21 novembre 2023

Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel/ Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec/ Cécile Broché Russ Lossing & Satoshi Takeishi/ Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy

Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel It isn’t Really what It’s Like. Acheulian Handaxe AHA 2306
https://handaxe.bandcamp.com/album/it-isnt-really-what-its-like

Ce n’est pas vraiment ce à quoi ça ressemble. Les Canaries on the Pole existent depuis 22 ans et des dizaines de concerts. C’est sans nul doute le groupe d’improvisation libre dont j’ai assisté et écouté le plus grand nombre de concerts sans jamais me lasser. Loin de là. Violon : Christoph Irmer de Wuppertal. Clarinette et clarinette basse et shakuhashi : Jacques Foschia de La Drôme. Percussions : Mike Goyvaerts de Vilvoorde. Sax-alto augmenté et clarinette : Georg Wissel de Cologne. S’ils ont un son de groupe aisément identifiable, les Canaries on the Pole aiment à musarder et s’égarer dans les broussailles et les futaies de leur imagination en traquant réflexes et sons inouïs. Dans le cheminement incertain du fil de leurs improvisations instantanées, ils aiment à égarer l’auditeur avec de menus détails expressifs, des trouvailles sonores, ou bien leur indiquer une issue de secours partagée entre sarcasmes ludiques et une ineffable innocence. On y décèle le goût discrètement microtonal du clarinettiste basse dans des intervalles curieux entre chaque note, ses jongleries de flûtes en bambou percutées, divers grattages et picotages pointillistes du violoniste, le souffle oblique du saxophoniste alto quand le bec est fiché droit dans le corps de l’instrument, un peu de souffle circulaire, espaces de silence où murmure un instrument à vent au le sifflement de l’archet, des frottements et grincements, divers sur la grosse caisse avec des ustensiles : grattoir, grille de four, racloir, tubes pliables, moteur, frappes éparses, ou sons isolés conclusifs. Il faut assez souvent tendre l’oreille quand le volume sonore est réduit à sa plus simple expression et que chacun semble s’octroyer toutes les libertés en tout indépendance. En fond sonore , une harmonique ténue s’échappe du shakuhashi lorsque le silence les a rattrapés. Souffle lunaire et détaché, voire erratique d’un des deux souffleurs. Ou bien leurs berlues dans des gammes indéfinies et lunatiques coïncident sans que ce soit prémédité ni l’effet du hasard. Un kaléidoscope canaille un peu farceur et surtout ludique, cocasse, regard en coin les yeux baissés. Une tige métallique rebondit sur l’anche du sax alors qu’une chaînette est déplacée sur la peau du tambour recouverts d’objets. Jeu visuel autant que sonore. Un brin de je m’enfoutisme ou un sérieux brièvement emprunté de concertiste déconcertant. Mais le mouvement peut s’accélérer dans une interactivité zig-zagante, l’archet tournant sur lui – même dans des entrecroisements de spirales centripètes ou l’articulation du souffle devient frénétique, croassante, mordante.. alors que les frappes col legno tutoient divers recoins du violon. Le batteur excelle à placer ses interventions délicates e avec objets ou jouets au moment le plus opportun en écho au silence induit par le geste sonore péremptoire d’un des participants qui tous s’arrêtent brusquement de jouer comme un seul homme. Une dose ou deux de minimalisme, des zestes de folklore imaginaire, un substrat de musique ethnique, des égarements pointillistes, des unissons imprévisibles, Schönberg déniaisé et subitement la rage de jouer. Un des quatre s’impose par-dessus les autres pour une ou deux minutes pour s’excuser de vous avoir fait attendre, mais quoi ? Une comédie naturelle rarement prévisible. Troisième album. Un groupe d’improvisation libre unique en son genre lequel incarne le fondement même de cette musique. Il s’agit de jouer à jouer.

Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec Standards Combustion Dark Tree DT18
https://www.darktree-records.com/daunik-lazro-benjamin-duboc-mathieu-bec-%E2%80%93-standards-combustion-%E2%80%93-dt18

C’est bien le troisième album de Daunik Lazro avec le contrebassiste Benjamin Duboc pour le label Dark Tree. Les deux premiers étaient concentrés sur l’improvisation libre sonore interactive. Ici au sax ténor et avec Mathieu Bec à la batterie ! Et comme le titre Standards Combustion le laisserait supposer, il ne s’agit pas de Standards « jazz » habituels, mais des reprises originales et assez fidèles à l’esprit de morceaux intemporels d’Albert Ayler (Ghosts et Mothers), de Steve Lacy (Deadline), de Wayne Shorter (Nefertiti) et de John Coltrane (Vigil et Love Supreme). Ces morceaux sont parsemés d’une composition de Daunik Lazro , Line up for Lacy et de deux pièces signées Bec - Duboc - Lazro : R.Métégal et Tight Rope.
Ma réaction à propos des hommages à X, Y, Z que ce soit John Cage, Bill Evans, Monk ou Miles Davis etc… : l’artiste a-t-il quelque chose à exprimer lui – même, sa musique ? Ou est-ce un argument de vente, une facilité ou une œuvre de commande ? Il y a tellement de musiciennes et musiciens fantastiques et originaux à écouter et découvrir que bon …. Dans le cas précis de Daunik Lazro, un pionnier incontournable du free en France, artificier du sax alto et cracheur de feu peu commun, passé au sax baryton, il y a quelques motifs très justifiables parce que cette musique, Ayler, Lacy et Coltrane ont balisé et catalysé sa passion de toute une vie d’artiste, se battant contre vents et marées, au cœur de la tempête de la free-music. Et ses deux acolytes sont des allumés notoires.
Ghosts est joué fidèlement à la mélodie du thème et très chaleureusement avec ces harmoniques déchirantes proches de celles d’Albert Ayler, comme d’ailleurs peu le feraient. Mathieu Bec, approché au sujet de ce nouvel album, m'a déclaré s’être mis à jouer sur le champ, sans avoir pu faire la moindre recherche sur le morceau d’Ayler, dont les premières versions figurent sur les albums Spiritual Unity (ESP 1002 – juillet 1964) et Prophecy (ESP 3030 enregistré un mois plus tôt au Cellar Café). Il aurait été intéressant de tenir compte mentalement de la partie de batterie toutes en vagues sonores jouée par Sunny Murray et du rôle de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés en zig zag si particuliers. Mais curieusement, si Mathieu joue spontanément free dans ce morceau (un peu comme Rashied Ali mais avec un moins fort volume), le batteur a utilisé certaines frappes semblables à celles de Sunny ! Leur Ghosts met ici les pendules à l’heure et l’auditeur directement sur orbite. En fait, l’intérêt est de jouer sincèrement cette musique comme elle doit l’être tout en l’adaptant spontanément à l’état d’esprit actuel, à la situation émotionnelle et le parcours de vie du musicien, à son expérience et son vécu. La sincérité, la reconnaissance et l’amour pour ces aînés qui nous ont tout donné sans jamais rien calculer, sauf pour ajuster leurs possibilités sonores et musicales et la technique intimement personnelle de leur instrument à leur message esthétique et leur rage de vivre.
Et cette session est bien révélatrice à ce sujet. Il suffit d’entendre comment est rendu Nefertiti en mode free tout en énonçant le thème avec des accents et des suspensions proches de ceux du maître, suivi par une charmante envolée. Leur version de Deadline (composition jouée par Steve Lacy en solo, cfr le Live de 1975 publié par SAJ) décline bien des éléments et l’esprit de la musique de Lacy. Vigil : Mathieu démontre qu’il a un vif souvenir d’Elvin Jones jouant ce morceau au travers de détails dans ses frappes et roulements sur la caisse claire et le tom. De même, le chant de Lazro laisse s’échapper des volutes et imbrications de notes de ce morceau enregistré en duo par Coltrane et Elvin sur l’album Kulu Se Mama, que Daunik a écouté cent fois … La version de Love (Supreme) est jouée ici en rythmes libres et avec une sonorité et une intonation voisine (et imaginaire) de celles qu’adopterait un Jimmy Giuffre (« joue free »). Il s’agit de « relectures » vivantes, chargées d’émotion et sans esbrouffe : elles distillent des éléments essentiels de la musique de nos héros les plus chers, dans une autre réalité avec un autre vécu. Et dans les traces de ces morceaux de légende qui suintent de leurs réinterprétations émues, on découvre la moëlle, des intonations, des injonctions secrètes issues précisément d’ écoutes amoureuses, répétées, intensives et de très nombreuses tentatives passées d’avoir joué ces thèmes et improvisé en cherchant indéfiniment leur sens profond, la matière même de l’amour. Aussi une belle volonté de construction collective dans R.Métégal et le très court Tight Rope. Bref, un beau projet pour souligner les marques profondes que ces artistes disparus ont laissé dans notre âme et notre esprit.

3D@Paris Cécile Broché avec Russ Lossing & Satoshi Takeishi discusmusic 156CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/3d-paris-156cd-2023

Cécile Broché est une spécialiste du violon électrique, compositrice et improvisatrice expérimentée. Quelques concerts m’ont franchement convaincu par sa capacité à exploiter les possibilités de l’amplification électrique, depuis le « grain » sensible du frottement de l’archet et sa vocalité jusqu’aux extrêmes stridences avec conjonction d’effets électroniques survoltés ou tourneries obsédantes. Dans cet opus en trio avec le pianiste Russ Lossing (piano, fender rhodes et orgue hammond) et le batteur Satoshi Takeishi, Cécile nous convie à un itinéraire parisien à travers ses quartiers et lieux chargés d’histoire et de souvenirs, ses moments vécus et impressions d’éternité, d’hier et d’aujourd’hui ou de lendemains qui chantent. Une suite de 20 pièces évocatrices, cartes postales, flashbacks ou instants gravés dans la mémoire. Lully en rêve ou cauchemar, Arrivée à la Gare du Nord, stations de métro (St Paul, Saint Sulspice, Saint Fargeau), Barbès, République, Bastille, un bar à Belleville, La Conciergerie, Sous le pont Mirabeau Coule La Seine. Cécile Broché en a écrit la musique et conçut sa mise en scène au fil de la durée de l’album. L’oeuvre a été jouée à Paris en surround avec huit speakers et incorpore des bruits de la ville, des rumeurs de la rue, du passage saccadé du métro, de voix saisies sur le vif…
Takeishi a travaillé avec Rob Brown, Braxton, Dave Liebman, Anthony Coleman, Robert Dick et nombre de jazzmen contemporains parmi les plus réputés. Russ Lossing a enregistré avec Paul Motian, Mark Dresser, Gerry Hemingway, Samiuel Blaser etc… Son Russ Lossing Trio s’impose comme une référence dans la scène jazz con.temporaine (label Hatology - Ezz-thetics). Avec de tels collaborateurs, la musique se développe et se métamorphose dans une suite impressionnante de tableaux, d’actions, d’impressions dans un univers musical multiforme. Se croisent l’efficacité de mélodies entêtantes, des rythmiques dynamiques au croisement du « post-rock » un peu « prog » et du jazz louvoyant entre binaire et ternaire, des surprises sonores imaginatives, électriques, et une nostalgie d’instants perdus. Cette narration découpée comme un collage inventif retrace une pérégrination à la fois vécue et imaginaire au cœur de la ville-lumière, aussi familière que sa dimension gigantesque nous fascine jusqu’à ce qu’elle fatigue nos sens. Le passé, la vie de tous les jours et l’instant présent se fondent dans la conscience. La durée éclatée et l’écoulement narratif de ce reportage d’ambiances et de sonorités ressuscite bien des impressions de la vie urbaine que traversent les saltimbanques de la musique d’aujourd’hui.
PS : Saluons le travail de Martin Archerdu label Discus music ouvert sur un grand éventail rassembleur de musiques créatives, entreprise où de nombreuses démarches musicales se côtoient à profusion

Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy : Quatre albums vinyles sans titre publiés n° 1 à un exemplaire, n°2 à deux exemplaires, n°3 à quatre exemplaires et n°4 à 20 exemplaires (sic !) tous autoproduits et gravés chez un artisan. Pochettes bricolées, voir ci-dessous !

