21 juillet 2024

Charles Gayle Milford Graves William Parker/ Marcello Magliocchi & Adrian Northover/ Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Ben Bennett

Webo Charles Gayle Milford Graves William Parker 2LP Black Editions Archives
https://milfordgraves-blackeditionsarchive.bandcamp.com/album/webo

Depuis le départ dans l’au-delà du percussionniste Milford Graves, on assiste à une série de nouvelles publications d’enregistrements d’archives entre autres avec Peter Brötzmann et William Parker ou Arthur Doyle et Hugh Glover et les rééditions de ses duos avec le pianiste Don Pullen. Il faut dire que question discographie et tournées, ce musicien créateur incontournable du free-jazz n’a jamais fait florès malgré sa réputation légendaire, mais surtout à cause de son intransigeance dans ses choix de vie. Graves a gravé des albums d’anthologie avec John Tchicaï et Roswell Rudd (New York Art Quartet), Paul Bley et Marshall Allen, Albert et Donald Ayler, Andrew Cyrille et son projet Bäbi Music. Un duo avec David Murray et, beaucoup plus tard, deux albums en solo pour Tzadik le label de John Zorn. Il faut noter aussi le concert du 35ème anniversaire du NYAQ avec Rudd Tchicaï et Reggie Workmann publié par DIW il y a plus de vingt ans.
Charles Gayle est apparu sur la scène internationale avec Peter Kowald et Beaver Harris, William Parker, Michael Wimberly vers 1984-85 et s’est imposé comme un des plus charismatiques souffleurs free avec son jeu puissant, « aylérien », déchirant, expressionniste hurleur au sax ténor mais aussi avec pas mal de cordes à son arc. Une personnalité unique chargée d’un message humain, spirituel et exemplaire d’une vie passée en partie à la rue sans abri autre que l’étui de son saxophone. Le nombre de musiciens de valeur qui aiment sincèrement jouer avec Gayle est devenu exponentiel et le facteur décisif de l’amour qu’on lui porte est sa profonde authenticité, sa sincérité et le vécu intense de sa personne. Je l’ai entendu il y a quelques années au sax alto et j’ai regretté qu’il n’ait pas joué du sax ténor, instrument plus adapté à la vocalité de sa musique, des harmoniques « organiques » qu’il en tire et de la spécificité de son articulation. Avec un batteur aussi hallucinant par le découpage de ces inombrables frappes croisées et la profusion des rythmes multiples, roulements du déluge et déflagrations telluriques, Gres se révèle comme le percussionniste le plus achevé de la planète free pour propulser un Carles Gayle au nirvana des speaking tongues. Si William Parker introduit le concert avec un « sciage » brut des cordes de sa contrebasse comme si la terre s’échappait sous nos pieds, il faudra attendre les passages où Graves fait silence pour pouvoir le distinguer dans le pandemonium de Milford. Milford et Gayle ensemble, c’est absolument providentiel, incroyable et renversant. Fort heureusement, ces deux artistes, personnalités immensément humaines, ont la présence d’esprit de le laisser s’exprimer dans de magnifiques trouvailles sonores. Celles-ci ont le bonheur d’inspirer chez Milford des roulements de tambours de danse comme on peut entendre dans l’Afrique Ancestrale avec quelques dérapages explosifs issus de figures de la tradition latino (musique des débuts de Milford avant le free). Le premier morceau de ce concert de 1991 au club Webo à NYC dure une vingtaine de minutes, séance d’échauffement préalable à la seconde face du vinyle 1 et ses 24 minutes de délire total en orbite autour d'un autre monde "Out of This World" . Le drumming de Graves y déboule à toute blinde avec d’étonnantes variations, intensités, rebonds improbables, talking drums délirants, frappes éléphantesques, crescendos électrostatiques et mult😭ipolaire. Ces décharges d'énergie engendrent chez Charles Gayle, des tirades afrodisiaques proches du Trane d’Ascension mâtinées de l’Ayler des grands jours. S’en suivent des morceaux plus courts qui offrent de nouvelles perspectives de dialogues et d’interactions tant en faveur du saxophoniste que de d’un très étonnant William Parker. Mais, à chaque fois, les roulements démoniaques vous attendent au tournant, brièvement pour clôturer un morceau de 3 : 38. L’accueil du public est enthousisaste. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cet album live at Webo : la diversité ludique et auditive des différentes séquences du premier concert de Graves et Gayle il y a plus de trente ans. Ainsi à la quatrième improvisation (il y en a onze de durées différentes), Charles Gayle entonne un air balade qui mue vers un hymne gospel un peu similaire à ceux d’Albert Ayler, un des grands favoris de Graves. Le foisonnement monumental et tourbillonnant des frappes apocalyptiques Milford et l’obstination imperturbable des gros doigts de Parker poussent encore notre souffleur à se surpasser ! Le free jazz ultime ! Par delà l'état de transe hallucinant du trio, se maintient la volonté lucide d'offrir des variations distinctes au niveau mélodique ou des motifs polyrythmiques transformant ainsi ce moment d'énergies en un superbe document musical et un sommet d'inventivité créatrice pour les trois complices. À se taper la tête contre les murs et les yeux vers les étoiles !!

