement qu’ils n’ont rien à envier à personne.

11 juin 2024

Tony Buck John Edwards Elisabeth Harnik Harri Sjöström/ Tom Jackson & T.J. Borden/ John Butcher + 13 /Udo Schindler Eric Zwang Eriksson Sebastiano Tramontana

Flight Mode Live in Berlin 2023 Tony Buck John Edwards Elisabeth Harnik Harri Sjöström Fundacja Sluchaj FSR 14/ 2024
https://sluchaj.bandcamp.com/album/flight-mode-live-in-berlin-2023
Depuis Cream et Crosby, Stills Nash and Young, est né le concept de "super-groupe". Dans le free européen de ma jeunesse, il y avait le Cecil Taylor Unit, Brötzmann Van Hove Bennink et Alex von Schlippenbach Evan Parker Paul Lovens. Je parle ici de groupes avec piano. Quelques décennies plus tard, cette association toute récente, se révèle être un groupe « super » avec trois « vieux renards » de la scène et une intéressante étoile montante du piano, Elisabeth Harnik, entendue avec Joëlle Léandre, Steve Swell, Dave Rempis, Michael Zerang, etc… Avec Tony Buck, on a affaire à un drumming hyper-actif vivace et original qui laisse de l’espace et bien des nuances pour que ses collègues puissent s’inscrire valablement dans l’ensemble. Tony Buck a aussi une solide carrière derrieère lui (the Necks). Rien de tel pour inspirer un contrebassiste interactif et puissant comme John Edwards, même si dans les moments très intenses du concert enregistré ici, sa contrebasse est « couverte ». John est sans doute un des bassistes les plus demandés. Le saxophoniste soprano (et sopranino) Harri Sjöström est la fine fleur de cet instrument qui s’est développé dans l’avant-garde avec Steve Lacy, Lol Coxhill, Evan Parker et aussi Anthony Braxton. Le nom d’Harri Sjöström me rappelle ce superbe premier disque où j’avais découvert Elisabeth Harnik : 10.000 Leaves avec la violoncelliste Clementine Glassner et le saxophoniste Gianni Mimmo avec qui Sjöström cumule duo et projets communs. Harri soufflant avec batteur, pianiste et contrebassiste me rappelle aussi de l’avoir écouté au sein de l’illustre Cecil Taylor Quartet. C’est dire s’il est un saxophoniste soprano à la fois impressionnant, racé et sauvage tout en furie expressionniste et cette classe musicienne que partagent tous ces saxophonistes soprano depuis Steve Lacy : Evan Parker, Lol Coxhill, Urs Leimgruber, Michel Doneda, John Butcher et Gianni Mimmo, quelque soient leurs identités musicales propres. La dimension ludique est ici hypertrophiée et la liberté est au rendez-vous. Les improvisations collectives de Flight Mode transitent entre des tournoiements extrêmes et intenses et des passages où les quatre musiciens ouvrent et espacent le jeu pour s’écouter et trouver un nouveau terrain d’entente. Quatre Flight numérotés de 1 à 4 et s’échelonnant sur 26 :33, 5 :27, 18 :42 et 12 :17. Durant quasi tout le concert le saxophoniste nous livre un tour de force dans les aigus avec des croisements de doigtés, des spirales compressées, des ostinati frénétiques truffés de glissandi, morsures ou harmoniques ou des ressassements d’aigus en decrescendo. Avec une technique sophistiquée, Harri Sjöström joue sauvagement avec une intensité surhumaine et une approche expressionniste. Mais sa démarche n’est celle d’un « soliste », mais plutôt l’affirmation d’une démarche collective. Il se fait que le registre du sax soprano se détache clairement de l’ensemble malgré la densité et la puissante intensité du jeu. C’est d’ailleurs bien pour cette raison que Cecil Taylor l’a fait membre de ses groupes pendant des années. Pivotant sur tous les axes de pulsations croisées et de roulements violents mais feutrés ainsi que de subtils rebonds de mailloches, Tony Buck et son drive hypnotique propulse le quartet dans la stratosphère. Elisabeth Harnik démontre la classe de son jeu cristallin et l’excellence de son toucher lesquels subtilement allègent le jeu collectif avec des cadences en carillons tournoyants. Comment alimenter le feu intérieur sans surcharger : ce besoin de lisibilité ajoute autant ou même plus encore de puissance que si elle « pilonnait » son clavier à tout va. Et bien sûr si on devine plus la présence de John Edwards au sein du groupe plutôt que d distinguer ses notes clairement quand cela tourne à tout berzingue, celui-ci profite de moments d’accalmie pour attirer ses collègues dans des nuances plus délicates en les régalant de fines zébrures à l’archet. Flight Mode bien sûr et quelle escadrille !!

Tom Jackson & T.J. Borden Parr’s Ditch Confront Records core 41
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/parrs-ditch
Album masterisé par le superbe clarinettiste Alex Ward. Une belle recommandation indirecte de la part d’Alex, un clarinettiste proéminant de la scène britannique, pour un de ses meilleurs collègues clarinettistes, Tom Jackson, ici confronté au violoncelliste T.J. Borden et qui se bonifie au fil des ans. Confront Records ajoute à son merveilleux catalogue, un article fétiche supplémentaire. Merci Mark Wastell de Confront ! La communication et l’inspiration conjointes des deux improvisateurs est plus que remarquable. De l’improvisation libre de haut vol issue de la pratique de la musique contemporaine et le produit de leur imagination. Chacun joue sa partie avec ferveur, le clarinettiste soufflant autant en nuances éthérées qu’avec une désarmante volubilité et le violoncelliste dérapant avec intensité sur ses cordes en en griffant – grinçant – saturant le son. La qualité de la dynamique du souffleur et l’ingénuité de ses roucoulades et spirales « dodécaphoniques » n’ont de cesse de contraster avec ses bruissements, grognements, sons saturés et des incartades de T.J. Borden. Nombre de registres des deux instruments et leurs occurrences sonores sont investigués avec passion, précision et un brin de folie. La musique peut devenir par moment délirante, accidentelle et atteinte par la danse de Saint Guy ou tout à fait sérieuse, même si toujours ludique. Trois longues improvisations (Parr’s Ditch I, II & III) avec des durées respectives de 21:25, 26:03 et 18:52 n’arrivent pas à user leur matériau et leur potentiel, ni à fatiguer leur endurance créative dans la direction musicale qu’ils se sont choisies. Certains diront « On a déjà entendu ça, ce genre de musique » . Je réponds à cela que si vous n’avez pas tellement ou peu d’albums de ce « genre de musique » improvisée sous la main et que vous avez ce Parr’s Ditch à votre portée , vous n’allez pas vous ennuyer. On peut écouter cet album à répétition sans se lasser. Il n’y là aucun tape à l’œil. De la musique honnête de grande classe dont l’inspiration créative se renouvelle constamment. La richesse de son contenu, l’émerveillement simultané de Tom Jackson et de T.J. Borden, leurs magnifiques inventions sans fin font de ce document un must qui vous fera oublier bien des choses. Une exceptionnelle réussite.