Il ne reste déjà plus beaucoup de disques disponibles surtout parmi les trois premiers, vu que j’en ai acquis trois (merci Laurent pour le troisième, une copie du 4). Mais je n’ai pu résister après un concert mémorable!
Jérémie Ternoy est un excellent pianiste qui, déclare-t-il, aime beaucoup Oscar Peterson et le saxophoniste ténor et alto Laurent Rigaut, un sérieux « client » matière anche et souffle, fait allégeance à Albert Ayler. La musique du duo de haute facture s’ébat dans le domaine du free-jazz improvisé sur la base d’une pratique musicale intense et fort expérimentée. L’abattage de Laurent Rigaut au sax ténor est irrésistible : une sonorité puissante, mordante, une articulation qui ne se prive pas de doigtés croisés ébouriffants mâtinés de doubles détachés faisant exploser les notes (proches d’un Evan Parker), un solide sens mélodique et un goût subtil du dialogue inventif. Jérémie Ternoy, s’il a un profond bagage musical pianistique, n’hésite pas à jouer dans les cordes en les bloquant, balancer des strates décalées de clusters bien choisis avec un sens polyrythmique constructiviste et démultiplier les imbrications d’accords dissonants en jouant avec les tonalités. Une musique qui épouse différents états d’âme et relaie leurs idées dans un flux énergétique toujours renouvelé. J’ai pu assister à leur prestation au Mini – Festival Resonare à Jette le 18 novembre dernier, c’était étincelant ! Bref, faut-il penser que ce duo a fait graver une ou deux copies de leurs œuvres sur vinyle au même rythme que le nombre restreint d’éventuels concerts auquel ils semblent pouvoir prétendre avec l’état de la scène actuelle et ses présupposés ? Fort heureusement, ces deux Lillois ont pu compter sur la Malterie pour enregistrer leur musique durant la pandémie et nous livrer ces quatre albums en édition super limitée. Bref, ce qui ne se compte pas sur les doigts d’une main, c’est leur foi, leur énergie et leur savoir-faire vécu. L’authenticité. Leur sens de la narration dans le fil de leurs improvisations, seconde après seconde, est un de leurs points forts parmi d’autres. Dans leur musique, ll se passe bien des choses, des écarts, des sursauts, des silences brefs, des effets, des sonorités arrachées à la colonne d’air, des résonances de fragments d’accords mourant dans la caisse de résonnance. Bien sûr, quelques très grands artistes de « notre » musique les surpassent, mais avec mon expérience d’organisateur de concerts et de festivals, je n’hésiterais pas moi-même à les programmer au cœur d’un festival d’envergure. Des esprits ouverts et des oreilles curieuses y trouveraient plus que leur compte, c’est un super duo dont l’écoute et la présence s’imposent irrévocablement avec un répertoire spontané très étendu par ses formes instantanées et ses trouvailles. D’ailleurs, Jérémie ne s’atermoie jamais et Laurent est rigaulau !

16 novembre 2023

John Butcher Terry Day Max Eastley/ Suspensão / Marteau Rouge & Evan Parker // Ernesto Rodrigues Nuno Torres João Gato Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira/ Jean-Marc Foussat Evan Parker Jean-François Pauvros Makoto Sato/ Philippe Lauzier & Carlo Costa

John Butcher Terry Day Max Eastley Angles of Enquiry Confront Recording Core 35
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/angles-of-enquiry

John Butcher est un improvisateur du saxophone (ténor et soprano) qui ne cesse de se bonifier et affiner son jeu avec le temps. Travail du son ultra précis, structuration formelle de l’improvisation, pointillisme, focus sur des systèmes harmoniques complexes qui l’aide à spatialiser son phrasé, subtil et spontané. Il travaille souvent avec des collaborateurs proches « aussi sérieux » que lui : Chris Burn , John Russell, Mark Sanders, Gino Robair, John Edwards, Axel Dörner, Xavier Charles Dom Lash, Steve Beresford, Thomas Lehn, Minton , AMM etc… Avec Terry Day et Max Eastley, ce professeur de physique défroqué est tombé dans la marmite un peu canaille de la musique improvisée. Le batteur Terry Day, qui souffle des flûtes de bambou, occasionnellement du sax alto et dit superbement ses textes, est un légendaire trouble-fête de la scène improvisée britannique, le prince de la harangue libertaire. Membre et fondateur de l’improbable People Band (en 1965 !) et compagnon des allumés d’Alterations (Steve Beresford, Peter Cusack, David Toop, Terry Day), on se souvient de lui jouant d’éléments de batterie à même le sol avec Maarten Altena…. Max Eastley était un abonné de cette mouvance Toop, Beresford, Cusack, Hugh Davies ou encore Lol Coxhill. Il joue de l’Arc, soit une longue corde tendue et amplifiée sur un support qu’il tend et détend de manière très élastique avec des coups de fine baguette ou en frottant avec un archet, la faisant gronder, siffler, percuter, sursauter : bourdonnements, gargouillis, sifflements métalliques, suraigus vocalisés, glissandos, gratouillis, harmoniques , murmures... Enfin une gamme étonnante de sons et de timbres curieux. C’est assez récemment que Terry Day a renoué avec la batterie, instrument abandonné pour des raisons de santé. On peut recommander un beau Midnight and Below avec Alex Ward (guitare et clarinette) et Dominic Lash (contrebasse) sur le label Illuso pour goûter sa conception épurée de la percussion. En se joignant à Eastley et Butcher, Terry Day fait prendre la sauce entre ces deux personnalités assez différentes, voire disparates avec des micro-frappes sur sa batterie, des décalages free et son sens de la dynamique particulièrement délicat. Son jeu discret a un sens affirmé de la pagaille, du désordre organisé, mais son attention se focalise sur le jeu de ses partenaires. L’instrument monocorde apparemment simpliste de Max Eastley contient des possibilités sonores très étendues qu’on est surpris de découvrir, Max jouant aussi avec la dynamique permise par son astucieuse amplification. Son output sonore peut être assimilé tant à une sculpture sonore qu’aux « live electronics » de Paul Lytton et de feu Hugh Davies, un de ses proches. John Butcher se révèle autant comme un architecte de l’exploration du saxophone, construisant un narration alambiquée avec tous les éléments sonores découverts et mémorisés au fil de ses recherches, que comme un funambule de l’improvisation. Son sens du timing est sidérant, aussi improbable que « scientifique ». Ensemble, les trois musiciens se valorisent mutuellement par leurs capacités d’écoute et de partage imaginatif. Le fûté Mark Wastell de Confront a encore réalisé un beau carré d’as en réunissant ces trois artistes dans le même projet sur son catalogue, comme souvent : un excellent cru Butcher, un original comme Max Eastley très peu documenté et le joyeux luron de la scène londonienne depuis le début, Terry Day, le poète de l’improvisation.

Teufel – musik Suspensão Ernesto Rodrigues Nuno Torres João Gato Luisa Gonçalves Flak João Madeira Carlos Santos José Oliveira Creative Sources CS787CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/teufelmuzik

Sur la pochette rouge intense de ce CD il y a un diable noir qui pose sa main par-dessus une table (teufel) pour toucher un instrument de musique invisible (muzik). Orchestre de huit musiciens (ou plus) d’improvisation, Suspensão n’est pas à son coup d’essai et chaque nouvel album voit un changement dans sa composition. Si Ernesto Rodrigues (alto et crackle box), Nuno Torres (sax alto) et Carlos Santos (électronique) se retrouvent dans les onze éditions, João Madeira (contrebasse), José Oliveira (percussion), Flak (guitare) avaient déjà participé à quelques albums du groupe et sont des collaborateurs réguliers d’Ernesto Rodrigues. Ici, la pianiste Luisa Gonçalves et le saxophoniste soprano João Gato complètent l’ensemble. Il y a une densité de sons émis par chacun des huit improvisateurs qui se croisent, s’étagent, se différencient dans des mouvements constants avec des phases de silence d’un, deux, trois ou quatre.. d’entre eux. Une masse grouillante, des rhizomes subtils, un réseau de connexions qui s’allument, vacillent, grondent ou s’éteignent sans logique apparente, mais suivent des sentiers qui illuminent l’espace sonore ou s’effacent dans les bruissements d’activités fébriles ou sous des drones bourdonnants ou effilés. Une musique collective, fruit d’une écoute mutuelle studieuse ou dérapage de l’imaginaire. Des éléments hétérogènes (timbres, vibrations, textures, suraigus, graves, chocs, frottements, crissements, fragments) confluent dans un éventail d’interactions qui aspirent à un état d’esprit homogène de communion de différences étalées au grand jour : une fois échangées, partagées, disparues, alors que de nouvelles propositions surgissent ou s’immiscent et regénèrent la trame ; la durée se dilate, le paysage a évolué au point d’être méconnaissable, inexplicable, métamorphosé sans raison. Aucun d’entre eux ne peut vous en donner la raison, le but, ni expliquer ce qui arrive, est arrivé ou va arriver. Mais ils jouent, cherchent des sonorités, s’écoutent, réagissent, se taisent, recommencent, continuent ou s’arrêtent jusqu’à ce qu’un faisceau de vibrations électroniques s’étale, s’étiole et s’éteint après avoir été rejoint par deux ou trois autres musiciens que nous ne pouvons à peine identifier. C’est un mystère, une démocratie totale, une liberté qui force à suivre une partition invisible à laquelle il faut peu ou prou se soumettre au lieu de quoi elle perdrait tout son sens. Une improvisation collective vraiment prenante et réussie !!

