21 novembre 2023

Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel/ Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec/ Cécile Broché Russ Lossing & Satoshi Takeishi/ Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy

Canaries on the Pole Jacques Foschia Mike Goyvaerts Christoph Irmer Georg Wissel It isn’t Really what It’s Like. Acheulian Handaxe AHA 2306
https://handaxe.bandcamp.com/album/it-isnt-really-what-its-like

Ce n’est pas vraiment ce à quoi ça ressemble. Les Canaries on the Pole existent depuis 22 ans et des dizaines de concerts. C’est sans nul doute le groupe d’improvisation libre dont j’ai assisté et écouté le plus grand nombre de concerts sans jamais me lasser. Loin de là. Violon : Christoph Irmer de Wuppertal. Clarinette et clarinette basse et shakuhashi : Jacques Foschia de La Drôme. Percussions : Mike Goyvaerts de Vilvoorde. Sax-alto augmenté et clarinette : Georg Wissel de Cologne. S’ils ont un son de groupe aisément identifiable, les Canaries on the Pole aiment à musarder et s’égarer dans les broussailles et les futaies de leur imagination en traquant réflexes et sons inouïs. Dans le cheminement incertain du fil de leurs improvisations instantanées, ils aiment à égarer l’auditeur avec de menus détails expressifs, des trouvailles sonores, ou bien leur indiquer une issue de secours partagée entre sarcasmes ludiques et une ineffable innocence. On y décèle le goût discrètement microtonal du clarinettiste basse dans des intervalles curieux entre chaque note, ses jongleries de flûtes en bambou percutées, divers grattages et picotages pointillistes du violoniste, le souffle oblique du saxophoniste alto quand le bec est fiché droit dans le corps de l’instrument, un peu de souffle circulaire, espaces de silence où murmure un instrument à vent au le sifflement de l’archet, des frottements et grincements, divers sur la grosse caisse avec des ustensiles : grattoir, grille de four, racloir, tubes pliables, moteur, frappes éparses, ou sons isolés conclusifs. Il faut assez souvent tendre l’oreille quand le volume sonore est réduit à sa plus simple expression et que chacun semble s’octroyer toutes les libertés en tout indépendance. En fond sonore , une harmonique ténue s’échappe du shakuhashi lorsque le silence les a rattrapés. Souffle lunaire et détaché, voire erratique d’un des deux souffleurs. Ou bien leurs berlues dans des gammes indéfinies et lunatiques coïncident sans que ce soit prémédité ni l’effet du hasard. Un kaléidoscope canaille un peu farceur et surtout ludique, cocasse, regard en coin les yeux baissés. Une tige métallique rebondit sur l’anche du sax alors qu’une chaînette est déplacée sur la peau du tambour recouverts d’objets. Jeu visuel autant que sonore. Un brin de je m’enfoutisme ou un sérieux brièvement emprunté de concertiste déconcertant. Mais le mouvement peut s’accélérer dans une interactivité zig-zagante, l’archet tournant sur lui – même dans des entrecroisements de spirales centripètes ou l’articulation du souffle devient frénétique, croassante, mordante.. alors que les frappes col legno tutoient divers recoins du violon. Le batteur excelle à placer ses interventions délicates e avec objets ou jouets au moment le plus opportun en écho au silence induit par le geste sonore péremptoire d’un des participants qui tous s’arrêtent brusquement de jouer comme un seul homme. Une dose ou deux de minimalisme, des zestes de folklore imaginaire, un substrat de musique ethnique, des égarements pointillistes, des unissons imprévisibles, Schönberg déniaisé et subitement la rage de jouer. Un des quatre s’impose par-dessus les autres pour une ou deux minutes pour s’excuser de vous avoir fait attendre, mais quoi ? Une comédie naturelle rarement prévisible. Troisième album. Un groupe d’improvisation libre unique en son genre lequel incarne le fondement même de cette musique. Il s’agit de jouer à jouer.