John Butcher + 13 Fluid Fixations Weight of Wax 06
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/fluid-fixations

Credits : dieb13 ~ turntables
Liz Allbee ~ trumpet
Sophie Agnel ~ piano
Hannah Marshall ~ cello
Angharad Davies ~ violin
Pat Thomas ~ electronics
Mark Sanders ~ percussion
John Edwards ~ double bass
Ståle Liavik Solberg ~ drums
Matthias Müller ~ trombone
Isabelle Duthoit ~ voice, clarinet
Pascal Niggenkemper ~ double bass
Aleksander Kolkowski ~ stroh viola, musical saw
John Butcher ~ saxophones, recordings, composition
Avec ce grand orchestre à l’instrumentation variée et une équipe d’improvisateurs soigneusement sélectionnée, John Butcher marque des points. Quoi de plus difficile de faire coexister 14 improvisateurs « libres » de manière créative avec lisibilité et un objectif musical commun. Un pour tous, tous pour un. J.B. a écrit – devisé une composition qui, sans doute, laisse une marge de manœuvre individuelle et catalyse la créativité collective et personnelle. C’est tellement plus facile de jouer à deux ou trois : beaucoup moins de souci. Mais le jeu en vaut la chandelle surtout à la lueur de ce que je suis en train d’écouter. On se délecte des sonorités s’associant et se dissociant au fil des morceaux, des différentes voix instrumentales qui se distinguent avec une superbe précision entre contrastes marqués et certaines similitudes. Des agrégations intéressantes. J’ai un jour entendu Butcher louanger la vocaliste Isabelle Duthoit il y a longtemps. Rarement, j'aurai entendu Isabelle s’exprimer de façon aussi irrévocable à proximité des gargouillis vocalisés de Matthias Müller et de la trompette électrisée de Liz Albee. La grande qualité de cet orchestre est l’inexorable dynamique alliée avec une recherche de sonorités « alternatives » spécifiques à chaque instrument. Plusieurs « directions » esthétiques cohabitent entre pointillisme, atomisation, minimalisme, un peu de spectralisme, distance retenue et physicalité affirmée. Ce lutin incontournable de la percussion free qu’est Mark Sanders se concentre à ajouter des couleurs et livrer quelques frappes à des moments importants. Certains plongent dans l’anonymat en soutenant une note avec des cordes frottées et un souffle monocorde créant un drone légèrement ondoyant jusqu’à ce que l’ensemble se réunisse dans un agrégat statique et venteux en un long et lent crescendo. On entend par exemple siffler la scie musicale d'Alex Kolkowski avec un instrument électronique. Cet album est donc truffé de trouvailles sonores qui éclosent au meilleur moment. Quand un des improvisateurs a une fenêtre de quelques dizaines de secondes pour imprimer sa marque sur l'ensemble il donne ici le meilluer de lui même avec une idée sonore bien typée. C'est par exemple le cas de Sophie Agnel avec la caisse de résonance du piano dont vibrent les mécanismes ou John Edwards qui frotte un objet (grattoir en bois ou sourdine de contrebasse ?) sur ses cordes au bas de la touche. Aussi, il semble que Ståle Liavik Solberg percute légèrement des woodblocks alors que résonne le fameux tambourin de Sanders lorsque John Butcher improvise un solo granuleux au ténor… et ça bruite un peu partout avec parcimonie. Impossible de pouvoir les multiples figures et occurrences. Pas moins de huit morceaux de durées sensiblement différentes qui apportent chacun une dimension différente à ce fantastique orchestre aussi volatile que « discipliné ». Un enregistrement remarquable pour une super musique « improvisée » « dirigée »…

Allegria : Canto Senza Parole Udo Schindler – Eric Zwang Eriksson – Sebastiano Tramontana FMR CD675-0423
https://udoschindler.bandcamp.com/music