Gift : Marteau Rouge & Evan Parker Jean-Marc Foussat, Jean-François Pauvros Makoto Sato FOU Records FRCD – 51
https://fourecords.com/FR-CD51.htm

Enregistré le 13 décembre 2009 aux Instants Chavirés à Montreuil. Pochette : une lithographie de Karel Appel. Marteau Rouge, groupe légendaire composé de Jean-Marc Foussat (synthé VCS3, voix jouets), Jean-François Pauvros (guitares, voix) et Makoto Sato (percussions). Et le saxophoniste ténor et soprano Evan Parker avec qui Marteau Rouge avait déjà enregistré un CD « LIVE » l’année d’avant, publié par In Situ en 2009.
Marteau Rouge est un trio focalisé dans le noise tellurique, électrique avec la guitare saturée et électrocutée de Pauvros et les strates et boucles insaisissables de Foussat qui fusionnent, s’entremêlent ou explorent des drones mouvants, des murmures, brouets que les baguettes folles de Makoto Sato agitent, soulèvent, et Evan s’envole en tournoyant, ou laissent s’étaler les vibrations. C’est alors dans un moment de presque silence légèrement électrique qui a traversé l’espace de jeu (18 minutes) comme un bolide, que nait lentement le souffle d’Evan, ses notes qui gonflent légèrement comme des bulles de gaz sur l’eau pourrie stagnante d’un étang délaissé, sortent de leur gangue en oscillant autour d’une tonique fantôme. L’archet de JFP fait monter un hymne de deux notes dans l’espace par-dessus les vibrations électroniques, quelques frappes de cymbales discrètes contribuent à l’ambiance séquence imprévue. Le sax ténor marque sa signature un instant. Un peu d’Air Frais. Into the Deep. Cette musique remplit l’espace et oblitère le temps, crée l’écoute, laisse le silence s’écouler, marque son territoire. Le souffleur commente, mord la pâte sonore du sax ténor qui s’élève, spirale, tournoie, se retourne face aux sifflements de rotors, au grésillements de machines, réagit brièvement à des signaux sonores, s’accroche aux frictions du guitariste. Le batteur étale ses baguettes rebondissantes sur les peaux, les cymbales s’écrasent, les fûts résonnent, la machine siffle, le sax enroule les morsures et brûlures comme des rubans enflammés, s’enfouit au creux de voix venues de nulle part. Quelques notes aiguës de guitare oscillent , un tambour répercute des roulements, sifflements électroniques , la guitare psyché sature, fracture les sons, secoue l’électricité, le sax d’Evan Parker reprend au vol des fragments joués par JFP et s’en emparant, démultiplie son phrasé. Les articulations implacables du souffle se chevauchent, triturent et fractionnent l’illusion de mélodies. Guitariste et électronicien font sauter la centrale, les plombs, ça explose ou trois notes de guitare font jeu égal avec les guirlandes parkeriennes. L’improvisation collective devient épique, le temps est complètement éclaté, la logique est remise aux vestiaires, le ring est devenu un champ de foire et on entend des appels d’oiseau, des craquements, des battements du percussionniste. Un passage bruitiste allumé surgit, guitare – synthé indescriptible, outrancier, le batteur perdu dans une rythmique qui rappelle tout le monde à l’ordre en cadence et le sax ténor joue le jeu, sa sonorité transformée par instants par J-MF. Construction collective cohérente pour quelques minutes avant que tout n’implose, la lave emporte les barrières, des scories surnagent. Il reste des fumeroles, des frappes de batterie, des ombres …. Will O the Wisp, le moment d’agilité collective, d’énergie kinesthésique… de gravitation ascendante par-dessus le vide. Tout éclate. Cette musique ne cherche pas une continuité, une narration, une logique, mais laisse venir des événements sonores, des contrastes, des sautes d’humeur, des outrances, des délires , des vociférations dans lesquels le saxophoniste marque sa trace, duquel il se nourrit et par-dessus lequel il s’envole pour y plonger. Échanges, provocations, rêves, instants qui s’engloutissent, folies… Le don.

Philippe Lauzier & Carlo Costa interspace. Tour de bras – inexhaustible edition tdb 90063 – ie-060
https://inexhaustible-editions.com/ie-060/

Sincronia vaga en quatre parties numérotées I , II, III, IV composée par Carlo Costa et Soft routine composée par Philippe Lauzier. Celui-ci est crédité clarinette basse, synthé, haut-parleurs et objets et Costa percussions et objets. Musique contemporaine s’étalant dans l’espace et la durée. Les deux musiciens alternent clairement leurs interventions espacées en intégrant un silence vécu et ressenti. Notre écoute a le loisir de caresser la douceur du souffle de la clarinette basse et ressentir les légères vibrations d’ éléments de percussions qui s’élancent lentement dans l’espace auditif l’un après l’autre (temple blocks, chimes, gongs, lamellophone etc..). C’est un travail minutieux, un enchaînement de sonorités contiguës qui s’agrègent un instant. Un synchronie « minimaliste. Et le feeling et le caractère de cette Sincronia vaga se retrouve dans Soft routine. La précision ici est portée au maximum dans les coïncidences, les accords entre les hauteurs des timbres, le transport diagonal de l’éphémère unisson et la dynamique. Ce sentiment d’élévation de chacun de ses unissons est un des caractères fondamentaux de cette suite. Est-ce un exercice de style ou une projection sincère de la sensibilité des deux musiciens ? Je penche pour la deuxième option, car il y a dans cette œuvre une profonde sensibilité, une expression pleine de gravité et une immobilité gravitationnelle réussie. Interspace est un titre d’album qui convient bien à cette musique, un travail réalisé avec beaucoup de soin, de préparation qui conte une fable sur une réalité vivante de la pratique musicale de qualité. Cela constitue une matière à réflexion : penser une forme de relativité dans l’univers des musiques créatives, improvisées ou expérimentales. Écoute recommandée.

14 novembre 2023

Peter Brötzmann & Sabu Toyozumi/ Ed Jones Dominic Lash Mark Wastell/ Yoko Miura & Gianni Mimmo/ Mia Zabelka Alain Joule & Tracy Lisk

Peter Brötzmann & Sabu Toyozumi Triangle Live at Ohm 1987 No Business NBCD 160
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/triangle-live-at-ohm-1987

Peter Brötzmann vient de nous quitter il y a quelques semaines après une vie animée à la pointe du free jazz « improvisé » durant des décennies. Considéré longtemps par les critiques US et Français comme un obscur troisième couteau, ce n’est que vers le milieu des années 80 qu’il commence à faire des tournées aux USA, au Japon, mais aussi en Italie et en France où un critique, photographe et ami, Gérard Rouy, le soutenait ardemment dans Jazz Magazine. Et si un improvisateur free Européen ou Américain partait jouer au Japon, il y avait là un petit batteur dynamique, jovial et passionné avec qui faire une tournée mémorable de 10 à 12 concerts. Ils y ont tous passé à la tournée en compagnie de Yoshisaburo Toyozumi dit « Sabu » : Joseph Jarman, Leo Smith, Evan Parker, John Zorn, Fred Frith, Derek Bailey, Peter Brötzmann, Han Bennink (en duo ou en trio avec Brötzmann), Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Peter Kowald, Tristan Honsinger, Paul Rutherford, John Russell , Mats Gustafsson et Sunny Murray… Quand Coltrane et son groupe d’alors arrive à Tokyo en 1966, le saxophoniste demande à assister à un concert dans un jazz-club et en fut enchanté. Le batteur ? C’est Sabu. Il tourne ensuite en Europe avec les Samouraï dans le circuit rock (Pink Floyd, Ten Years After, Free etc... au même programme). Notre petit batteur nippon fut sélectionné par Charles Mingus lui-même lors d’une audition pour un enregistrement studio face à quinze autres batteurs. J’en ai le CD ! Sabu arrive à Chicago en 1971, juste pour voir ce qui s’y passait. Intrigué, Joseph Jarman lui demande des conseils d’arts martiaux : « Tu fais quoi dans la vie ? » - « Batteur ! » - « Il y a là une batterie, joue ! ». Les jours suivants, le voilà batteur de l’Art Ensemble sans Bowie ! Sabu joue aussi avec Braxton, Leo Smith et George Lewis. Membre de l’AACM durant son séjour, ateliers avec Steve McCall et Don Moye. Vient en Europe avec Takashi Kako et séjourne à Paris où il enregistre avec Braxton, Boulou Ferré et Glenn Spearman. Racines africaines du Jazz ? En 1978, Sabu traverse seul l’Afrique à pied, en bus ou en bateau du Caire jusqu’à Accra au Ghana en traversant la Centrafrique. C’est autre chose que de revêtir un dashiki dans un campus. Il fut aussi le « secrétaire » du plus important flûtiste de shakuhashi du XXème siècle, Watazumi Dōso et l’accompagna à Paris où celui-ci fit scandale au Théâtre de la Ville. Ses potes au Japon : Kaoru Abe, Toshinori Kondo, Mototeru Takagi, Motoharu Yoshizawa, décédés tragiquement l’un après l’autre. Il est le dernier survivant de cette fratrie sulfureuse. C’est aussi le « plus normal » de la bande. Alors, à l’époque où Peter Brötzmann s’essaie en duo avec plusieurs batteurs (Han Bennink, toujours, Sven Ake Johansson, Andrew Cyrille, Milford Graves, Willy Kellers, …), le voici enfin s’époumonant en faisant hurler son anche, tournoyer ses sons brûlants, projeter cette sonorité brute et coupante, exploser la colonne d’air, ahaner et braire avec son taragot, par-dessus les roulements et pulsations sauvages de Yoshisaburo Toyozumi. Le batteur l’avait déjà entendu avec Han Bennink à l’époque rythmes de cirque et roulements de tambour à la prussienne, il lui sert ce qui devrait pouvoir plaire à son invité avec une belle énergie secouante. Et au fil des morceaux , notre Sabu national s’enhardit, déballe des pulsations afro-centrées et centrifuges en faisant rouler ses caisses qui semblent sursauter toutes seules. Immanquablement, sa frappe, ses roulements de talking drum (Afrique de l’Ouest) ses ostinatos souples multi rythmiques, la dynamique de son jeu, tout ce qu’il joue porte la marque « Sabu ». Et quelle lisibilité ! Cette rencontre inspire le saxophoniste qui donne (comme très souvent) le meilleur de lui-même avec le gros bon point qu’ils sont tous deux l’un pour l’autre : ça baigne , ça roule et ça détonne. Le sommet du concert : 7`/ Depth of Focus (14 :19), un superbe dialogue avec Brötz au taragot et 8/ Peter & Sabu’s Points (6:55), une belle embardée pour la fin au sax ténor et le batteur survolté. Pourquoi Brötzmann ? Sa démarche est centrée sur l’expression très personnelle de ses anges et ses démons avec un « expressionnisme » forcené et une puissance de souffle hors du commun, soumettant l’anche le bec et la colonne d’air à une pression gargantuesque, sauvage. Force harmoniques, cris et vociférations rendent son jeu au niveau des clés et des intervalles vraiment basiques , l’essentiel est projeté avec une énergie énorme où une relative tendresse s’insère à certains moments, quelques nuances sentimentales. C’est un lyrique tourmenté qui revendique secrètement, humblement, un statut d’autodidacte, créateur de son propre style « expressionniste abstrait ». P.B. ne s’embarrasse pas de modes savants, changements de tonalité, finasseries harmoniques (comme les Braxton, Lacy, « même » Evan Parker ou un John Butcher). Ni vraiment l’impro libre collective dans l’esprit du Spontaneous Music Ensemble, plutôt bon gros rouge (ou Chimay dans un verre 55 cl) que cup of tea British. Sans doute, Albert Ayler et Ornette Coleman l’ont sûrement influencé tout comme le mouvement Fluxus dont il fit partie. Cela dit, il a une grande admiration pour les artistes authentiques comme les précités et d’autres qui ont fait leurs preuves sur scène. Et nombre de « scientifiques » du saxophone (Urs Leimgruber, Evan Parker ou Dave Liebman) éprouvent une très grande admiration pour son travail. Car sa sonorité et son abattage sont uniques. Son message esthétique contient cette vérité : même si au départ vous n’êtes pas « fait » au niveau technique, conceptuel, oreille etc… pour devenir un « grand » musicien, lancez-vous, battez-vous, jetez-vous à l’eau, foncez, prenez votre courage à deux mains et avec de la foi, de l’énergie, vous pourrez un jour trouver votre voie et devenir un créateur « autodidacte » original, semblable à personne d’autre, reconnaissable entre mille en transcendant « l’amateurisme » (vu d’un point de vue académique) pour atteindre une expression scénique vivante et éblouissante. Un chant incandescent! À l’instar de ces musiciens traditionnels de villages turcs, grecs ou africains qui magnétisent leur public , sans être des virtuoses « musicalement éduqués ». À défaut de nous mettre sous la dent le premier concert de Peter Brötzmann avec Milford Graves (1980, Bruxelles) dont la bande n’a pu être publiée à cause d’un souci technique, nous tenons avec Triangle Live at Ohm 1987 un premier choix de l’époque grandiose des années qui ont suivi la fin du trio Brötzm Van Hove Bennink dans les derniers mois de 1976. Et avant qu’on réédite le concert du trio Brötzm – Derek Bailey – Sabu paru chez Improvised Music from Japan. À mon point de vue, leur duo équivaut esthétiquement et musicalement les duos enregistrés par Brötzmann avec d'autres batteurs. Cet album est co-produit dans la Chap Chap Serie de No Business par Takeo Suetomi de Chap-Chap Records, un label japonais qui documente la musique de Sabu Toyozumi, lequel crée une oeuvre graphique pour chacun des ses albums, comme pour ce CD Triangle . De toute façon Sabu vit sa musique avec la plus grande simplicité amicale et partage facilement la scène. Sabu a même enregistré avec moi, c’est dire !

