7 juillet 2022

Philipp Wachsmann Martin Hackett & Emil Karlsen/ Jaka Berger & Jure Borsič/ Gerard Lebik John Edwards Paul Lovens/ Ivo Perelman Christopher Parker William Parker & Chad Anderson

Philipp Wachsmann Martin Hackett Emil Karlsen TERN FMR CD626-0422 Bead BDCD16
https://emilkarlsen.com/tern
https://beadrecords.bandcamp.com/album/in-air

Emil Karlsen s’affirme de plus en plus comme un des percussionnistes qui comptent dans la scène Britannique, même s’il est Norvégien. Pour notre chance, il est en train de poursuivre le travail de Phil Wachsmann avec Bead Records, le label attaché à ce violoniste depuis 1974 et que votre serviteur a suivi numéro par numéro la moindre de leurs publications. Tern est le dernier né du label Bead en CD ( n°16). Ces derniers années, on avait eu droit à de superbes duos de Phil Wachsmann avec les percussionnistes Martin Blume, Roger Turner ou Paul Lytton. J’adore particulièrement « August Steps » avec le contrebassiste Teppo Hauta Aho, décédé récemment. On a entendu Emil dans des enregistrements de duos avec le saxophoniste Ed Jones, le pianiste Matthew Bourne, avec Phil Durrant à la mandoline ou en trio avec John Edwards et Adrian Northover. Voici sans doute son projet le plus audacieux au niveau formel : un trio avec l’électronicien Martin Hackett dont c’est un des rares enregistrements ou peut -être le premier témoignage de son activité remarquable d’improvisateur électronique.... et Phil Wachsmann au violon mâtiné d’électronique. Tern est un excellent témoignage de l’improvisation décalée et détaillée des British où l’accent est mis sur la dynamique, l’utilisation sporadique du silence et d’un jeu restreint avec une multiplicité d’options ludiques et un regard en coin sur les choses. Utilisant un antique Korg MS 10, Martin Hackett s’insère méthodiquement de manière erratique et subliminale presque basique face au jeu restreint du percussionniste étonnamment discret et mesuré sur ses peaux, woodblocks et accessoires dont il joue légèrement du bout des baguettes sans vraiment « frapper ». Quant à Phil Wachsmann, il manie les concepts weberniens avec une forme d’humour pince-sans-rire et des touches minimalistes de quelques notes surprenantes de concision par leur sens du timing. Ses pizzicati semblent hésiter par l’usage pointilleux d’effets électroniques et de boucles étrangement décalées. Son expérience d’improvisateur est universelle (Chamberpot, Fred Van Hove, Tony Oxley, Derek Bailey, Evan Parker, Iskra 1903 ave Paul Rutherford et Barry Guy, Lawrence Casserley, Paul Lytton, Wolfgang Fuchs, Radu Mafatti, Stellari Quartet). Le batteur excelle à décliner la puissance de sa frappe et la densité des sons dans de menus détails. Les trois improvisateurs entretiennent des manières de dialogues intuitifs et pointillistes questionnant sans relâche la patience de leurs comparses avec des astuces ludiques peu descriptibles mais descriptives d’un état d’esprit dadaïste instantané virant aux cadavres exquis surréalistes. Une démarche à la fois hyper joueuse et très réfléchie au niveau des concepts formels tendant à un équilibre instable permanent et une notion très aérée du stop & start. Pas d’excès virtuose dans ces deux sessions, la première provenant d’un concert dans la série Sounds Like This à Leeds (1 et 2 en mars 2020) et la deuxième consistant en trois improvisations de studio enregistrées par Phil Wachsmann en décembre 2019. Cette deuxième session sonne de manière différente que celle captée en live, les musiciens étant plus concentrés sur la recherche sonore et un peu moins dans l’architecture spatialisée et l’aspect ludique des échanges.

Shoe & Shoelace Life in a Shoebox Jaka Berger & Jure Borsič zvocniprepihi
https://zvocniprepihi.bandcamp.com/album/shoe-shoelace-life-in-a-shoebox

Jaka Berger est un curieux percussionniste et improvisateur contemporain qui ajoute des préparations, un synthé modulaire et un live sampler. Son précédent album solo BRGS était bien intrigant et franchement radical et c’est avec curiosité que j’écoute cet opus en duo avec le saxophoniste – clarinettiste Jure Borsič dont la pochette gribouillée par le graphiste Matej Stupica défie le bon sens de la lecture. On retrouve son travail de graphiste sur le label Slovène sploh , hautement recommandé, label qui vient de publier un autre album de Jure Borsič avec Jost et Vid Drasler. Dans cette boîte à chaussures, les deux musiciens tentent avec une certaine réussite de faire coexister plusieurs points de vue – orientations musicales : le batteur se partage entre un drumming free polyrythmique décalé sur lequel le souffleur surfe avec une articulation free expressive en sollicitant vocalisations et dérapages sonores et les possibilités de son sampler. Ses frappes cadencées en saute-moutons s’émiettent avec les bruissements et micro frappes sur les ustensiles explorant les surfaces de son installation alors que son acolyte inspire et sussure avec subtilité dans son bec. On entend clairement qu’il s’agit d’un enregistrement live (au Club Metulj à Bistrica Ob Sotli). Au fur et à mesure, que le concert avance dans le temps, la musique s’intensifie dans la pertinence des détails et de l’intensité créative. Jure Borsič explore les suraigus de son sax soprano et on entend aussi d’autres interventions simultanées au saxophone. Je suppose qu’il s’agit du live sampler de Jaka Berger, lequel démontre une véritable aisance dans la percussion improvisée en multipliant et articulant les occurrences sonores de son matériel composite – hybride fait de nombreux accessoires répartis aux quatre coins de son kit. Hybride aussi, l’esprit et la pratique de leur musique, le souffleur régurgitant adroitement des éléments de la lingua franca du saxophone jazz aventureux. À d’autres moments, planent des effets sonores provenant de sources électroniques et une dose d’écho mettant en valeur des notes du sax et des effets de cymbales évoquant le chant des baleines ou des atmosphères … planantes. Ailleurs, le live sampler et le saxophone se collisionnent dans des prises de becs sauvages ou couinantes alors que le batteur altern Une tentative réussie d’amalgamer des démarches sonores diversifiées, pointues ou anecdotiques dans un moment de concert déconcertant avec quelques surprises.