Parmi les nombreux CD’s publiés par le multi-instrumentiste Udo Schindler pour le label FMR Records, j’ai relevé ce "Chant Sans Parole - Alégresse" en compagnie du tromboniste Sebastiano "Sebi" Tramontana et du percussionniste Eric Zwang Eriksson. Canto Senza Parole est le nom du trio et Allegria est le titre de l’album ! Udo est un vrai phénomène de la musique improvisée jouant de multiples instruments : clarinettes, trompette ou cornet, trombone et tuba, saxophones. Ici aux sax ténor et basse ainsi qu’au cornet, il nous propose une belle session de six improvisations. Évidemment, il n’est sûrement pas un grand virtuose du saxophone, mais comme cela se dit en Belgique, Udo tire son plan de manière efficace et improvise à très bon escient avec quasi tous les instruments avec lesquels il a l’audace de se confronter face à des improvisateurs « spécialistes » tels Damon Smith, Jaap Blonk, Ove Volquartz, Peter Jacquemyn etc… Il faut le faire et surtout oser ! L’excellent et sensible percussionniste Eric Zwang Eriksson départage et commente les échanges des deux souffleurs ou, comme il le fait dans le n°2, dialogue subtilement un moment avec le saxophoniste avant de se livrer à un jeu très imaginatif. Sebi Tramontana est un vrai poète du trombone, chaleureux et faisant un usage merveilleux de la voix, du growl de manière originale et toute en finesse. Il suffit d’écouter ce deuxième morceau où le cornet d’Udo Schindler se joint à lui tout à son avantage. Sebi Tramontana est peut – être un tromboniste moins « expansif » que les Bauer, mais son registre sensuel, intimiste et vocalisé whah-whah fait mouche. Cette musique est une véritable musique de partage d’émotions et d’évolutions dans l’expression avec de nombreux changements de registres sonores tant au niveau des deux souffleurs que celui de la batterie. Eric Zwang Eriksson ne se contente pas de jouer du free drumming lambda, il sollicite toutes les surfaces de ses instruments, différents types de frappes en essayant de raconter une histoire et en explorant plusieurs dimensions ludiques en question-réponses avec ses collègues. Comme dans ces passages où le cornet et le trombone se rencontre dans le n° 4, lequel se termine dans un blues décalé foutraque avec des accents de kermesse et puis... funèbres… De beaux moments en perspective, et une belle rencontre où chacun a le loisir de s’exprimer en partageant une écoute mutuelle et sensible. Pratiquement, je n’ai pas trouvé de lien pour cet album qui n’est pas renseigné, comme beaucoup d’autres, sur le site du label FMR. Mais comme Udo Schindler a une production d’enregistrements prolifique, vous trouverez votre bonheur en cherchant un peu.

10 juin 2024

Derek Bailey & Sabu Toyozumi / Ivo Perelman Matthew Shipp/ Trevor Watts Veryan Weston & Jamie Harris/ Christoph Gallio & Roger Turner .

Derek Bailey & Sabu Toyozumi Breath Awareness No Business Records
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/breath-awareness

Fukuoka city 2 novembre 1987. Derek Bailey et Yoshisaburo « Sabu » Toyozumi sont en concert dans le club IMAI-tei. Sabu était alors devenu un compagnon de tournée habituel de nombreux improvisateurs européens et américains : Peter Brötzmann, Peter Kowald, Evan Parker, Misha Mengelberg, Fred Van Hove, Leo Smith, Joseph Jarman, Paul Rutherford, Fred Frith et même des duos avec Han Bennink et Sunny Murray. C’était un proche compagnon de Kaoru Abe, Motoharu Yoshizawa, Toshinori Kondo et Mototeru Takagi a qui il a survécu grâce à l’extraordinaire dynamisme de sa personnalité et une forme de sagesse spirituelle et physique. Il rencontra de manière improbable Coltrane et Mingus à Tokyo, joua régulièrement à Chicago avec Braxton, Leo Smith, Roscoe Mitchell et Joseph Jarman en qualité de membre de l’AACM (1971). Obsédé par les rythmes et curieux de voyages et d’africanéité, Sabu Toyozumi est une personnalité à la fois simple, fascinant et hors du commun. À cette époque, Derek Bailey est à un tournant. En février de cette année 1987, je l’avais personnellement invité à donner un concert solo à la guitare acoustique à Bruxelles. Je savais qu’il y avait des tensions entre Derek et son alter ego d’Incus, Evan Parker, mais j’ignorais alors que les deux musiciens amis allaient se séparer dans l’année qui suivait. Fin 1986 début 1987, Bailey avait peu de concerts et cette tournée Japonaise a dû lui être providentielle. Quelques années plus tard, Derek Bailey allait devenir incontournable sur la scène internationale : tournées aux USA et dans toute l’Europe, duos avec Cecil Taylor à Berlin, avec Braxton au Canada en 1988, Company devenait une véritable institution, de jeunes musiciens le sollicitaient, John Zorn, Pat Metheny , Bill Laswell , the Ruins Steve Noble, etc… Le plus important en ce qui nous concerne aujourd’hui lorsque nous avons cet album en main ou « downloadé » dans notre portable est que Derek Bailey est alors au sommet de son art. Il a déjà réalisé son grand œuvre, mis au point « son style » et enregistré ses meilleurs albums solos et ses duos fétiches et il ne lui reste plus qu’à improviser avec qui il rencontre. Le fait de se retrouver « sans gig » ou avec peu de concerts à un moment donné aiguise l’appétit. On le sait quoi qu’en dise Derek Bailey, lequel adorait titiller certains collègues à propos de leur cup of tea musicale, la présence à ses côtés d’un musicien dont la personnalité semble être aux antipodes de la sienne l’excitait musicalement, intellectuellement et « énergétiquement » au point que sa créativité, son sens de la déraison excentrique, son imagination à la guitare étaient décuplées. On sait que Bailey était un fervent de Webern, mais ne questionnez pas Sabu Toyozumi au sujet de ce compositeur. Le batteur m’a confié que jouer avec un pianiste (hors du commun) comme Fred Van Hove, c’était « trop » pour lui, c’est à dire "trop sérieux", trop intellectuel, savant, et peut-être pas assez fantaisiste. Mais avec Derek Bailey le courant passe très bien. Le guitariste John Russell, qui a joué très souvent avec Sabu et connaît Bailey comme sa poche, a déclaré à l’écoute de cet enregistrement qu’il « n’avait jamais entendu jouer Derek avec autant d’intensité ». Dans sa discographie, jusqu’alors, on ne l’avait pas entendu déverser autant d’électricité rageuse, torrentielle : sans doute utilisait-il un ampli « rock » contrairement à son amplification « custom made » Londonienne des années 80, quasi hi-fi. Mais revenons au début, Derek Bailey est friand de jouer avec des batteurs de haut vol, car ils aiguisent et lui font sublimer son extraordinaire précision rythmique : Han Bennink et le mystérieux Jamie Muir, avec qui il a développé son « premier style » bruitiste entre 1968 et 1972 au Little Theatre Club. Tous deux des improvisateurs excentriques, délirants et souvent farfelus. Bailey a aussi enregistré en duo avec John Stevens et Andrea Centazzo. Avec Sabu Toyozumi, il trouve sur son chemin un lutin bondissant d’une vitalité solaire, démultipliant les rythmes et pulsations, déclinant les frappes à toutes les fréquences et sous tous les angles, parfois rien qu’en entrechoquant deux baguettes, chahutant des rythmiques endiablées avec autant de joie de vivre et de jouer que de férocité démesurée, surtout en regard de sa petite taille, celle d’un enfant. Ses deux personnalités que tout semble opposer, la taille, la culture, la manière de parler, de vivre, les intérêts musicaux, etc… s'accordent par magie dans la fureur de l’instant. Le Japonais est un homme d’un seul tenant, gymnaste spirituel d’une candeur céleste avec de solides pieds sur terre, élevé dans une discipline zen sans concession, détaché des vanités de ce monde. L’autre un « intelligent pragmatique » habile à la négociation, personnalité complexe et changeante, théoricien de l'improvisation qui a le don de la formule pour raconter son histoire. La musique de Bailey semble cérébrale et la pratique de batterie de Sabu Toyozumi est imprégnée d’une africanité immédiate, expressionniste, à fleur de peau. Le contraste est total, mais ces deux-là s’inventent merveilleusement un terrain de jeu , des instants de rencontre, une connivence folle, démesurée et fuyante. Derek est ici fasciné par les facéties rythmiques et la furia ludique de ce minuscule lutin, sorte de divinité primitive aux huit bras magiques, coordonnés par une science aléatoire des croisements – empilements différentiels de rythmes à vitesses variables, en crescendo – decrescendo organiques tant en intensités qu’en cadences et qui peut se révéler follement agressif. Durant deux improvisations de 25 et 27 minutes, plus un rabiot de quatre minutes, Derek Bailey s’écarte sensiblement de la matière musicale de son style « en solo » pour « divaguer » et inventer en jouant avec la fée électricité, fouaillant ses cordes et râclant la touche de sa six cordes, toujours accordée au mili-poil. Il arrive même qu’ils semblent, à un moment complètement délirant, devenir excédés l’un par l’autre. La goguenardise baileyienne ressurgit, ce dont l’autre n’a cure, obnubilé par les rythmes comme la force de la nature qu’il incarne. Dois – je signaler au lecteur que malgré tout ce qu’a pu dire et écrire Derek Bailey au sujet de l’improvisation, il improvise surtout – seulement que lorsqu’il est confronté à un autre improvisateur et pas spécialement quand il joue « en solo » ? D’ailleurs, le morceau joué ici en solitaire par Bailey, alternant harmoniques ultra précises et notes, frettées ou non, en escaliers eschériens durant treize minutes est une sorte de démonstration très précise de son style propre, d’une logique étincelante et en fait une composition structurée d’une succession de motifs qui s’emboîtent et finissent par s’enrouler à toute vitesse avec une précision inhumaine. Alors qu’en compagnie de Sabu, le guitariste brouille spontanément les pistes, dérape plus qu’à son tour et surprend l’auditeur, même le connaisseur assidu. Dans sa musique enregistrée en solo (particulièrement ses albums Lot 74, Aïda et Notes, publiés par Incus), il est avant tout son propre compositeur. J’ai entendu des versions différentes publiées par la suite (en bonus ou inédits) dans une ou deux rééditions où on entend clairement que D.B. rejoue des séquences entières parfois à la note près. Et donc pour de nombreuses raisons, outre le fait qu’il s’agit d’un super album qui réunit deux improvisateurs essentiels, Breath Awareness est une belle surprise et peut / doit même être recommandé à ceux qui veulent découvrir ou réécouter ces deux artistes tant pour leur apport personnel en tant que batteur et guitariste que comme un témoignage convaincant de cette musique improvisée collective à laquelle ces deux personnalités ont dédié leurs vies.