Ed Jones Dominic Lash Mark Wastell Meditating with the Father, Son, and Holy Ghost Confront Records Core 03EP
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/meditating-with-the-father-son-and-holy-ghost

Court “extended play” compact (18 minutes 28 secondes) en référence à ce morceau de John Coltrane publié dans le LP Meditations avec Elvin Jones et Rashied Ali aux batteries, Mc Coy, Garrison et Pharoah Sanders au saxophone aux côtés de son mentor, John Coltrane en personne : « The Father , The Son and the Holy Ghost ». Rien d’étonnant de trouver ici Mark Wastell comme percussionniste, connu aussi en tant que violoncelliste, électronicien etc… , producteur pour son label Confront Records. Cet artiste catalogué « improvisateur réductionniste – lower case » et collaborateur de Rhodri Davies, Burkhard Beins, Phil Durrant etc…, n’a pas hésité un seul instant à publier à grand frais un double Cd d’un Paul Dunmall Sunship Quartet featuring Alan Skidmore sous le titre « John Coltrane 50th Memorial Concert at Café Oto » en introduisant lui-même le concert comme percussionniste avec Julie Kjaer et Ståle Liavik Solberg. Ensuite , Confront a mis sur le marché un super coffret d’enregistrements inédits de 6CD d’Alan Skidmore, le plus sincère des saxophonistes ténor « coltraniens » en Europe (A Supreme Love) . Mark Wastell est venu à l’improvisation et à la recherche sonore après avoir été un jazz-fan mordu, écumant clubs et festivals dès sa prime jeunesse. Ed Jones est un saxophoniste de jazz britannique stricto sensu qui compte en G-B, mais il joue aussi avec des improvisateurs libres. Une excellente référence à cet égard est son duo « from where light falls» (FMR) avec le percussionniste norvégien Emil Karlsen, résident britannique et co-responsable de l’indispensable label Bead Records. Mark Wastell et Ed Jones se sont joints au contrebassiste Dominic Lash pour ce présent opus, Dominic lequel ayant enregistré avec Alex Ward, John Russell, Pat Thomas, Phil Wacshmann, John Butcher, Steve Noble, Stephan Keune et beaucoup d’autres. Le but de ce trio n’est pas de rejouer Coltrane « à la Coltrane » de manière intense, polyrythmique free, explosive comme dans l’album Meditations, tel un torrent de lave extatique, mais d’en faire une relecture différente, en douceur, feutrée, en énonçant les lignes mélodiques de the Father, the Son and the Holy Ghost (soit la trilogie Coltrane, Pharoah Sanders et Albert Ayler). Jeu note à note du sax sans envolée, doigtés intimes de la contrebasse, frappes soignées des cymbales qui commentent les deux autres avec une approche éloignée du jazz afro-américain, aérée / épurée, presque minimale. Ed Jones est vraiment un artiste subtil dans son approche des riffs et mélodies tirées de cette œuvre de Coltrane. Son souffle retenu et sa sonorité crépusculaire semblent couver l’orage hard-free Coltranien sans l'allumer ; son jeu l’évoque sans le rejouer par la grâce d’accents, d’intervalles bien choisis, une démarche en clair-obscur, des courbures spécifiques de certaines notes. On se demande parfois pourquoi je fais la réclame des improvisateurs British - bien que les lecteurs assidus connaissent mon intérêt pour les scènes allemande, française, suisse, italienne, portugaise, etc… ? (NB : je suis victime des mesures douanières issues du Brexit pour faire venir des CD’s de G-B). Et bien, simplement, ils ont une imagination fertile parfois improbable et sont friands d’essayer, souvent avec succès, de faire se croiser les improvisateurs au-delà des styles, chapelles, sub-genres, en confrontant leurs façons d’improviser, leurs imaginaires, leurs marottes, leurs idées dans un gig d’un jour, un « vrai » concert ou un album. Et l’output généré par cette attitude ouverte est prodigieux, insoupçonné et remet en question bien des idées toutes faites

Yoko Miura et Gianni Mimmo Zanshou/ Glance at The Tide Setola Di Maiale SM4620
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4620

Solo de piano (Yoko Miura), solo de saxophone soprano (Gianni Mimmo) et duo piano saxophone. Un concert réussi à la Fondazione di Piacenza et Vigevano le 5 novembre 2022. La pianiste Yoko Miura vient annuellement en tournée en Europe (France, Belgique, Suisse, Finlande, Italie, Grande-Bretagne) et y rencontre des improvisateurs : Ove Volquarz, Jean Demey, Jacques Foschia, Gianni Mimmo, feu Teppo Hauta-Aho, Janne Tuomi, Charlie Collins, Lawrence Casserley, Jean Bordé, et moi-même et cela depuis plus d’une douzaine d’années. Elle ajoute à son jeu épuré et gracieux, des passages au mélodica. Elle propose ici une dimension mélodique et des dissonances subtiles avec un superbe toucher et une coordination main gauche – main droite originale. Un remarquable dosage des accents, des silences, des résonnances, crescendo de faible amplitude, répétitions d’intervalles polytonaux, réitération de fragments mélodiques qui s’emboîtent ou se déboîtent. Une musique hiératique remarquablement construite avec des structures minimalistes dédiée ici à son ami Teppo Hauta-Aho, une sommité de la contrebasse et un compositeur contemporain important en Finlande auquel Braxton a fait appel pour diriger son orchestre. Un peu de Moussorgsky, peut être. Elle a adopté cette démarche après avoir été victime d’un terrible accident qui l’a laissé inanimée et l’a poussée à reconsidérer son apprentissage du piano, la direction de sa musique et sa propre voix. Gianni Mimmo sort tout droit de l’école Steve Lacy et démontre ici l’intensité lyrique de son souffle admirablement fluide, calibré et structuré, profondément chaleureux et timbré révélant à merveille l’expressivité sonore spécifique de ce saxophone droit, « conique » difficile à maîtriser. Il compte parmi les spécialistes les plus remarquables de l’instrument, lequel sert souvent d’instrument d’appoint pour nombre d’autres saxophonistes. Sa performance solo emprunte des commpositions à Monk, Mingus, Jimmy Rowles et de lui-même dans un magnifique Turning Page Medley. Ancrée dans le jazz contemporain le plus classe, sa sonorité solaire méditerranéenne et son pendant lunaire illuminent la salle du concert et le public. Il revisite ces compositions avec une belle inspiration et des apartés et de subtils « extempore », aussi puissants que délicats. Évidemment, on songe immédiatement à Steve Lacy duquel il se rapproche irrésistiblement, avec sa magnifique sonorité et cette précision. Mais, une fois le duo rassemblé, c’est une autre facette de sa personnalité qui, bien que basée sur l’expérience lacyenne, le singularise, avec ses notes tenues, ses montées dans l’extrême aigu bien au-dessus du registre normal du soprano au moyen de larges et subtils intervalles, basées sur une complexe superposition d’harmonies dont il sélectionne adroitement chaque note avec une précision et un lyrisme magnifique. Jouer ainsi n’est pas donné à tout un chacun qui possède un sax soprano. Et le duo atterrit dans une version libre de Round about Midnight, signée Thelonious Monk et Cootie Williams, et incluse dans la suite Further towards the Light et dont je peux résister à vous confier les paroles signées Bernard Hanighen :
It begins to tell
'Round midnight, midnight
I do pretty well, till after sundown
Suppertime I'm feelin' sad
But it really gets bad
'Round midnight
Memories always start 'round midnight
Haven't got the heart to stand those memories
When my heart is still with you
And ol' midnight knows it, too
When a quarrel we had needs mending
Does it mean that our love is ending
Darlin' I need you, lately I find
You're out of my heart
And I'm out of my mind
Let our hearts take wings'
'Round midnight, midnight
Let the angels sing
For your returning
Till our love is safe and sound
And old midnight comes around
Feelin' sad
Really gets bad
Round, Round, Round Midnight
Chapeau bas pour le beau « comping » réalisé par Yoko Miura, le son profond et le balancement de ses notes graves, son détachement un peu hiératique et ses idées sorties tout droit de la « lettre » monkienne et distillée adroitement dans une autre logique. Ce n’est pas « la révolution esthétique », mais c’est un album superbe d’une plénitude significatrice, émotion, sensibilité, recueillement, élan apaisé... Une fois le spectre de Round Midnight évanoui, le lyrisme de Gianni Mimmo fait encore merveille avec une autre structure polymodale face à l’obstination épurée des ostinato cristallins légèrement mouvants de Yoko Miura. Comme Steve Lacy s’en est allé il y a déjà presque vingt ans, n’ayons plus aucun scrupule à ressentir du plaisir, à jouir de la gâterie musicale distillée par cet admirable enregistrement.
PS Le duo de Yoko Miura et Gianni Mimmo a déjà enregistré Departure (Setola di Maiale) et Live at L’Horloge avec le batteur Thierry Waziniak (Amirani), ainsi qu’un album avec Ove Volquartz , Air Current (Setola di Maiale), une discographie en crescendo couronnée par ce magnifique Zanshou Glance at The Tide. Félicitations à Setola di Maiale et à l'infatigable Stefano Giust.

