23 septembre 2023

Harri Sjöström Erhard Hirt Phil Wacshmann & Paul Lytton / Ivo Perelman : Duets with James Emery and with Matt Moran

Harri Sjöström Erhard Hirt Phil Wachsmann Paul Lytton Especially for You Bead 47.
https://beadrecords.bandcamp.com/album/especially-for-you

Voici un excellent témoignage d’un concert impromptu, prévu pour la deuxième édition du quartet «XPact », récemment ressuscité autour des trois survivants de ce groupe des années 80, le contrebassiste Hans Schneider, le guitariste « électronique » Erhard Hirt et le percussionniste Paul Lytton en hommage à son fondateur, feu Wolfgang Fuchs, un clarinettiste basse (et contrebasse) exceptionnel et saxophoniste sopranino hyper incisif, remplacé par le saxophoniste Stefan Keune. Keune et Schneider devant s’absenter pour raisons de santé, il fut décidé que le violoniste Phil Wachsmann et le saxophoniste soprano et (sopranino) Harri Sjöström feraient l’affaire. On n’eut pas tort. Lytton et Wachsmann ont très souvent collaboré et enregistré en duo ou en quartet à plusieurs reprises au fil des décennies et Sjöström et Wachsmann firent partie du Quintet Moderne (avec Paul Lovens, Teppo Hauta-Aho et Paul Rutherford) et on retrouve ce petit monde au sein du King Übü Örkestrü, lui aussi revisité récemment dans un splendide nouvel album "ROI".
Une longue improvisation collective d’un seul tenant de 57 minutes séparées digitalement en 4 sections : For You Part One , For You Part Two, For You Encore & For You Lullaby. Erhard Hirt est crédité à la fois « guitar » et « computer treatment » et Phil Wachsmann « violin » et « electronics ». Il y a donc une dimension électronique importante, subtile et très fine durant toute la performance qui peut se confondre dans une quasi-silence et d’étranges murmures ou éclater par-dessus les sons acoustiques du sax ou du violon, le percussionniste agitant discrètement ses baguettes, ustensiles, peaux, cymbales et ses curieux objets sonores, avec frottements, grattages, mouvements, mini-frappes multi directionnelles avec sons sens de la dynamique et sa capacité à laisser l’espace sonore à la portée de ses acolytes. L’improvisation pointue à la British et à la sauce Rhénane se révèle ici dans toute sa splendeur. C’est bien dans cet environnement volatile en perpétuelle métamorphose qu’on trouvera l’aspect le plus radical des circonvolutions les plus étonnantes d’Harri Sjöström, lequel fut membre de groupes de Cecil Taylor (enregistrements à l’appui) et un lyrique duettiste avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo. Il suffit de l’entendre converser en quasi duo avec les frappes disjointes de Paul Lytton ou les extrapolations soniques venteuses d’Erhard Hirt. Si vous aimez un Thomas Lehn, vous pourrez apprécier les incartades obliques et fumantes de Hirt. Le jeu « actif » de Lytton fait songer à une multitude d’objets s’effondrant et ricochant dans les escaliers sans fin d’une tour hantée.
Cachant toujours bien son jeu, le violoniste Phil Wachsmann a un talent fou au bout des doigts pour des pizzicatos étranges au ralenti, des frappes de crin d’archet qui rebondissent pour strier en un éclair des aigus très fins ou suggérer des fragments mélodiques issus d’une imaginaire partition de Webern légèrement enfumée. L’équilibre collectif est volontairement malmené par des disruptions sonores mouvantes, le sax maintenant le cap en sursautant des intervalles distendus, et le percussionniste éparpillant son jeu sur les recoins les plus extrêmes de son kit (« drums » ? mais aussi une caisse métallique contenant chaînes, mini-cymbales, crotales etc…), maniant des objets sur la surface des peaux, les sons les plus imprévisibles étant toujours bienvenus. L’auditeur oubliera de se demander qui joue quoi dans ce capharnaüm ludique, car c’est le but. L’action instrumentale de chacun s’interpénètre avec celle des trois autres de manière indescriptible créant un réseau infini de correspondances, de connexions et de répulsions. La complexité est au rendez-vous avec une tendance camouflage, tour à tour bruitiste, minimaliste, électro-acoustique, sauvage et sophistiquée. Dans cette aventure, l’approche individuelle (individualiste) et le « style » avec ses exploits instrumentaux « virtuoses » sont laissés de côté pour l’aventure collective, l’imaginaire instantané, le délire ... Il y a pléthore d’enregistrements de musique improvisée de nos jours qui nourrissent une lingua franca vraiment reconnaissable, logique, lisible, récurrente… trop sage. Avec ce Specially For You, on entrevoit comment et combien de vieux routiers de l’improvisation libre arrivent à échapper aux lieux communs en égarant notre perception dans un maquis inextricable qui titillera notre curiosité au point de remettre l’ouvrage sur le lecteur.

Ivo Perelman & James Emery The Whisperers Mahakala Music.
https://ivoperelman.bandcamp.com/album/the-whisperers

On a connu le guitariste James Emery au sein du légendaire New York String Trio fondé en 1977 avec le violoniste Billy Bang et le contrebassiste John Lindbergh. Aussi avec Anthony Braxton, Oliver Lake, Joe Lovano, Gerry Hemingway, Mark Feldman. On le découvre ici sur sa face improvisateur libre impénitent en compagnie d’un partisan invétéré de la liberté totale issue du « jazz libre », le saxophoniste ténor Brésilien Ivo Perelman, connu pour son travail en duo avec le pianiste Matt Shipp et l'altiste Mat Maneri. James Emery prend le parti de jouer exclusivement acoustique avec ses doigts de la main gauche parcourant le manche en tous sens et un plectre vibrionnant. La virtuosité et la précision de son jeu sont plus que remarquables et son sens ludique suit autant le souffleur à la trace qu’il l’aiguillonne, n’hésitant pas à solliciter les extrêmes de son instrument, et chevaucher des intervalles compliqués à négocier, pleins de dissonances et d’extrapolations de figures jazz dilatées ou filantes… Il peut aussi se révéler désarçonnant, outrancier ou fin mélodiste (One et Six) ou un brin humoriste cocasse (Twelve). J’ai déjà chroniqué les duos d’Ivo Perelman avec d’autres guitaristes : Joe Morris, Pascal Marzan et Elliott Sharp et ces deux Whisperersn’ont rien à envier aux autres. Leur entente est merveilleuse. Il est évident qu’Ivo Perelman, tout en étant un inconditionnel de l’improvisation spontanée, est un héritier de tout un lignage du saxophone ténor 100 % jazz : en écoutant la masse de ses enregistrements, il est impossible de ne pas penser à Albert Ayler, Coltrane, Dewey Redman, Archie Shepp et à travers eux, Ben Webster, Don Byas, Hank Mobley, Dexter Gordon, Stan Getz, David Murray… J’entends bien que l’inspiration de ses glorieux aînés se situe au niveau du travail du son proprement dit plutôt que de « copier » leur langage musical. Son usage immodéré du registre suraigu « chantant » vient tout droit des harmoniques chères à Coltrane et Ayler et ses capacités mélodiques très étendues sont inspirées par sa connaissance intime et profonde de ses aînés, …. à la sauce brésilienne (la saudade…). Lui-même guitariste lors de sa prime jeunesse, il eut l’occasion de fréquenter le maître Villa – Lobos et de percer quelques mystères de la musique brésilienne moderne pour guitare, avant de s’adonner au saxophone ténor. L’avantage de dialoguer avec un guitariste est de pouvoir articuler son phrasé avec des écarts d’intervalles multiformes, escaliers insensés de l’univers des harmonies rares et d’ouvrir un champ sonore au moyen de techniques alternatives tout en concluant (Seven) dans un univers plus reconnu basé sur l’alternance entre formes reconnaissables et grands écarts free radicaux . Ces deux – là n’ont pas vite fait de trouver un terrain d’entente évident d’un point de vue mélodique et rythmique qu’ils s’en détachent avec une véritable conviction, usant des nombreux moyens musicaux en alternant et renouvelant successivement « dérapages » free et consensus formel. L’art de la création spontanée immédiate. Dans ce contexte, James Emery a un talent considérable pour naviguer entre deux eaux, rivages limpides bleutés ou turquoises ou mer noire agitée par-delà de redoutables récifs. Une logique inspirée le fait transiter insensiblement ou graduellement de passages lyriques superbement construits vers d’audacieuses déconstructions atonales et autres contrepoints déjantés dans un même élan, jouant à la marelle modalo- dodécaphonique comme un danseur étoile. Rien de tel pour inspirer les trouvailles du souffleur, autrefois connu pour ses harmoniques fracassantes et ses spirales échevelées et expressionnistes, aujourd’hui chantre du clair-obscur languissant, du subtil glissando microtonal et des effets de souffle détaillés, à la fois extraverti coloré et profondeur intériorisée.

Ivo Perelman – Matt Moran Tuning Forks Ibeji digital
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/album/tuning-forks

Le duo commence comme lors de ce concert au festival de Newport en 1965. « Le matin des Noirs » , le quartet d’Archie Shepp avec le vibraphoniste Bobby Hutcherson publié par Impulse sous le titre New Thing at Newport. Il y avait aussi Barre Phillips et Joe Chambers. Cette référence historique n’est que le point de départ d’un beau duo de jazz contemporain « free » totalement improvisé, flottant, rêveur, idéaliste et tout en nuances. Le point de départ proprement dit du duo est intitulé Gregorian et contient un motif rythmique qui permet de subtils et adroits contretemps. Il s'agit d'un album exclusievement digital publié sur le label d'Ivo, Ibeji.
Six morceaux aux titres évocateurs : Gregorian 07:40, Pythagorean 05 :12 Tesla 03 :10, Schumann 04:41, Fibonacci 5:51 et Rife 8:43. Un court portfolio passionnant où chaque morceau révèle une identité propre. Ayant examiné les paramètres sonores et thérapeutiques des diapasons (Tuning Forks en anglais) Ivo Perelam a eu la belle idée de s’associer avec le vibraphoniste Matt Moran, le vibraphone étant un instrument qui fait plus qu’évoquer la sonorité et le timbre d’un diapason. Je rappelle que Perelman a enregistré deux albums en duo avec feu Karl Berger ( The Hitchhiker & Rêverie -Leo Rds ) : un univers différent. Inclus dans la page bandcamp de cet album, vous trouverez une remarquable étude sur ces magnifiques Tuning Forks sous la plume de Lynn Bailey – The Art Music Lounge et qui vous permettra d’envisager l’état d’esprit et les intentions des deux artistes. Dans cet album, le son du sax ténor d’Ivo Perelman est à la fois plus transparent, plus léger ou plus dense : il flotte dans l’espace au milieu des fins nuages suggérés par le timbre surréel du vibraphone, plus proche d’un verre cristallin imaginaire que d’une lamelle métallique. Les lames de Matt Moran résonnent à l’instar de ces diapasons qu’on aurait capté avec un micro Soundfield. Lorsque les harmoniques perçantes du ténor fusent et partent comme des feux d’artifice brûlants, l’oreille palpe la vibration du cœur, le pouls des lèvres pinçant le bec et « mordant » l’âme de l’anche qui oscille contre nature dans la colonne d’air chauffée à blanc. Des contes de fée ou de sorcières entraînent notre imagination dans un sabbat de langues de feu. Une série curieuse et tout à fait à part du souffle Perelmanien (remis en question) s'épanouit en osmose avec l’imaginaire d’un magicien du vibraphone.