Ivo Perelman & Matthew Shipp Magic Incantation CD Soul City Sounds
https://perelmanshipp.bandcamp.com/album/magical-incantation

Après Corpo, Callas, The Art of the Duet, Complementary Colours, Live In Brussels (2CD), Live in Frankfurt, Oneness (3CD) Efflorescence (4CD), Procedural Langage, Amalgam, Fruition, Tryptic I, Tryptich II et Tryptich III, voici Magic Incantation, le vingt et unième CD du duo d’Ivo Perelman et Matthew Shipp. Conçue comme un dialogue complètement improvisé dans l’instant, leur relation musicale est à la recherche de formes qui se singularisent d’une prise à l’autre. Huit improvisations entre quatre et sept minutes et quelques offrent un panorama varié et très cohérent de leur travail. Titres : Prayer, Rituals, Lustihood, Enlightment, Sacred Value, Incarnation, Vibrational Essence, Magical Incantation. Vouloir insérer un pianiste comme Matthew Shipp dans une quelconque boîte esthétique musicale est une tâche impossible, tant son style et son jeu sont hybrides tant par rapport au jazz moderne ou free, le « classique contemporain » et l’avant-garde. Basée sur des structures complexes tant au niveau des harmonies, des formes, des rythmes et de sa dimension orchestrale que des échappées plus improvisées, sa musique est un défi par rapport aux routines du jazz. L’évidence d’une architecture spontanée, faites de cycles, tangentes, surimpositions enchaînées de cadences, motifs et perspectives spatiales, s’exprime avec une formidable intensité, une logique cérébrale imparable. Sa musique a un aspect sérieux, spirituel et réservé et une puissance énorme. Ses émotions n’éclatent pas au grand jour, mais sont immanentes et ressenties avec une forme de distance paradoxale, surtout lorsqu’on écoute son partenaire incontournable, le sax ténor Brésilien Ivo Perelman, un souffleur expressionniste, chaleureux, versé sur les suraigus modulés et l'éclatement des harmoniques, inspiré par sa culture afro-brésilienne. Il délivre un jeu "microtonal" avec une intuition rare, chatoyante. Un illuminé du saxophone ténor explosif et lyrique, doué d'un sens inné pour l'invention mélodique avec une décharge émotionnelle à fleur de peau. Son style est à lui tout seul "une école". Le contraste entre les deux improvisateurs est saisissant : leurs personnalités divergentes s'éclairent mutuellement. Mais une audition attentive démontre ô combien ils s'écoutent mutuellement, se complètent dans un unisson aussi humainement sensible que profondément intentionnel.
Matthew Shipp écrit dans les notes de pochette de Magic Incantation : « This record is a major major statement in jazz history. It is the height of the work I've done with Ivo and the height of what can be done in a duo setting with piano." Comme le duo l’avait déjà déclaré auparavant à propos de leurs albums précédents tels que le triple CD Oneness (Leo) ou Fruition (ESP), ils avaient alors le sentiment d'avoir atteintun point culminant en matière de musicalité et de qualité de performance. Juste après avoir enregistré Oneness, ils s'étaient dit d'en arrêter là et de capitaliser sur cet acquis. Mais peu après, ils enregistrèrent insatiablement et d'une traite le quadruple album Efflorescence et d'autres albums publiés par la suite come Procedural Language (in Perelman - Shipp Special Edition Box) et Amalgam ou encore la série des Tryptich volume I, II et III. Et voici Magic Incantation. Depuis quelques années et l'acquisition d'un nouveau bec, Ivo Perelman a considérablement retravaillé sa sonorité augmentant la qualité de son timbre dans le registre intime "à bas volume" proche des souffleurs de sax ténor du jazz "traditionnel" ou "moderne" tout en maintenant cette nouvelle vocalité en augmentant la puissance, le volume ou la passion du débit jusque dans les harmoniques déchirants, et tous ses glissements "flûtés" qu'il obtient au delà du registre aigu "normal" de son instrument. Cette nouvelle étape sonore de son évolution s'est révélée dans les enregistrements en duo et en trio avec le batteur Tom Rainey (Turning Point - Duologues 1 & The Truth Seeker.
Avec ce Magic Incantation, le duo atteint un niveau d'empathie musicale à la fois suave, terrien, subtil, aérien et déchirant.

