24 mars 2023

King Übü Orkestrü 2021 Erhard Hirt, Stefan Keune, Marc Charig Axel Dörner Matthias Muche Melvyn Poore Phil Wachsmann Alfred Zimmerlin Hans Schneider Paul Lytton + Phil Minton/ Zsolt Sörés - Ahad/ Jean-Marc Foussat Carlos Zingaro et Urs Leimgruber

Roi King Übü Örchestrü 2021 Erhard Hirt, Stefan Keune, Marc Charig , Axel Dörner, Matthias Muche, Melvyn Poore, Phil Wachsmann, Alfred Zimmerlin, Hans Schneider Paul Lytton + Phil Minton FMR Records FMRCD653-0822
https://handaxe.bandcam.com/album/roi

Après une absence d’une vingtaine d’années et le décès de son co-fondateur, le clarinettiste – saxophoniste Wolfgang Fuchs, voici que le King Übü Örchestrü renait de ses cendres à l’initiative de son autre co-fondateur, le guitariste Erhard Hirt, le quel avait quitté le navire assez tôt dans l’évolution de ce tentet consacré à l’improvisation radicale depuis 1983. Sans doute, suite à la résurgence du quartet autour duquel King Übü avait été assemblé au départ, le légendaire X-Pact, formé de Fuchs, du percussionniste Paul Lytton, du guitariste Erhard Hirt et du contrebassiste Hans Schneider, lesquels font actuellement partie du King Übü 2021. Le tubiste Melvyn Poore, le violoncelliste Alfred Zimmerlin, les trompettistes Marc Charig et Axel Dörner avaient joué dans l’Orchestrü et le vocaliste Phil Minton avait été l’invité de leur dernier CD pour a/l/l. Nouveaux venus : le tromboniste Matthias Muche et le saxophoniste Stefan Keune, lui-même membre de l’actuel X-Pact. Roi est composé de deux longues improvisations collectives Roi 3 (27 :05) et Roi 4 (35 :06) . Un ancien membre du groupe a fait remarquer que sans Radu Malfatti (parti vers d’autres cieux sonores), Günter Christmann (qui a cessé de se produire en concert) et Wolfgang Fuchs (décédé), il n’y avait pas lieu de ressusciter ce groupe légendaire. Ce qui est certain c’est qu’il y a assez de membres originaux qui ont ramé toute leur vie pour jouer cette musique durant des dizaines d’années et que le contenu et l’approche esthétique d’Übü se perpétue avec un vrai bonheur. Un groupe unique en son genre. Pas de solos et d' «improvisations individuelles » mais une dimension orchestrale où chaque intervenant apporte des éléments, des sons, des couleurs, des bruits, des fragments de « phrases » en alternance en utilisant aussi des espaces individuels de silence, des tutti à l’unisson et des actions – réactions contrastées, pointillistes. Percussionniste du groupe, Paul Lytton offre la garantie de la discrétion question roulements de caisses, style « jeu de batterie », fracas de cymbales sauf à quelques moments choisis. De ses ustensiles percussifs et objets et cordes de guitare tendues et amplifiées , il introduit de petites touches, grattages, micro-frappes et bruissements de ses ustensiles percussifs et ses live electronics. De même, la guitare + laptop d’Erhard Hirt. Les instruments à vent se relaient et s’assemblent, grondent, sussurent, gargouillent ou suggèrent des harmonies secrètes et des clusters alors que les trois cordistes Wachsmann, Zimmerlin et Schneider nourrissent épisodiquement la pâte sonore ou impriment leurs frottements d’intensité variables dans le silence relatif. La musique est soit suspendue, s’étire, se densifie pour s’évanouir quelques secondes plus tard, ou s’exaspère. Chacun à son tour, les improvisateurs peuvent très bien apporter une fragment de phrase, un son, un timbre et cela se répond, se croise et très vite re-font un bref silence ou se retiennent de jouer jusqu’à ce que leur vienne une idée lumineuse. Ou alors le silence est presque total, afin que Phil Minton puisse émettre ses gargouillis et onomatopées improbables, vocalises – glissandi mirifiques. Pour son retour sur scène, King Übü Örchestrü se révèle être resté un très grand Örkestrü, sans aucun doute un ou "le" modèle du genre. En fait la musique ne repose pas sur les exploits instrumentaux individuels, mais sur le jeu collectif et une très grande écoute mutuelle. Lytton, par exemple, est ébouriffant de virtuosité batteriste auprès d’ Evan Parker et Barry Guy, mais vous n’entendrez rien de cela ici, pas le moindre instant. Fantastique album de musique improvisée COLLECTIVE qui vaut vraiment le détour .

AHAD’S FLUX WORLDS 1 Nemo Point Soundmap For Terrestrial Melanoheliophobics Ahad aka Zsolt Sörés Fourth Dimension Records / Hinge Thunder FD2CD136 / HT2CD-005
https://hingethunder.bandcamp.com/album/nemo-point-soundmap-for-terrestrial-melanoheliophobics-ahads-flux-worlds-1
AHAD’S FLUX WORLDS 2 Astro Noetic Chiasm χ, Ahad aka Zsolt Sörés LP Hinge Thunder / Fourth Dimension Records HTLP-005 FDLP 136
https://hingethunder.bandcamp.com/album/astro-noetic-chiasm-ahads-flux-worlds-2
Attention ! Ces deux albums, vinyle et double cd contiennent des enregistrements différents et complémentaires de l’artiste sonore et altiste (viola) hongrois , Zsolt Sörès a/k/a AHAD , lequel anima ô combien de nuits et de soirées rencontres à Budapest et en Hongrie incarnant une musique noise particulièrement travaillée d’un point de vue sonore et musical. Bruitisme radical d’un improvisateur à l’oreille aiguisée et une conscience profonde des interrelations entre textures, fréquences, dynamiques, intensités. Ces deux documents révélateurs de son travail sont le fruit intense et très prémédité de sa résidence Berlinoise de l’année 2022 sous les auspices de la légendaire DAAD. Forte personnalité, AHAD - Sörés se révèle aussi flexible qu’il est intransigeant sur la qualité musicale. Au fil du temps, il est devenu un collaborateur très apprécié et au point qu’il joue, enregistre et tourne avec les deux pôles du légendaire groupe FAUST, Jean-Hervé Peron et « Zappy » Diermayer. Je vous passe l’aspect sémantico-idéologique des titres de Zsolt, pour me concentrer sur son travail musical, libre à vous de trouver ce que bon vous semble dans cet univers musical. L’album vinyle « Astro Noetic Chiasm χ" est enregistré avec le concours de Franz Hautzinger (trompette), Anthea Caddy et Judith Hamann (violoncelles), Mihàly Kádár (live sound, effects) et Zsolt Sörès lui-même, crédité alto à cinq cordes, cymbale par-dessus l’alto, objets vibrants, « Mole-Rat Electromagnetic Field Explorer » (sic), Domino Synth, EBow. La musique composée par Ahad aka Zsolt Sörés, «Astro-Noetic Chiasm χ - For Ensemble (2021-2022)» et commissionée par Ultraschall Berlin – Festival Für Neue Musik 2022. Deux Faces A et B de respectivement 21 :18 pour Astro - Noetic Chiasm χ (A,B) et 21 :00 pour Astro - Noetic Chiasm χ (Γ). On retrouve ces trois titres (A, B et Γ) dans le CD1 de l’album « Ahad’s Flux Worlds 1 Nemo Point Soundmap etc… » dans des versions enregistrées en studio par Zsolt lui-même à concurrence de 12 :10, 10 :04 et 07 :11. Pour l’entièreté de ce double CD et ses sept compositions, il est crédité 5 String Viola, Fretless Bass, Grand Piano, Mellotron, Cymbal on the Top of the Viola, Percussions, Storm Drum, Bowed Copper Belt, Moog Theremini, Domino Syth, Dictaphone, Mole-Rat Electromagnetic Field Explorer, EBow, Roland Re-201 Space Echo, Objects, Vibrating Objects, Contact Microphone. Il se sert d’une partie de ses instruments dans chacune de ses compositions, certaines affublées de titres en grec (Ponéros Logos (Ponerogenesi , 38 :29 la plus longue du CD1) ou énigmatique comme Nemo point Soundmap for Terrestrial Melanoheliophobics 45 :16 la plus longue du CD2 Celui-ci contient aussi Someting about the Great Filter (30 :26). Ahad Anthem, son hymne, termine le CD1 et est concentré sur 7:31. Question production et réalisation, on est frappé par la précision, la qualité graphique et sonore du produit. On pourrait penser que sa formation scientifique et littéraire (Zsolt a été longtemps éditeur à l’Académie des Sciences de Hongrie) ferait de lui une sorte de Professeur Tournesol du noise science-fictionnesque, impression renforcée par l’apparence très ludique et bricoleuse de sa table d’instruments amplifiés. Mais à l’écoute de ces deux albums et en le connaissant un tant soit peu personnellement, on s’aperçoit assez vite que Zsolt Sörés est un solide performer musical et un compositeur à part entière. Il sait exactement ce qu’il fait musicalement et la haute qualité des différentes prises de son, du mixage et mastering (Puha Szabolcs – un ingé-son hors pair) permet de pénétrer le mieux possible dans son univers musical et sonore. Ce n’est pas pour rien qu’il a obtenu la Résidence d’artiste DAAD 2022 à Berlin. Les deux pochettes détaillent les lieux de chaque enregistrement et certaines circonstances créatives. Rien n’est laissé au hasard. Z.S.peut aussi s’adonner à des improvisations débridées avec I Belong To The Band ou le percussionniste Rudi Fischlehner (cfr albums The Bakers of the Lost Future et Attention Span Reset). Mais ici, il a choisi de créer une œuvre aussi immédiatement instantanée que structurée au niveau des couches, des événements sonores, de la dynamique au niveau textural, des intensités, du développement mono/pluridimensionnel, du choix des fréquences, de la durée etc… Du noise de haut niveau réalisé avec une intense exigence esthétique. La qualité des timbres et des agrégats de sons électroniques renforcent son message comme un couteau ultra-aiguisé permet de s’avancer dans la jungle. Something about the Great Filter fait référence à Metal Music de György Galántai (1983).Avec Ahad Anthem, une des pièces les plus courtes Zsolt utilise sa voix brute et des effets respiratoires dans des incantations successives d’un rite d’une civilisation chamanique disparue ou à venir dans un futur lointain avec une touche de re-recording. Il vaut mieux ne pas essayer de mémoriser ou de savoir avec quels instruments la musique a été construite, même si les notes de pochette l’indiquent avec précision. Point de départ ou terme final de son périple et de ses extravagances, cet Anthem est une des clés des deux albums comme le sont les versions live des Astro Noetic Chiasm χ contenues à dessein dans le vinyle et qui introduisent le double CD comme un vade – mecum qui aidera l’auditeur (même féru de Noise) à s’acclimater aux trois longues compositions qui constituent le cœur de cette œuvre : Πονερóς λόγος (Πονερογένεση)* - 38 :29 , Something about the Great Filter - 30 :26 et Nemo Point Soundmap … - 45 :16. Il est utile de comparer les versions solitaires des Astro-Noetic… du CD et celles « orchestrales » du vinyle pour saisir la liberté que le compositeur se donne et ses intentions fondamentales. Ce qui frappe à l’écoute des 38 :29 de Πονερóς λόγος (Πονερογένεση)*, c’est l’obstination évolutive d’une action répétée sur l’instrument, circonvenue de résonances électriques générées par ce processus. Un battement obsessionnel qui varie minutieusement au fil des secondes et des minutes. Il ne faut même pas essayer de comprendre l’action de l’instrumentiste à défaut de le voir, mais se laisser simplement emporter par le flux de l’action sonore. On aboutit alors à un stade intermédiaire vers la 13ème minute où un flux – faisceau de résonances sourdes, d’oscillations dans les graves et de frictions s’agrègent pour laisser place à un frottement lancinant bruitiste. Le silence joue un rôle important, car le moindre son,le moindre grésillement et la dynamique qui y préside se découpe avec précision dans celui-ci, bordé d’infra-sons, de micro-crissements. Au centre de l’action , l’archet de Zsolt pressure l’alto amplifié et trafiqué, lui-même bordé de vibrations sonores ou de sifflements mutiques qui finissent par envahir l’espace. On est déjà à la minute 20’ et la masse sonore s’agglutine, des graves bourdonnent, dérapent, s’enrayent : la trance bruitiste sous contrôle gémit, grogne, se déchire, siffle… mugit, … battements électrogènes obsédant, échos métalliques sur fond de drones vocalisés, murmures de la bête … Simultanément ascèse et effroi, expressionnisme et rage intellectuelle, chaman électro-acoustique, logique implacable… Franchement, à mon avis, notre magyar atypique n’a rien à envier à Keith Rowe et d’autres gaillards de cette trempe. Généreux, il a bourré jusqu’à la gueule son double CD de trois pièces de première grandeur, longues à souhait, qui nécessitent un investissement en temps, énergie et disposition d’esprit pour en appréhender les détails et toute la dramaturgie. En effet, au CD2, Something about the Great Filter, commence tout à fait autrement et nous fait entendre une autre type de jeux, de sonorités, d’actions lesquelles suivent une logique spécifique à cette longue composition laquelle peut être perçue comme une dérive surréaliste ou comme la poursuite maniaque d’une idée fixe. Les glissandi agressifs et métalliques obtenus avec le Dàn bầu, un monochorde vietnamien, muent étonnamment tout au long de l’exécution de cette pièce en compagnie du Mole-Rat Electromagnetic Field Explorer, des Objets et Objets vibrants et le Roland RE-201 Space - Echo. Tous ces effets sonores volatiles s’agglutinent et virevoltent autour des vibrations sadiques encaissées par le Dàn bầu, avec une lisibilité surprenante dans ce type de musique où de nombreux praticiens ne sont pas à dix bavures près. Z.S. aurait pu consacrer trois albums différents pour chacune de ces trois très longues compositions… Mais, il y a urgence !!
Zsolt Sörès est un artiste essentiel de notre temps qui mérite d’être suivi et découvert pour la singularité de son travail acharné et de sa vision sonore.