9 septembre 2023

AIR : URS LEIMGRUBER Duos w. Gerry Hemingway , Hans Peter Pfammater, Jacques Demierre & Thomas Lehn/ Udo Schindler Gunnar Geisse Sebastian Gramss/ Walter Prati

AIR URS LEIMGRUBER Duos with Gerry Hemingway, Hans Peter Pfammater, Jacques Demierre, Thomas Lehn Vol.1 Creative Works Records (CHF 59,95 + frais d’envoi).
https://www.creativeworks.ch/home/cd-shop/cw1070ccd/#cc-m-product-14750268532

Note incluse résumant la présentation de ce quadruple album sur le site du label : AIR The Space in Lucerne is the working space of saxophonist Urs Leimgruber and sometimes, on occasion, also a space for concerts and for recording. A space where the acoustics have been professionally calibrated to the finest degree, ensuring that even the smallest sound can be heard, the sound that is barely a sound anymore but is still there.

Fort heureusement, Creative Works Records, un label helvétique créé il y a bien des lustres, publie ce rare AIR Vol.1 du saxophoniste Urs Leimgruber en duo avec , respectivement, le percussionniste Gerry Hemingway, le piano préparé de Hans Peter Pfammater, l’épinette amplifiée de Jacques Demierre et le synthé analogue de Thomas Lehn dans une somme de quatre compacts. Un par partenaire, et rassemblés dans un coffret blanc 001 en carton dépliant aussi classe que le coffret 5 CD de Trevor Watts pour Fundacja Sluchaj dans un tout autre registre.
Le pianiste Jacques Demierre est un des improvisateurs les plus proches d’Urs, les deux artistes ayant travaillé très souvent ensemble et enregistré plusieurs albums avec le contrebassiste Barre Phillips, ainsi que dans un duo récent où Demierre joue de l’épinette amplifiée (It Forgets about the snow même label). Thomas Lehn figurait dans un enregistrement de ce trio augmenté en quartet à Willisau. Gerry Hemingway est aujourd’hui un résident suisse et s’adonne de plus en plus à la libre improvisation. J’ai retracé le nom de Norbert Pfammatter dans un duo avec le saxophoniste Bertrand Denzler,mais j’ignorais jusqu’à présent l’existence de Hans Peter Pfammatter comme pianiste et sa performance au piano préparé avec Urs Leimgruber m’a convaincu.
Urs Leimgruber est un improvisateur spécialiste du saxophone soprano dans les sphères de l’improvisation radicale doué d’une grande virtuosité qui s’efforce de faire du sens avec une superbe précision sans vous abreuver avec une avalanche de notes. Sa musique peut être déchirante, détaillée, ultra-sensible, extrême et parfois mélodique. Il aime à décortiquer les sonorités « alternatives », explorer les harmoniques, les infra-sons, les bruissements ou murmures tout comme se lancer subitement dans des giclées expressionnistes, des spirales désarticulées et l’expression acide du cri primal. Bien qu’il a joué intensément avec Barre Phillips et côtoyé Joëlle Léandre, Urs ne court pas après le pedigree, mais privilégie les collaborations avec des camarades avec qui il entretient des affinités profondes : Roger Turner, Jacques Demierre, Thomas Lehn ou ce pianiste allemand de Dresde méconnu, Oliver Schwerdt.
Chacun de ces duos est une belle perle et le saxophoniste donne ici le meilleur de lui – même avec la plus profonde authenticité. Si vous n’avez pas encore prêté l’oreille à un de ses disques, vous pouvez vous fier à ce coffret « AIR Vol.1 » , surtout si vous êtes déjà un inconditionnel de Steve Lacy (ses albums solos et duos improvisés), d’Evan Parker (Saxophone solos 1975) ou de Lol Coxhill. Urs Leimgruber - et Michel Doneda- c’est vraiment la quintessence du sax soprano « d’avant-garde ». J’ajouterai aussi les noms d’Harri Sjöström, de Gianni Mimmo et Gianni Gebbia.
Pour ceux qui connaissent Gerry Hemingway par l’intermédiaire des enregistrements d’Anthony Braxton, de Marylin Crispell ou avec Ray Anderson et ses propres groupes, leur duo sera une belle surprise. Tout comme Steve Lacy, Urs Leimgruber cultive le registre ultra aigu du sax soprano bien au-delà de sa tessiture normale, et il entrouve certaines clés intermédiaires pour obtenir des « fausses notes », des harmoniques sifflantes et infimes et des timbres bigarrés. Dans le premier morceau, après « avoir détonné » de merveilleuse manière il évoque brièvement Coltrane et le son de son soprano en relevant des fragments d’un de ces chevaux de bataille lorsque Gerry s’emballe pour un rythme endiablé. Plus loin c’est l’ascèse, le silence qui fait partie de sa (leur) musique. Deuxième improvisation, on plonge dans la micro-improvisation, la percussion frottée hasardeusement par les balais et le sax cherchant grognements assourdis et sonorités millimétrées au bord du silence. C’est la sculpture de l’air, l’ébauche d’un geste, des esquisses à peine visibles, des suggestions timbrales pour lesquelles il faut tendre l’oreille. Le troisième nettement plus long fait onze minutes et débute comme un fantôme introverti à la recherche du sifflement perdu, le percussionniste se faisant ultra minimaliste en faisant à peine vibrer ses cymbales alors que l’anche distille un filet de souffle hyper aigu. Oscillations des fines harmoniques du sax et des glissandi sur les cymbales frottées à l’archet. On se situe plus dans la poésie sonore ou dans une cérémonie initiatrice dans une tribu imaginaire. Les volutes naissantes apparues au mitant des discrètes harmoniques se muent alors dans des antiennes de notes mordantes répétées et de roulements décalés et accélérés de la batterie. Le souffleur fait se contorsionner sa sonorité et l’articulation sauvage – morsures du bec, quintoiements saturés – spirales en escalier entre les intervalles. Cette musique libre et spontanée s’efforce de créer un narratif, nous entraîner dans une démarche, une course à travers les bois ou une dans sur la grève endormie. Le quatrième laisse l’initiative à la batterie chercheuse, le saxophoniste jouant des clapets. Bref, à mes oreilles ce CD1 avec Hemingway respire l’improvisation instantanée avec le plaisir ludique et la recherche pointue et insouciante.
Une autre et bien différente perspective initie les échanges entre le souffleur et le pianiste Hans Peter Pfammatter dans le CD2. La lente alternance de notes touchées au clavier sur des cordes préparées d’objets et résonnantes inspire des sonorités tenues extrêmes et fines, calcinées, harmoniques pointues ou cris cornés (1- 6 :58). L’expressivité du souffle brûlant est aussi zen que déchirante (2-9:12) survolant les battements de gamelan imaginaire avec des cordes du piano préparé et des doigtés insistants sur les notes « normales ». Le pianiste crée des canevas dynamiques et flottants dans les 6 improvisations de leur duo, le saxophoniste explorant sauvagement les timbres extirpant des sons hallucinés qui échappent à l’idée de style, de démarche « logique », de gammes complexes ou d’harmonies savantes issues de la musique sérielle ou polymodale et nous plongent dans le vécu émotionnel de l’expérience sonore et ludique subjective. Un amour de la pâte sonore (3 – 9 :10) et la folie de tous les étirements physiquement possibles par la grâce d’une technique fort peu commune. Avec un tel abattage aussi profond - sincère que dévastateur, on évitera toute comparaison (Evan Parker, Steve Lacy, John Butcher, Lol Coxhill). Comme Michel Doneda, à qui Urs fait penser, ce saxophoniste est unique en son genre. Il transperce la réalité et la perception des songes, cornant, sifflant, tournoyant et zig-zaguant comme un enfant émerveillé qui joue. Avec ce CD 2, Urs Leimgruber atteint une sphère supérieure avec un collègue inspiré et inspirant qui rend ici hommage à l’idée du piano préparé. Au fur et à mesure qu’on s’avance dans la série d’improvisations, les choses deviennent plus recherchées, osées, minutieuses, curieuses, aussi étrangement prosaïques que lumineusement poétiques (4- 8 :02) ou simplement sinueuses et à la pointe du registre extrême de l’instrument (5 – 12 :26) comme si on s’égarait dans le superflu ou l’essentiel, la valeur des actions s’évanouissant sous la poussée du réel. Lorsqu’on aborde les CD 3, avec l’épinette amplifiée « dérisoire » de Jacques Demierre (accordée vaguement sur une note identique avec quelques commas de différence), et CD4, avec le synthé analogue de Thomas Lehn, on rentre dans l’univers des duos relationnels au long cours du saxophoniste. Ces deux musiciens vont ici encore plus loin, à mon avis dans l’outrance et la sophistication par rapport à ce que j’avais écouté d’eux-mêmes en compagnie de Leimgruber. Le CD4 nous fait entendre un surprenant Thomas Lehn comme je ne l’avais pas entendu avant complètement imbriqué dans les sortilèges du souffleur. Avec Jacques Demierre en duo (CD3) on assiste à l’évolution de leur récent et mémorable double CD «It Forget about the Snow ». Les duos enregistrés dans ces quatre albums n’ont aucune prétention comme manifeste, démonstration virtuose ou gamberge « free », mais seulement des intentions inédites qui défie nos sens et nos habitudes et une sincérité totale.
Je vais m’arrêter là juste pour dire que si il y a une pléthore de saxophonistes improvisateurs de haute qualité à différents niveaux d’accomplissement dans « l’acte d’improviser », on peut très bien se caler ce quadruple CD « AIR » du début à la fin pour découvrir jusqu’où un saxophoniste expérimenté et ses acolytes sont capables d’aller : au fin fond des choses – Out of This World (dixit Coltrane). Vraiment unique et essentiel.