Eternal Triangle Gravity Trevor Watts Veryan Weston Jamie Harris CD Jazz Now LTD 2024
https://jazznow.bandcamp.com/album/gravity

Trio saxophone alto et soprano – Trevor Watts , Nord keyboard – Veryan Weston , percussions - Jamie Harris. Dans le sillage de ses anciens groupes tels que « Trevor Watts’ Moiré Music Orchestra » ou « Trevor Watts Drum Orchestra », Trevor Watts, le compositeur d’Eternal Triangle, perpétue cette musique polyrythmique et modale inspirée des rythmes africains, des musiques latinos, du funk soul électrique, et de musiques d’autres régions du monde. Il adapte ses mélodies circulaires et ondoyantes, axées sur les pulsations et concoctées avec un don inné pour la création mélodique instantanée. Veryan Weston au clavier « Nord » et Jamie Harris aux congas – tambours battus aux deux mains s’imbriquent et entremêlent rythmes, frappes, accords et motifs mélodico-rythmiques dans un continuum giratoire, rebondissant ou virevoltant par-dessus lequel le souffleur s’appuie avec autant de précision que de liberté. Il ondule et danse comme un dauphin sur les vagues à l’approche d’un littoral qui recule inexorablement. Une fois le morceau lancé, le trio joue inlassablement sans le moindre break ou refrain ou la moindre césure dans un mouvement perpétuel faits de changements graduels, subtils, élastiques, chacun se faisant l’écho des deux autres. Le clavier joué par Veryan est autant un instrument de percussion « accordé » qu’un pourvoyeur d’harmonies tronquées, le jeu de ce dernier étant en phase avec son délire pentatonique. On songe à ses Tessellations formées de 105 compositions emboîtées et créées avec l’imbrication de 53 modes pentatoniques successifs…
On ressent l’impression que leur musique ne finit jamais, alors qu’il y a bien dix morceaux différents qui se distinguent individuellement autant qu’ils se fondent dans le flux de cette musique rythmique. Trevor Watts et Veryan Weston commencèrent à travailler ensemble avec Moiré Music dans les années 80 avant d’improviser en duo dans les années 2000 avec plusieurs magnifiques enregistrements à la clé : Six Dialogues, 5 More Dialogues, Dialogues in Two Places, Dialogues For Ornette ». De même, Jamie Harris, au départ un rythmicien élève de Watts, a fini par s’inscrire dans une belle démarche en duo sax – percussions avec le maestro documentée par plusieurs CD’s remarquables (Ancestry, Live in Sao Paulo, Tribal). En réunissant ses deux complices dans cet Eternal Triangle, Trevor s’assure aussi leurs compétences avec quelques tournées européennes. Dans le cas de Harris, il ya une dimension de groove polyrythmique circulaire souvent hypnotique. En effet, si le matériau thématique est composé par Trevor Watts, ses deux amis en génèrent les arrangements spécifiques à leur instrument avec une étonnante cohésion. Le souffle de Trevor Watts se fait tour à tour suave, joyeux, mordant, intense ou pointu, avec une magnifique sonorité limpide, généreuse tant au sax alto qu’au soprano. De son souffle se dégage une expressivité unique, une qualité de timbre d'une grande beauté qui rivalise avec celles d'altistes comme Art Pepper, Cannonball Adderley ou Ernie Henry qui fut son modèle jusqu'au moment où Trevor découvrit Dolphy et Ornette. Faut - il signaler aussi l'enregistrement phare de Veryan Weston au clavier Nord dans l'album Crossings avec Mark Sanders et Hannah Marshall ? Cet enregistrement permet de comprendre son étonnante démarche au clavier Nord. Son adaptation discrète et avisée dans ce projet est un vrai plus. Au fil des morceaux de Gravity, l’auditeur devient ensorcelé par l’invention mélodique, la fascination rythmique, les décalages free de Trevor Watts et le lyrisme authentique que leur musique dégage. Une musique de danse métissée et syncrétique aux mouvements infinis.