Mia Zabelka Duos with Alain Joule & Tracy Lisk Setola di Maiale SM 4630
https://miazabelka.bandcamp.com/album/duos

La violoniste autrichienne Mia Zabelka créditée ici « vocals » s’affirme dans l’univers des musiques improvisées et expérimentales. Son album de Duos est partagé en deux performances : The Poetics of Sharing avec le violoncelliste canadien Alain Joule « with percussive extension » (27 :07) et Contrapuntal Empathy avec la percussionniste U.S. Tracy Lisk « cymbal bowing » (26 :19). Chacun des trois musiciens est aussi crédité « composition ». La musique ferraille, crisse, grince, siffle, percute. Alain Joule amplifie / modifie son violoncelle en le connectant physiquement à un (ou des) éléments percussifs métalliques. Une activité fébrile, excitante et saccadée emporte le flux des deux improvisateurs avec une belle intensité, les archets percutant et battant les cordes, les aigus sifflent, s’étirent acides, corrodant l’acoustique. Des variations pointent ici et là et on entend Mia s’exclamer brièvement dans cette empoignade énergique. Au fil des minutes, leur pandemonium baisse de deux crans pour rechercher un brin d’empathie sonore « naturelle », le violoncelliste s’épanchant dans les graves avec de super glissandos expressifs et contrôlés. Vers la fin, ce sont les boyaux acoustiques frottés en tournoyant les archets ou même ceux-ci sursautent en lâchant des vrilles elliptiques, un brin sadiques, sinueuses avec des entrecroisements de contrepoints , de vibrations métallisées et des vocalises phonétiques …. Le dialogue se renforce enfin et surprend par la simultanéité de leurs interventions vif-argent… leur rage ludique qui s’échappe en finale. Duo convaincant et tonique.
Contrapuntal Empathy : Le violon évolue dans une approche contemporaine qu’on pourrait qualifier de sérielle face à une percussionniste mystérieuse dont on devine mal « comment elle joue » , sorte de micro percussion assourdie. Par instants, Mia y ajoute des vocaux free qui se pointent sans crier gare. Au fil des minutes, son jeu à l’archet s’enhardit, arrachant des contorsions d’aigus en glissandi avec une sonorité expressionniste, acide, des battements frénétiques percutant les cordes simultanément avec les frappes et rebondissements de Tracy Lisk sur les peaux. Celle-ci joue de manière très active tout en maintenant une dynamique et un volume sonore réduit afin de laisser largement l’espace auditif suffisamment « aéré » afin que l’auditeur puisse entendre le moindre détail du jeu hyperactif de sa partenaire. Le thème et les intervalles du départ ressurgissent successivement avec des intervalles précis créant une heureuse continuité. Le sciage frénétique et le scratchage des cordes du violon avec l’archet (qui encaisse ?) trouve un écho dans les frottements de cymbales, les glossolalies et phonèmes sauvages de Mia Zabelka s’unissant à ses pizz et à l’activité batteristique free de Lisk. Un bon point de départ pour ces deux créatrices qui auront tout avantage à continuer leur collaboration.

11 novembre 2023

Richard Duck Baker Plays Monk/ Barry Altschul David Izenson Perry Robinson/ Jacques Demierre Axel Dörner Jonas Kocher/ Jean-Marc Foussat & Jean-Jacques Duerinckx/ Georg Wissel Guilherme Rodrigues Michael Vorfeld

Richard Duck Baker Plays Monk – solo fingerstyle guitar CD Fulica Records.
https://duckbaker.com/duck-baker-plays-monk-is-now-available-as-a-cd-digital-release/
https://duckbaker.com/products-page/cd/duck-baker-plays-monk-cd/

Réédition du rare vinyle Monk publié par Triple Point Records qui rassemble une série de neuf interprétations de compositions de Monk, transcrites pour la guitare six cordes fingerstyle par son interprète Richard Duck Baker, un spécialiste mondial du ragtime, du blues, du jazz swing ou be-bop et du folk joués exclusivement avec les dix doigts des deux mains sur la touche et le cordier. Aussi , Duck est un as de la guitare free improvisée. J’avais précédemment chroniqué cet album en vinyle. Aux neuf morceaux de Thelonious Monk enregistrés pour ce Lp ont été ajoutés 7 morceaux ou versions alternatives. Je cite : Blue Monk, Off Minor, Bemsha Swing, Round Midnight, Light Blue, Straight No Chaser, Jackie Ing, In Walked Bud, Misterioso (contenu du LP Triple Point) et les Bonus Tracks Confirmation, Introlude, Kojo No Tsuki ( Japanese Folk Song), Misterioso (alternate take), Light Blue (alternate take), Straight, No Chaser (alternate take), Blue Monk, 2. C’est une réussite totale. Comment parvenir à jouer les accords, la mélodie, une partie de basse et y imprimer le swing et le rythme avec de telles compositions écrites pour coïncider au jeu de piano intense, puissant et particulier du plus improbable des pianistes de jazz , réputé « anti-académique », au moyen d’une guitare espagnole avec des cordes nylon et les doigts de la main. Il faut tenir compte des intervalles possibles des doigtés de la main droite avec six cordes et ceux de la main gauche en tenant compte des intervalles entre Mi-La- Ré-Sol-Si-Mi, l’écartement des doigts et du mouvement des mains de haut en bas du manche. Un vrai casse – tête orchestral. Mais la résolution de ce casse-tête technique et musical a un parfum, un charme, une personnalité musicale, une expression qui transcende la musique de Monk. Il suffit d‘écouter ses paraphrases bluesy qui cernent petit à petit le thème de Blue Monk, le swing jubilatoire qui imbibe Jackie-Ing ou Bemsha Swing, titre interprété sur le versant swing proche de Basie. Comment interpréter Misterioso avec une technique de picking folk. Le talent multiforme et savant de Duck Baker se joue des difficultés, des problèmes posés par ces thèmes anguleux et mystérieux en créant son idiome personnel adapté à chacun des angles de vue et des perspectives pour recréer ces standards du jazz moderne. Cet album est une réussite magistral et procure un grand plaisir à l’écoute. Une gâterie pour les nombreux admirateurs du légendaire pianiste et les amateurs de musique instrumentale pour guitare, celle-ci avec une légèreté aux antipodes granitiques et abyssaux du colossal Monk .
Baker a aussi enregistré une série de compositions d’Herbie Nichols (Spinning Song – Avan produit par John Zorn), des morceaux d’Ornette ou de Dollar Brand, des standards swing ou be-bop. Une série de duos avec Roswell Rudd, John Zorn, Eugene Chadbourne, Ben Goldberg, Michael Moore, Derek Bailey et un trio avec Alex Ward et John Edwards ont été publiés. Certains de ces enregistrements le sont par Derek Bailey (deux CD’s de duos pour le label Incus) et par Emanem (Outside en solo & Guitar Trios avec Chadbourne et Randy Hutton. Duck Baker figure dans l’album Fencing de John Zorn (Tzadik). Il est l’auteur de nombreux livres, vidéos d’apprentissage de guitare fingerstyle pour différents styles de musiques : folk irlandais, ragtime, jazz swing et moderne… et d’un grand nombre d’albums de musiques traditionnelles. Artiste unique à découvrir d’urgence.