Jean Marc Foussat Ombres Onctueuses FOU Records FR-LP 10
https://www.fourecords.com/FR-LP10.htm
https://fourecords.bandcamp.com/album/ombres-onctueuses
L’Aile d’Icare Jean-Marc Foussat Urs Leimgruber & Carlos Zingaro FOU Records FR – CD 44
https://www.fourecords.com/FR-CD44.htm

Pochette avec végétation méditerranéenne écran d’un ciel nuageux ou lumière solaire suggérée dans la pénombre de deux persiennes antiques dans une chambre quelque part. Dès le départ, on percute méchamment le cadre du piano alors que des boucles sifflantes vont et viennent, fuyantes ou menaçantes, saturées, agrégats suraigus, crachotements fumigènes, aigus exaspérés, éclairs électriques… . Vrombissements, rumeurs, sifflements, grondements de moteur aérien, boucles survoltées, cadences de machines en fin de course, sirènes … et piano qui intervient sans crier gare alors que s’effacent les stries électroniques dans un demi -silence…. ou qui déboule comme un intrus bien à son aise en Face B. Martèlements désinvoltes au clavier du meilleur effet. Depuis ses enregistrements qui emplissaient l’espace auditif, Jean-Marc Foussatcultive aujourd’hui une approche plus épurée, mystérieuse, secrète, qui peut aboutir à une saturation noise – agrégats de couches oscillantes ou frissonnantes, à d’exquis filets de sons, contrepoints volatiles ou glissandi ténébreux, le tout en enchaînement de cadavres exquis ou martèlements sadiques (aïïe le piano !). Et cette guimbarde qui clôt la face B d’Ombres Onctueuses, titre énigmatique de 33 tours – bouteille à la mer. Quand cette approche est conjuguée à la sagacité d’improvisateurs de haut vol (subtils et hyper expérimentés), c’est l’envol d’Icare sur son Aile mythique. Le saxophoniste Urs Leimgruber et le violoniste Carlos Zingaro ne jouent pas ici leur rôle « Leimgruber » ou « Zingaro » mais s’insèrent poétiquement dans l’état de nature de cette électronique analogique d’un autre temps. On n’entend pas le temps passer, on voit la musique défiler et deviner les interventions heureuses. L’art du fétu charrié par l’humeur du moment, le ronronnement hélicoïdal perturbé, le silence mis en valeur par le murmure de moteurs imaginaires, sifflements de l’au-delà, sifflet de l’ anche pressurée du sax soprano. L’archet strie la vibration de la corde aiguë du violon en s’agrégeant aux atterrissages de réacteurs vibrants et lointains. Un monde de sons ténus qui s’interpénètrent et se détachent dans le même mouvement. Voilà sûrement qui aurait fait la joie du label Potlatch à la sauce Oger années 2000, un cran au-dessus. Une musique exquise qui défie la logique des courants et la froidure des courants d’air. Et quand la lumière s’allume , des éclairs fusent et disparaissent. Générations spontanées successives de sons et timbres d’une mise en commun alternée de chacun des instruments qui se confondent, se dupliquent, se distinguent, se prolongent souvent en se rapprochant du silence. Interactivité organique. Le lyrisme extrême de Zingaro, la poésie de Leimgruber, le don du dosage raffiné de Foussat, la dynamique du trio, les heureux contrepoints heureux vers la minute 25 . Tout interpelle : la magie de moments uniques … et les silences signifiants nés de cette superbe improvisation collective qui se renouvelle avec une belle constance de bout en bout. Un des tous plus beaux albums de Jean- Marc Foussat au sommet de son art avec deux improvisateurs instrumentistes incontournables et complètement concernés à donner le meilleur d’eux-mêmes sans imposer un quelconque agenda. Un vrai partage sonore de l’instant et sa durée optimale. Pochette avec peinture de Carlos Zingaro, photo de Philippe Alen (l’écrivain – critique), comètes choisies dans le Livre des Miracles (16ème s), poème de Fernando Pessoa, enregistrement, mixage et mastering de Jean-Marc Foussat au four et au moulin. Cette fois-ci, il a gagné aussi le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de l’auditeur.

22 mars 2023

Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Paul Lovens/ Ivo Perelman & Elliott Sharp/ Mark Sanders & Emil Karlsen /Christoph Gallio Silvan Jeger Gerry Hemingway

Madly You Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Paul Lovens FOU Records FR – CD 46.
https://www.fourecords.com/FR-CD46.htm

Réédition bienvenue d’un album brûlot publié il y a fort longtemps par Potlatch (P CD 102) et enregistré par Jean-Marc Foussat en mars 2001 au cours du Festival Banlieues Bleues, le quel Jean-Marc a pris l’initiative de l’insérer dans le catalogue chamarré de son label FOU Records. Vu la longueur des deux morceaux , Madly You fait 40 :47 et Lyou Mad, 19 :33, on peut penser que ce « super-groupe » est sans doute l’initiative personnelle de Daunik Lazro plutôt qu’une suggestion de Joëlle Léandre. En effet la contrebassiste parisienne préfère des formes plus courtes agrémentées éventuellement de duos alors que le saxophoniste, ici à l’alto et au baryton, ne craint pas les embardées jusqu’au boutiste et la persévérance risquée de maintenir le cap au fil de dizaines de minutes non-stop. Et comme Paul Lovens a toujours été prêt à tout, même à frapper dru alors qu’on le connait ultra – pointilliste dans nombre de circonstances circonstances. C'est donc l'option choisie par le batteur : abrupt et mystérieux, mais en finesse ! Par chance, a été convié ce super violoniste, Carlos Alves Zingaro, un des incontournables européens de la musique chambriste raffinée qui a lui-même autant d’affinités pour Léandre que pour Lazro, rencontré déjà dans les années 70. On sait que journalistes et amateurs avertis gambergent toujours face à ce genre de groupes composés de fortes personnalités « incontournables » . Question : la somme des talents conjugués ici apportent-ils un bonus, une féérie, des émotions etc… ?
Dès le départ les deux cordistes font grincer l’âme de leurs instruments et frottent à qui mieux mieux alors que Daunik Lazro et ses harmoniques aiguës entonnent déjà le cri de guerre. Frappant à peine au départ, Paul Lovens répond par une flagrante explosion qui retombe aussi vite, laissant le quartet suspendre son vol dans un rythme de croisière apaisé tout en donnant l’impression que la cocotte - minute exploserait bien. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, en créant un espace sonore de jeu qui permet à tous de se faire entendre y compris les moindres détails comme ce dialogue tangentiel sax alto / percussion dans lequel Léandre s’invite en étirant ses sonorités à l’archet. De chaque configuration – séquence successive naissent des occurrences soniques et des actions diversifiées, et vers la dixième minute, les deux cordistes s’agrègent en duo. Dialogue imbriqué dans lequel le batteur s’ insère insidieusement et graduellement . Ces passages de relais et le silence de l’un puis de l’autre crée des phases de jeux distinctes qui mènent un Lovens solitaire à faire tituber des résonances et de très curieuses frappes détaillées et isolées sur les cymbales s’apparentant à l’écriture automatique d’un unique poète de la percussion. C’est sur ces étranges digressions que Lazro fait mugir et gronder son sax baryton graveleux à souhait avec la dose de petits silences nécessaires pour maintenir cette infinie poésie. Il faut ensuite admirer l’intervention fantomatique du violoniste portugais et les discrètes trouvailles de Lovens , trublion à (presque) jamais inégalé dans cette scène improvisée depuis 50 ans. Léandre s’impose ensuite à bon escient permettant à Carlos Zingaro de s’ensauvager. Ce qui est magnifique dans cette continuelle gesticulation organique « sauvage » lorsqu’on l’ écoute attentivement , est ce dosage savant dans les interventions individuelles qui prennent chacune à leur tour la prééminence de manière lisible, éphémère, équilibrée et justifiée par l’équilibre des forces en présence et cette mise en commun qui met chacun des quatre improvisateurs sous les feux des projecteurs ou au centre du débat avec une magnifique alternance. J’ai beau écouter avec concentration, je n’arrive pas à trouver de quelconque longueur dans cette improvisation collective qui passe de l’expressionnisme brut à un filet de jeu restreint comme durant cette séquence vers les minutes 28-29 (scie musicale + violon) Celle-ci s’étire dangereusement jusqu’à la minute 33, elle, carrément psychodramatique, et tout un nuancier improbable d’actions aussi concertées que déroutantes. Il y a peut – être moyen de jouer de manière plus ceci ou plus cela, mais il est indéniable que la qualité musicale « improvisée » et la complete communion est particulièrement réussie. Et ils se paient le luxe d'aller encore plus loin dans les 19:33 de Lyou Mad (exploit) avec des éclairs fulgurants et des trouvailles renouvelées (les deux splendides cordistes!). Je retrouve là le Paul Lovens du génial duo avec Paul Lytton et croyez-moi Joëlle Léandre en prend de la graine, Daunik Lazro signant ici un sommet instantané de sa carrière. Jean – Marc Foussat : bien vu mon gars ! Sensationnel !! Vive la Foussattitude !!