Christoph Gallio & Roger Turner You Can Blackmail Me Later Ezz-Thetics https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/you-can-blackmail-me-later-2

Si Roger Turner est un des percussionnistes ultimes de la libre improvisation coupable de s'être commis pour le meilleur avec des "poètes" de l'improvisation incontournables tels Phil Minton, Lol Coxhill, John Russell, Michel Doneda,Alan Tomlinson, Steve Beresford, Thomas Lehn, Tim Hodgkinson et un kyrielle d'activistes "locaux" comme Kazuo Imai, Eugenio Sanna, Edoardo Ricci, Michael Keith, Witold Oleszak, Ulli Bötcher. En suivant son parcours, on ne peut que constater que Roger Turner n'a pas d'agenda de carrière ni de préjugé. Il prend au sérieux le moindre de ses engagements en donnnat toujours le meilleur de lui-même. Il y a chez lui une flexibilité dans le jeu et la qualité émotionnelle qui se rapproche avec fluidité de l'esprit et de la sensibilité sonore de ses partenaires qu'ils soient habituels ou d'un soir. Il m'a un jour déclaré que c'était dommage que il n'avait quasi jamais l'occasion de jouer avec des musiciens plus jazz ou "free-jazz". Lors d'un concert, j'ai pu l'entendre jouer au pied levé avec Charles Gayle et le contrebassiste Juni Booth, aujourd'hui décédé. J'avais plus que l'impression d'entendre Milford Graves lui-même avec ses figures rythmiques qui accélèrent et décélèrent, ses frappes et ses roulements qui se croisent sans arrêt dans un déluge de pulsations qui s'écartent et se ratrappent les unes aux autres comme par magie. Unique ! Avec le saxophoniste Suisse, Christoph Gallio, on perçoit la filiation de Sunny Murray, mais aussi une puissance alliée à une délicatesse infinie. Christoph Gallio, explore sans relâche les registres secrets de ses saxophones alto, soprano et C Melody: murmures subsoniques, coups de bec assourdis, feulements, scories, vocalisations, détachés équivoques, faux doigtés, sursauts hérissés, fragments mélodiques, canarderies, spirales incertaines avec une forme de lyrisme lunatique. N.B. Christoph a joué récemment avec Gerry Hemingway et son label Per Caso publie ses projets depuis des décennies. Il semble que Roger Turner essaie d'abord la batterie, avec vibrations, divers roulements de caisse claire pour en suite s'échapper sur les rebords des fûts en modifiant sensiblement le calibre de ses frappes, leurs intensités. Le silence intervient et des coups coordonnés césurent celui-ci. Petit à petit, une poésie s'installe, un dialogue précis et incertain se fait jour. Les deux prennnent le temps de jouer , de trouver des échappées, faire venir lueurs ou assombrissements, sursautent et pressent les tempi imaginaires, élastiques. Une séquence animée s'enchaîne avec une recherche introspective, le souffle lunaire et vaporeux d'un moment. Les duettistes nous promènent dans tous les états gazeux, liquides ou granuleux de leurs dérives. On pourrait peut être dire que le duo de Roger avec Urs Leimgruber se révèle plus "décisif" (cfr The Pancake Tour ou The Spirit Guide). Mais ce ne serait pas rendre justice à leur formidable expressivité, à leur disposition d'esprit et surtout le sens de la recherche instantanée expressive de Christoph Gallio, lequel sublime ses capacités de souffleur pour donner le meilleur de lui-même autant qu'il est humainement possible. Tout du long, c'est un véritable feu intérieur qui se livre, rougeoie, sature, explose et métamorphose la saxophonitude free. Dans les moments d'emportement convulsifs, Roger Turner exulte, chahute, virevolte comme un diable et Christoph Gallio, ici volatile picorant dans la jungle là époumonnant sa rage, sublime l'idée qu'on se fait de la libération du free-jazz. Vous vivrez ici tous les registres de la déraison. Une musique d'improvisation free authentique, ludique et salvatrice. Please mail me later !! Vachement réussi !!

1 juin 2024

Thanos Chrysakis Ana Maria Avram Iancu Dumitrescu & Horatiu Radulescu par Liam Hockley/ Luc Bouquet / Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain

Pulse Tide Liam Hockley : Ana Maria Avram Thanos Chrysakis Iancu Dumitrescu Horatiu Radulescu Aural Terrains TRRN 1853
https://www.auralterrains.com/releases/53