Daunik Lazro Benjamin Duboc Mathieu Bec Standards Combustion Dark Tree DT18
https://www.darktree-records.com/daunik-lazro-benjamin-duboc-mathieu-bec-%E2%80%93-standards-combustion-%E2%80%93-dt18

C’est bien le troisième album de Daunik Lazro avec le contrebassiste Benjamin Duboc pour le label Dark Tree. Les deux premiers étaient concentrés sur l’improvisation libre sonore interactive. Ici au sax ténor et avec Mathieu Bec à la batterie ! Et comme le titre Standards Combustion le laisserait supposer, il ne s’agit pas de Standards « jazz » habituels, mais des reprises originales et assez fidèles à l’esprit de morceaux intemporels d’Albert Ayler (Ghosts et Mothers), de Steve Lacy (Deadline), de Wayne Shorter (Nefertiti) et de John Coltrane (Vigil et Love Supreme). Ces morceaux sont parsemés d’une composition de Daunik Lazro , Line up for Lacy et de deux pièces signées Bec - Duboc - Lazro : R.Métégal et Tight Rope.
Ma réaction à propos des hommages à X, Y, Z que ce soit John Cage, Bill Evans, Monk ou Miles Davis etc… : l’artiste a-t-il quelque chose à exprimer lui – même, sa musique ? Ou est-ce un argument de vente, une facilité ou une œuvre de commande ? Il y a tellement de musiciennes et musiciens fantastiques et originaux à écouter et découvrir que bon …. Dans le cas précis de Daunik Lazro, un pionnier incontournable du free en France, artificier du sax alto et cracheur de feu peu commun, passé au sax baryton, il y a quelques motifs très justifiables parce que cette musique, Ayler, Lacy et Coltrane ont balisé et catalysé sa passion de toute une vie d’artiste, se battant contre vents et marées, au cœur de la tempête de la free-music. Et ses deux acolytes sont des allumés notoires.
Ghosts est joué fidèlement à la mélodie du thème et très chaleureusement avec ces harmoniques déchirantes proches de celles d’Albert Ayler, comme d’ailleurs peu le feraient. Mathieu Bec, approché au sujet de ce nouvel album, m'a déclaré s’être mis à jouer sur le champ, sans avoir pu faire la moindre recherche sur le morceau d’Ayler, dont les premières versions figurent sur les albums Spiritual Unity (ESP 1002 – juillet 1964) et Prophecy (ESP 3030 enregistré un mois plus tôt au Cellar Café). Il aurait été intéressant de tenir compte mentalement de la partie de batterie toutes en vagues sonores jouée par Sunny Murray et du rôle de la contrebasse de Gary Peacock et ses doigtés en zig zag si particuliers. Mais curieusement, si Mathieu joue spontanément free dans ce morceau (un peu comme Rashied Ali mais avec un moins fort volume), le batteur a utilisé certaines frappes semblables à celles de Sunny ! Leur Ghosts met ici les pendules à l’heure et l’auditeur directement sur orbite. En fait, l’intérêt est de jouer sincèrement cette musique comme elle doit l’être tout en l’adaptant spontanément à l’état d’esprit actuel, à la situation émotionnelle et le parcours de vie du musicien, à son expérience et son vécu. La sincérité, la reconnaissance et l’amour pour ces aînés qui nous ont tout donné sans jamais rien calculer, sauf pour ajuster leurs possibilités sonores et musicales et la technique intimement personnelle de leur instrument à leur message esthétique et leur rage de vivre.
Et cette session est bien révélatrice à ce sujet. Il suffit d’entendre comment est rendu Nefertiti en mode free tout en énonçant le thème avec des accents et des suspensions proches de ceux du maître, suivi par une charmante envolée. Leur version de Deadline (composition jouée par Steve Lacy en solo, cfr le Live de 1975 publié par SAJ) décline bien des éléments et l’esprit de la musique de Lacy. Vigil : Mathieu démontre qu’il a un vif souvenir d’Elvin Jones jouant ce morceau au travers de détails dans ses frappes et roulements sur la caisse claire et le tom. De même, le chant de Lazro laisse s’échapper des volutes et imbrications de notes de ce morceau enregistré en duo par Coltrane et Elvin sur l’album Kulu Se Mama, que Daunik a écouté cent fois … La version de Love (Supreme) est jouée ici en rythmes libres et avec une sonorité et une intonation voisine (et imaginaire) de celles qu’adopterait un Jimmy Giuffre (« joue free »). Il s’agit de « relectures » vivantes, chargées d’émotion et sans esbrouffe : elles distillent des éléments essentiels de la musique de nos héros les plus chers, dans une autre réalité avec un autre vécu. Et dans les traces de ces morceaux de légende qui suintent de leurs réinterprétations émues, on découvre la moëlle, des intonations, des injonctions secrètes issues précisément d’ écoutes amoureuses, répétées, intensives et de très nombreuses tentatives passées d’avoir joué ces thèmes et improvisé en cherchant indéfiniment leur sens profond, la matière même de l’amour. Aussi une belle volonté de construction collective dans R.Métégal et le très court Tight Rope. Bref, un beau projet pour souligner les marques profondes que ces artistes disparus ont laissé dans notre âme et notre esprit.