Ivo Perelman Elliott Sharp Artificial Intelligence Mahakala Music
https://ivoperelman.bandcamp.com/album/artificial-intelligence

Improvisateur libre, le saxophoniste brésilien Ivo Perelman est une figure marquante de l’art afro-américain du jazz « free » basé sur l’interaction directe, l’écoute mutuelle et l’invention instantanée sans composition, thème, « solo » et accompagnement. Comme il joue très souvent avec le pianiste Matt Shipp, les bassistes William Parker et Michael Bisio, les batteurs Gerald Cleaver et Whit Dickey son sens instantané du risque s’inscrit en consensus avec un développement mélodique expressif issu des grands ténor du jazz. Toutefois, il nous a surpris avec ses duos enregistrés avec le trompettiste Nate Wooley et le clarinettiste basse Rudi Mahall, des albums complètement improvisés avec des cordistes New Yorkais comme Hank Roberts, Mat Maneri, Mark Feldman et Jason Kao Hwang , ou d’autres cordistes British comme Phil Wachsmann, Benedict Taylor, Marcio Mattos et le guitariste microtonal Pascal Marzan avec qui il a même enregistré un duo vraiment remarquable et complètement inattendu (Dust of Light – Setola di Maiale). Avec cette collaboration avec le guitariste Elliott Sharp, Ivo Perelman transgresse allègrement les codes des free-jazzmen, tout comme l’avaient fait avant lui Anthony Braxton avec Derek Bailey (en 1974) ou Frank Lowe avec Eugene Chadbourne un peu plus tard. D’ailleurs, on découvrit la musique hybride et audacieuse d’Elliott Sharp dans le sillage de Chadbourne et John Zorn au début des années 80. Il est l’auteur d’un chef d’œuvre relativements récent de la guitare d’avant-garde : The Velocity of Hue (Emanem 4098). Dans ce duo avec Perelman, on schématisera très fort en disant que le jeu d’Elliott Sharp découle des avancées de Derek Bailey ou mieux sa manière de jouer s’apparente au guitariste de Sheffield. Surtout si on le compare à d’autres guitaristes de jazz, même parmi les plus audacieux. Peut – être Sharp est-il un cousin de son exact contemporain, Henry Kaiser. Entendons- nous bien : dans cette rencontre « de la carpe et du lapin » , les deux acolytes démontrent valablement que leurs différences et intentions musicales personnelles sont avant tout un challenge pour créer une musique duelle, contrastée mais bourrée d’empathie ludique et de compréhension mutuelle malgré la logique « avant-gardiste » qui énonce candidement qu’il faille jouer avec des collègues avec qui on est d’accord sur presque tout , à qui « on ressemble » et avec qui on partage une esthétique commune « radicale ». Il y a fort longtemps que Derek Bailey a enregistré ce disque improbable avec le clarinettiste de jazz (et contemporain) Tony Coe (Time/ Incus) et est parvenu ainsi à démontrer de manière ultra-convaincante qu’avec de l’imagination, un improvisateur « qui ose » parvient à faire coïncider deux univers musicaux que tout semblent opposer. Bourrée d’effets jusqu’à la gueule ou étrangement réaccordée, la huit cordes mutante et hérissée d’Elliott Sharp sabre dans la chair élastique du souffle du saxophoniste en le poussant à tirer parti des extrêmes de son saxophone. On y entend aussi une mandoline désaxée.
Je tire mon chapeau aux duettistes car ils font tout ce qui est possible d’entretenir le dialogue, de repousser plus loin encore les actions instrumentales, les trouvailles, les ambiances, les excès, avec autant d’obstination que de fantaisie. Le guitariste se fait outrageusement bruitiste ou ultra « picotant » dès le n° One (29 :12) et Ivo Perelman s’engage dans les déchirements de sa superbe sonorité en fragments, lambeaux et contorsions de colonne d’air, étirant les harmoniques aiguës, ces notes fantômes (Ghosts) qui surgissent miraculeusement au-delà de la tessiture normale du sax ténor. Une fois le constat bruitiste achevé, des échappées multidirectionnelles , griffures instantanées et extrapolations ludiques, font métamorphoser les échanges enfiévrés dans toutes les mutations sonores où leur imagination et l’empire du jeu – écriture automatique les entraînent, presque malgré eux. Je vais résumer en disant tout net, que Artificial Intelligence est un album vachement plaisant, emballant et, somme toute, rare. Le titre évoquant à la fois une subtile intelligence sous l’aspect parfois « brut de décoffrage » (pour reprendre une formule toute-faite de communicant) et de magnifiques feux d’Artifices soniques.

Mark Sanders Emil Karlsen Muted language Bead 45
https://www.beadrecords.com/new-release-muted-language-by-mark-sanders-and-emil-karlsen/

Enfin un album de percussions en duo avec deux improvisateurs batteurs parmi les meilleurs des Îles Britanniques : Mark Sanders, un vieux routier de la scène (Evan Parker, John Butcher, Paul Dunmall, Veryan Weston, John Edwards, etc) et Emil Karlsen, un Norvégien nouveau venu basé à Sheffield. Emil s’est engagé à poursuivre les activités du label Bead records du légendaire violoniste Philipp Wachsmann et cela promet (avec Phil Durrant, Ed Jones). Tout récemment le magnifique trio Spaces Unfolding de Wachsmann et Karlsen en compagnie du flûtiste Neil Metcalfe y a publié un super CD : The Way We Speak , chroniqué ici il y a quelques semaines
Ce très remarquable dialogue exploratoire des possibilités sonores et expressives de la percussion nous ouvre un champ auditif unique, lequel fut inauguré par le génial Ionisation d’Edgar Varèse, il y a fort longtemps. Le duo permet une conjonction d’occurrences sonores et démultiplie les pulsations dans une myriades d’accents, de vibrations et de couleurs accentuant petit à petit des décalages oscillants. Qui fait quoi, peu importe. Question rythmique, cette confrontation se déroule à un haut niveau de précision et d’empathie synchronisée. À deux, ils semblent abattre le travail foisonnant de trois ou quatre percussionnistes. Les pulsations se dédoublent, s’enchevêtrent et les timbres se diversifient illustrant tout un nuancier de touchers, frictions, rebondissements, grattages, frottements, scintillements, ionisations, réverbérations, chocs, picotements, … bois, métal, peau, plastique… Une magnifique communion ludique. Les deux duettistes commencent leur parcours avec des échanges logiques, des frappes cadrées, ordonnancées, lumineuses. Au fil des six improvisations, une sorte de clair-obscur s’installe, une poésie dans les échanges, des risques, extrapolations, ping-pong tangentiels, infimes fractions de la pulsation renouvelée à l’infini, rotations d’idées lumineuses et de brouillages, écriture automatique. Voilà bien une jungle de signes et de gestes où l’auditeur peut laisser échapper sa curiosité et son imagination.

Day & Taxi Live in Baden – Christoph Gallio Silvan Jeger Gerry Hemingway Clean Feed CF615CD
https://christophgallio.bandcamp.com/album/day-taxi-live-in-baden

Day and Taxi est devenu un trio incontournable depuis des … décennies. Initié il y a fort longtemps par le saxophoniste Christoph Gallio (soprano, alto et c-melody saxophones), le compositeur leader est aujourd’hui brillamment secondé par le batteur Gerry Hemingway, lui-même basé en Suisse et par le contrebassiste Silvan Jeger. L’inspiration des neuf compositions de ce live attachant et le feeling ou ressenti de leurs interprétations est aussi changeant que le climat alpin où l’orage cataclysmique d’une sombre soirée et sa masse épaisse de nuages noirs striés et illuminés par les éclairs est balayé par le Föhn pour laisser place à un ciel radieux et ensoleillé. Des fins de printemps enneigés sont monnaie courante. Sa version du free-jazz passe de l’empoignade avec force morsures véhémentes du bec et des volées de baguettes sur tous les recoins des fûts à un souffle pastoral apaisé. Sautillement caractéristique d’une comptine endiablée ou thème précieux alternant avec de courts solos de batterie (Faces). Morceaux très courts ou nettement plus longs. On entend que Gallio a bien déchiffré des pièces de Steve Lacy, mais ne craint pas les embardées. Suave ou acide, emporté ou rêveur. Et de l’humour ! La contrebasse marque le tempo de manière ouverte ou menaçante et répétitive dans Too Much Nothing. Le souffleur s’y fait sage, jouant sommairement la ligne mélodique et ses curieux intervalles avant de dériver avec des growls désarticulés sous la férule du batteur qui souligne le beat intermédiaire. Et quel distingué batteur, ce Gerry Hemingway qui joue au mieux avec quiconque fait appel à ses services avec des solutions rythmiques superbes et des roulements enchaînés et polyrythmiques époustouflants et une sonorité admirable. (Marina and the lucky pop transformation) ! Bref, la variété du matériau et cette absence totale de prétention tout à fait ludique et enjouée, nous rend ce Christoph Gallio éminemment sympathique, tout à sa joie de jouer avec un style singulièrement différent d’un instrument à l’autre.

7 mars 2023

Almut Kühne Elena Kakaliagou Antonio Borghini Dag Magnus Narvesen Floros Floridis / Floros Floridis & Yorgos Dimitriadis/ Jean-Marc Foussat 81/2 / John Hughes Gianni Mimmo Peer Schlechta Ove Volquartz

Almut Kühne Elena Kakaliagou Antonio Borghini Dag Magnus Narvesen Floros Floridis AoA impro group live at pariser platz Evil Rabbit 35
https://florosfloridis.bandcamp.com/album/live-at-pariser-platz

Une musique aérienne et jouée / exécutée lentement et toute en finesse. Un groupe à l’instrumentation rare : la voix humaine d’Almut Kühne, le french horn d’Elena Kakaliagou, la contrebasse d’Antonio Borghini, la batterie de Dag Magnus Narvesen et le sax soprano et la clarinette basse de Floros Floridis. Pivotant autour ou par-dessus la contrebasse puissante et discrète d’Antonio Borghini, la voix pure et magnifique d’Almut Kühne étire patiemment des vocalises d’une exquise finesse avec autant de précision que de pureté. La voix idéale pour une expression contemporaine épurée, retenue et exprimant l’essentiel. Filet de voix aigu vif argent, ses capacités de chanteuse lui permettent d’incarner bien des émotions et de revêtir une multiplicité de rôles avec une technique sans faille et une sûreté impressionnante. Le moindre son de sa voix suggère la vocalité, un substrat mélodique, une inflexion musicale magique. Et lorsque le besoin se fait sentir elle peut « déraper » outre mesure par des excès expressifs. Le jeu subtil et aérien au french horn d’Elena est un choix judicieux pour contrebalancer la fluidité vocale de sa camarade de manière à créer un savant équilibre. Dag Magnus Narvesen, entendu récemment avec Frode Gjerstad, Alex von Schlippenbach, Harri Sjöström, Achim Kaufmann, Emilio Gordoa, joue la carte d’un drumming discret et subtil, frappes légères, vibrations sonores, roulements de mille-pattes ou vrombissements de la grosse caisse. Au sax soprano ou à la clarinette basse, Floros Floridis joue de manière épurée ajoutant sa voix instrumentale par petites touches. Il ne se pose pas en « soliste », mais partage en alternance ses interventions improvisées avec un goût remarquable pour la dynamique et un sens de la complémentarité imaginative. Un maître musicien ! Sa partie de clarinette basse se love comme les anneaux d’un serpent qui entoure sa proie occasionnant subitement les cris d’orfraie de la vocaliste, sidérée. Et que dire du travail inventif et épuré d’Elena Kakaliagou sur son instrument difficile dont elle tire des sonorités inusitées. Cette capacité collaborative basée sur l’écoute et un sens inné de la forme est partagée par tous les collègues présents. Interactivités obliques, connivence télépathique, géométrie intuitive parfois décalée. Les quatre instrumentistes créent des canevas pour mettre en valeur l’expression vocale d’Almut Kühne qui rayonne et en retour illumine chacune de leurs interventions toutes en légèreté et en accord émotionnel et expressif avec la fée du logis. Sa voix se métamorphose graduellement selon l’affect de chaque morceau comme dans un rêve.