Aural Terrains, le label de Thanos Chrysakis, crée au fil des ans et des parutions une véritable œuvre musicale éditoriale en musiques « contemporaines » de compositeurs et d’interprètes en connexion avec la scène improvisée. Le plus souvent chaque album est focalisé sur des œuvres de compositeurs différents pour des instruments à vent comme les clarinettes (souvent clar. basse et contrebasse, tubas etc… ). Certains des interprètes étant aussi des improvisateurs et vice et versa, on les trouve aussi dans des projets de musique improvisée. Aural Terrains est devenu incontournable. Pulse Tide met en valeur le cor de basset ou basset horn, un instrument de la famille des clarinettes entre la clarinette "droite" et la clarinette basse. Cet instrument relativement ingrat est joué ici par Liam Hockley dans quatre œuvres dont deux en solo, Penumbra d’Ana-Maria Avram et Aura de Iancu Dumitrescu et deux pour ensembles. Thanos Chrysakis a signé Egress pour cinq cors de basset et Horatiu Radulescu, Capricorn’s Nostalgic Crickets pour sept cors de basset. Dumitrescu, Radulescu et Avram sont des compositeurs connus pour leur musique « spectrale» avec une audience internationale, festivals et concerts. L’intérêt de l’album réside dans la confrontation et les spécificités de chaque compositeur et de chaque œuvre avec l’esprit collectif propre à Aural Terrains. Liam Hockley a donc enregistré toutes les parties des deux ensembles pour Egress et Capricorn’s Nostalgic Crickets par le truchement du multi-pistes.
Penumbra (6:14) exprime bien la relation entre les effets vocalisés dans le grave et les subtils sons flûtés dans les aigus qui s’animent dans des articulations pointillistes sautillantes. La composition pousse l’interprète à mettre en valeur les possibilités sonores, expressives de l’instrument qu’on entendra ensuite être optimisées dans les deux excellentes compositions de Chrysakis et de Radulescu enregistrées par Hockley en multipistes. Le multipiste facilite la construction de l’œuvre dans le studio, car le musicien en joue toutes les parties et les connaît par cœur, ce qui lui permet d’en ajuster l’imbrication avec la plus grande précision. Il s’agit d’un travail sur les couleurs, les timbres et les sons qui s’interpénètrent, fusionnent, se détachent ou s’ajoutent avec un savant dosage de silences et d’effets sonores en suspension dans l’espace. Ils créent des micro-mouvements aériens miroitants,feutrés, nuageux ou acides avec de légers crescendo et des boucles (Egress 13 :24). Ne croyez pas que Thanos Chrysakis est un faire-valoir, c’est plutôt un compositeur de haut niveau. Ayant dirigé de pareils projets enregistrés pour son label avec une véritable inspiration et une profonde connaissance - science de la composition, il n’en n’est pas à son coup d’essai. Aura de Dumitrescu(12:45)fait disparaître de grasses notes graves dans le silence, juste pour accrocher l’audition. Du silence parvient une discrète émission de note qui se volatilise un moment pour faire place à l’éclat subit d’un grave puissant qui décroit en altérant le timbre, le volume et la dynamique. Ce lent va et vient mystérieux s’enrichit de nouvelles sonorités et de subtils decrescendo de notes aigues, ou des glissandi oscillants. Vu la difficulté de l’instrument, la concentration du souffleur est à son maximum car la lente composition multiplie les sons les plus fins qui se croisent un moment en multiphoniques à un instant précis.
Pour les amateurs de free-jazz et musiques improvisées qui sont rompus à l’écoute de saxophonistes comme Steve Lacy, Anthony Braxton, Evan Parker, Urs Leimgruber etc… c’est particulièrement intéressant. Un véritable tour de force technique, mais aussi un exploit expressif et mental pour créer un narratif plausible à partir de la partition. Avec l’interprétation de Capricorn’s Nostalgic Crickets (25 :15) d'Horatiu Radulescu, le pionnier, on atteint un sommet du genre. La stratification des sonorités, leurs dynamiques contribuent à former une multiphonie en courts mouvements successifs séparés par des césures silencieuses et qui se ressemblent autant qu’ils se diversifient avec un art consommé du crescendo et de subtiles métamorphoses. Chacun des courts mouvements se développent sur des durées différentes, mais elles peuvent être ressenties comme étant égales par l'auditeur, l’attention se focalisant sur les détails sonores de chacun des sept cors de bassets où pointent simultanément des ultra-aigus, des tremolos à peine perceptibles, des sifflements des grincements, des murmures, des courts glissandi, des harmoniques et des silences concoctés dans de curieux agrégats insaisissables. Ces effets sont chaque fois répartis de manière différente, certains mouvements commencent ou se terminent avec une seule note aiguë et « l’ombre » d’une ou deux notes qui s’éteint dans le silence. Un léger vent de spontanéité organique souffle au travers de l’œuvre, alors que le souffleur suit des instructions précises. Au fil des minutes, les mouvements s’épaississent, grondent, d’épaisses gravelures et des glissandi célestes. Les effets sonores deviennent plus mystérieux, voire magiques. Entre nous, la réalisation de cette œuvre a dû être fastidieuse. On peut imaginer que sept cors de basset soient joués par sept souffleurs différents au même moment, encore faut – il avoir sous la main sept virtuoses de cet instrument difficile ! Le résultat devrait sûrement être différent par rapport à cette version en re-recording multi-pistes, à cause de l’irrésistible attractivité rythmique. Bref, un album super intéressant et si on doit vulgariser l’analyse, on dira que la musique se situe au croisement optimal du minimalisme et de la complexité. Bravo Thanos Chrysakis et Liam Hockley !!

Luc Bouquet au Bal Clandestin FOU Records FRCD 57
https://www.fourecords.com/FR-CD57.htm

Album solo de percussions de Luc Bouquet en hommage à son père Jean qui fut batteur de bal et de jazz il y a très longtemps. Durant la deuxième guerre mondiale, Jean Bouquet jouait dans des bals clandestins dans les années dures de l’Occupation une fois que la Wehrmacht … et la Gestapo eurent envahi le territoire de la France dite "Libre" dès novembre 1942. C’est au péril de leurs libertés et même de leurs vies que Jean Bouquet et son copain Séverin l’accordéoniste se rendaient dans les villages des Alpilles pour animer un Bal Clandestin à l’intérieur d’un mas (une ferme), les instruments cachés dans les sacoches de la moto. Et cela depuis le village de Maussane à proximité de Fontvieille. Jean fut aussi résistant. Les morceaux enregistrés en solo évoquent les lieux et villages traversés par les deux compères : Le Carré Rond, Le Castellas, Les Gipières, Les plaines de Lauzière. Ce sont des lieux que notre ami a parcourus depuis sa plus tendre enfance, sa maman l’entraînant dans la découverte de sites néolithiques ou gallo-romains des Alpilles, parfois au sommet des « montagnettes ». Le premier morceau « Préparatifs » nous fait entendre Luc soufflant dans un harmonica, sans doute pour se remémorer l’accordéon de Séverin, le frère d’armes de son père.
Le Carré Rond (n°2) est joué avec une cymbale et une corde de guitare (?) fixée et tendue sur un longeron de bois qui en frotte les bords en faisant siffler, crisser et onduler la vibration de la cymbale et ses harmoniques. Réflexion sonore intimiste qui illustre bien toute la délicatesse de sentiment du musicien et sa capacité à varier ses effets avec soin avec cette technique. Avec Le Castellas (n°3), le batteur joue des fûts avec une grande qualité de toucher et de frappe, un sens de la respiration musicale qui indique clairement son niveau d’expérience d’improvisateur et l’intuition naturelle de la dynamique adéquate. Pas d’effet et de « figures » impressionnantes, mais une concentration sur l’essentiel : la musicalité, une qualité lyrique et un sens certain de la construction. On retrouve toutes ces qualités dans le morceau suivant, Les Gipières(n°4), la pièce maîtresse de cette musique profonde et lumineuse. Il introduit des figures et des formes intéressantes en les enchaînant avec autant de science de la batterie que de de goût et cela durant 18:44. Une vraie performance et un feeling de liberté ! Les plaines de Lauzières (n°5) apportent encore une autre perspective où les frottements sur la peau de la caisse prend tout son sens. Il y a dans son jeu la générosité sensible évidente et ce qu’il n’y pas, c’est la crispation sans but, la respiration, l’arrière-pensée de vouloir en mettre plein la vue. Une musique à la fois terrienne et aérienne. Une philosophie de la vie comme si la pratique de la batterie rend son homme meilleur au plus profond de son être. Et, il faut, une fois le Bal Clandestin terminé et les bouteilles vidées, retourner par monts et par vaux à la maison où, transie, l’attendait Lulu, la maman de Luc Bouquet. C’est ce qu’évoque Retour (n°6) avec le coup d’harmonica final qui s’éteint petit à petit dans le silence de la nuit.
Franchement, si je jouais de la trompette, du sax ou de la contrebasse, etc… dans une musique libre d’essence jazz ou un peu autre en France, j’essaierais d’appeler Luc Bouquet.

Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain inexhaustible editions ie-064
https://inexhaustible-editions.com/ie-064/
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/dry-mountain


Pochette : un grous pouce levé à l'encre de chine sur un fond de traits épais au crayon signé Keith Rowe. Dry Mountain est une composition conjointe de Keith Rowe, guitariste du légendaire groupe AMM et de Gerard Lebik entendu sur ce label dans Psephite avec Noid et et dans An Alphabet of Fluctuations avec Burkhard Beins, mais aussi en compagnie de Paul Lovens et de John Edwards au sax ténor (Lepomis Gibbosus). Dry Mountain est une composition commandée et enregistrée par Sanatorium of Sound Festival 2016 in Sokołowsko, Pologne le 13/8/2016.
Partitions graphiques (graphic scores) d'Alicja Bielawska, Bożenna Biskupska, Daniel Koniusz et Lena Czerniawska, Brian Olewnick et Michael Pisaro. Elles sont exécutées par Johnny Chang (violin), Jonas Kocher (accordion), Gaudenz Badrutt (electronics), Bryan Eubanks (electronics), Kurt Liedwart (electronics), Xavier Lopez (electronics), Mike Majkowski (double bass) and Emilio Gordoa (vibraphone). Veuillez m'excuser de seulement chroniquer cet album seulement maintenant, il est paru l'année dernière. Évidemment, étant personnellement impliqué dans l'improvisation libre, j'ai un peu de mal à tenir décemment ma plume quand il s'agit de musiques composées avec des partitions, des concepts etc... Mais, bien sûr, ça m'intéresse et j'écoute volontiers quand l'occasion se présente. Dry Mountain : la composition originale de Keith Rowe et Gerard Lebik utilisant des electronics et des objets sonores figure en 1. a dans le CD pour une durée de 4:46. Ensuite en numéros 2. b , 3. c , 4. d , 5. e et 6. f, figurent cette même composition, dry mountain, dans des différentes "graphic score interpretations". Les durées respectives de ces interprétations sont 4:36, 4:12, 3:04, 3:06, 4:40. Le cd dure approximativement un peu plus de 25 minutes et le texte de pochette explique le projet en anglais (ce qui n'est pas ma langue) et il me faut plus de temps pour lire et comprendre le texte que d'écouter la musique.
Cette durée très courte permet d'écouter, comparer et méditer ce projet musical à plusieurs reprises d'une traite. Une réflexion : alors que les compositeurs aiment souvent à commenter et faire l'exégèse de leurs compositions en suggérant comment elle doit ou devrait être comprise et entendue, les improvisateurs libres "radicaux" laissent généralement toute liberté au plaisir et au jugement (appréciation, commentaires) du public en évitant de s'étendre dans une quelconque glose explicatrice... En fait ici, je pourrais poser des questions : qui a réalisé les partitions graphiques de chaque "version" ? ; y a t-il des partitions jouées qui auraient été écrites par deux ou plusieurs des six auteurs cités plus haut ? quel musicien joue dans quel des six morceaux ? Il vaut mieux sans doute écouter sans savoir et de fermer les yeux. Cette musique d'essence "minimaliste" est faite de bruissements et de drones avec différentes caractéristiques sonores d'origine clairement acoustique ou électronique (il y a 4 artistes électroniques), ... hyper aiguë sifflante, crachotante ou "industrielle" avec la remarque que des sons qui semblent être électroniques sont produits en fait par des instruments acoustiques. Johny Chang torture remarquablement bien son violon, par exemple. Emilio Gordoa fait siffler les lames de son vibraphone avec un archet. Cela évoque des sons électroniques. Il y a aussi clairement des différences d'un artiste électronique à l'autre. Mais difficile de déterminer quel individu joue quoi, et peu importe, finalement. C'est normal, il s'agit d'un projet collectif. D'une interprétation à l'autre, il y a des points communs, une ligne de force, des tensions et des types de bruitages dans l'une et pas l'autre. Le sixième morceau semble être un tutti (ou presque) des instrumentistes et n'est pas le moins intéressant. À la fin, juste avant les applaudissements, il y a quelques rires dans le public. Pour conclure, l'album est un souvenir d'un événement remarquable et s'écoute volontiers. Cela a (ou aurait) dû être d'ailleurs amusant de voir les auteurs créer les partitions graphiques in vivo e de visu. Encore un de ces projets qui font d'inexhaustible editions un label pas comme les autres et dont j'essaie de conserver spécialement les compacts qui arrivent à moi. Laszlo Juhasz et Natasa Serec sont des producteurs uniques en leur genre. Chapeau !!