Dachau Polyphonies MUC Chamber Art Trio Udo Schindler Gunnar Geisse Sebastian Gramss FMR CD673-0423
https://www.discogs.com/release/27213543-MUC_Chamber-ArtTrio-Schindler-Geisse-Gramss-Dachau-Polyphonics-LowToneStudies_acoustronic
Trio sax alto et sopranino + clarinette basse (Udo Schindler), guitare laptop (Gunnar Geisse) et contrebasse (Sebastian Gramss). Udo Schindler est un souffleur multi-instrumentiste abonné aux publications enregistrées avec des improvisateurs de tout bord (dont Sebi Tramontana, Damon Smith, Wilbert De Joode, Jaap Blonk, Ove Volquarz. Avec Ove Volquarz, il forme un excellent duo de clarinettes basses (Answers and Maybe a Question et Tales about Exploding Trees and other Absurdities) et il nous a laissé un superbe témoignage avec l’ajout providentiel du guitariste Gunnar Geisse (artoxin – Unit Records). Je suis donc bien heureux de retrouver ce curieux guitariste en compagnie de ce super contrebassiste parmi les meilleurs de la scène allemande, improvisée ou jazz pointu. Deux longues improvisations intitulées Dachau Polyphonic part1 (36 :07) et part2 (23 :12). Le contrebassiste et le souffleur créent les contrepoints mouvants et hasardeux de cette « Polyphonie » où s’insèrent les sons électroniques trafiqués- manipulés- exacerbés et surprenants de ce guitariste inventif au-delà de l’ordinaire. Ils naissent de nulle part, se laissent triturer plus que de raison, s’évaporent, flottent, percutent sourdement, sifflent, oscillent, rebondissent en creux dans le flux de ses comparses. Le temps s’écoule sans qu’on puisse le saisir. La qualité de timbre à l’archet Au fil des minutes et après quelques temps, le paysage sonore ne fait plus qu’un avec les interventions de chacun dans un infini insaisissable. Flux d’orgue cosmique et croassement mesuré de la clarinette basse. Des moments mystérieux qui finissent par rebondir, le guitariste se métamorphosant en claviériste microtonal avec les volutes du souffleur au sax sopranino et des sons de cloches. Étrange, mais frais.

Walter Prati Lullabies & Other Stories Amirani records AMRN#73 Disponible en CD et en LP
https://www.amiranirecords.com/editions/lullabiesandotherstories0
https://www.amiranirecords.com/editions/lullabiesandotherstories

Walter Prati est connu pour son travail de musicien électronique et sound processing dans l’Evan Parker Electro-Acoustic Ensemble des années 1990 à 2010 (de Towards the Margins jusqu’à Hasselt) a aussi enregistré, toujours comme artiste électronique deux albums en duo avec Evan Parker : Hall of Mirrors en 1990, réédité en double CD avec l’album Pulse (2016) du même duo sur le label Auditorium. Son travail de transformation du son fut à la base de la création de cet ensemble qui inclus aussi Joel Ryan, Lawrence Casserley, Richard Barrett, Paul Obermayer et son ami Bill Vecchi. On l’a aussi entendu en duo avec Giancarlo Schiaffini et en trio avec Thurston Moore et Evan Parker. Mais j’ignorais que Walter Prati est un excellent violoncelliste. Dans cet enregistrement de 2020, il nous fait entendre cinq Lullabies et huit Stories au violoncelle dans un genre qu’on pourrait qualifier de « post-classique » ou contemporain. Au violoncelle, il ajoute de temps en temps des electronics « (Cycling ’74 Max and Grm Tools). Minutieux, distingué et un peu austère ou parfois grandiose, son travail, excellemment enregistré dans son MMT Creative Lab à Milan, mérite le plus grand intérêt pour toutes les techniques utilisées et leur insertion judicieuse dans le contexte de compositions miniatures qui les mettent en valeur. Pizzicato, glissandi, évocations mélodiques, suggestions harmoniques, lyrisme détaché et ferveur retenue. Tout comme les enregistrements en solo des violoncellistes Guilherme Rodrigues et Emmanuel Cremer, ces Lullabies and Other Stories situent plusieurs facettes de l’approche de l’instrument en exergue dans l’écoulement de la performance, ici réalisée de Mars à Juin 2022 avec une superbe cohérence. Exemplaire et à réécouter avec un vrai plaisir.

31 août 2023

Milford Graves with Arthur Doyle & Hugh Glover/ Birgit Ulher Carol Genetti & Eric Leonardson/ Guillaume Gargaud Patrice Grente & Thierry Waziniak/Maria Mange Valencia Paolo Pascolo & Stefano Giust

Children of The Forest Milford Graves with Arthur Doyle & Hugh Glover Black Editions Archives BEA 2LP BEA-002
https://milfordgraves-blackeditionsarchive.bandcamp.com/album/children-of-the-forest

C’est le deuxième album que les Black Editions Archives consacrent à Milford Graves. Le précédent, Historic Music Past Tense Future, publiait un concert de 2002 avec Peter Brötzmann et William Parker. Ces enregistrements de janvier février et mars 1976 sont dans le sillage du légendaire et démentiel Bäbi Music de la même année (LP IPS – 004, réédité récemment en dble CD + inédits par CorbettvsDempsey) avec les saxophonistes Arthur Doyle et Hugh Glover. On retrouve ces deux acolytes au fil des plages en trio dans les faces A et B , en duo Glover - Graves C et D, la face D se terminant par un solo de percussions de Milford. Il y a aussi un ou deux extraits verbaux de l’émission radio de WKCR durant lesquelles ces sessions ont été transmises. Dans les faces A & B , Hugh Glover est crédité « klaxon, percussion, vaccine »(sic !) et c’est donc l’allumé Arthur Doyle qui officie en vocalisant furieusement dans son embouchure. C’est apocalyptique et émotionnel, Doyle étant un souffleur unique en son genre. Il semble avoir eu une influence sur Joseph Jarman et Frank Lowe au début des années 70, Frank ayant joué et enregistré en duo avec Rashied Ali la même année dans un registre similaire. Mais il y a une différence notable au point de vue esthétique entre Milford Graves et les Rashied Ali et Andrew Cyrille. L’art free de ces derniers provient en droite ligne de la pratique de la batterie jazz avec baguettes et balais et de ces formules et techniques ludiques. Milford Graves, qui a joué des congas avec Mongo Santamaria, est influencé par les percussions d’origine africaine et caraïbe jouées avec les mains ainsi que les timbales. Chacun de ses membres de gauche et de droite effectuent des figures rythmiques, des battements et des accentuations en crescendo – decrescendo de manière indépendante l’un de l’autre. Sa musique semble sortir tout droit d’un orchestre de percussions africaines tel qu’on peut les écouter sur les vinyles Folkways, Musicaphon ou Ocora de musique traditionnelle africaine. Han Bennink a déclaré avoir été influencé par Milford et ses deux albums ESP et Fontana du New York Art Quartet avec John Tchicaï et Roswell Rudd. Milford a aussi enregistré avec Albert Ayler (Love Cry), Sonny Sharrock (Black Woman), Giuseppi Logan, Don Pullen, Andrew Cyrille en duo, Kaoru Abe Toshinori Kondo et cie, John Zorn, Anthony Braxton et un quartet de percussions avec Don Moye, Cyrille et Kenny Clarke.
Par rapport à la folie intégrale du fameux LP Bäbi Music (que j’avais acquis en 1978), ces Children of the Forest semblent un peu en retrait. Le tandem Doyle et Graves est de toute façon hallucinant, même si l’intervention au klaxon ( !) de Hugh Glover est un peu « mystérieuse ». Cet album est disponible en Europe via Aguirre Records et des revendeurs sérieux, mais il vous en coûtera plus de 50 euros (+ frais) alors qu’il aurait pu être concentré en un seul CD. Néanmoins, comme Milford a peu publié au fil de sa carrière de son vivant, cet album mérite d’être écouté et si vous êtes un inconditionnel de Graves, vous ne serez pas décu. En outre, il y a de bonnes notes de pochette et une interview intéressante de Hugh Glover.

Horizontal Shift Birgit Ulher Carol Genetti Eric Leonardson amalgamusic.org AMA044
https://birgitulhercarolgenettiericleonardson.bandcamp.com/track/horizontal-shift

Crédits : Birgit Ulher – trumpet, radio, speaker, objects. Carol Genetti -voice, objects. Eric Leonardson - springboard, objects, electronics. Je n’avais jamais entendu parler d’Eric Leonardson. Birgit Ulher et Carol Genetti avaient toutes deux enregistré pour le label Balance Acoustics du contrebassiste Damon Smith il y a bien longtemps. Birgit dans Sperrgut en trio avec ce dernier et le batteur Martin Blume et Carol dans Sense of Hearing avec Smith et le violoncelliste Fred Lonberg-Holm. Deux excellents albums de free-music. Birgit Ulher est une des improvisatrices – clé de la trompette révolutionnaire des années 2000 en compagnie d’Axel Dörner, Franz Hauzinger, Peter Evans et Nate Wooley. Elle est sans doute aussi une des plus radicales. Allez distinguer les scories et éclats de l’embouchure, les vibrations des « objets » (sourdines de différentes matières), les compressions bruissantes de la colonne d’air de Birgit Ulher et les égosillements -percussions de glotte – gémissements gutturaux de Carol Genetti. C’est parfois un maquis impénétrable même si lisible. Leurs shrapnels soniques et murmures oscillants se confondent, s’interpénètrent, ou éclatent subrepticement dans deux directions opposées. Lèvres irritées et cordes vocales hérissées s’unissent comme rarement. Elles s’allient étonnamment aux bruitages d’Eric Leonardson et ses ressorts mirifiques à peine ouïs. Vertical Shift (1) et ses vingt minutes est un No Man’s Land bruitiste compact et fragmenté à la fois. Le trio atteint la plénitude avec les 9 :26 d’Horizontal Shift en détaillant avec précision les sculptures sonores et la matière vibratoire de chacun en convergeant leurs efforts. Chaque cellule de la gorge de Carol Genetti prononce les plus insensées syllabes éclatées, verbophonie de la vocalité automatique au sens surréaliste du terme. Birgit Ulher a exprimé verbalement l’inspiration reçue d’un Bill Dixon ou d’un Leo Smith ; depuis, elle crée des merveilles audacieuses et intemporelles dans l’au-delà en transcendant le complexe lèvres – dents – langue – embouchure – colonne d’air – pistons sans rien devoir à personne. Phase Shifts permet de saisir la magie opératoire des deux chamanes de l’indicible et l’empathie de leur acolyte bruiteur qui a bien du mérite en telle compagnie . Durant Vertival Shift, il se révèle complètement en agrégeant ses frottements scintillants à la transe introvertie de la vocaliste et de la trompettiste. Bruitisme radical basé sur des techniques pointues et requérantes qui demandent un travail harassant pour pouvoir s’éclater en toute liberté.