Tone Sequence Evaluators Floros Floridis & Yorgos Dimitriadis Evil Rabbit
https://yorgosdimitriadis.bandcamp.com/album/tone-sequence-evaluators

Duo intrigant du clarinettiste – saxophoniste Floros Floridis, crédité reeds & electronics et du percussionniste + electronics Yorgos Dimitriadis, tous deux Hellènes basés à Berlin. J’ai rencontré la musique de Floros Floridis à travers ses albums vinyles avec Paul Lytton, Hans Schneider Pinguin Moshner ou Phil Wachsmann ( Adônis et Ellispontos 1983 et 1986) ou Peter Kowald (Pyrichia), Louis Moholo et Vincent Chancey (Human Aspect). Yorgos Dimitriadis m’avait fait une excellente impression en duo avec le pianiste Achim Kaufmann (Anywhere Goes - Jazzwerkstatt) et le Red Dahl Sextet, avec rien moins qu’Alex Schlippenbach, Paul Dunmall, Frank Paul Schubert, Hillary Jeffries et Mike Majkowsky , est un témoignage orchestral peu commun. Rattachés au bec de ses clarinettes par une sorte de micro-contact, les live electronics de Floros Floridis semblent flotter et se mouvoir indépendamment du flux instrumental. Par contre, l’électronique de Yorgos Dimitriadis s’ajoute à son drumming particulier, pulsations décalées et rythmique fracturée et chavirante, sorte de hoquet cosmique. J’ai toujours eu un solide penchant pour ce clarinettiste au son soyeux et pour ses glissades dans le strict ordonnancement des gammes. Muni d’une solide formation scientifique, il a étudié la clarinette classique avec un grand maître, Floros Floridis a une âme de poète et est sans doute influencé par la pratique de la clarinette dans la musique traditionnelle de son pays, ayant chanté très jeune dans des chœurs byzantins. De nombreux improvisateurs clarinettistes free conservent les caractéristiques de justesse et d’extrême virtuosité de la pratique occidentale classique alors que les saxophonistes free la transgressent allègrement , comme Ornette Coleman par exemple. C’est cette approche relativement microtonale où les notes sont étirées, faussées avec soin, altérées sur l’entièreté des deux registres avec glissandi expressifs, soit « jouer faux juste ». Floros, avec son jeu touchant, subtil et irrégulier est un petit frère de Lol Coxhill , si on veut. Tone Sequence Evaluators est un duo atypique, une musique hybride aux ambiances mystérieuses que le jeu percussif et électronique très étudié de Yorgos Dimitriadis projette dans une autre réalité. Ses sons et frappes à la batterie acoustique sont entièrement incorporés à son dispositif électronique dont j’ignore le fonctionnement (à raison d’ailleurs, la pratique de la musique improvisée libre nous permet d’écouter sans devoir comprendre ou expliquer ce qui se joue, laissant les spectateurs – auditeurs prendre du plaisir sans souci d’ordre musicologique, sémantique ou technologique). Comme les sonorités et agrégats électro-acoustiques de chacun s’interpénètrent plus d’une fois dans un va et vient de secousses, vagues et fractions dans l’espace – temps, le jeu singulier, vocalisé et insaisissable de Floros Floridis semble jouer le rôle d’une bouée lumineuse insubmersible dans les ressacs agités d’une nuit lunaire au milieu d’une mer moirée. Une séquence au saxophone alto permet de mesurer la latitude d’options entre le clarinettiste et le saxophoniste, toujours aussi inspiré. Il y a une pluralité d’approches et d’interactivités à l’œuvre ici , préméditées ou spontanées, qui pousse l’auditeur à réévaluer sa perception en réécoutant à nouveau ces Tone Sequence Evaluators pour s’assurer que quelque chose lui a échappé. Un album tout à fait intéressant et unique en son genre.

Jean-Marc Foussat Rêve LP FOU Records FRLP 8 ½
https://www.fourecords.com/FR-LP8,5.htm

Super pochette d’un éventuel double – album vinyle où le nom de l’artiste et le titre sont tracés à l'encre blanche sur fond noir à la main et de part et d’autre d’un bandeau – photo d’une ondée translucide où meurt un vague rayon lumineux. 8 ½ comme ce film de Fellini avec Mastroianni, Claudia Cardinale et Anouk Aimée et un demi car il n’y a qu’une seule face A de musique à écouter, un charivari électronique avec sifflements, grondements, cornes de brumes, boucles vibrantes, rumeurs dans la rue et vers la fin quelques notes limpides au piano. Le vynil avec son unique face, l’autre lisse et non gravée est inséré dans une pochette intérieure, photo de draps de lit froissés d’un côté avec les crédits « jean-marc foussat Synthi AKS, voix, piano et jouets divers et variés » tracés par la même cursive à l’encre blanche. Un soleil – boule de feu trône dans un ciel nocturne encadré par une sombre canopée à contre-jour. À l’encre blanche « musique enregistrée au Thoronet" . Au recto de l’autre pochette intérieure un ciel bleu empanaché d’un nuage blanc de vapeur par-dessus une ligne de branches d’arbres feuillus et une masse nuageuse menaçante. Au verso, une photo quasi impressionniste et abstraite, A l’intérieur un disque en carton avec en Face A une photo circulaire d’une fleur rose pâle et son pistil jaune. De l’autre côté, surface en carton avec le logo PÓ Records – LP 8 ½ « jean-marc foussat » et la mention écrite à la main « regarde le bien » à l’encre noire. Entre les deux pochettes intérieures un feuille blanche carrée dimension LP 33 tours avec deux impressions de main de couleur bleue pâle et rouge sérigraphiées (?) , les bords de la main rouge étant surlignés à la mine de crayon taillé. Énigmatique. Quand on écoute la musique de Rêve 8 ½ , on s’aperçoit que le macaron – logo de la Face B silencieuse est ornée de cette même fleur rose pâle. Un rêve la nuit, des agrégats de son, des chuintements électroniques en boucle, sonnerie ténue d’une improbable clochette, sifflements, percussions sur le cadre du piano, vibrations, miasmes sonores, martèlements lointains, effets, bruits diffus au loin comme en plein jour, crescendo et piano joué free à pleines mains, vagues de notes tournoyantes et martelées puis lent decrescendo et finalement, le piano joué goutte à goutte du bout des doigts dans la pénombre et le silence relatif, bruissements et accords plaqués avant la fin. Une beauté insidieuse disparaît comme un papier enlevé par le souffle de la tramontane. Disque objet FOU. Pour info, 8 ½ est un tirage limité de 250 ex et son prix s'élève à 50 eur + frais d'envoi.


Cadenza del crepusculo John Hughes Gianni Mimmo Peer Schlechta Ove Volquartz Amirani AMRN 072
https://www.amiranirecords.com/editions/cadenzadelcrepuscolo

Voici encore un rare Objet Volant New Improvisé, assemblage instrumental tout à fait inusité dans ce domaine. Ça nous change de l’évidence des sentiers battus. L’organiste Peer Schlechta et le clarinettiste basse / contrebasse Ove Volquartz travaillent ensemble dans des projets peu communs comme il arrive souvent aux improvisateurs Germaniques habitant dans des villes de province. Leur collaboration a laissé quelques traces discographiques mémorables. Un long trio orgue d’église clarinette basse et vièle chinoise Er-Hu jouée par le percussionniste japonais Sabu Toyozumi in « Kosai Yujyo » (2CD Improvising Beings). Leur duo Volquartz – Schechta « Dreizweit » (Setola Di Maiale). Music for Two Organs & Two Basses avec Ove et Chris Cundy aux clarinettes basses, Peer à l’orgue d’église et le compositeur Thanos Chrysakis à l’orgue positif (Aural Terrains). Avec cette Cadence du crépuscule, Ove et Peer se surpassent en compagnie du contrebassiste John Hughes et du saxophoniste soprano Gianni Mimmo, lui-même responsable du label Amirani dont c’est le 72ème album et sûrement un des plus intrigants et réussis. Ove et Gianni ont travaillé ensemble et enregistré deux albums avec les pianistes Gianni Lenoci ( R.I.P. Reciprocal Uncles - Glances & Many Avenues / Amirani) et Yoko Miura (Air Current Setola di Maiale).
La musique se développe en suspens dans l’espace, orchestre aérien basé sur des drones graves et mouvants, une ambiance majestueuse remplissant l’espace auditif enregistrée dans la Neustädter Kirche Hofgeismar, la même où avait été enregistrés leurs autres albums communs cités plus haut. Six morceaux entre 9 et 5 minutes et quelques pour un total de 40:43. Chaque morceau semble avoir un parfum d’éternité comme Gliding over Silent Seas avec les notes graves soutenues de l’orgue, la vibration d’une note de la grosse corde de la contrebasse et les mouvements lents secrets de la clarinette contrebasse. Grince-t-elle ou s’agit-il d’un tube de l’orgue ? Les registres choisis par Schlechta sont merveilleusement indiqués. Drones, tremblements et bourdonnements qui s’agrègent striés par quelques crescendi du souffle de l’énorme clarinette et des vibrations grésillantes du ou des tubes. Plus loin , les musiciens s’ingénient à diversifier les sonorités, à moduler clusters et souffles conjugués et tournoyants de la grosse machine à air, à étirer les harmoniques pures du sax soprano, à boucler une super respiration circulaire de l’anche, pizzicati gargantuesques ou frottements aigus oscillant près du chevalet, claquement de l’anche de la clarinette basse, ostinati de la contrebasse qui trouvent un écho à la clarinette basse. Des interactions subtiles et diantrement efficaces s’insèrent méthodiquement pour relancer, par exemple, une intervention splendide du clarinettiste aigu-grave qui en appellent une autre le relayant dans l’aigu. Merveilleux contrepoints à l’orgue avec des sonorités intrigantes. Pas une longueur, une précision dans le jeu et un sens des proportions et de la dynamique . Et surtout , du jamais entendu entre « abstraction austère» et lyrisme émouvant et aussi monumental. Ce genre de trésor est indispensable pour la santé mentale des suiveurs de la cause free-jazz – free improvisation sans œillères ni virus idéologico-sémantique. Renversant !!