Stop Time Live at Prince Street 1978 Barry Altschul David Izenson Perry Robinson No Business NBCD 163.
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/stop-time

Un rare album avec clarinettiste Perry Robinson (1938 - 2018) rarement enregistré en trio depuis le disque d’Henry Grimes pour ESP (The Call), ici dans le loft d’Ornette Coleman dans Prince Street, NYC et en excellent compagnie. En effet, il est secondé par le légendaire bassiste David Izenson(1932-1979) avec qui Ornette a tourné en Europe et enregistré ses concerts de 1965 au Gyllene Cirkel de Stockholm pour Blue Note et à Croydon pour les A.B.P. , les Alan Bates Productions rééditées abondamment par la suite par Arista Freedom et Black Lion, Intercord et cie… enregistrement intitulé An Evening with Ornette Coleman. Ce trio d’O.C. incluait aussi le batteur Charles Moffett et se trouve aussi au catalogue du label ESP (1003) sous le titre the Town Hall Concert, album considéré comme un bootleg par le management d’Ornette.
Avec beaucoup de veine, s’est ajouté pour ce concert d’un soir et sans lendemain, l’incomparable batteur Barry Altschul, un phénomène du rythme et de la batterie, élève de Charlie Persip, lui-même un favori de Dizzy. Une partie du public afro-américain du free-jazz des années septante trouvait injuste qu’un blanc, comme Altschul, puisse truster les nombreux concerts de Sam Rivers et Anthony Braxton, avec le prodigieux contrebassiste Dave Holland. Et pourtant Barry a été le pilier incontournable du quartet de Braxton de 1972/73 jusqu’en 1978 tout en étant le premier choix des trios « libres » de Sam Rivers, qui tous deux écumaient tous les festivals de ces années folles du free-jazz. Quelques années auparavant, Barry fut le batteur titulaire du génial Paul Bley Trio après le passage de Paul Motian auprès du pianiste canadien. Avec Paul, il enregistra sept albums de ce trio magique où le batteur passait d’une rythmique à la fois précise et relâchée avec une extraordinaire élégance vers le foisonnement du free drumming. Leur bassiste fut, entre autres, Gary Peacock. Cette rencontre met en valeur le lyrisme chaleureux et fugace de ce clarinettiste atypique, un fidèle de Jeanne Lee et de Gunther Hampel et un proche des Brubeck. Jouée librement et spontanément, cette musique d’échanges nous fait redécouvrir ce remarquable contrebassiste qu’était David Izenson à l’époque où il tournait (enfin) avec Paul Motian en personne et le saxophoniste Eddie Brackeen, un autre aventurier du free jazz. Ce trio a enregistré le LP Dance pour ECM et Brackeen, un album Strata East avec Don Cherry, Haden et Blackwell. Juste pour vous situez ces illustres inconnus dans le contexte de la scène d'il y a presqu'un demi-siècle. On navigue ici en plein blues, Perry évoquant au début des mélodies ornettiennes en diable en hommage à son hôte bienveillant et souriant. Le chant volubile et spiralé de Perry Robinson s’envole dans tous les azimuts au bout de canevas mélodiques qu’il étire jusqu’à la pointe de leurs aigus, glissants, forcenés. Le charmeur de serpent. Le drive du batteur est ultra-puissant, complexe et parfois infernal. Il y a de l’Elvin Jones chez cet homme : il adore tourner autour des prythmes et des temps en découpant les figures rythmiques foisonnantes et ambiguës, faisant exprès de se perdre dans un dédale entre swing désinvolte et free grandiose. Les formules rythmiques se métamorphosent à l’extrême limite du swing et le jeu de frappes libertaire les envahit un instant pour rebondir impeccablement sur le temps (mais lequel ?) quelques secondes plus tard. C’est à la fois calculé et hasardeux. Notez qu’il est débarrassé de ses ustensiles percussifs habituels pour se concentrer sur la batterie elle-même. Jouant régulièrement dans le contexte du quartet de Braxton avec l’impeccable David Holland et le trompettiste – bugliste virtuose Kenny Wheeler ou le phénomène George Lewis, il avait tendance à respecter les instructions du leader et de brider quelque peu son jeu par comparaison à la liberté spontanée octroyée par Sam Rivers (cfr Cd d'archives chez No Business). Ici, loin des feux de la rampe des festivals, Barry se lâche, jamme comme un malade et malgré un enregistrement de qualité relative (cassette), on l'entend entraîner ce trio dans une aventure épique, un fracas tellurique, une explosion de joie. Des rythmes latins prennent des dimensions inouïes, le chabada be-bop aux balais se révèle fugace au tournant avant que le déluge se déchaîne. Le grand bénéficiaire et le sorcier de la séance est l’extraordinaire Perry Robinson qui nous gratifie d’une performance délirante, ultra-vitaminée, joyeuse et effervescente. Faire face à un batteur aussi intimidant en surfant sur de telles vagues de rythmes, de frappes et de roulements aussi puissantes que synchronisées de manière aussi diabolique, est autant une partie de plaisir charnel intense qu’un challenge redoutable, stressant. il semble infatigable et superbement inspiré, émoustillé, pris à la gorge, virevoltant dans des enchêtrements complexes de modes et de canevas mélodiques abandonnés aussitôt qu'ils surgissent de nulle part. Cette profusion de rythmes libres et de sons se développe au dépens du contrebassiste, le superbe David Izenson, dont on saisi de belles interventions lyriques. À l’époque, David jouait en trio avec Perry Robinson au sein de l’UNI- Trio avecla participation du batteur Randy Kaye, celui-là même qui fit partie du trio de Jimmy Giuffre (Music For Birds, Butterflies and Mosquitoes et The Train and the River / Label Choice) entre 1973 et 75. Ce serait une excellente idée, pour profiter pleinement de la présence de ce bassiste sensible trop tôt disparu, de publier un album d'UNI - Trio, Randy Kaye étant généralement plus discret qu’Altschul ici. Fantastique album dans une autre vie.

DDK : A Right of Silence Jacques Demierre Axel Dörner Jonas Kocher Meenna meenna-952
https://meenna.bandcamp.com/album/a-right-to-silence

Trois compacts contenant “la même musique » provenant de la même session (Les Cabanes, Tarn, France). Chacun des artistes de DDK, le pianiste Jacques Demierre, le trompettiste Axel Dörner et l’accordéoniste Jonas Kocher ont fait publier leur propre choix sélectif tiré de cette session, des pièces en les ordonnant et les éditant individuellement dans chacun des trois compacts sans rien révéler aux deux autres, cela jusqu’au mix final. Le contenu total de la session excède largement la durée d'un seul des CD's. Conséquence : certaines pièces se retrouvent sur chaque CD, d'autres sur deux CD's et certaines sur un seul CD, pour ne pas faire simple. Présent ici, lee principe de non-influence-dans-le-choix-des-autres. Libre à chacun d’insérer des zones de silence dans le déroulement des pièces ainsi rassemblées. The Right To Silence. Le silence est un ingrédient fondamental de la musique du trio DDK et je dois dire que cet aspect des choses semble organique lorsqu’on écoute des trois CD’s 1/ Jacques Demierre ‘s Choice 2/ Axel Dörner’s Choice 3/ Jonas Kocher’s Choice et en lisant le livret accompagnateur contenu dans le coffret blanc. Le recto immaculé indique DDK A Right To Silence. Je ne vais pas épiloguer sur cette démarche d’édition individuelle des mêmes enregistrements en trio sélectionnée indépendamment avec le principe de non-influence-dans-le choix-des-autres. Ce qui compte est la musique que nous écoutons au travers d’un album digital et d’une installation hi-fi, les narratifs envisagés par chacun d’eux. Elle s’isole de notre perception du temps, de la durée et de l’espace et diverge d’interactions constructivistes imbriquées. On parlera plutôt de juxtapositions ou superpositions momentanées d’actions instrumentales éphémèrement homogènes ou hétérogènes dans le chef de chacun des trois musiciens dans leur propre langage – idiome sonore, le silence étant un élément moteur déterminant. Et le sens de la dynamique, un autre. À certains moments, il semble s’échapper et à d’autres, il s’impose. Jonas Kocher faisant souffler un cluster qui s’évanouit assez vite alors que Jacques Demierre égrène des notes scintillantes, joue d’une touche une corde grave assourdie, le doigt appuyé sur les fils torsadés. Le souffle bruissant du trompettiste, l’air qui agite à peine le pavillon et ses succions extrêmes de l’embouchure dans les ultra aigus contrastent avec l’air lancinant colorant les clapets de l’accordéon et le mouvement nonchalant de sa résonance, son bourdonnement intime souligné par une corde vibrante et bloquée du grand piano produisant ce bruit sourd caractéristique. Ailleurs une vague de notes répétées et résonnantes au piano entraîne des oscillations des extrêmes aigus sursautant de la trompette, rejointes ensuite par des notes tenues ou légèrement tremblantes de l’accordéon jusqu’à ce que le piano se taise et que l’accordéoniste esquisse une idée mélodique. Pour finir, sur sa lancée, Axel Dörner déchire seul le silence… Ce morceau ressemble alors plus à une musique « narrative ». Se révèlent imperceptiblement au fil des plages et des silences d’autres types d’occurrences, de congruences, de silences et … une connivence. Une sensibilité partagée. Est-ce le fait d’Axel, de Jonas ou de Jacques ?
Un autre aspect de leur musique enregistrée ici est la place de chaque instrumentiste dans l’espace face aux micros. Cette situation physique doit sans doute avoir une conséquence sur leur choix personnel à la base de chacun des trois CD’s, leur perception de la musique jouée au moment-même étant tributaire de leur expérience auditive et active dans ce trio. L’un à gauche, l’autre à droite et le troisième au milieu. On peut écouter chacun des trois CD’s à la file sans s’apercevoir que les morceaux se répètent ou même s’enchaînent. Les sons se répandent sans solution de continuité et de discontinuité même lorsqu’ un tutti paisible ou plus intense s’immisce ou surgit. Sur chacune des pochettes individuelles, on peut lire les mêmes titres de morceaux avec leurs minutages différents dans trois ordres différents de 1 à 8 ou de 1 à 10. Enfin peu importe, au lieu de réécouter le même unique disque qui aurait contenu une seule sélection de cette session, nous avons le loisir de nous pencher sur ces trois versions et découvrir une musique différente à chaque CD écouté. Et la perception de la durée change perceptiblement d’un disque à l’autre. L’intérêt de cet album à trois est qu’il s’échappe d’une « catégorie » d’improvisation libre, d’une démarche bien définie pour une tentative de recherche multiple, complémentaire ou en parallèles désunis et dont on se passe de vouloir exprimer précisément sa ou ses définitions. J’apprécie beaucoup, entre autres parce que le définitionnisme et sa vulgate me font rire. Dans quel tiroir mental caser la musique de DDK ? Un genre de musique à lui tout seul à la fois défini par l’enregistrement, qui leur rend ici un grand service, et insaisissable.
PS. Veuillez m’excuser si je n’atteins pas ce qui est requis pour commenter et expliquer cette œuvre. Je suis un critique autodidacte avec une expérience d’écoute exercée au bout de quelques décennies. Je n’ai pas fait d’études de musicologie, de composition, ni même de stage d’improvisation, et aucun cours de chant, étant quand même vocaliste sur scène depuis plus de vingt ans. Mais je peux vous assurer que l’écoute de ce coffret de DDK offre un réel intérêt.