Guillaume Gargaud Patrice Grente Thierry Waziniak OMUSUE TORF Records TR007
https://torfrecords.bandcamp.com/album/omusue
Trio guitare acoustique (Guillaume Gargaud) – contrebasse (Patrice Grente) – percussions (Thierry Waziniak) complètement et collectivement improvisé dans le sillage, dira-t-on, du Spontaneous Music Ensemble « string » (John Stevens - Nigel Coombes – Roger Smith) ou de « Fairly Young Bean » du trio John Russell - Maarten Altena - Terry Day). Thierry Waziniak pratique une percussion détaillée d’une grande finesse ouvrant l’espace de jeu avec des frappes assourdies plutôt piano – pianissimo que forte. Patrice Grente assure une forme de lien – colonne vertébrale plus terrienne et lyrique, que ce soit à l’archet ou en pizzicato, alors que le guitariste explore différents registres sonores de la guitare free avec grattages, tournoiements, clusters ou intervalles dissonants. On l’entend empressé à entraîner ses deux collègues dans cette ronde incessante en arcs brisés ou à souligner les suggestions mélodiques du contrebassiste. Improviser librement de telle manière (avec une guitare acoustique) durant sept improvisations de cinq à sept minutes et plus en s’efforçant à renouveler son inspiration n’est pas une mince affaire. On est impressionné par leur faculté partagée à créer ces rhizomes tactiles, vibratoires, ces interactions tangentielles en échangeant des signaux tacites et en suggérant des changements de régime (vitesse, densité, dynamique, espace ludique, hyper-activité ou souffle zen). Au centre du dispositif, un percussionniste sensible, expérimenté et intuitif agissant en toute transparence. Où se situent les pulsations, l’exploration – extrapolation mélodique, le canevas harmonique, le feeling ? Dans le travail de chacun des instrumentistes et le trio tout entier : chacun essaie de truster tous les rôles, de les partager, de s’abstenir ou d’offrir des réponses inattendues. Dans leur parcours en trio, il s’agit sans doute d’une initiation en vue de transcender le potentiel de leur imaginaire en aiguillonnant leur imagination. À suivre !

Maria Mange Valencia Paolo Pascolo Stefano Giust Politácito Ricordi del Tardigrado Setola Di Maiale SM 4530
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4530

Deux souffleurs : Maria Mange Valencia, sax alto et clarinette et Paolo Pascolo flûte, flûte basse et sax ténor. Un percussionniste : Stefano Giust, le patron et graphiste du label. Enregistrement stuperbement bien réalisé d’un concert très inspiré entièrement dédié à l’expression improvisée libre et généreusement ouverte. Misskappa, Udine le 6 octobre 2022. Les vents flottent sensibles et délicieusement sonores, fragiles, suspendus dans le champ auditif, notes tenues, vibrations ondoyantes, frémissements subtils, poésie de narratifs spontanés. Entre Maria et Paolo , l’entente est parfaite. Titres : Resonancias Orientales 9 :33 … El Nacimento de Los Orangutanes (part 1) 6 :15 et (part2) 8 :02, etc… Tout au long de ces improvisations concentrées et certains gazouillis d’oiseaux des tropiques, le jeu tout à fait remarquable de Stefano Giust avec chaque objet percussif frappé, frotté, résonnant, rebondi, gratté, ... Sa polyrythmie étudiée et la grande variété de ses frappes, leur remarquable lisibilité happent l’écoute et l’attention de l’auditeur. Les belles nuances du toucher des cymbales et des discrets roulis aléatoires sur les peaux entraînent le mouvement constant, une scansion multilatérale impalpable. Cet homme détient quelques secrets du free drumming, du drive – swing invisible, de la recherche sonore et un style bien à lui. Ses comparses explorent le jeu du souffle, la colonne d’air, les pépiements la gorge serrée, un chant amoureux et secret, en mettant à profit leur savoir-faire sonore pour s’inventer un univers de rêves éveillés avec une belle coolitude. Il s’ensuit une magnifique mise en commun d’idées, de sentiments, de sons et de timbres au sein d’un trio atypique.
Voilà bien un trio issu de la vulgate free free-jazz qui nous change complètement des habitudes, tics et lieux communs régurgités ailleurs.

10 août 2023

Marion Brown Quartet 1969/ Jacques Demierre & Martina Brodbeck/ Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes/ Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin

Marion Brown Quartet Mary Ann Live in Bremen 1969 Ed Kröger Sigi Busch Steve Mc Call Moosicus M1221-2 2CD
Album invisible sur le site web du label Moosicus – un label jazz « large public ».
https://propermusic.com/products/marionbrownquartet-maryannliveinbremen1969

Marion Brown Quartet ! Enregistré le 24 avril 1969 à la légendaire Lila Eule de Brême par Radio Bremen, là où l’Octet de Peter Brötzmann avait gravé Machine Gun en mai 1968. À la batterie rien moins que Steve Mc Call en personne avec qui Marion Brown avait déjà enregistré Gesprächfetzen en compagnie de Günter Hampel, le trompettiste Ambrose Jackson et le contrebassiste Busch Niebergall le 20 septembre 1968. Le 17 mai 1969 à Wurzburg, Marion, Gunther et Steve enregistreront les morceaux de « Marion Brown in Sommerhausen » avec Jeanne Lee et Daniel Laloux. Rappelons encore l’illustre et explosif « Porto Novo » de décembre 1967 en compagnie d’Han Bennink et de Maarten Altena. Ce double CD « Mary Ann » est fort bienvenu, il s’agit d’un témoignage relativement bien enregistré d’un « vrai » groupe de Marion Brown jouant son répertoire personnel avec un quartet qui se moule dans la thématique de ses compositions de manière un peu plus conventionnelle que le groupe bicéphale Brown - Hampel ou le trio avec le percutant (et violent) Han Bennink à la batterie. Les huit compositions captées en club sont étendues dans la durée , Mary Ann dépasse les 24 minutes au CD 1 et Juba Lee, qui donne son nom à l’album publié par Phillips Fontana, atteint les 26 minutes. Les musiciens en profitent pour improviser, chercher des sons, s’égarer, transformer les atmosphères et nous entraîner dans leur délire. Et swinguer comme dans Ode to Coltrane ou Mary Ann. Le bassiste Sigi Busch est connu pour son travail avec Joe Viera, Charlie Mariano, Jasper Van ‘t Hof, Wolfgang Dauner, Toto Blanke et à l’époque il jouait dans le quartet du saxophoniste Joe Viera et du tromboniste Ed Kröger, qu’on retrouve dans le Requiem pour Che Guevara, Martin Luther King et JF Kennedy de Fred Van Hove. Busch et Kröger, ayant des affinités communes, n’ont aucune difficulté à s’intégrer auprès du binôme Marion Brown et Steve Mc Call. La liberté ludique que Sigi Busch s’octroie dans Gesprächfetzen fait de sa performance un marqueur dans l’évolution de la contrebasse free des années 60, tout comme Alan Silva chez Cecil Taylor (Student Studies 1966) ou le Barre Phillips de Journal Violone a/k/a Basse Barre enregistré l’année précédente. Écoutez le final du concert, Study for 4 instruments, on entre là dans ce que deviendra le free-jazz plus pointu des années 70 sous l’influence des Roscoe Mitchell, Leo Smith et Anthony Braxton. Mais dès le départ, s’impose le lyrisme étonnant de Marion Brown, sa sonorité unique (elle évoque la pureté d’un Johny Hodges , le père du sax alto jazz), ses intervalles en dents de scie, ses staccatos éclairs qui aboutissent à une spirale mélodieuse. Chaque CD contient quatre longs morceaux développés jusqu’à plus soif avec une aisance et une cohérence merveilleuses et pimentées par une vraie prise de risque au niveau du temps de jeu. En effet, une composition atteint les 20 minutes, trois autres dépassent largement ces 20 minutes et deux, les dix-sept minutes, sans jamais nous lasser. Marion Brown est un artiste essentiellement collectif qui, en tant que leader, laisse s’exprimer ses camarades à parts égales dans un principe assumé d’égalité et de généreuse collaboration. On ressent un véritable souffle d’enthousiasme émotionnel dans le groupe. Avec Steve Mc Call, nous sommes particulièrement gâtés : propulsant le groupe en accélérant et croisant les tempi et les beats, il emporte ses collègues dans une autre dimension. Il n’hésite pas à chercher et à jouer des « petits » sons espacés de silence, ouvrant le jeu collectif aux audaces du contrebassiste. Chacun donne le meilleur de lui-même. Le tromboniste Ed Kröger, un peu timide au départ, ouvre son coeur et insuffle un supplément d’âme. Il s’agit d’un document irremplaçable de la réalité vécue du free-jazz des années 60, musique du partage et du voyage, de l’amitié et de l’instant. Gloire à Marion Brown et à sa superbe inspiration qui incarne les valeurs les plus profondes et le message ultime de cette musique improvisée collective quand elle s’appelait New Thing - Free Jazz - Great Black Music !
Remarque : il s'agit d'un enregistrement de bonne qualité et approuvé par la famille de Marion Brown. Son fils Djinji en a rédigé les notes de pochette.