3 mars 2023

Sergio Armaroli Veli Kujala Giancarlo Schiaffini Harri Sjöström/ Audrey Lauro/ Gonçalo Mortagua Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Günter Sommer/ Hernani Faustino & João Madeira

More Windows & Small Mirrors Milano Dialogues part two Sergio Armaroli Veli Kujala Giancarlo Schiaffini Harri Sjöström Leo Records LRCD 933
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/more-windows-small-mirrors-milano-dialogies-part-two
https://www.sergioarmaroli.com/windows-mirrors-milano-dialogues/

Cet album intrigant fait suite au Windows & Mirrors / Milano Dialogues (LRCD 931) enregistré lui aussi les 3 et 4 avril 2022 avec les mêmes, soit le vibraphoniste italien Sergio Armaroli, l’accordéoniste « au quart de ton » finlandais Veli Kujala, le tromboniste italien Giancarlo Schiaffini et le saxophoniste soprano (et sopranino) finlandais Harri Sjöström. Armaroli est l’initiateur de ce quartet atypique et aérien et j’ajouterai qu’arrivé récemment sur la scène internationale, cet excellent vibraphoniste a déjà publié une belle collaboration à trois avec Schiaffini et Sjöström (Duos & Trios), des duos magnifiques avec les percussionnistes Fritz Hauser et Roger Turner pour Leo Records , ainsi qu’avec Elliott Sharp. Veli Kujala est un artiste unique en son genre à mi-chemin entre l’harmonie et l’étirement éthéré de solutions mélodiques spiralées et microtonales entre les points fixes des gammes occidentales. Giancarlo Schiaffini s’est affirmé, il y a un demi-siècle en pionnier des musiques improvisées free (génération Enrico Rava, Marcelo Melis, et puis Centazzo, Iannacone, Mazzon etc…), généreux utilisateur de sourdines et avant-gardiste voisin de Paul Rutherford et Günther Christmann. Harri Sjöström a beaucoup travaillé avec Paul Lovens, Phil Wachsmann et Teppo Hauta- Aho et fut longtemps un membre à part entière des groupes New-Yorkais et Européen de Cecil Taylor. Ces Windows et Mirrors découlent aussi de ses Soundscapes à géométrie variable internationales (cfr Balderin Sali Variations Leo LRCD 870/871 et Soundscapes Festival #3 Fundacja Sluchaj FSR 07/2022) réunissant une quinzaine d’improvisateurs de haut vol parmi lesquels ces quatre musiciens ont appris à mieux se connaître. Cette musique improvisée en suspension dans l’espace et le temps est basée sur un dialogue minutieux comme le titre l’indique. More Windows #6 commence par un bel équilibre avec l’accordéon lancinant et ses spirales ondoyantes ou tortueuses auquel finit par répondre le vibraphone cristallin établissant un échange en demi-teinte. S’enchaîne l’intervention du trombone et ses sourdines expressives avec le vibraphone, le souffleur découpant l’air ambiant au cuivre moelleux, déchirant et acide, un brin narquois. Un peu plus loin c’est le sax soprano qui surgit, Harri modulant ses notes ciselées, morsures et hoquets rengorgés évoquant à la fois le meilleur de Lol Coxhill et de Steve Lacy dans un style personnel vraiment original. Dans le face à face sautillant des deux souffleurs, Veli actionne un ostinato irrégulier contribuant au momentum.15 minutes et c’est le plus long morceau. On apprécie l’instrumentation originale et toutes ces déclinaisons sonores au fil des 10 morceaux souvent assez courts (3 – 4 minutes). Les More Windows #6, #7, #8 et #9 de l’album contiennent ainsi des emboîtements spontanés et bien construits alternant dialogues en duos et trios, parfois tutti où l’art de la conversation logique ou lunatique se développe, s’améliore, se dilate dans une dimension intime, chambriste et lyrique avec quelques éclats qui font sens. Contemporain, free, improvisé libre , avant jazz, sont finalement des étiquettes qui rendent mal la qualité vivante et tout le charme indicible de cette musique. Les Small Mirrors #1, #2, #3, #4, #5 et #6 en duo, intercalés par paires entre chaque Windows tels les tableaux d’une exposition haute en couleurs, sont l’occasion de se jouer du mimétisme souvent inévitable pour apporter encore plus de nuances et d’expressivité à leur démarche. Vu le découpage des morceaux de l’album et de leurs conceptions épurées et interactives, l’auditeur se régale de toutes leurs figures de style, modules rotatifs, vignettes chatoyantes et haikus expressifs. Et il n’y pas de longueur dans toutes leurs interventions. Voilà une musique qu’on peut parcourir sans se lasser pendant des heures surtout que chacun d’eux est un improvisateur attachant, amoureux et poète.

Audrey Lauro Solo Sous un ciel d’écailles el Negocito eNR114
https://elnegocito.bandcamp.com/album/sous-un-ciel-d-cailles
http://www.audreylauro.com/

Album solo de saxophone alto par une musicienne inspirée, Audrey Lauro, créditée ici tape recorders et composition, outre son sax alto fétiche. Pochette cartonnée noire en série limitée avec deux œuvres du père de l’artiste, André Lauro. L’une reproduite au recto de la pochette, encre noire et pastel et l’autre, insérée et pliée dans celle-ci en sérigraphie sur papier 42 cm / 29,50 cm. Expression sombre, brute, expressionisme abstrait noir où surgissent des formes de la douleur, canevas organique… La musique est enregistrée dans la résonance réverbérante de la Chapelle du Grand Hospice dans le quartier du Béguinage au centre de Bruxelles, haut lieu temporaire de l’avant-garde. Audrey Lauro prend soin de soigner son émission et le débit de son souffle en action , avec l’aide de sons préenregistrés, afin de tirer adroitement parti de l’acoustique du lieu. Sept pièces entre les 2 et 4 minutes et quelques se succèdent avec autant d’assurance que de discrétion. En effet, elle ne cherche pas à souffler tout sur son passage à pleins poumons en mordant l’anche, mais plutôt à nous attirer en douceur dans son processus auditif et parmi les filets de sons qui s’élèvent sous la coupole. Ce qui semble aléatoire est ciselé par une pensée acérée et imprimée/ exprimée par une volonté conquise dans l’intensité d’une intransigeance vivace. Concentrée, elle manie judicieusement la respiration circulaire en alternant accents, notes , battements, croches. Modulant sifflements, suraigus, graves graveleux, résonances, son univers sonore happe l’écoute. Sa manière est quelque peu voisine de l’approche magnétisante de l’inoubliable Gianni Gebbia et on rêve d’entendre ces deux-là en duo de saxophone. S’affirmant déjà il y a plus de quinze ans dans les faubourgs de Marseille et de Bruxelles, Audrey Lauro a déjà sillonné les scènes d’Europe et de New-York, imprimé sa marque à Londres, Stockholm, Vienne, Berlin, avec Gotis Diamandis, Mia Zabelka, etc… Sous un ciel d’écailles, les fruits ne tombent pas au hasard.

Not Bad Gonçalo Mortagua Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Günter Sommer Creative Sources CS761CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/not-bad
https://ernestorodrigues.bandcamp.com/album/not-bad

Tandem père et fils insigne de l’avant- garde improvisée radicale de ces vingt dernières années, le violiste (alto) Ernesto Rodrigues et le violoncelliste Guilherme Rodrigues ont le culot de s’associer avec un grand nombre d’improvisateurs, certains au registre et à la démarche particulièrement éloignées de leurs préoccupations sonores. Malgré son adhésion à l’expression minimaliste exploratoire « lower case » conceptuelle ou new silence en existence depuis les alentours de l’an 2000, Ernesto n’a jamais jeté l’enfant avec l’eau du bain. D’ailleurs, il suffit d’écouter son fils Guilherme dans ses deux récents opus solitaires « Cascata » et « Acoustic Reverb » pour réaliser l’étendue de leurs préoccupations musicales. Ici, il n’y a pas moins que le légendaire batteur Saxon Günter Sommer, un incontournable de la free music européenne au parcours particulièrement fructueux. Associé à ses camarades de la première heure Ulrich Gumpert, Ernst Ludwig Petrowsky et les frères Bauer, on l’a entendu en Solo (Hörmuzik) avec Peter Brötzmann, Fred Van Hove, Barre Phillips, Leo Smith et Peter Kowald, Gianni Gebbia, Didier Levallet et Sylvain Kassap, Cecil Taylor, Irene Schweizer etc… Avec le saxophoniste Gonçalo Mortagua, il assure fermement le pôle « free-jazz de ce curieux assemblage, les deux Rodrigues et leurs frottements d’archets atonaux, pour la face impro radicale. Gonçalo Mortagua joue du sax ténor et de la flûte de bambou (6 Grenze Zu), et n’essaie pas de se référer à des grandes voix du saxophone free-jazz (Ornette, Ayler, Trane, Lacy etc..), mais crée son langage à partir de sa propre expérience et de son imaginaire . Not Bad, car cette session challenge délibérément audacieuse qui aurait pu se révéler incertaine est loin d’être mauvaise. Pour ces deux cordistes, le choix de Günter Sommer est très avisé, car ce batteur âgé de 80 ans s’est adapté merveilleusement à la dynamique et au volume sonore de l’altiste et du violoncelliste et leur remarquable aptitude à jouer de concert en imbriquant leur jeux respectifs comme s’ils n’étaient qu’une seule personne. Dès l’ouverture (1. Abertura), Sommer a trouvé le registre adéquat, martelant légèrement sa grosse caisse en ostinato en osmose avec le mouvement des deux archets sur leurs cordes frottées et leurs crissements, harmoniques, sons étouffés, oscillations enguirlandées et moirures d’une finesse inouïe. Son drumming reste discret, ouvrant le champ sonore à l’expression de ses collègues parfois hyperactifs, mais souvent au bord du silence, lui-même avec une belle variété de frappes. Le lyrisme de Mortagua peut alors s’élancer avec sa fraîcheur et son imagination. Il n’en fait pas trop, conservant son timbre caractéristique réellement adéquat à ceux du cello et de l’alto. Au fil de la séance, la musique évolue vers plus d’échanges interactifs, deux duos (7.Duo 8. Unduo) cello - ténor et une pièce particulièrement enlevée où le batteur nous livre un solo remarquable à son début (10. Untitled). Les cas de figures et les ambiances différentes se multiplient et font de cette rencontre atypique une excellente expérience d’écoute et de découverte. Cette association momentanée change complètement la perspective sonore et créative de ces quatre musiciens dans leur univers « habituel » et c’est quand même formidable de les entendre dialoguer et collaborer sur la base de l’écoute immédiate avec des artistes très différents d’eux-mêmes. La musicalité réelle n’a pas de limites sauf dans les présupposés des étiqueteurs primesautiers. Magnifique album.

dB João Madeira & Hernani Faustino FMR CD5910920
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/db-duet

Le rythme indécis des mises à jour du label FMR sur son site web fait que ce bel ouvrage, dB, a échappé à ma sagacité depuis 2020. Depuis, le contrebassiste João Madeira a fait couler l’eau sous les ponts, ou bridges de sa contrebasse et celle de son ami Faustino Hernani, contrebassiste incontournable de la scène lusitanienne, celle qui ouvre les écoutilles … ou … portugaises. Comme l’a affirmé le grand Johannes Rosenberg dans ses nombreux traités et missives, les instruments à cordes frottées de la famille du violon (alto, violoncelle et contrebasse) ne s’entendent jamais mieux qu’ensemble à l’exclusion des autres (saxophones, percussions, pianos etc…). Et ces deux Portugais ont de qui tenir avec la proximité des Zingaro, Mira, Rodrigues père et fils… Et donc voici de quoi nous esbaudir, même si les doigts s’agitent souvent dans une belle variété de pizzicatos expressifs.
Duos de contrebasses. On se souvient de Barre Phillips et David Holland, Music from Two Basses (ECM 1011), les rencontres de Peter Kowald avec Barre Phillips (Random Generators), Maarten Altena (Two Making a Triangle), Barry Guy (Paintings) pour FMP, Arcus de Phillips et Guy dans la chapelle Ste Philomène, Joëlle Léandre et William Parker à Dunois ou le Mirrors Broken But No Dust de Damon Smith avec le même Kowald et aussi Beb Guérin et François Méchali à l’aube de l’aventure Nato... Tensid de Georg Wolf et Ulrich Phillip pour Nur Nicht Nur. Et ce quartet en hommage à Peter Kowald avec Barre, Joëlle, Tetsu et William paru chez Victo. Sorry pour le déballage sus-mentionné du catalogue quasi-complet. Mais la contrebasse, instrument grave un peu balourd est une des pierres d’angle indispensables de la free-music radicale : il permet tous les dérapages, transgressions, sourdreries, les cordes qui claquent sur la touche fragile, glissandi extrêmes dans l’aigu, les col legno bruitistes ou subtils, les multiphoniques pressées outageusement sur la touche, les grondements puissants, les mouvements amples et boisés, les éclats inconsidérés et d’infinies nuances. Alors, oublions pianos, saxophones, guitares, batteries coordonnées ou sauvages et laissons-nous gagner par cette ascèse gestuelle, cette union physique et mentale que nous offrent Faustino et João avec leurs deux contrebasses qui se démultiplient et se complètent. Unique et inespérè. Accrochez vous et allez-y à fond ! C'est l'aventure dans la poussière des chemins perdus loin des habitudes.