Marcello Magliocchi & Adrian Northover Time textures Empty Birdcage EBR
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/time-textures
Depuis une dizaine d’années, le percussionniste de Bari Marcello Magliocchi et le saxophoniste Adrian Northover se sont associés intensément pour chercher des sons et construire une musique basée sur la gestuelle ludique du jeu de l’instrument et une écoute intime perpétuellement aux aguets. On songe ici aux duos sax -percussions légendaires de Trevor Watts ou Evan Parker avec John Stevens, John Butcher et Mark Sanders, Lol Coxhill et Roger Turner. Magliocchi et Northover avaient initié leur collaboration avec le Runcible quintet en compagnie du guitariste Daniel Thompson, du contrebassiste John Edwards et du flûtiste Neil Metcalfe et quelques albums d’improvisation libre superbement collectifs pour FMR (Five, Four, Three). À force de jouer ensemble chaque année tant en Italie qu’en Grande- Bretagne en duo ou avec le flûtiste Bruno Gussoni, le contrebassiste Maresuke Okamoto ou le guitariste Phil Gibbs, l’idée de confier leur intense travail commun en face à face dans un enregistrement qui s’est fait longtemps désirer s’est pleinement réalisée . Les deux camarades sont corps et âmes acquis à cette volonté inextinguible d’improviser totalement dans l’instant au plus près de leurs sensibilités et de leurs forces disponibles. Mais, il convient d’ajouter que tous deux ont un solide parcours musical dans la pratique du jazz et d’autres musiques adjacentes, Marcello avec la crème des jazzmen italiens (vous savez, ces pianistes haut de gamme de la péninsule ou les Gianni Basso, Roberto Ottaviano, Enrico Rava etc…). Aussi, il a conçu et dessiné les instruments de percussion métalliques (cymbales atypiques, gongs improbables, cloches ou tam-tams) en collaboration avec la légendaire compagnie U.F.I.P. Quant à Adrian Northover, membre des groupes cultes B-Shop for the Poor et The Remote Viewers (RV toujours en activité), il manie la langue de Mingus et de Monk comme un chef, ou incarne un Paul Desmond sur la Tamise, sans compter ses projets avec des musiciens d’Inde du Nord ou d’Anatolie. À l’écoute de leur Time Textures, on est frappé de l’extrême précision de leurs actions musicales et la grande liberté qui s’inscrit dans leurs souffles, vibrations, timbres, sonorités, interactions et connivences…. Ils expriment la lucidité et la vivacité de leurs esprits dans leurs échanges ludiques. L’étonnante diversification de micro frappes et de fines rafales anarchiques des baguettes de toutes tailles sur les peaux, bords, bois, métaux rencontre les spirales aiguës du souffle hanté au sax soprano. La première minute ving secondes définit de premier abord toute l’entreprise. Successivement, le duo change drastiquement de ton et d’approche d’un morceau à l’autre. On entend un archet faire siffler, scintiller et vibrer une cymbale « rectangulaire » (sic !) adroitement avec un archet alors que le souffleur fait vibrer avec acidité la colonne d’air. Le troisième morceau (9 :28 ) commence avec un chassé-croisé percussif polyrythmique éclaté avec de constants changements d’intensités, de sonorités, de volume et de vitesse : Adrian Northover ponctue et accentue chaleureusement chaque émission par contraste. Son souffle est physiquement engagé, percutant et rageur. Il inspire ensuite doucement au travers du bec comme un râle, et fait vibrer à peine le tube avec un filet d’air, le batteur agitant artistement de légères tiges en bois, qu’on utilise comme tuteur de jardinage, et cela, sur les rebords de sa caisse avec de superbes nuances dans les rebonds et le timing. Au fil des morceaux, Marcello Magliocchi libère son imagination avec sa mini-batterie (aussi réduite que celle de John Stevens), sublime ses réflexes et se met à inventer une prolifération alternative de frappes improbables, secousses, chocs, avec divers ustensiles et de saisissants contrastes dans l’amplitude, l’invention constante et une étonnante expressivité. Ce batteur a acquis au fil des années une expérience et un métier exceptionnels qu’il met à profit dans une recherche éperdue sur la poésie des sons, des mouvements et des gestes. Pour son et notre bonheur, Adrian Northover excelle dans un dialogue intuitif et une expressivité sauvage, créant d’heureuses coïncidences d’humeurs, d’écoute et de divergences créatives. Il excelle aussi dans les micro – sons intimes et les interjections surréalistes qu’autorise une remarquable maîtrise de cet instrument peu docile qu’est le sax soprano. L’avant-dernier morceau reprend les intentions de départ du numéro d’ouverture du CD, dans des zig-zags tortueux, avec une furia ludique et un taux de réussite supérieur, jusqu’à ce qu’ils nous démontrent les possibilités expressives de frappes homorythmiques. Ensuite, ils dérapent pour nous révéler leurs derniers secrets dans le final et dans la toute dernière improvisation n°9. On songe à la générosité bohème des Lovens ou Turner, c’est dire. Neuf textures temporelles à la fois familières et souvent indéfinissables défilent dans l’espace auditif en résonnant une fois pour toute. Indécrottable.