L’île aux Trésors Jean-Marc Foussat & Jean-Jacques Duerinckx FOU Records FRCD56
https://www.fourecords.com/FR-CD56.htm
https://astateofmutation.bandcamp.com/album/lile-des-tr-sors

Première rencontre, premier concert et premier disque. Un phénomène de la musique électronique (DIY : fais-le toi-même) et preneur de sons attitré des musiques libres : Jean-Marc Foussat et un phénomène des anches extrême et du souffle au sax sopranino et baryton : Jean-Jacques Duerinckx. Le son du sax est souvent traité et transformé par l’électronicien tout au long des deux parties de ce concert mémorable (Bruxelles, Haekem Théâtre le 16 mai 2023 26’30’’ et 25’33’’). Les titres : Le trésor d’Il et Elle aux trésors. Contrairement aux albums de Marteau Rouge avec Evan Parker ou des albums de Jean-Marc Foussat avec Evan Parker, Jean-Luc Petit, Urs Leimgruber, Sylvain Guérineau, tous souffleurs, le souffle brûlant de Jean-Jacques est largement incorporé au travail électronique du musicien qui s’en sert comme d’une matière, une source de sons qu’il exploite, trafique et module au sein de son dispositif – pandemonium. Strates, drones, superpositions de fréquences, vibrations de moteurs, résonances, bruitages, échos de voix folles, grésillements, boucles décalées, tumultueuses ou happées par un tourbillon ou aspirées dans un siphon. Laminage, broyage, interférences et parasitages de fréquences et de vibrations…Au début de la performance, on entend clairement le sax sopranino de JJD (le trésor d’il) chercher et explorer la colonne d’air et… ensuite tournoyer avec sa sonorité « normale » chargée d’intensité comme un souffleur de ghaïta du Maghreb…. Cette séquence montre à souhait l’esprit d’à propos de Foussat : des pulsations affleurent naturellement dans le flux électro-acoustique. Le souffle du baryton surgit dans Elle aux trésors après que J-MF récite le texte poétique de Laure où il est question de ville – poulpe, quasi vers la fin. La pochette arbore un détail d’une peinture de Félix Valotton (Marée Basse à Villerville) : plage, flaque d’eau, mer, barques de pêcheurs et nuages bas… Si Jean-Marc Foussat est un preneur de son très expérimenté (il suffit d’écouter les albums publiés par FOU Records pour s’en convaincre) avec de solides connaissances techniques et une belle intuition, il s’affirme comme un total autodidacte, un poète libertaire de l’électronique analogique avec l’aide de sa voix, d’objets, de cloches, d’un piano, ouvert aux échanges libres avec des improvisateurs quellles que soient leur orientation esthétique au sein de la mouvance improvisée « libre » radicale. Son modus vivendi est attaché principalement à la personne, à l’être humain avec qui il partage la scène ou le studio sans idées préconçues. De même, JJ Duerinckx est un artiste inclassable aussi à l'aise dans le free-rock psyché, l'improvisation radicale, la musique écrite, l'électronique et le solo absolu
Une démarche d’ouverture pour une musique à la fois compacte et détaillée, monolithique et inexorablement évolutive.

Flight rvw2349 Georg Wissel Guilherme Rodrigues Michael Vorfeld
https://guilhermerodrigues.bandcamp.com/album/flight-rvw2349

Michael Vorfeld étant un percussionniste sonoriste radical, ses conceptions trouvent un écho dans la contribution de ses deux acolytes, comme on peut l’entendre dans l’introduction de cet album d’un seul élan exploratoire de 32 minutes enregistré le 29 avril 2023 au Petersburg Art Space. Des séquences improvisées s’enchaînent où chacun propose un narratif, une manière de jouer qui s’éloigne ou se rapproche de celles de l’un ou des deux autres, sans pour autant évoluer comme l’habituel trio sax, basse (ou violoncelle) post free-jazz. Le souffle féroce et ultra incisif au sax alto de Georg Wissell peut se retrouver au centre un moment avec les cadences décalées de l’archet puissant de Guilherme Rodrigues alors que Michael Vorfeld secoue ses cymbales ou simplement une pulsation distraite sur une ou deux cordes assourdie. L’instant d’après le jeu du souffleur se fait à peine entendre entre les murmures, frottements et grincements du trio. Ça percute, vibre, flotte, grince à l'unisson, siffle, frotte, harmoniques sauvages, crisse désespérément, occulte, glisse, croasse, étire, intercale des accents, dialogue, sursaute, puis s'étale au bord du silence. On passe inexorablement d'une séquence à l'autre sans crier gare, croisant des figures et des sons contradictoires, on bruite,frictionne, les égosillements du sax se détache, on vocalise de rage et l'archet frictionne des clusters. C'est rondement mené : une traversée d'une multitude d'occurences sonores ... Plus tard, harmoniques d'un tube soufflé, sax lunaire, frottements, mystère, introversion plongée dans les sonorités manipulées sans répit mais en douceur. L'art de la transition, du passage de témoin collectif, de l'arrivée d'un silence révélant des timbres métalliques irréels (Vorfeld !). Une belle réussite digitale en terrain inconnu, finalement ! Cet album est une expression convaincante de cette scène germanique pointue, foncièrement originale qui s’est développée à travers les divers Länder allemands entre Cologne, Mûnster, Brême, Hambourg, Hannovre etc et parmi de petites villes de province. Basée sur l’exploration sonore, l’écoute mutuelle et une intransigeance esthétique couplée avec un profond esprit d’ouverture et de partage. Art spontané autant que profondément réfléchi.

5 novembre 2023

François Carrier Gary Peacock Tomasz Stanko Mat Maneri & Michel Lambert / Marcio Mattos Adrian Northover Marilza Gouvea Stefania Larisa/ Stefan Keune Jeffrey Morgan Martin Speicher Joachim Zoepf/Dry Speed : Joachim Devillé Thomas Olbrechts Dirk Wauters

Openness, François Carrier Ensemble feat. Mat Maneri Tomasz Stanko Gary Peacock & Michel Lambert CD Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/openness

Triple CD « live » paru chez Fundacja Sluchaj, un label polonais exemplaire pour le sérieux de sa production et de ses parutions de musiciens et groupes alléchants. Le label s’est commis à exhumer des sessions inconnues de Cecil Taylor dont sa plus ancienne performance solo jamais enregistrée, un duo avec Tony Oxley, son quintet Européen et deux grands orchestres dirigés par Cecil. Le catalogue foisonne d’albums rares avec une réelle diversité esthétique (Barry Guy, Agusti Fernandez, Ramon Lopez, Joel Futterman, Joe Morris, Guilhermo Gregorio, Vasco Trillia et une kyrielle d'improvisateurs polonais et internationaux). Openness est sans nul doute un de leurs scoops les plus étonnants : imaginez-vous un ensemble avec Gary Peacock, Tomasz Stanko, Mat Maneri et deux routiers du jazz libre du Québec, les inséparables François Carrier aux saxes alto et soprano et Michel Lambert à la batterie, improvisateurs « free » avec une véritable dimension lyrique. Les deux amis trustent de nombreux enregistrements publiés avec des musiciens de jazz / improvisation contemporaine parmi les plus originaux comme les pianistes Paul Bley, Bobo Stenson, Alexander von Schippenbach et Steve Beresford, les bassistes Gary Peacock, Pierre Côté, Jean- Jacques Avenel et John Edwards et même Dewey Redman. C’est dire ! Au crédit de Carrier, lui-même et ses invités prestigieux se jettent à l’eau et se lancent dans l’improvisation libre d’essence jazz basée sur l’écoute avec passion et une grande finesse lors de deux concerts, les 5 et 6 mai 2006 au Théâtre de la Chapelle à Montréal. Surtout, Michel Lambert maintient ici sa démarche de batteur free en rythmes libres, vagues sonores et ponctuations sauvages. Pas question de s’inquiéter de fabriquer un disque commercialisable pour le marché formaté des grandes compagnies « Comme à la Radio ». On échappe au formatage, même à celui, plus audacieux que les autres, du label ECM pour lequel travaillent Peacock, Stanko et Maneri.
C’est Peacock qui introduit le premier morceau (19 minutes) en évoquant brièvement le phrasé de Charlie Haden avant que l’ensemble ne mette en place les rouages et les signes précurseurs de leur entente mutuelle telle qu’elle s’est révélée au cours des treize morceaux suivants. Une sorte d’échauffement et de balisage intérieur des possibilités à exploiter tout au long des deux concerts totalisant deux heures et cinquante-deux minutes avec cinq suites autour des vingt minutes. Les musiciens établissent un compromis entre l’improvisation soliste d’un seul des six musiciens, celle-ci étant souvent agrémentée et entourée discrètement par des interventions calibrées et par petites touches des autres, leurs échanges interactifs subtils ou plus musclés, ou des solos purs comme ceux , magnifiques, de Gary Peacock à la contrebasse (accompagné par Lambert aux baguettes) ou de Tomasz Stanko en suspension par-dessus le murmure de la contrebasse et des cymbales. À ce jeu d’intervention – commentaire subtil, la palme revient à Mat Maneri et son alto microtonal qui suggère la musique Indienne du Nord comme du Sud, Carrier et Stanko n’étant pas en reste. Le trompettiste polonais a une sonorité sans pareille, un phrasé et une aisance mélodique confondante jouant de sa voix feutrée les traits les plus vifs et les plus méandreux. L’idée de François Carrier de réunir Stanko et Maneri dans son F.C. Ensemble est géniale et c’est déjà tout dire combien et comment ce musicien a de la feuille. Il joue avec « ces pointures » de légende en connaissance de cause, de façon légitime. C’est bien ce que je n’aime pas dans le monde du jazz professionnel des festivals et « grands concerts » : réunir des artistes de renom international pour cautionner une tournée, un concert important et une session, faire l’important pour s’attirer les feux de la rampe avec des moyens financiers à la hauteur. Openness n’est que le fruit d’un partage généreux et sans arrière-pensée dans le seul but de créer une musique naturelle qui ait un sens profond.
Et quand on écoute François Carrier, on réalise que c’est un artiste et instrumentiste d’un seul tenant avec une belle énergie lyrique passionnée et une capacité à créer un momentum. Il y a ce crescendo de volutes gouleyantes de plus en plus tendues et intenses jusqu’à la fracture expressionniste d’un court instant. Sa facilité mélodique et son volatile rubato vont du suave intériorisé à l’expression franchement énergique et torrentueuse en passant par de nuancées variations d’intensité sans se départir d’une sonorité superbe. On ne l’entend pas torturer le timbre et la colonne d’air (comme Ayler ou Evan Parker) ou découper minutieusement son phrasé comme Steve Lacy. Mais il étire ses notes en évoquant un peu les micro intervalles (72 dans un seul octave) de Mat Maneri ou les substrats harmoniques très particuliers de Tomasz Stanko. Dans cette suite impressionnante d’improvisations collectives vous trouverez pléthore de duos, de trios sous la forme de beaux dialogues, des introductions ou des interludes en solitaire en forme d’invitation à celui des autres compères qui se sent le plus inspiré à rejoindre le soliste. Plutôt qu’une « polyphonie », on a affaire à une « hétérophonie » empathique : chaque trame individuelle est interconnectée à celles des autres par de subtils détails, inflexions, affects, nuances modales, couleurs, intensités, dynamique. Le dosage et les alternances de leurs interventions sont tout à fait remarquables, malgré quelques menues longueurs. On entend un public à l’écoute, entièrement ravi et dans une confiance mutuelle avec les musiciens. Ceux-ci se sentent pousser des ailes en donnant le meilleur d’eux-mêmes avec une grande concentration face au challenge permanent. Il arrive que le free extatique surgisse ci et là et son impact est décuplé face à la musique « de chambre « raffinée » développée au fil des morceaux. Elle évolue comme en apesanteur suspendue dans l’espace « arythmique » ou par-dessus les frottements des balais de Michel Lambert ou conjointement aux doigtés libres de Gary Peacock. Sa contrebasse est un délice jouant les notes qu’il faut sans en rajouter avec un sens unique du timbre, du temps et de la vibration aussi simple que sophistiqué, ses « solos » se révélant des pièces d’une consistance inventive. Tomasz Stanko nous livre ici un testament sans entrave tout en sinuosités et intervalles inversés, comme le grand original qu’il est. On ne s’en lasse pas une seconde. Les passages mystérieux vif-éclair de Mat Maneri n’en acquièrent que plus de force et d’étrangeté avec ses spirales sinusoïdales, à la fois familier et contrasté en la compagnie de musiciens plus « conventionnels » situés bien loin des arcanes de son univers microtonal magique. Mais cette différence partagée fonctionne le mieux du monde grâce à cette profonde écoute mutuelle.
Devant tant de jouvence et d’alégresse, vous me voyez ravi, rassasié, éberlué, conquis , comme si j’avais traversé le miroir d’Alice. Félicitations à Maciej Karlowski et à François Carrier pour cette publication inattendue !