1 mars 2023

OMFI #39 Solos : PIERRE - JEAN VRANCKEN / JJ DUERINCKX / PIERRE DROESHAUT Mercredi 15 Mars 8 PM CHAPELLE GRAND HOSPICE rue du Grand Hospice Bruxelles



OMFI #39 SOLOS : PIERRE-JEAN VRANCKEN piano - JEAN-JACQUES DUERINCKX sax sopranino - PIERRE DROESHAUT piano

" Musiciens, musiciennes...l'espace de la Chapelle du Grand Hospice résonnera de vos "vibes" .... Il s'agira de jouer avec l'acoustique du lieu afin qu'elle ne se joue de vous .... Faites nous voyager ..."

Les soirées OMFI sont dédiées à l'improvisation musicale libre et se concentrent sur la pratique du solo dans l'acoustique particulière de la Chapelle du Grand Hospice. Une rencontre musicale en Trio clôturera la soirée.
RUE DU GRAND HOSPICE 7 - 1000 BRUXELLES BÉGUINAGE - PAF 8 €

-Pierre Jean Vranken/
Pierre Jean Vranken alias le Dandy du Canal, photographe, organisateur des Nuits du Beau Tas, pianiste émérite et chainon essentiel de la contre culture bruxelloise qui expose ses photos du canal de Bruxelles dans un centre de soin à Saint Gilles.
Pierre-Jean Vranken a suivi des cours de musicologie, de composition en musique électro-acoustique et d’analyse musicale avec Brian Ferneyhough et Franco Donatoni.Influencé par le rock et la musique contemporaine, il est aussi dans la mouvance du «minimalisme» de Morton Feldman.
https://www.idlm.be/fr/profils/8080-pierre-jean-vranken

-Jean Jacques Duerinckx/
Trace du présent :
Improvisations libre au saxophone sopranino « Quand le présent laisse une trace, une rémanence dans vos pensées ; vous transforme... »
Improviser librement dans la véracité du moment ne suppose pas un plan, une marche à suivre préconçue ; il s’agit d’entrer dans le futur en se nourrissant de l’instant présent et de ce qui vient d’être joué tout en étant en constante recherche de la justesse du propos. Cet état de fait vous transforme intérieurement. La matière sonore n’exclut pas la mélodie, la mélodie n’exclut pas la matière sonore, tout est une question d'équilibre.
JJ Duerinckx joue régulièrement avec et co-dirige le groupe Neptunian Maximalism et ZAAR. Il a joué et enregistré avec John Russell, Matthieu Saftaly, Mike Goyvaerts, Jacques Foschia, Adrian Northover, Hars, PJ Vrancken, Anatole Damien, la plasticienne Alexandra Dementieva. Projets avec les artistes électro-acoustiques Stéphane Dunkelman et Dimitri Coppe
https://www.idlm.be/fr/profils/13699-jj-duerinckx
https://astateofmutation.bandcamp.com/
https://soundcloud.com/mutation-by-mcjj
https://mxsx.bandcamp.com/
https://weekertoft.bandcamp.com/album/serpentes
https://neptunianmaximalism.bandcamp.com/


-Pierre Droeshaut/
"Assez tôt,durant mes études au conservatoire de Bruxelles,parallèlement à mon approche du répertoire classique, j'ai naturellement composé et improvisé, j'étais attiré par toutes sortes d'expérimentations , plutôt que du piano préparé, où le dispositif qui modifie le son est généralement fixe, j'aimais disposer sur les cordes des objets en petit nombre de façon mobile. j'ai, en parallèle, toujours travaillé passionnément Chopin, Schubert, Fauré, Bartók etc. Pour moi, ces deux façons de vivre la musique ne sont pas du tout antagonistes, elles se nourrissent l'une de l'autre.
Si je joue des classiques, je suis très attentif à être fidèle au texte original, pourtant, je les vis comme si cette musique était en train de se créer et que je ne les avais jamais jouées avant, comme si je les inventais; ce travail de répétition incessante, l'exploration et la maitrise de l'instrument vu comme le matériaux à modeler, l'affinement du toucher, la recherche de couleurs sonores par la mise en relation dans le temps et l'espace de plusieurs sons dont les harmoniques se combinent à l'infini... il m'est apparu de plus en plus que tout cela était essentiellement d'ordre rythmique car la combinaison des harmoniques de deux sons entre eux sera différente si on les rapproche ou les éloigne dans le temps...cette expérience a été la base de mon improvisation; la connaissance géographique, gestuelle, sensitive et sonore du piano, y compris l'espace autour, a nourri ma pensée musicale qui, jonglant avec ces matériaux, peut se donner libre cours; quand j'improvise, je me ressens comme un peintre ou un sculpteur de sons, proche de Miro, Paul Klee ou Calder...je burine le clavier, frotte, gratte ou pince les cordes, je regarde les sons se déplacer dans l'espace...j'en sculpte encore et les écoute se rencontrer, se mélanger, s'entrechoquer... parfois, un seul son peu suffire.

Les pianistes joueront sur un piano préparé par la pianiste talentueuse Barbara Drazkov que nous remercions
Chapelle du Grand Hospice
Rue du Grand Hospice. Portes: 20h Concert à 20H30
paf 8€ (cash)
See you on the 15 March !!!

Prochainement / Next Concert SOLOS :
Mercredi 26 April : JM VAN SCHOUWBURG voix - DIDIER NIETZSCHE, électronique - MAJA JANTAR voix
Mercredi 17 Mai : PASCAL MARZAN guitare microtonale - MATTIA MASOLINI contrebasse - GUIOM VAN ESPEN
Mercredi 14 Juin : TOM JACKSON clarinette - KRIS VANDERSTRAETEN percussions - GASPER PIANO guitare

26 février 2023

Sophie Agnel Olivier Benoît Daunik Lazro/ Phil Wachsmann Paul Lytton Sten Sandell Floros Floridis & Nate Wooley/ Sunday Sextet : Marko Jenič Jure Borsič Andrej Bostiančič Ruda Jaka Berger Jost Drasler & Vid Drasler/ Martina Verhoeven Quintet avec Colin Webster Dirk Serries Gonçalo Almeida et Onno Govaert

Gargorium Sophie Agnel Olivier Benoît Daunik Lazro Fou Records FRLP-09
https://www.fourecords.com/FR-LP09.htm

Un LP FOU. Sur la pochette en couleurs la photo d’un diablotin de gargouille fièrement campé au creux d’un jardin (monastère, église médiévale ?). Gargorium… ! Daunik Lazro, le saxophoniste rebelle amoureux de la pâte sonore des utopies. Sophie Agnel auscultant, palpant les entrailles vibrantes d’un grand piano et de ses câbles tendus à tout rompre, Olivier Benoît triturant et malaxant cordes, micros, manches et électricité parasite de sa six-cordes. Méta-musique, exploration sonore, mise en commun, fétus bruitistes, scories, vibrations fumantes, … Musique enregistrée le 25 septembre 2008 par Peter Orins à la Malterie à Lille : migrating motor complex 10’05’’, vibratile 12’07’’, tony malt 7’39’ et le 17 avril 2009 par Greg Pyvka au Carré Bleu à Poitiers, grâce à Muzzix et Jazz à Poitiers. Ce n’est pas la première collaboration d’Agnel et Lazro : rien d’étonnant à cela, ces deux acteurs personnifient l’improvisation radicale en France, celle aussi qui s’évade de schémas idéologiques restrictifs . On retrouve en duo dans Marguerite d’Or Pâle sur le même label Fou Records et dans l’unique album du Quatuor Quat Neum Sixx : Live at Festival NPAI (Amor Fati). Ils ont tous deux enregistrés chacun un duo mémorable avec Phil Minton : Tasting avec Agnel (another timbre) et Alive at Sonorités avec Lazro (émouvance). Olivier Benoît entretient une proximité créative avec la pianiste depuis leur duo enregistré Rip-Stop (In situ) et ensuite Reps (Césaré). Ces rencontres renouvelées contribuent donc à un fil conducteur et une confiance réciproque dans le flux de l’improvisation.
On aime à parler de nouvelle musique d’improvisation, d’urgence, d’innovation radicale. Mais quand des enregistrements révélateurs captés en 2008 – 2009 sont publiés en 2023, on peut alors envisager la réflexion, la maturité et que sais-je, l’invariant obstiné de cette recherche qui n’en finit pas de se renouveler.
Quatre moments inédits et assez différents l’un de l’autre même si le postulat d’agrégation des sons, des timbres des actions individuelles, leur interpénétration laminaire sont le dénominateur commun. Il y a très longtemps lors d’une interview, Daunik Lazro parlait de musiques d’énergie et citait ses confrères en qui il se reconnaissait. On le retrouve des décennies plus tard avec de nouveaux confrères leur laissant tout l’espace, à l’écoute et prêt à l’action. Il se rappelle à nous avec un filet de son d’alto filant dans l’espace avec une harmonique enragée et étirée (Tony Malt) puis son baryton bourdonnant par-dessus les mystères électriques et bruissants d’une guitare électrogène et des marteaux qui effleurent les notes dans la carcasse murmurante du grand. Des moments intrigants perdus dans la nuit de temps oubliés et livrant leur merveilleuse agonie. Encore merci à J-M F pour cette surprise vynilique.