Jacques Demierre - Martina Brodbeck a falling sound insub records 2CD
https://insub.bandcamp.com/album/a-falling-sound

Notes pour cet intrigant double album de Jacques Demierre piano et Martina Brodbeck violoncelle :
A recording of a piano tuning session was the starting point for a series of different pieces, all of which question the experience of measurement. These two pieces, «about a thousand years» and «a falling sound», for piano and cello, are a new stage in this process. If the music results from a work of measurement - that of the piano as a territory and of its different acoustic regions, both the voice of Pandit Prân Nath, which gave rise to the playing and scordatura of the cello, and the bass of one of Arturo Benedetti Michelangeli's pianos, used for this recording, were other equally determining influences. (Jacques Demierre)
Music composed by Jacques Demierre (SUISA) in collaboration with Martina Brodbeck
The titles are taken from haïku by Matsuo Basho in “Basho: The Complete Haiku”, Kodansha International
Recorded December 21st, 2022 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens
Mixed and mastered January 23rd, 2023 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens

Je ne vais pas épiloguer sur les intentions des deux artistes. Il s’agit de deux œuvres expérimentales très « pointues » construites et développées au départ de quelques constatations de particularités de la pratique physique du piano et du violoncelle. À mon sens, il s’agit pour l’auditeur (« informé » ou occasionnel d’une expérience auditive, sensorielle. Le pianiste réitère inlassablement le jeu d’une touche ou deux touches comme le ferait un accordeur en en modifiant légèrement et très soigneusement le son, le timing, la résonance de manière obsessionnelle. La violoncelliste fait vibrer légèrement une note en un filet de son proche du sifflement mumuré en créant d’infimes glissandi. Une oreille exercée saisira immédiatement la maîtrise instrumentale intense peu commune de Jacques Demierre au piano et Martina Brodbeck au violoncelle. About a thousand years dure 47 minutes 54 secondes et c’est au fil des minutes qui semblent paraître interminable que la musicalité inhérente à cette entreprise, son chant intime, son lyrisme secret s’affirme et s’impose à moi. C’est bien sûr mon expérience d’écoute et ma pratique de vocaliste qui œuvrent à ma perception très positive de leur travail. Faut-il informer le public que pour devenir « un excellent instrumentiste musicien » de haut vol, il faut s’adonner interminablement / obsessionnellement à des exercices avec une seule note, un seul son depuis l’intensité pianissimo jusqu’au forte ou au fortissimo avec les variantes de crescendo et decrescendo etc… Cela pour le piano, le violon, la voix humaine, les instruments à vent, etc… et cela requiert dès le départ une concentration maximale. De même l’accordage très lent du piano ou les possibilités de la scordatura, soit les modifications d’accord du violoncelles. De là à créer une musique cohérente avec ses éléments très basiques de la pratique instrumentale, il n’y a qu’un pas que nos deux artistes franchissent avec un très grand talent. Un album à insérer dans la lignée de ces improvisateurs radicaux qui ont transformé ou redéfini la pratique de l’improvisation expérimentale et de leurs publications « révolutionnaires » depuis un peu plus de vingt ans (Axel Dörner, Rhodri Davies, Mark Wastell, Michel Doneda, Phil Durrant, Franz Hautzinger, Burkhard Beins, Birgit Ulher, Keith Rowe etc… ) tout en se singularisant de ce mouvement. Tout à fait plus que remarquable.

The Wind Wends Its Way Round. Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes atrito afeito 012
https://atrito-afeito.com/atrito-afeito-012/

La pianiste québécoise Karoline Leblanc nous propose ici un album alternant solos de piano et duos avec le batteur Paulo J Ferreira Lopes (en 1/ 3/ et 6/). Son jeu emporté, lyrique et aérien évoquera pour celui d’Irène Schweizer. Chaque pièce aux durées pas trop longues (9 :57, 7 :53, 5 :49, 3 :26, 7 :03, 5 :08) développe une musique puissante, multirythmique, dissonante, foisonnante et focalisée sur des possibilités de jeux complexes, organiques et tournoyantes. On admire son travail dans les graves avec des réitérations de clusters oscillantes, grondantes ou lumineuses. La participation active du free-drumming de Ferreira Lopes apporte une puissance et un challenge bienvenus dans un chassé – croisé ludique vitaminé qui pousse la pianiste à tourner sur elle-même et se laisser emporter par les irrésistibles vagues – bourrasques du flux instrumental. Karoline Leblanc plonge dans le clavier et l’embrasse à pleines mains empilant et déconstruisant de denses conjonctions harmoniques (Obsidiennes) dans une veine aussi poétique que « constructionniste ». Plus loin , elle mesure adroitement la résonnance et les intervalles impairs avec des arpèges qui changent d’humeur à chaque seconde, enfonçant puissamment les notes en contrastes aigus, pointilleux, perlés (Porter les Pas). Dans Sillages, on voit littéralement ses mains se croiser et s’abattre sur les occurrences du clavier sur sa largeur et toutes ses latitudes, obstinément, et en faisant tournoyer les grappes de notes sous leurs multiples coutures et leurs couleurs étincelantes. On songe à Fred Van Hove aussi touchant même si moins « ambitieux. Et quel savoir-faire, quelle précision au niveau du timing ! C’est un magnifique album pour se laisser emporter, rêver et se réveiller au bord de l’aube. Très remarquable.

Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin les Beaux Jours FOU RECORD FR-CD 54
https://www.fourecords.com/FR-CD54.htm

Intense et orageuse musique électronique « vintage » - boucles éthérées ou effets d’orgue ou de claviers – synalgies de l’irrésolu - (AKS de Jean-Marc Foussat) aiguillonnée et déchirée par les morsures extrêmes du saxophoniste soprano (Guy Frank Pellerin). Le sentiment de durée de leurs improvisations (22, 19 et 25 minutes), s’amenuise au fur et à mesure où les sortilèges s’abattent dans cette météo de l’instant surgissant. Une belle variété de jeux dans les phases de jeux fait que l’on ne suit plus l’ordonnancement de la musique, ni sa logique. On trouve un fil conducteur impalpable dans les nombreuses suggestions qu’elle évoque. Glissements, ponctuations, oscillations de timbres fous, vent sauvage sous la toiture éventrée, éclatement sonique des articulations du souffle et des doigtés du sax droit, rage du souffleur, tourbillons sonores lacérés, les voix folles et hébétées des haut-parleurs. Le son du sax est parfois traité, voire torturé par l’opérateur électronique. Murmures planants au départ de Phase de nuit à peine audible, croassements…. Poème de Tristan Tzara, mer d’émeraude de Guy – Frank, l’enregistrement est assorti de signes poétiques et cette poésie est immanente dans la musique. Une moto ronronnante s’échappe et le son lancinant du sax s’élance dans l’infini. On devine la présence d’un piano où s’agite(nt) un deux objets – jouets. Le souffleur étire les scories des vibrations de la colonne d’air alors que les sonorités électro s’enveloppent, se superposent, s’étirent ou se contractent. Les touches du piano tintent et sursautent , agitent les suraigus déchirants et les notes mouvantes et brûlantes du saxophone ténor. Le paysage est en perpétuelle mutation jusqu’au silence où se révèle les lentes notes tenues de Guy Frank, sifflements du désespoir où d’un matin qui se lève au bord de mer. Une musique définitive de l’indéfinissable. Un super dialogue entre des faisceaux d’intentions très diversifiés sous le sceau de l’audace zen bruissante. La qualité sensible de la musique transcende la performance « instrumentale » pour laisser s’exprimer nos fantômes, découvrir nos obsessions ou laisser flotter le subconscient. Ne pas essayer de comprendre ou de juger et se laisser envahir par l’expérience des sens.

2 août 2023

Gianni Mimmo & Harri Sjöström/ Didier Fréboeuf & Jean-Luc Petit/ Timo van Luijk & Kris Vanderstraeten/ Maria Da Rocha Ernesto Rodrigues Daniel Levin João Madeira

Wells Gianni Mimmo & Harri Sjöström Amirani AMRN074
https://www.amiranirecords.com/editions/wells
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/wells-2

Ensemble, ces deux saxophonistes sopranos font plus qu’évoquer feu Steve Lacy, leur maître : Gianni Mimmo et Harri Sjöström. C'est leur deuxième album en duo (après Bauchhund, même label) et ils partagent aussi un groupe commun. On connaît la polémique au sujet des « copycats ». De la stupidité totale. D’abord, il faut savoir jouer du saxophone (sporano!) à un (très) haut niveau pour s'approcher de la performance de Steve Lacy et ces deux artistes ont une expressivité, une sensibilité indéniables. Steve Lacy était un artiste aussi indispensable et fascinant que l’était John Coltrane. Tout comme John Coltrane ou Lester Young avant lui, Lacy avait tellement de talent et sa musique était tellement lumineuse et évidente qu’elle a entraîné des « suiveurs », des fidèles qui ont étudié son travail. À l'époque où Coltrane n'avait pas encore joué publiquement du sax soprano, Steve Lacy était déjà un maître de l'instrument (cfr ses albums Evidence avec Mal Waldron et Elvin Jones et Evidence avec Don Cherry). Tout comme Dave Liebman, Joe Farrell, Alan Skidmore ou Paul Dunmall ont marché dans les pas de Coltrane, nos deux amis, Gianni et Harri ont évolué dans la direction indiquée par Lacy. Certains artistes choisissent de créer un univers radicalement différent de leurs prédécesseurs, comme l’ont fait Albert Ayler, Anthony Braxton, Evan Parker, John Butcher ou Michel Doneda, d’autres suivent avec enthousiasme l’enseignement d’un grand maître afin d’acquérir une base solide pour apprendre leur instrument avec un maximum d’exigence musicale et un travail intense … Pour ensuite se surpasser et imprimer leur marque personnelle. Copieurs, on s’en fout ! Jouer ainsi ensemble avec deux sax sopranos en duo avec autant d’à-propos, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut vraiment être de mauvaise foi ou un peu crétin pour y trouver matière à critique (négative). Écoutez honnêtement un gros paquet d’albums bien choisis de Paul Dunmall et comparez-le ensuite à son maître Coltrane et vous pourrez mesurer … le travail intense et démesuré de ce saxophoniste de l’impossible. C’est un peu ce qui se passe dans ce duo : en combinant leurs talents et leurs sensibilités dans l'improvisation "totale", Gianni Mimmo et Harri Sjöström magnifient les facettes infinies du saxophone droit, le difficile sax soprano, auquel s’ajoutent les facéties de Sjöström au sax sopranino, un instrument tout à fait ingrat, ne fut-ce que pour en assurer sa « justesse ». Nous avons ici l’impression de nous balader dans des galeries infinies de miroirs déformants, où s’étirent, se compressent ou spiralent à l’infini toutes les combinaisons sonores, timbrales, harmoniques, mélodiques de ces deux saxophones en face à face avec une myriade de suggestions, répons, fragments mélodiques, harmonies induites ou perçues, imbrications, imprécations, caquetages, articulations fébriles ou hyper contrôlées. Qui joue quoi : Harri ou Gianni, vous seriez bien en peine de le deviner. Donc, écoutons. Une musique profondément sensible, éthérée, intime, intense un partage profond de la « matière », un sens étonnant des couleurs. Gianni représente un peu le côté un peu sérieux – organisé de Steve et Harri, son côté « canard » (The Duck !) avec un brin de Lol Coxhill. Inépuisable (Wells ?). Mais en écoutant maintenant le duo de Lacy avec Evan Parker (Chirps/FMP) et ce Wells à la suite, je n’arrive pas à me décider sincèrement lequel de ces deux albums je préfère. Evan Parker a écrit un texte en utilisant toutes les lettres de des prénoms et patronymes de Gianni Mimmo et Harri Sjöström pour exprimer son ravissement. En fait, cet album est génial !