3D@Paris Cécile Broché avec Russ Lossing & Satoshi Takeishi discusmusic 156CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/3d-paris-156cd-2023

Cécile Broché est une spécialiste du violon électrique, compositrice et improvisatrice expérimentée. Quelques concerts m’ont franchement convaincu par sa capacité à exploiter les possibilités de l’amplification électrique, depuis le « grain » sensible du frottement de l’archet et sa vocalité jusqu’aux extrêmes stridences avec conjonction d’effets électroniques survoltés ou tourneries obsédantes. Dans cet opus en trio avec le pianiste Russ Lossing (piano, fender rhodes et orgue hammond) et le batteur Satoshi Takeishi, Cécile nous convie à un itinéraire parisien à travers ses quartiers et lieux chargés d’histoire et de souvenirs, ses moments vécus et impressions d’éternité, d’hier et d’aujourd’hui ou de lendemains qui chantent. Une suite de 20 pièces évocatrices, cartes postales, flashbacks ou instants gravés dans la mémoire. Lully en rêve ou cauchemar, Arrivée à la Gare du Nord, stations de métro (St Paul, Saint Sulspice, Saint Fargeau), Barbès, République, Bastille, un bar à Belleville, La Conciergerie, Sous le pont Mirabeau Coule La Seine. Cécile Broché en a écrit la musique et conçut sa mise en scène au fil de la durée de l’album. L’oeuvre a été jouée à Paris en surround avec huit speakers et incorpore des bruits de la ville, des rumeurs de la rue, du passage saccadé du métro, de voix saisies sur le vif…
Takeishi a travaillé avec Rob Brown, Braxton, Dave Liebman, Anthony Coleman, Robert Dick et nombre de jazzmen contemporains parmi les plus réputés. Russ Lossing a enregistré avec Paul Motian, Mark Dresser, Gerry Hemingway, Samiuel Blaser etc… Son Russ Lossing Trio s’impose comme une référence dans la scène jazz con.temporaine (label Hatology - Ezz-thetics). Avec de tels collaborateurs, la musique se développe et se métamorphose dans une suite impressionnante de tableaux, d’actions, d’impressions dans un univers musical multiforme. Se croisent l’efficacité de mélodies entêtantes, des rythmiques dynamiques au croisement du « post-rock » un peu « prog » et du jazz louvoyant entre binaire et ternaire, des surprises sonores imaginatives, électriques, et une nostalgie d’instants perdus. Cette narration découpée comme un collage inventif retrace une pérégrination à la fois vécue et imaginaire au cœur de la ville-lumière, aussi familière que sa dimension gigantesque nous fascine jusqu’à ce qu’elle fatigue nos sens. Le passé, la vie de tous les jours et l’instant présent se fondent dans la conscience. La durée éclatée et l’écoulement narratif de ce reportage d’ambiances et de sonorités ressuscite bien des impressions de la vie urbaine que traversent les saltimbanques de la musique d’aujourd’hui.
PS : Saluons le travail de Martin Archerdu label Discus music ouvert sur un grand éventail rassembleur de musiques créatives, entreprise où de nombreuses démarches musicales se côtoient à profusion