Featuring WLSFW : Phil Wachsmann Paul Lytton Sten Sandell Floros Floridis Nate Wooley Puzzle Musik Piece 040.
http://www.puzzlemusik.com/release/wlsfw-featuring/

Voilà un nom de label qui convient à ce genre de musique librement improvisée à la fois labyrinthique et démultiplicatrice d’une quantité infinie de détails sonores, de lignes, courbes, zig-zags, pointillés, contre-jours, clair-obscur, etc… WLSFW, en référence sans doute à cet album vinyle de 1986, Ellispontos, du quartet LSFW qui réunissait Paul Lytton aux percussions, Hans Schneider à la contrebasse, Floros Floridis à la clarinette et Phil Wachsmann au violon. Les revoici en compagnie de Sten Sandell au piano et de Nate Wooley à la trompette et enregistré en 2016 au Kaleidophon d’Ulrichsberg pour cet album paru en 2018 qui m’avait échappé alors. Archiconnu pour sa participation récurrente au trio explosif « free free-jazz » avec Evan Parker et Barry Guy et la profusion extraordinaire de son jeu à la batterie, Paul Lytton se révèle ici le roi du silence, ses interventions éclatées et volatiles intervenant à des moments clés de cette longue improvisation intitulée The Half Has Never Been Told (29:33) où prédomine l’aspect musique de chambre traversée ponctuellement d’éclairs d’énergie incontrôlée. Comme l’indique le titre très british, il ne faut pas vouloir tout raconter pour que cela ait du sens. Dans cette longue histoire, on cultive l’art de la suggestion. Dans le contexte de ce quintet choisi, chaque improvisateur a le droit d’être lui-même en assumant ses choix musicaux individuels et en les combinant adroitement par rapport à l’ensemble et à chacun de ses acolytes, dont plusieurs ont une histoire commune, en empruntant plusieurs méthodes et modes de jeux, processus diversifiés de la composition instantanée. Deux morceaux plus courts : Featuring (5 :47) résume l’aspect musique de chambre, alors que Sand Stones and Water (5 :29) concentre l’énergie saturée et toute la rage dont ils sont capables après les avoir conservées sous la cendre durant la demi-heure précédente, pour le feu d’artifice final dans un tutti écervelé/ Nate Wooley brille dans ses exercices soniques extrêmes à la limite des possibilités de son embouchure et de la colonne d’air : celui-ci est strié, éclaté, déchiré, comme une étoile filante dans l’éther de nos tympans ou fragmenté en shrapnels de scories sonores volatiles. Mais dans « Featuring » c’est bien sa facette « jazz » qui s’impose. Floros Floridis fait son bonhomme de chemin avec un lyrisme authentique et une capacité d’écoute optimale, y compris à la clarinette basse dont il privilégie la musicalité. À la clarinette tout court, son inspiration s'écarte du canon classique avec la plasticité de la musique populaire hellénique. Phil Wachsmann déconcerte par ses interventions soupesées et sournoises qui s’agrège de manière surprenante aux trouvailles du pianiste par exemple. Celui-ci, Sten Sandell, prend soin d’intervenir en force à des moments bien choisis, car ce qui compte est de créer le momentum à l’instant le plus propice. Lorsque ses baguettes et autres ustensiles n’arpentent pas la surface de ses peaux parsemées d’objets percussifs, Paul Lytton actionne ses Live Electronics et Home Made Instruments. Je n’ai pu vérifier leur disposition précise pour ce concert pour vous en dire plus. Ce sens de l’épure et cette stratégie oblige les improvisateurs à se focaliser dans l’essentiel évitant l’accessoire et alternant improvisation individuelle, jeu collaboratif et écoute mutuelle pour déconstruire/ construire des équilibres instables et une interactivité oscillante à plusieurs niveaux. Leurs capacités d'imbrication ludique est le fait de musiciens improvisateurs d'exception. Pochette réalisée par Anna Lytton
Pour information, l’assemblage de personnalités de ce WLSFW est le fruit d’une pratique commune, parfois très ancienne. Lytton et Wachsmann collaborent régulièrement depuis 1973 (avec Radu Malfatti), dans le quartet LSFW de 1985 en Grèce avec Floridis, au sein du King Übü Örkestrü de Wolfgang Fuchs, de Balance of the Trade avec Herb Robertson et Dominic Duval (CIMP 114 1996), au sein de l’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker (7 albums cher ECM, Psi et Victo) et en duo (Some Other Seasons ECM et Imagined Time Bead Rds) auquel s’ajoute Ken Vandermark (Cinc Okkadisk) ou l’accordéoniste Kalle Moberg (the Punk and the Gaffer). Nate Wooley est l’autre collaborateur le plus fréquent de Paul Lytton : en duo dès 2007 (untitled Broken Research lp br-028 ,Creak Above 33 Psi et Known/Unknown Fundacja Sluchaj). Ce duo est augmenté par David Grubbs (Seven Storey Mountain Important Rds), par Ikue Mori ou Ken Vandermark (The Nows Clean Feed) et Christian Weber (Six Feet Under NoBusiness). Trumpets and Drums rassemble Wooley, Lytton, Peter Evans et Jim Black (Live in Ljubljana Clean Feed). On retrouve Sten Sandell dans une collaboration épisodique avec Lytton et Evan Parker (Gubbröra Psi). Outre ce LSFW sus-mentionné, Floros Floridis avait enregistré aussi Adônis 21 10 1983 avec L S F M, soit Paul Lytton, Pinguin Moshner et Hans Schneider (aux saxophones !). Floros Floridis est sans nul doute le jazzman d’avant-garde le plus incontournable de Grèce et son activité de catalyseur y fut crucial tout comme Sten Sandell en Suède. On retrouve aussi Floridis et Wachsmann dans les Soundscapes initiées par Harri Sjöström (2CD Fundacja Sluchaj). Sten Sandell fut le pianiste de Gush avec Gustafsson et Ray Strid qui faisait allégeance à leurs aînés Parker Lytton Lovens Schlippenbach etc… dans les années 90.Ce trio enregistra un album avec Phil Wachsmann (GushWachs Bead CD). Sandell a plusieurs fois enregistré avec Evan Parker avec qui Lytton est associé depuis plus d’un demi-siècle et s’impose comme pianiste de choix dans cet aéropage assez phénoménal.

Lih Kadim Sunday Sextet Marko Jenič Jure Borsič Andrej Bostiančič Ruda Jaka Berger Jost Drasler Vid Drasler FMR CD 645-0822
https://brgstime.bandcamp.com/album/sunday-sextet-lih-kadim

La scène improvisation free jazz de Slovénie est devenue très dynamique et consistante malgré sa faible population. Sa capitale, Ljubljana, contient 280.000 habitants et le pays plus de 2 millions. Le jazz contemporain y a toujours eu droit de cité et une scène d’improvisation radicale en gestation depuis plus de vingt ans s’est affirmée activement. Ce Sunday Sextet rassemble plusieurs participants à des sessions collectives hebdomadaires qui ont finalement débouché sur la publication de cet album fascinant qui démarre avec une séquence de free free-jazz frénétiquement désarticulé et pétaradant (Saturday 10 :36). La longue suite qui lui succède , Friday (35 :36)est révélatrice de l’empathie des six musiciens et leur capacité à coexister créativement, à interagir et imbriquer leurs interventions librement improvisées de manière lisible et dynamique à la fois contrastée et cumulative. Six improvisateurs en roue libre, ce n’est pas de la tarte. Demandez à Joëlle Léandre qui elle, le dit carrément, un sextet 100% librement improvisé, ce n’est pas pour elle. En cause, la probabilité sérieuse de congestion, non communication, surenchère, confusion, difficulté à trouver un terrain d’entente. Et elle n’a pas tort, surtout quand la configuration de la scène ne s’y prête pas. Mais visiblement et auditivement, ces six musiciens relèvent le défi haut la main ! Marko Jenic violon, Jure Borsic anches, Andrej Bost Jancic Ruda guitares électriques, Jaka Berger live sampling & modular synth , Jost Drasler contrebasse et Vid Drasler percussions. Ils font évoluer cette très longue improvisation en entraînant les auditeurs dans de nombreux paysages sonores constamment diversifiés en se relayant et relançant constamment une multitude de détails sonores, actions instrumentales, interférences, ébauches de dialogues, cultivant une indépendance farouche et l’empathie mutuelle, l’invention imaginative ou contrastée et un sens de la répartie jamais pris en défaut. Cette conviction est illustrée dans le très court Sunday (04 :58) qui clôture l’album et où sont concentrées toutes leurs qualités et les interventions judicieuses de chacun d’eux avec une belle précision et un sens du timing exemplaire. Pour leur bonheur, le percussionniste Vid Drasler a intégré les caractéristiques indispensables du « free drumming » dispersé et éclaté issues de la pratique éclairée des John Stevens, Paul Lovens et Roger Turner qui permet la rotation des initiatives dans un orchestre « atomisé » où tous les membres partagent tous les rôles de manière libre, indépendante et responsable et met chacun de ces excellents improvisateurs en évidence. Pour notre plus grand bonheur. Le collectif est donc aux commandes, on n’a que faire de solistes et chefs de file.

Martina Verhoeven Quintet Driven Live at Roadburn 2022 Klanggalerie https://dirkserries.bandcamp.com/album/driven-live-at-roadburn-festival-2022

Avec Onno Govaert à la batterie, Gonçalo Almeida à la contrebasse, Dirk Serries à la guitare et Colin Webster, la pianiste Martina Verhoeven est aux commandes d’un quintet hard-free , enregistré au Paradox de Tilburg lors de quatre jours de résidence du guitariste. Le piano sert ici d’instrument de percussion entraîné par les contorsions du contrebassiste et le drive emporté du batteur. Colin Webster fait éclater l’articulation brûlante de ses notes pressées dans des loops expressionnistes. Enfouies dans le magma sonore, les hachures trash du guitariste se révèlent à la 9ème minute face au piano pour introduire brièvement les frottements grésillants et minimalistes de la contrebasse. S’y agrègent petit à petit le souffleur en respiration circulaire et le batteur. Les cinq musiciens ont pris la décision d’enchaîner des mouvements variés et contrastés qui relancent l’écoute et crée des ambiances inattendues par rapport aux vrombissements de l’introduction. Jeu pointilliste du piano et de la guitare durent quelques minutes, rejoints par le souffleur devenu soudain mélodiste et le grondement sourd de la contrebasse. On se situe ici à la jointure de la démarche improvisée libre et du free-jazz rebelle. Leurs phases d’exploration sonore jouée du bout des doigts alternent avec des envolées hard-free effervescente, coulée de lave – raz de marée durant lesquels Martina Verhoeven martèle le clavier comme un dératée emportée par le déménagement torrentiel de ses acolytes. Allusion aux flots déchaînés des rivières ardennaises qui ont tout emporté sur leur passage durant l’été 2022 ? Ça craint, ça dépote, asphyxie ou pulse ce qu’il faut d’oxygène pour mettre le feu au brûlot. Bref interlude d’applaudissements et cela repart à la 25 ème minute sous la houlette de Colin Webster concassant les notes en virevoltant avec une belle adresse, commentée par les col legno et grincements glissés d’harmoniques d’Almeida. Ces enchaînements ludiques sont du plus bel effet, bien détaillés et fort à propos même si une partie extrême de canardage sans répit et en pleine déflagration nous remémore la panzer muzik de nos très jeunes années. Voilà une improvisation collective convaincante qui détourne les déflagrations du hard free au bénéfice d’échanges ludiques et y retourne ensuite. Un très bon point !