Marcio Mattos Adrian Northover Marilza Gouvea Stefania Larisa Intertwined Digital
https://adriannorthover.bandcamp.com/album/intertwined

Une belle combinaison d’instruments : le violoncelle et la contrebasse piccolo + electronics de Marcio Mattos, le saxophone alto ou soprano d’Adrian Northover, la voix de Marilza Gouvea (trois artistes Londoniens) et le violon de Stefania Larisa (Bari Italie). Intertwined, le titre de l’album, exprime bien la sensation reçue à l’écoute de ce curieux album.
Marilza Gouvea, vocalise un scat sauvage, fluide et expressif, ou tétanise son gosier en en extirpant / éructant des bruitages et des phonèmes bruts, des murmures dans une langue inconnue. Ailleurs, ce sont de véloces articulations de pulsations vocales trépidantes d’un charme inouï. Le violoncelle de Marcio Mattos contribue à créer une ambiance mystérieuse en sollicitant des techniques alternatives, musardant intuitivement dans son imagination, ses réflexes, et avec les possibilités sonores et expressives de l’instrument. Son archet sert à tout (frappes, grincements, sifflements, spirales, frottements en tout genre et mélodies tordues et décalées). Ses pérégrinations trouvent un écho contrasté chez la violoniste Stefania Ladisa. Celle-ci crée des contrepoints, des interactions semi-concertées ou des fuites en avant où chacun semble jouer de son côté. Son imagination est tout aussi fertile que celle du violoncelliste, mais avec un peu de minimalisme et de tourneries organiques. À la contrebasse piccolo, les doigts crochus et arachnéens de Mattos grignotent les cordes en sourdine, piquetant la touche. On entend d’improbables crissements…des chocs … Ces différentes options contribue à des narratifs complexes, des trames renouvelées presqu’à chaque instant, étirant les sons jusqu’à ce qu’ils s’éloignent de toute référence instrumentale vers l’inconnu bruitiste. Le jeu de la violoniste à l’archet ondoie, oscille et virevolte en boucles où viennent se lover d’éventuels souffles en respirations circulaires d’Adrian Northover toujours aussi discret qu'efficace. La voix de Marilza incarne une multitude de personnages, de génies ou de fées dont l’expression se déguise dans des occurrences les plus insolites, extrêmes, familières ou extraterrestres. La coexistence mutuelle de ce quartet défie nos sens, la perception de sa musique suggère des idées inexplicables à notre imaginaire et par notre culture auditive face au délire ludique de leur infinie quête sonore. . No man’s land ou territoires intérieurs où la pensée s’échappe dans la musique immédiate et spontanée et tous ses sortilèges.

The Laws of William Bonney Saxophone Quartet 1993 – 2007 Stefan Keune Jeffrey Morgan Martin Speicher Joachim Zoepf CD Acheulian Handaxe
https://handaxe.org/album/the-laws-of-william-bonney

Après bien des années, ces quatre saxophonistes allemands (ou basé en Allemagne) pensent finalement à publier un témoignage de leur quartet d’improvisation aux saxophones. Stefan Keune, Jeffrey Morgan, Martin Speicher et Joachim Zoepf ont une longue expérience d’improvisateurs radicaux au cœur de la scène germanique, focalisée sur l’expérimentation sonore collective en s’associant avec de nombreux autres artistes provisoirement ou sur le long terme. À les écouter par le truchement de The Laws of William Bonney, on songe aux premiers albums du Rova Sax Quartet (Cinéma Rovaté), mais en plus « extrême ». Numérotés de 1 à 11 en chiffres romains pour chaque titre avec l’année d’enregistrement (1993, 1998, 2006, 2007), les morceaux présentés ici sont (assez) courts : de 2 à 4 minutes et deux pièces atteignent 6 et 7 minutes, de manière à ce que vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer. En effet, cet enregistrement est une somme de « techniques alternatives » et de trouvailles sonores imbriquées dans une coexistence créative. Peu importe de savoir reconnaître qui joue quoi. Souffles ténus, prises de bec, vibrations détimbrées de la colonne d’air, vocalisations, effets de souffles, articulations pointillistes, spirales fragmentées, scories, crissements, spasmes, chocs, harmoniques, pépiements au bord de l’audible, respiration circulaire, fragments mélodiques, notes tenues, glissandi. Création de formes. Toute la gamme des sonorités d’avant-garde possibles post free-jazz mises en commun dans des improvisations serrées, imaginatives et souvent surprenantes par leurs correspondances et leurs imbrications. Dans un choix très sélectif parmi de nombreux enregistrements de concerts et de répétitions, les musiciens ont tenu à publier les morceaux ou extraits parmi les plus significatifs par l’interaction et l’esprit de suite, l’ingéniosité spontanée et le sens du timing, etc…
Question références. Joachim Zoepf a enregistré avec Günther Christmann et Vario, Conrad Doppert, Joker Nies et Wolfgang Schliemann, Marc Charig, Hans Schneider, Paul Hubweber et Ensemble 2INCQ. C’est un super clarinettiste basse. Stefan Keune, avec Paul Lytton, Paul Lovens, Hans Schneider et Achim Krämer, John Russell, Steve Noble et Dom Lash. Il fait tout récemment partie de King Übü Orchestrü et d’X Pact n° 2. Jeffrey Morgan, avec Joker Nies, Mark Sanders et Peter Jacquemyn, Peter Kowald, Paul Lytton, Lawrence Casserley, Bert Wilson. Martin Speicher, avec Michael Vorfeld, Georg Wolf, Hans Tammen, Martine Schuppe et Frank Ruhl. Rappelons aussi l’existence du trio de sax de Philippe Lemoine, Michel Doneda et Simon Rose, Bows and Arrows. Si le saxophone est l’instrument fétiche de l’improvisation et du free-jazz, il faut signaler qu’un quartet de saxophones est une denrée rare qui change tout à fait de l’ordinaire. Ce que démontre brillamment The Laws of William Boney.
Pour se faire livrer cet album, il faut contacter les musiciens eux - mêmes, car le label Acheulian Handaxe et son compte Bandcamp est localisé à New York (le guitariste Hans Tammen) avec la conséquence que les frais d'envoi sont devenus prohibitifs et que certains pays de l'U.E. appliquent des taxes et frais de dossiers de douane qui dépassent souvent le prix d'un CD.

Indium Dry Speed : Joachim Devillé Thomas Olbrechts Dirk Wauters bythebluestofseas - LP Vynile
https://bythebluestofseas.bandcamp.com/album/indium
Il y a bien des années et des années, j’ai croisé et rencontré des trois gars réunis sous la bannière de Dry Speed, un trio de free-jazz instantané véhément et énergiquement brut et speedé dont la particularité était d’être aussi des artistes graphiques. Les deux plus jeunes Joachim Devillé et Thomas Olbrechts, frais émoulus de St Lucas. Le batteur, Dirk Wauters leur aîné d'une génération et artiste créateur jusqu'au bout des ongles, faisait tournoyer ses baguettes sur les fûts et cymbales propulsant à tout va deux "alors" débutants : Joachim à la trompette et Thomas au sax alto avec de l’énergie à revendre éructant dans leurs binious comme s'ils allaient metre le feu au plancher de la scène. Comme on sait, j’étais assez versé dans le territoire plus introspectif exploré par les improvisateurs British comme Derek Bailey, John Stevens, John Russell, Paul Rutherford, Phil Minton et leurs collègues germaniques Günter Christmann, Paul Lovens, Wolfgang Fuchs etc… donc, j’étais friand d’une musique détaillée, exploratoire, interactive, plutôt qu’éruptive et « rentre dedans » comme celle de Dry Speed des débuts. Voici que je retrouve Dry Speed dans cet album avec une direction musicale bien différente et une maturité conceptuelle et sonore. Plus méthodique, basée sur la recherche de sons et la mise en commun de timbres et sonorités focalisées, un sens de l’espace, de l’écoute mutuelle, du bruitisme, une expression qui se rapproche des murmures avec des sons ténus et manipulations alternatives des instruments. Aux trois instruments cités, s’ajoutent le marimba et d’autres ustensiles percussifs (Wauters), la guitare électrique, les effets et le bugle (Devillé) et le prepared post horn. Et donc s’écoule six improvisations bien distinctes au niveau ambiance et caractère sonore et imaginatives. Dans Exodium III, Dirk joue finement de la batterie en suggérant rythmes et pulsations de manière économique et subtile. De même, dans Amygdala il emmène le trio avec ses roulements enchaînés avec art, les deux autres soufflant « sourdement » des notes tenues et en sourdine en crescendos successifs pour petit à petit grogner, ahaner en flottant par-dessus les frappes isorythmiques croisées du batteur. S’insèrent valablement des sons préenregistrés, me semble t-il, et la guitare est actionnée comme une source sonore bruiteuse à certains moments. Ce qui pourrait ressembler à un bric-à-brac informel se révèle comme une démarche cohérente intégrant merveilleusement les apports personnels de chacun. Clockwork sonic marvel. Une free-music conçue avec originalité, maîtrisée à souhait et se détachant clairement de la mouvance du free-jazz en direction d’un No Man’s Land sonore qui fera la joie d’un public ouvert sur l’expression musicale radicale.