Crusts Didier Fréboeuf & Jean-Luc Petit FOU Records FR-CD 48
https://fourecords.com/FR-CD48.htm

Duo piano et anches. Plus exactement, Didier Fréboeuf, le pianiste, est aussi crédité clavietta et objets et le souffleur Jean-Luc Petit, sax ténor et sopranino ainsi que clarinette contrebasse. Trois Crusts (trad. littérale croûtes) intitulées Bark (16:44), soit écorce, Scab (12:14) soit gale … ou croûte et Crisp (16:03), soit croustillant. Titres pas mal choisis par rapport à la musique improvisée qu’ils jouent toutes oreilles l’un vers l’autre : ces deux-là ne restent pas à la surface des choses. Ils travaillent en profondeur leurs échanges en développant une belle variété de modes de jeux tant au clavier et dans les cordages qu’ aux anches. J’apprécie le jeu sec et mordant, elliptique et contemporain de Jean-Luc Petit au sax ténor à travers différentes phases de jeu face au travail concis sur l’approche rythmique et le toucher de Didier Fréboeuf, un musicien à la fois expérimenté question harmonies et au savoir schoenbergien mis en pratique de manière spontanée (Bark). La deuxième improvisation est un peu un challenge des « opposés » : face aux dix doigts et deux mains maniant le clavier et toutes leurs possibilités, le souffleur a choisi d’emboucher son énorme clarinette contrebasse plus propice à créer des sonorités étranges que d’articuler d'agiles phrases mélodiques vu la grande « gravité » de l’instrument . Se basant sur l’écoute mutuelle, l’imagination et le goût pour le sonore du très grave bourdonnant à l’extrême aigu d’harmoniques difficiles à contrôler de cette clarinette hors norme, un dialogue fructueux se crée au fil des minutes. C’est tout à l’opposé dans Crisp où Jean-Luc Petit souffle dans son très volubile sax sopranino dont il maîtrise la technique et les hauteurs de chaque note. Il finit par colorer, saturer / grincer l’anche et le tube et faire sursauter son jeu par-delà clés et intervalles distendus face aux ostinatos et cadences mouvants et complexes du pianiste. Le jeu du chat et de la souris ou alors les gambades d’un écureuil feu-follet au milieu des écorces et feuilles mortes jonchées sur le sol à la recherche des noix, châtaignes et noisettes dont il rejette les écorces pour les grignoter ou qu’il rassemble pour les cacher sous les feuilles et la mousse jusqu’à l’hiver, afin d’ avoir plus d’un tour dans son sac comme nos deux improvisateurs. On croit l’entendre ronger son frein d’ailleurs en fin de parcours quand les doigts de Fréboeuf glissent sur le mince boudin fileté des cordes du grand piano.
Un très bon album qui fera un beau cadeau à une amie ou un ami en manque de musiques à écouter. C’est vrai que j’ai peine à entasser tous ces CD’s dont je vous abreuve de chroniques alambiquées ou déraisonnables.

Autour du Lac d’Asselt Timo van Luijk & Kris Vanderstraeten La Scie Dorée 2022 album vinyle
https://timovanluijkkrisvanderstraeten.bandcamp.com/album/autour-du-lac-dasselt-2

Nouvel album mirifique du duo du créateur d’objets sonores – détourneurs d’instruments Timo van Luijk et du percussionniste Kris Vanderstraeten. Hasselt est la ville chef-lieu de la province belge du Limbourg et fut, autrefois, une ville importante de la Principauté de Liège. Timo et Kris ont tous deux leurs racines dans cette région et le patronyme du premier, van Luijk, se traduit « de Liège » en français. Alors le lac d’asselt, pourquoi pas, surtout pour une musique qui appelle autant à la suggestion et à l’imaginaire par le truchement de la curiosité imaginative de ses deux protagonistes et de leur extrême sensibilité face aux vibrations, murmures et infimes sonorités provenant de leur instrumentarium un brin surréaliste. D’ailleurs, si on retrouve chez Kris l’utilisation très étendue d’un kit de percussions « fait-maison », il est assez difficile de deviner quels instruments, objets (bois, métaux, plastiques), Timo manipule, actionne sans précipitation et amplifie avec de curieuses résonnances. Il suffit de se laisser plonger dans l’écoute et la découverte. Cette musique évolue lentement dans un temps suspendu, un souffle fantomatique, des nuances irisées, au bord d’un silence intériorisé. Elle ignore la virtuosité pour se focaliser sur l’écoute attentive des sons produits, cherchés, découverts, entrevus ou abandonnés. Mais le moindre son émis compte et a sa raison d’être. Il en ressort un univers musical et sonore unique qui sollicite une rêverie féérique au-delà d’une vision théorique, dogmatique ou idéologique. Timo Van Luijk anime son propre label vynile La Scie Dorée et travaille régulièrement avec Andrew Chalk, Christoph Heemann, Limpe Fuchs, Raymon Dijkstra, Frederyk Croene. Kris Vanderstraeten a enregistré en solo et avec Stefan Keune et John Russell, le trio Sureau, Dirk Serries et Martina Verhoeven.
Merveilleux !

Maria Da Rocha Ernesto Rodrigues Daniel Levin João Madeira Hoya Creative Sources CS782CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/hoya

Ernesto Rodrigues est la cheville ouvrière – responsable du label portugais Creative Sources, lequel a publié un nombre record d’enregistrements d’un nombre exponentiel d’improvisateurs du monde entier (ici N° 782 du catalogue !!). Altiste (violon alto), Ernesto a à cœur de réunir un maximum de collègues portugais et étrangers dans de nombreuses formations qui vont du duo ou trio, du quintet au grand orchestre avec un sens du collectif très prononcé Se dessine particulièrement une prédilection relativement récente pour les ensembles de cordes frottées (famille du violon) comme ce très intéressant Hoya. Violon : Maria Da Rocha, alto : Ernesto Rodrigues, violoncelle : Daniel Levin, contrebasse João Madeira, lequel est un de ses collaborateurs les plus proches si on en juge par leur discographie commune. Daniel Levin a, par exemple, travaillé et enregistré avec le saxophoniste Rob Brown, un « poids lourd » de la scène free-jazz authentique (William Parker, Matt Shipp et cie). Cet album est divisé , disons en trois parties. Pour commencer quatre solos (très) improvisés de chaque instrumentiste (cello - alto- contrebasse - violon). Ensuite, six duos qui réunissent chaque instrumentiste avec un des trois autres, ce qui permet d’entendre chacun trois fois avec un instrument différent. Pour terminer deux Quartets. Cela paraît bien organisé et logique, même un peu bien propre sur soi. En fait, cette structure un peu figée autorise toutes les incartades, leurs spécificités personnelles à s’épanouir et finalement l’auditeur partage d’heureux moments de poésie sonore, de découvertes inopinées des curiosités inhérentes à chaque instrument. Bien des choses sont possibles avec ces instruments à cordes, boisés, résonnants, vibrants, gratouillants, percutés col legno… avec une solide technique, de l’imagination, un sens ludique, une vision inventive de formes et d’échanges spontanés. Une série détaillée de pièces « uniques », bien différenciées par l’ambiance, l’intensité, les intentions du moment, l’inspiration, les cohérences ou les contrastes qui finissent par tracer une œuvre collective où s’inscrit un sentiment intense d’écoute et de respect mutuel. Bien sûr, on trouve là les avancées de la musique contemporaine où s’intègre, s’insuffle une sorte de folie inhérente à la libre improvisation. Mais aussi l’apaisement ou des frictions soniques. Appelez cela comme vous voulez, composition instantanée, deep listening ou non idiomatique, on s’en moque en fait. Ce qui compte c’est la musique et là, je vous assure que le compte y est. Vraiment remarquable.

18 juillet 2023

FOU FOU FOU : ECSTATIC Jazz : Jean-Jacques Avenel Siegfried Kessler & Daunik Lazro/ Rustiques : Jean-Marc Foussat & Sylvain Guérineau/ Armonicord - Libres : Rachid Houari Jouk Minor Jean Querlier & Joseph Traindl

Ecstatic jazz Jean-Jacques Avenel Siegfried Kessler Daunik Lazro Crypte des Franciscains Béziers 12 février 1982.
https://www.fourecords.com/FR-CD55.htm