Laurent Rigaut et Jérémie Ternoy : Quatre albums vinyles sans titre publiés n° 1 à un exemplaire, n°2 à deux exemplaires, n°3 à quatre exemplaires et n°4 à 20 exemplaires (sic !) tous autoproduits et gravés chez un artisan. Pochettes bricolées, voir ci-dessous !

Il ne reste déjà plus beaucoup de disques disponibles surtout parmi les trois premiers, vu que j’en ai acquis trois (merci Laurent pour le troisième, une copie du 4). Mais je n’ai pu résister après un concert mémorable!
Jérémie Ternoy est un excellent pianiste qui, déclare-t-il, aime beaucoup Oscar Peterson et le saxophoniste ténor et alto Laurent Rigaut, un sérieux « client » matière anche et souffle, fait allégeance à Albert Ayler. La musique du duo de haute facture s’ébat dans le domaine du free-jazz improvisé sur la base d’une pratique musicale intense et fort expérimentée. L’abattage de Laurent Rigaut au sax ténor est irrésistible : une sonorité puissante, mordante, une articulation qui ne se prive pas de doigtés croisés ébouriffants mâtinés de doubles détachés faisant exploser les notes (proches d’un Evan Parker), un solide sens mélodique et un goût subtil du dialogue inventif. Jérémie Ternoy, s’il a un profond bagage musical pianistique, n’hésite pas à jouer dans les cordes en les bloquant, balancer des strates décalées de clusters bien choisis avec un sens polyrythmique constructiviste et démultiplier les imbrications d’accords dissonants en jouant avec les tonalités. Une musique qui épouse différents états d’âme et relaie leurs idées dans un flux énergétique toujours renouvelé. J’ai pu assister à leur prestation au Mini – Festival Resonare à Jette le 18 novembre dernier, c’était étincelant ! Bref, faut-il penser que ce duo a fait graver une ou deux copies de leurs œuvres sur vinyle au même rythme que le nombre restreint d’éventuels concerts auquel ils semblent pouvoir prétendre avec l’état de la scène actuelle et ses présupposés ? Fort heureusement, ces deux Lillois ont pu compter sur la Malterie pour enregistrer leur musique durant la pandémie et nous livrer ces quatre albums en édition super limitée. Bref, ce qui ne se compte pas sur les doigts d’une main, c’est leur foi, leur énergie et leur savoir-faire vécu. L’authenticité. Leur sens de la narration dans le fil de leurs improvisations, seconde après seconde, est un de leurs points forts parmi d’autres. Dans leur musique, ll se passe bien des choses, des écarts, des sursauts, des silences brefs, des effets, des sonorités arrachées à la colonne d’air, des résonances de fragments d’accords mourant dans la caisse de résonnance. Bien sûr, quelques très grands artistes de « notre » musique les surpassent, mais avec mon expérience d’organisateur de concerts et de festivals, je n’hésiterais pas moi-même à les programmer au cœur d’un festival d’envergure. Des esprits ouverts et des oreilles curieuses y trouveraient plus que leur compte, c’est un super duo dont l’écoute et la présence s’imposent irrévocablement avec un répertoire spontané très étendu par ses formes instantanées et ses trouvailles. D’ailleurs, Jérémie ne s’atermoie jamais et Laurent est rigaulau !

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