24 février 2023

Julie & Keith Tippett(s) / Ivo Perelman Ray Anderson Joe Morris Reggie Nicholson / Klaus Kugel Kazuhisha Uchihashi Frank-Paul Schubert

Keith & Julie Tippetts Couple In Spirit Sound In Stone Discus Music
https://discusmusic.bandcamp.com/album/sound-on-stone-143cd-2023

Jusqu’au décès récent de Keith Tippett, le légendaire pianiste (R.I.P.) et son épouse la chanteuse Julie Tippetts, née Driscoll, ont travaillé et développé une musique d’improvisation en duo ou au sein de groupes où on croise Paul Dunmall, Willi Kellers, Maggie Nicols, Trevor Watts, Harry Miller et Frank Perry. Dans ce dernier album, la chanteuse a procédé à un re-recording / collage de sa voix avec des enregistrements solitaires de Keith datant de 1979 réalisés lors de sa tournée hollandaise de laquelle ont été tirées les plages mémorables de son fameux double album solo The Unlonely Dancer, qui a été réédité il y a peu par Discus (morceaux en 2,3,4 et 8). Seuls les morceaux 1 et 5 datent de 1996/96 et 6 et 7 datent de 1991 (Bologna). Nous sommes à la fois plongés dans l’univers poétique de Julie interprétant ses propres textes avec sa voix phénoménale, ultra-sensible et convaincante. Les parties chantées ajoutées aux improvisations au piano sont ici souvent organisées en multipistes, ce qui donne une ampleur orchestrale et dramatique à cette œuvre peu commune. Au son du piano tippettien fait de cascades, de clusters emportés dans une dimension lyrique et onirique, de graves granitiques, s’ajoutent l’utilisation sonore de cithares, boîtes à musiques et percussions (dont des mbiras africaines). La réalisation des parties chantées par Julie qu’elles soient en canon, en contraste, ou mélopées et comptines à l’unisson avec de légers décalages est du plus haut degré professionnel. Cela sonne de manière spontanée à la fois digne, hymnique mais aussi dans la droite ligne de la Julie Driscoll de nos jeunes années. Cette suite magnifique est émaillée de vocalises free, de glissandi soniques, d’effets de voix limpides, flûtés ou graves, gauchissant les diphtongues qui illustre sa capacité à improviser librement comme elle a pu le faire en compagnie de Maggie Nicols, du Spontaneous Music Ensemble ou de la Company de Derek Bailey. On retrouve aussi le blues, musique de ses débuts lorsque très jeune elle tournait avec Sonny Boy Williamson et ses camarades d’alors dont Rod Stewart et Trevor Watts. Julie restera pour nous tous une chanteuse et une voix inoubliable, ultra-sensible, pure et rebelle. On pense aussi à Jeanne Lee. Ce Sound on Stone est aussi le plus bel hommage à son mari et compagnon de toute une vie, Keith Tippett, pianiste secret et flamboyant s’il en est et dont vous trouverez plusieurs pièces parmi les plus éloquentes de son art (Improvisation 8 :49 avec jeu dans les cordes, boîte à musique et voix aiguë montant dans la stratosphère). Pour la bonne bouche, authentique !

Ivo Perelman Ray Anderson Joe Morris Reggie Nicholson Molten Gold Fundacja Sluchaj 2CD
https://sluchaj.bandcamp.com/album/molten-gold

Dès l’intro du premier morceau, un auditeur expérimenté et amateur vif du free-jazz ancestral pensera immédiatement au brûlot « Live at Donaueschingen » d’Archie Shepp enregistré il y plus de cinquante ans en compagnie des trombonistes Roswell Rudd et Grachan Moncur, du bassiste Jimmy Garrison, ex-Coltrane Quartet et du batteur Beaver Harris. Ils n’ont pas tout à fait tort, car il y a de nombreux points communs, hormis la rengaine funky triturée sur deux faces de LP , The Shadow of Your Smile. Quelle surprise d’entendre enfin un tel tromboniste en compagnie d’Ivo Perelman pour la première fois! L’attaque puissante, grasse, glissante et opulente de Ray Anderson complémente idéalement les échanges entre les quatre instrumentistes. Charpenté par le puissant (et sauvage) contrebassiste qui s’est révélé chez Joe Morris, guitariste de choix de la scène free (Perelman, William Parker, David S Ware, Joe Maneri, Matt Shipp), ce quartet déménage, s’envole, sursaute et amplifie son jazz libre en privilégiant l’écoute mutuelle et le dialogue instantané l’invention mélodique et une approche sonore savamment expressionniste, charnelle et suave à la fois. Le batteur Reggie Nicholson, indispensable compagnon de route d’Henry Threadgill (et de Thomas Borgmann), effectue un beau travail sur les pulsations, attentif à la dynamique, la rotation polyrythmique et de nombreuses nuances de frappes et de pulsations diversifiées. Ils choisissent aussi de se partager en duos trombone contrebasse et sax ténor batterie comme dans le deuxième morceau , Liquid. La personnalité du tromboniste Ray Anderson évoque souvent un funk-jazz accrocheur et un lyrisme puncheur et exubérant avec une qualité sonore carrément New Orléanaise, disparue dans le jazz moderne à l’avènement des JJ Johnson, Curtis Fuller, puis ressuscitée par Roswell Rudd. Mais ce serait oublier le travail accompli au début de sa carrière, quand Ray Anderson défrayait la chronique en trio avec des batteurs aussi raffinés que Barry Altschul et Gerry Hemingway au début des années 80, après avoir étonné le monde du jazz dans le quartet d’Anthony Braxton en 1979 où il remplaçait son ami George Lewis. Le disque Performance in Willisau de 1979 est resté depuis lors un moment incontournable de la saga braxtonienne et la contribution expressive et audacieuse de Ray Anderson (et de ses sourdines) dans cette formidable réussite est incontestable. Donc, c’est très bien vu de la part d’Ivo Perelman de s’associer à un tel géant du slide trombone, à la fois garant du soulful swing et créateur de formes intrigantes avec une utilisation très imaginative des sourdines devant le pavillon. Cette tradition des sourdines datant du jazz ancien (Ellington etc…), abandonnée durant le be-bop, eurent la faveur de pionniers du free comme Roswell Rudd et Paul Rutherford. Mais avec un souffleur créateur aussi avisé qu’Ivo Perelman, on ne s’en tient pas qu’aux formules déjà exploitées précédemment par d’autres trombonistes et saxophonistes. Il suffit d’entendre le long finale très soft de Liquid. Les quatre musiciens s’adonnent à cet exercice brumeux tout en légèreté d’une musique de chambre onirique. Aussi, Ivo Perelman semble avoir évolué au niveau de la sonorité et a considérablement mûri avec ses nombreuses expériences. S’il imprime sa marque de fabrique avec ses harmoniques chantantes et étirées dans les aigus et privilégie des fragments mélodiques de comptines brésiliennes et de curieux ostinatos pour ensuite relancer plus avant son cri caractéristique qui fait songer à Albert Ayler, sa sonorité semble plus naturelle, organique suite à l’adoption d’une nouvelle embouchure qui confère à son souffle un timbre légèrement « boisé » et moins cuivré. Aqua Regia (2.1) débute avec la contrebasse de Joe Morris frottée à l’archet et les deux souffleurs jouant des notes tenues comme s’ils s’accordaient pour créer une proximité émotionnelle avant de faire tournoyer spirales et tohu-bohus charnels, éclatements et déchirures. Durant les quatre morceaux (20 :02 – 20 :08 – 28 :35 – 20 :49), les musiciens s’ingénient à diversifier les occurrences en duos ou trios égalitaires momentanés et enchaînés ou lorsqu’une des voix prédomine (sax ténor, trombone ou contrebasse) dans le quartet ou quand les deux souffleurs alternent leurs interventions en se relançant constamment, échangeant de courtes interventions qui s’imbriquent dans un dialogue subtil ou expressif. Reggie Nicholson donne ici toute sa mesure en dévoilant petit à petit tout ce dont il est capable avec l’aide pertinente du contrebassiste Joe Morris, aussi classe que lorsqu’il guitarise. Et insistons : leurs libres improvisations collectives contribuent à créer des formes architecturées spontanément et inspirées par leurs échanges. Instant compositions : ce n’est pas de la « jam » , mais du grand art !! Aussi , le son du jazz authentique, celui qui vibre, saigne, malaxe les sons, rugit et murmure, se souvient d’un passé douloureux et anticipe l’utopie. Bref, c’est un double album qui mérite d’être parcouru et reparcouru morceau par morceau avec arrêts « sur image » tant la musique coule de source et nous entraîne dans un rêve éveillé. Magnifique !

Klaus Kugel Kazuhisha Uchihashi Frank-Paul Schubert Black Holes Are Hard To Find
https://schubert-uchihashi-kugel.bandcamp.com/album/black-holes-are-hard-to-find

Le batteur allemand Klaus Kugel a de fortes attaches avec le free-jazz afro – américain. Je me souviens d’un album avec le trompettiste Peter Evans , le clarinettiste Perry Robinson, le bassiste Hilliard Greene et le guitariste Bruce Eisenbell ou encore ce trio avec Joe McPhee et John Edwards, Journey to Parazzar. Avec Frank-Paul Schubert au sax soprano , il peut compter sur un souffleur improvisateur très compétent qui se situe à mi-chemin entre un lyrisme free nourri par l’expérience du free-jazz historique et une pratique chercheuse pointue sur l’instrument en roue libre totalement improvisée. Frank Paul Schubert a enregistré avec Willi Kellers, Paul Dunmall, Martin Blume, Alex von Schlippenbach, Olaf Rupp, Paul Rogers etc… où son louable sens de l’aventure fait merveille. Un camarade comme le guitariste japonais Kazuhisha Uchihashi ouvre le champ sonore avec un réel sens de la dynamique et de superbes nuances à l’aide des multiples pédales d’effets sonores truffée de clusters aériens, de glissandi diaphanes, d et de notes chatoyantes et mystérieuses. Kazuhisha a travaillé et enregistré avec des artistes aussi divers qu'Hans Reichel, Richard Scott ou Roger Turner. Avec ces deux acolytes férus de cette musique détaillée déployant un nuancier coloriste à faire pâlir un détaillant en peintures d’ameublement, le jeu de batterie en frappes croisées de Klaus Kugel s’est allégé considérablement par rapport au travail de groupe qui l’a fait connaître sur la scène du free-jazz. Son jeu de cymbales aérien dévoile une sensibilité de toucher et d’attaques tout à fait remarquable. Cette musique s’envole et navigue en apesanteur dans un espace intersidéral (Needle ‘s Eye , Black Holes Are Hard To Find), avec un jeu feutré traversé de légères stridences (cymbales à l’archet) et de friselis de cordes triturées. Notes tenues, souffles électriques, tintinnabulement de clochettes, mailloches sautillant sur les peaux assourdies et roulant en crescendo – decrescendo. Kazuhisha Uchihashi a acquis un sens du détail et de la finesse avec son installation de guitare électronique : il crée des ondes venteuses glissant dans le grave ou s’échappant dans l’aigu. La voix suave du saxophoniste à l’alto se love en des spirales irradiantes ou plane en étirant une note ou deux. La liberté qu’ils s’autorisent les fait dépasser ce jeu légèrement réactif et planant post ECM en pratiquant des interactions tangentielles, le souffle jusque-là retenu et introspectif de Frank-Paul Schubert devient mordant et acide au fil d’Explosive Past. Leur musique s’intériorise et s’épure sensiblement en étirant sons et notes dans New Kind of Terrain en se concentrant sur la transformation méthodique de textures et l’apparition de nouveaux modes de toucher les instruments, Schubert pratiquant alors la respiration circulaire en faisant grésiller sa colonne d’air et vocalisant légèrement. Il nourrit imperceptiblement l’effet légèrement rotatoire du trio comme s’il le rattachait à la terre nourricière avec son jeu en zigzag et grâce à toutes les facultés swinguantes des frappes démultipliées de Klaus Kugel. Une libre manière de jazz cosmique. Tout cela est joué avec classe, concentration et inspiration et mérite une écoute pour une belle fin de soirée d’hiver loin du bruit des mondes.