Ecstatic jazz est un vocable apparu dans le sillage des David S.Ware, William Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Sabir Mateen, Daniel Carter et leurs camarades, il y a au moins une vingtaine d’années, pour désigner cette vague résurgente d’improvisateurs afro-américains qui continuaient à s’exprimer contre vents et marées leur vision hautement énergétique du jazz libre. Free jazz, New Thing, Great Black Music, improvised music etc… = ecstatic jazz. À cette époque, le saxophoniste Daunik Lazro publia Outlaws in Jazz avec Jac Berrocal, Dennis Charles et Didier Levallet et s’est toujours situé esthétiquement du côté de « l’ecstatic jazz », tout en devenant un pilier de l’improvisation libre collective « européenne » plus orientée vers l’exploration sonore sans filet, éructant de courts fragments mélodiques en fusion dont il décale les accents et l’émission de chaque note avant de triturer le timbre et cela dès le début des années 70. D’ailleurs, Lazro se fit connaître à cette époque lointaine au sax alto aux côtés du contrebassiste Saheb Sarbib, avec le batteur Muhammad Ali et le saxophoniste Frank Wright, quand ces derniers , alors résidents en France, explosaient sur scène à chacune de leurs apparitions « ultra-expressionnistes » 100% ecstatic jazz (Center of the World). Par la suite, il prolongea sa démarche au sax baryton et récemment au ténor Comme on peut l’entendre dans ce concert fleuve improvisé de 1982, Daunik Lazro est un des saxophonistes (alto, ici) européens les plus allumé de la free music : il met carrément le feu à son embouchure, pressurant la colonne d’air en soufflant très fort, avec une sonorité exacerbée, brûlante. Dans ces notes de pochette, Christian Pouget,qui enregistra le concert, cite Ornette Coleman dont Daunik a bien mérité et hérité. Je me souviens d’une interview de cette époque où Daunik déclara sa fascination pour les musiques "d’énergies", citant Evan Parker, Peter Kowald et aussi Jackie Mc Lean. (Et des bribes de Dolphy surgissent ici).Dès les premières minutes, le souffleur pirate un standard en le tourneboulant, fragmentant et lacérant le matériau parkérien du jazz moderne avec des morsures au vitriol et une projection du son saturé, chauffé à blanc. Un peu logique de sa part de remuer des lambeaux du bop modal en présence du contrebassiste Jean-Jacques Avenel et du pianiste Siegfried Kessler, aujourd’hui disparus. Durant plus d’une vingtaine d’années, Avenel fut un des plus proches compagnons de Steve Lacy jusqu’à la mort de ce dernier en 2004 et a fréquemment accompagné des jazzmen pur jus comme Alain Jean-Marie. Kessler, disparu en 2007, était alors le pianiste attitré du quartet d’Archie Shepp et détenait de solides crédits dans la scène jazz hard-bop modal tout ayant joué dans le mémorable Perception, un groupe free français historique avec Didier Levallet, Yoshko Seffer et Jean My Truong. Ce trio JJ-SK-DL du 12 février 1982 est en fait la réunion de deux duos : Lazro- Avenel et Kessler – Lazro. Jean-Jacques figure dans la face B du premier LP de Daunik pour Hat Hut, The Entrance Gates of Tshee Park, la face A étant consacrée à une performance solo du saxophoniste au sax alto. Un peu plus tard, Hat Musics publia Aeros, de Lazro et Kessler en duo. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un « vrai groupe » au départ (ils ont joué trois fois en trio), les trois musiciens combinent leurs efforts avec un vrai sens de l’écoute et surtout avec une énergie décapante, une folie de tous les instants, une musicalité indubitable, créant des séquences où chacun développe sa musique, propose des idées à jouer et réagit spontanément aux deux autres avec un vrai « à propos » et des dialogues inventifs qui se renouvellent successivement. Ou en laissant la bride sur le cou du partenaire seul ou en duo. Les deux parties du concert sont subdivisées en sept sections : 1a – 4:03, 1b - 13:33, 1c - 13:45 et 2a – 7:42, 2b – 9:14 2c – 12:33 et 2d – 9:33, soit plus de 70 minutes. Il faut noter l’introduction magistrale à la contrebasse d’Avenel et ses pizzicatos puissants, une walking bass complexe et majestueuse (Partie 1a). Créant un momentum, son intervention met le souffleur sur orbite ravageant un standard qu’on a peine à reconnaître. En 2c, J-J A ouvre l’improvisation avec un solo mirifique, puissant et très fin sur lequel Lazro se place après trois minutes pour tirer à vue avec la colonne d’air, le bec et le tube coudé de l’alto vibrant et cornant au maximum. Ailleurs, après avoir embouché énergiquement une flûte traversière ( !) en duo avec un Avenel survolté, le pianiste enfourche le clavinet muni du ring modulator livrant une véritable pièce d’anthologie Sun-Raesque décapante. Siegfried entraîne Lazro dans la danse à s’éclater encore plus fort, plus intensément, jusqu’à asséner des barrissements à effrayer les rois de la jungle (2b). C’est absolument dantesque. Il faut entendre Lazro hurler au summum de la saga ayléro-brötzmanniaque des grands jours et jongler avec chaque fragment mélodico-rythmique comme un dératé en altérant les accents, les cris, la hauteur des notes, la dimension de chaque élément sonore… Une virulence déchirante obstinée… plus que ça tu meurs. Le folk imaginaire au hachoir avec un style et des intervalles spécifiques. Et par dessous, le vrombissement imperturbable de la contrebasse, les cordes oscillant comme les cordages de la Méduse dans une mer noire sous la pression des doigts de JJ Avenel. Le niveau de la performance égale au moins le fabuleux solo de Roscoe Mitchell à Willisau en 1975 tel qu’il est reproduit dans le double LP Noonah (Nessa), si ce n’est que Lazro insuffle une énergie brute d’une intensité - déflagration comparable à celle de l’Evan Parker des Saxophones Solos – Incus 18 (1975 réédité en CD par Chronoscope et Psi en vinyle par otoroku) et du Brötzmann intrépide en compagnie d’un Bennink en transe (Balls, Cousscouss et The End) ou l’Albert Ayler des albums ESP, tout en gardant un sens des structures dans ces interventions !! . OOL’YAKOO !!!
Mais en sus, les deux autres ne se contentent pas d’être un « back-up » band, un tandem d'accompagnateurs et de "porteurs d'eau", ils chargent en première ligne. Il suffit d’écouter l’énorme solo de basse qui se détache du trio en 2c et l'intrépidité des élans de JJA qui déborde au sommet de la côte. Et le pianiste ne se contente pas d’être un virtuose : Kessler accentue la rythmique de ses arpèges inclinant un zeste vers l’esprit du pianiste Chris Mc Gregor et on entend ensuite Lazro réitérer des fragments de mélodie avec un feeling proche ddu Sud-Africain Dudu Pukwana en soufflant de plus en plus fort, saturant le son (2). Il va même dans la foulée jouer des mesures en Slendro Javano-Balinais. Ce sens inné de la suggestion esthétique est en fait très subtil. C’est ce qui distingue les artistes indubitables des faiseurs et des prétentieux. Ces musiciens n’ont pas d’agenda, ils nous fourrent candidement leurs manies et les fruits de leurs mémoires ludiques pour en combiner tous les sortilèges cachés ou entrevus en un éclair sans regarder dans le rétroviseur. Retour au fil de l’improvisation : la plainte scandée devient alors un cri déchirant, un hymne infernal. Le bassiste s’active alors outre - mesure dans un chassé-croisé de doigtés diaboliques comme s’il agitait une sanza cosmique !? Vous n’en trouvez – trouverez pas souvent des pareils à J-J Avenel. Plus loin, Siegfied répète une courte ritournelle cosmique, laissant le Daunik à sa transe. Elle finira dans les suraigus déchirants du souffleur qui s'effacera ensuite en jouant discrètement pour qu'on entende son collègue.
Tout l’intérêt de ce genre d’improvisations free (on pense au trio Brötzmann - Van Hove - Bennink, décrié par un Derek Bailey puriste avant de lancer lui-même son projet Company) sur le principe de l’auberge espagnole où chacun apporte « ses idées » même si elles accusent des différences notables de « style », de vécu, de background, sans craindre d'éventuelles citations ou allusions, mais contribuent surtout à rendre le terrain accidenté, contrasté en trouvant des réparties imaginatives et, étonnamment, créent la surprise d'où émane un charme imprévisible. Il faut aussi éviter le lieu commun et les effets faciles dans un maquis - patchwork, sous-tendu par une vision originale et pointant déjà vers ce qui pourrait advenir un peu ou beaucoup plus tard . Dans ce concert, on navigue à vue dans la convergence – divergence de trois courants, trois expériences, trois personnalités, en en évitant les écueils, les "coups de téléphone", la co-imitation, les signes de la main, les bonnes manières et la simulation. On est sur le même bateau en apportant au flux commun ses propres musiques intimes, sa personnalité profonde et sa folie assumée. Pas moyen - ni le temps - de s’ennuyer, il faut assurer et relever le défi en permanence. En écoutant attentivement, on est finalement sidéré par cet équilibre instable où chacun a l’air de tirer la couverture à soi, alors qu’on est dans le partage total. Et c’est comme cela que l’action immédiate, la musique collective est partagée et ressentie par ceux-là même qui la jouent ici. C’est leur musique et surtout pas la vôtre. Laissons aux musiciens leurs intentions profondes et spontanément immédiates, en tentant de comprendre où ils veulent en venir et évitons de supposer "ceci - cela" avec l’étroitesse d’esprit de certains omniscients qui n’ont jamais dû sauver leur peau sur des planches en jouant face à un micro et un public sans devoir s'exposer de la sorte. Comme disait mon ami John Russell, le guitariste disparu en 2019 : "Sometimes I feel like an idiot" et c'est bien ce que devraient se dire ceux qui aiment à porter des jugements rapides. On peut peut-être couper dans ce concert-fleuve, ayant parfois le sentiment d’une sorte de redondance dans la succession des séquences. Mais il me semble que leur(s) démarche(s) est (sont plus vitale(s) et finalement plus compliquée(s) à assumer que lorsque les improvisateurs d’un groupe partagent la même esthétique au millipoil et où on en devine au préalable l’aboutissement dans la durée, car rien de fâcheux ne risque de se produire. Ici cette durée vécue est secrètement déstabilisante, labyrinthique en trompe l'oreille et elle se doit d’être ingurgitée d’un seul tenant. Un must total !!