In Full Mouth Guilherme Rodrigues Ernesto Rodrigues Ben Bennett Creative Sources
https://guilhermerodrigues.bandcamp.com/album/this-full-mouth

On trouvera rarement deux improvisateurs aussi complémentaires, complices et empathiques que les Rodrigues père et fils : Ernesto à l’alto et Guilherme au violoncelle. Ils peuvent autant se confondre et se compléter à 100% que détonner et se distinguer en toute indépendance avec une belle imagination. Un de leurs buts musicaux est de prolonger et renouveler leur créativité instantanée en petits groupes ou ensembles plus larges avec un grand nombre d’improvisateurs aussi divers que redoutables les obligeant à se redéfinir et inventer de nouvelles stratégies. Très souvent, ils s’associent à des improvisateurs « moins » ou « peu connus » de manière exponentielle et compulsive avec un pourcentage de réussite créative tout à fait remarquable. Récemment, on les a entendus avec Alex Schlippenbach ou Gunther Sommer. Voici une fantastique session avec un lutin bateleur de la percussion au sol, l’américain Ben Bennett qui fait un malheur avec un tambour ou deux, une cymbale et quelques baguettes et accessoires maniées de manière extrême et dirons- nous acrobatique. L’aisance de ce farfadet est un spectacle en soi. Mais pour notre bonheur auditif et méta- musical, l’interaction imbriquée et la complémentarité du trio fait de cet enregistrement un enregistrement exceptionnel et un des plus beaux parmi les (trop) nombreux témoignages du tandem Rodrigues. Cinq improvisations très diversifiées pour une cinquantaine de minutes bien remplies. Les audaces sonores de Ben Bennet s’inscrivent au plus profond des sonorités cordistes entre le minimalisme radical et les complexités spectrales et moirées d’Ernesto et de Guilherme. Le percussionniste ajoute sifflements, vibrations croassantes, grondements craquants, frottements bruitistes, frictions organiques… à leurs oscillations, drones, harmoniques, scintillements aigus produits par leur extraordinaire science du frottement de l’archet… Son travail est insaisissable et quand vient la percussion rebondissante des baguettes sur les peaux on est projeté au sommet du free-drumming authentique sauce Lovens intégrale avec un maximum de variations dans les frappes, leur puissance, densité, angle de choc, ou déambulation digitale. On entend aussi des pépiements d’oiseaux ?? Pour les dingues de percussions free radicales, ces extemporisations et sonorités de Ben Bennett méritent de figurer dans une anthologie. Vous en aurez plein la bouche ! Ernesto et Guilherme peuvent d’ailleurs se permettre d’évoluer au bord du silence sans lâcher le momentum de cette difficile entreprise. L’interactivité des douze dernières minutes est assez fabuleuse et leur séquence finale étonnamment introspective. Face à l’extrême musicalité des Rodrigues, et l’audace improbable de Ben Bennett, on en reste comme deux ronds de flanc.

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