Rustiques Jean-Marc Foussat Sylvain Guérineau FOU Records FR-CD 49
https://fourecords.com/FR-CD49

Enregistré à la maison en novembre 2022 dans le Loiret, cette curieuse petite rivière régionale qui donne son nom au département dont le chef-lieu est Orléans, la ville où officia Albert Ayler, alors jeune milicien U.S. inconnu, voici un beau témoignage de dialogue entre deux incarnations distinctives du jazz libre et des musiques improvisées. D’une part un créateur de musique électronique « analogique », Jean-Marc Foussat crédité ici Synthi AKS, piano, jouets et voix et de l’autre un souffleur free au très beau timbre très inspiré par la tradition du jazz entre Coleman Hawkins, Don Byas et un sens mélodique issu de Coltrane, Sylvain Guérineau, lequel initie l’album avec Une Belle Volée à la clarinette basse alors que son instrument habituel est le saxophone ténor. Solidement campé chacun dans leurs univers musicaux respectifs très contrastés, les deux improvisateurs se complètent par la tangente et œuvrent de concert par la grâce de leur sensibilité. La technique d’enregistrement est de qualité supérieure tant pour le timbre majestueux du saxophone ténor de Guérineau que pour la dynamique et les timbres de l’électronique, que celle-ci vrombisse, murmure, scintille, glisse, grésille ou dérape en crissant. Musiques de moteurs discrets à tous les régimes, spécialement le registre intime pour ce bel enregistrement. Flottant comme sur un nuage de timbres électriques mouvants, soutenus dans un temps arythmique, la superbe sonorité de Sylvain Guérineau vibre, respire et hante la demeure avec ses improvisations mélodiques chaleureuses au départ d’une forme thématique sortie tout droit de la Great Black Music et du lexique commun des souffleurs afro-américains. Sa faconde se précise et s’enhardit au fil des six morceaux (aux alentours des 6 ou 7 minutes avec une pointe vers les onze minutes) jusqu’à ce que Jean – Marc Foussat tâte du piano bastringue en secouant les touches. Nombre de théoriciens de l’improvisation (souvent issus de conservatoires ou de cénacles musidéologiques un peu rigides) se gaussent de telles entreprises un tant soit peu (trop) hybrides. Mais l’écoute active et portée sur le plaisir de la découverte sans idées toutes faites d’un tel duo fait dire à nos sens et à notre imaginaire ô combien cette collaboration tient la route. Tout comme Derek Bailey avait en son temps enregistré en duo avec le clarinettiste de jazz contemporain Tony Coe – le mariage de la carpe et du lapin- , Sylvain et Jean-Marc démontrent par la pratique que l’improvisation libre ne répond à aucune définition, aucun présupposé, ou quelconque agenda, cahier de charges etc...et que le dialogue et une forme tangentielle d’interactivité se nourrissent non seulement de l’écoute mutuelle, mais surtout de l’imagination, du sensible et de l’imaginaire des musiciens et de leurs auditeurs. Une question d’ouverture.
Après que les quatre premiers morceaux aient défilé suavement ou avec une belle passion, le cinquième , Carpes et Grondins, s’affirme comme le moment orageux de l’album avant le retour de la précieuse clarinette basse dans l’Ange Dérangé, face aux bruissements étranges, pépiements d’une singulière ménagerie à-la-Foussat et une curieuse voix. Dans Carpes et Grondins, Guérineau évoque le drame et presse l’électronique décapante avec de subtils accents et intonations dramatiques où gronde une saine colère ou peut être l’angoisse des innocents face au délire, en déconnectant l’imbrication mélodique de son phrasé sans pour autant déraper. L’art du déséquilibre assumé. Cet album est aussi un des plus beaux exemples de la part sensible du travail de Jean-Marc Foussat.

Inclus dans la pochette , un poème de Jacques Prévert : LA BELLE VIE
Quand la vie a fini de jouer
la mort remet tout en place
La vie s’amuse
la mort fait le ménage
peu importe la poussière qu’elle cache sous le tapis
Il y a tant de belles choses qu’elle oublie

JACQUES PRÉVERT

Armonicord LIBRES Rachid Houari Jouk Minor Jean Querlier Jozef Traindl Festival de Massy 26 octobre 1975 FOU Records FR CD 53
https://www.fourecords.com/FR-CD53.htm

Armonicord . En 1977 était paru un album au nom d’Armonicord dont je viens de trouver une copie par l’intermédiaire d’un ami commun : Esprits de Sel. Ayant eu vent de la sortie de l’album à cette époque, le souvenir de la présence de la claveciniste Odile Bailleux et du batteur Christian Lété me faisait imaginer sans doute une éventuelle sorte de musique de chambre. Dans la pochette, on peut admirer les partitions graphiques du saxophoniste baryton Jouk Minor toutes en courbes et ellipses avec indications d’instruments et de minutage. Une mention aussi : Ce disque est dédié à Rachid Houari. Rachid est bien le batteur crédité sur la pochette du CD Libres. Il fit partie du légendaire groupe Gong et enregistra leur premier album « Magick Brother » (BYG Actuel 5) avec Daevid Allen, Gilly Smyth, le bassiste Christian Tritsch et le saxophoniste Didier Malherbe en 1969, avant d’être remplacé par Laurie Allen et puis Pip Pyle pour Flying Teapot, Camembert Électrique, etc. Magick Brother était aussi crédité de la participation des contrebassistes Barre Phillips, Earl Freeman et Dieter Gewiffler ainsi que le pianiste Burton Greene. Rachid en était le batteur sur la scène du festival d’Amougies, c’est tout dire. On retrouve aussi Rachid Houari dans les sessions de Camembert Éclectique et de Continental Circus. Dans ce Libres d’Armonicord, on découvre ici un solide batteur free-jazz dans la lignée des Steve Mc Call, Don Moye et cie qui résidaient et tournaient alors en Europe (1968 et 1969). Le responsable et « compositeur » du groupe était Jouk Minor, ici crédité sax baryton et sopranino. Pour les lecteurs auditeurs friands d’émotions estampillées free-music vintage, il convient de rappeler l’existence de Candles of Vision où Jouk Minor mat le feu aux poudres en compagnie de Pierre Favre et du tromboniste Eje Thelin, album enregistré en juin 72 par l’ORF à Graz et publié par le label Calig dont le catalogue contient le Nipples de Brötzmann (avec Bennink Van Hove et Parker/ Bailey en face B), les Gesprächsfetzen et Live in Sommerhausen de Marion Brown et Gunther Hampel avec l’énorme Buschi Niebergall dans le 1er , la fée Jeanne Lee dans le second et Steve Mc Call dans les deux. Aussi un album curieusement expérimental de Wolfgang Dauner et le We Are You de Karl Berger avec Peter Kowald et Allen Blairman. Candles of Vision se situe dans la mouvance hard-free « teutonne » et partage la même instrumentation que le King Alcohol de Rudiger Carl avec Christmann et Schönenberg réédité récemment par John Corbett. Ce n'est pas tout à fait l’esprit de ce Quartet, mais on retrouve ici un tromboniste autrichien Jozef Traindl, issu du légendaire Reform Art Unit. Traindl a aussi enregistré dans Opium For Franz avec Steve Lacy et Franz Koglmann sur la face B (face A : Bill Dixon trio avec Alan Silva et Stephen Horenstein 1975)… ainsi qu’avec Machi Oul Big Band, Pierre Barouh … Quant au saxophoniste et hautboïste Jean Querlier, c’est un incontournable du free-jazz français, excellent mélodiste dans une esthétique plus formelle et lyrique, avec thèmes et improvisations plus cadrées, connu pour son travail dans le groupe Confluence avec Didier Levallet , Jean Charles Capon, Christian Lété et aussi Clivage, Soleil Noir, Didier Levallet, René Bottlang, etc…
Les deux morceaux – compositions signées Jouk Minor, Contact (21 :12) et Un Goût de Rouge (17 :01) ont été enregistrées lors du 1er Festival Indépendant de Massy le 26 octobre 1975, un événement incontournable orchestré par la bande à Raymond Boni, Gérard Terronès et cie. À l’affiche : Archie Shepp Quartet (2LP Ujaama-Unité label Unitélédis), un florilège de guitaristes d’avant-garde : Raymond Boni, le tandem décapant et punk avant la lettre Jean François Pauvros & Gaby Bizien, Derek Bailey (qui invita en duo impromptu Tristan Honsinger qui faisait la manche sur le trajet) les Skies of America d’Ornette Coleman, Steve Lacy (dont le texte rédigé pour le programme du festival est reproduit dans la pochette du CD) et j’en oublie … Quelle époque !
À écouter au casque : pour pouvoir mieux localiser les frappes de Rachid Houari, batteur polyrythmique et tournoyant en diable avec une belle dynamique et une maîtrise des pulsations. Excellent batteur. Les trois souffleurs dégagent et Jean Querlier est méconnaissable se laissant coupablement aller au délire, au cri et à ces maudites harmoniques exacerbées, lesquelles constituent le fonds de commerce de Jouk Minor souvent déchaîné. Donc Querlier, similitudes avec Dolphy et Lyons. Minor plus chercheur de sons. Joseph Traindl appuye et accentue l’ambiance de jungle effervescente d’Armonicord. Évidemment, l’enregistrement n’est pas optimal, mais cette prise de son suffit pour vous faire une idée de l’engagement physique et mental de ce quartet d’allumés. Et pourtant, les quatre musiciens suivent scrupuleusement les indications précises de Jouk Minor, lesquelles constituent un tremplin pour décoller et se mouvoir dans l’espace et le temps avec une belle fulgurance. Cela peut commencer par un tutti à demi-consonnant qui se désagrège dans des imbrications de « solos » individuels qui se répondent, se superposent, se distancent ou se rapprochent pour laisser un des souffleurs improviser seul, toujours soutenu par la batterie trépidante et vraiment « libre -swinguante » de Houari, lequel sait varier les plaisirs avec une super aisance. Chaque musicien acquiert épisodiquement la proéminence dans l’espace auditif au travers de crescendos étalés ou ramassés, des riffs cosmiques et flottants (baryton de Minor) ou des brouhaha impromptus, des changements de pulsations, des passages obligés d’où repartent une autre orientation de l’improvisation. Querlier et / ou Minor se révèlent minutieux au soprano et sopranino ou carrément siffleurs extrêmes ou déchirants, laissant ses aises au tromboniste et à sa pâte sonore un brin nonchalante. C’est au sopranino et à l’hautbois que débute la deuxième composition Un Goût de Rouge. Les structures et interventions font monter le niveau et l’intensité interactive et rebondir/ intensifier la fluidité des échanges et améliorer la dynamique d’Armonicord, lequel a bien des ressources qu’on devine ici ? Un groupe cohérent, une écoute partagée, la Great Black Music n’étant pas loin du hard free. On songe un peu à l’esprit du quintet d’Archie Shepp Live at Donaueschingen, mais sans « soliste » principal, car le collectif est à l’ordre du jour pour partager le temps de jeu et la connivence optimale.
Certains diront qu’il y des « plus grands » que ceux-là « individuellement » mais question équipe soudée et collaboration collective, ces excellents musiciens crèvent le plafond bien au-dessus de la décence et de l’enthousiasme habituel. Généreusement allumés, ils créèrent ce soir-là une musique enjouée, pertinente et chercheuse digne de l’AACM d’alors par exemple et plus radicale que le free de séance qui commençait à sévir. Fantastique label FOU !!


La démarche du label FOU (J-M Foussat) documente autant les musiciens improvisateurs les plus "célèbres" ou "notoires" tels Derek Bailey - Han Bennink - Evan Parker (Topologie Parisienne), Joëlle Léandre, George Lewis, Urs Leimgruber, Keiji Haino, Paul Lovens... que d'"illustres inconnus" méritants et très souvent de haut niveau comme Irene Kepl, Jean-Luc Petit, Christiane Bopp, Emmanuel Cremer avec la même foi, le même élan amoureux sans aucune condescendance. Exemplaire !