Lepomis Gibbosus Gerard Lebik John Edwards Paul Lovens Fundacja Sluchaj FSR 12/2021
https://sluchaj.bandcamp.com/album/lepomis-gibbosus

Curieux poisson que cet album, si on en croit le titre ! La musique de Gerard Lebik est parvenue à mes oreilles avec deux intrigants opus publiés par les très pointues inexhaustible editions, an alphabet of fluctuation (ie-042) avec Burkhard Beins et psephite (ie-020) avec noid dans lesquels il est crédité respectivement "pd, ppooll, zopan generator et sound objects". Donc plutôt artiste sonore électro-acoustique qu’instrumentiste proprement dit avec une dimension conceptuelle et quasi-minimaliste austère. Avec surprise, on lui retrouve un peu cette attitude au saxophone ténor dans ce trio d’improvisation libre plus « conventionnelle » en compagnie de deux des plus fascinants musiciens de la planète improvisée européenne : le contrebassiste John Edwards et le batteur Paul Lovens. Enregistrées en avril 2015 au Festival de Jazz de Lublin , quatre improvisations intitulées A, B, C, D s’étalent avec une merveilleuse nonchalance sur des durées « moyennes » et respectives de 14:08, 9:01, 9:40, 10:40. On sait que les organisateurs de festivals, aiment à réunir des virtuoses incontournables afin de maximaliser le taux d’entrées et le prestige de leur événement. Gerard Lebik n’est sûrement pas un saxophoniste époustouflant, mais plutôt un improvisateur sensible qui décortique patiemment les réactions sonores de son saxophone et de la colonne d’air en l’étirant et la malaxant par le truchement de morsures au niveau du bec et de faux doigtés, vocalisations empressées, fragments de mélodies rêveuses et une articulation rageuse qui évoque plus qu’agréablement l’Archie Shepp du Live at Donaueschingen en 1968, concert historique où un très jeune Paul Lovens fur médusé dans l’assistance. D’un point de vue équilibre des forces, la présence d’un souffleur moins expansif, pas le genre « leader dominateur » donne un avantage d’espace et d’écoute (pour l’auditeur) au percussionniste et à toutes les particularités spécifiques de son jeu, un vrai régal. Cette remarquable alternance est superbement complétée par la présence intelligente et subtile du contrebassiste John Edwards et la variété constructive de son jeu. L’écoute mutuelle est très ressentie et partagée, point fort de ce trio occasionnel. Il y a des années que Paul Lovens à dû se départir de ses envolées et rafales de frappes tous azimuts sur ses caisses, cymbales et accessoires perpétuellement en mouvement dans tous les coins et recoins de son installation. Son jeu devenu nettement plus épuré, sollicite moins une gestuelle acrobatique et beaucoup plus un art consommé du sonore, de l’expressivité de chaque touche calibrée à l’infini avec un sens de la dynamique incluant un sens de la rythmique qui défie les sens et les sensations. Comme si l’artiste faisait le point sur le travail d’une vie au hasard d’un festival, car pour Lovens qui a stoppé définitivement de se produire, le moindre moment compte. Bref, ce Lepomis Gibbosus est tout à fait recommandable pour l’infinie poésie qui s’en dégage.

Magic Dust Ivo Perelman Quartet avec Christopher Parker, William Parker & Chad Anderson Mahakala Music
https://mahakalamusic.bandcamp.com/album/magic-dust

Un nouveau quartet d’Ivo Perelman avec lui-même au saxophone ténor, William Parker à la contrebasse et au shakuhachi, Christopher Parker au piano et Chad Anderson à la batterie sur le label Mahakala Music de ce dernier. Par rapport à ses nombreuses récentes publications en duo et trio avec Matt Shipp, Parker, Matt Maneri, Joe Morris, Michael Bisio etc.. qui se tournent vers une musique de chambre raffinée et plus introvertie, le saxophoniste marque ici son territoire « expressionniste » au niveau du John Coltrane de Sun Ship en compagnie de musiciens inspirés. Il faut quelques instants pour Ivo Perelman, au départ hésitant, pour naviguer à plein régime avec toute sa puissance durant le premier morceau tant ses trois camarades, bluesy à l’amorce du premier morceau de 13 :41 déploient une énergie et une précision dans leurs efforts pour faire tourner leurs moteurs à plein régime tout en se concentrant dans une exquise musicalité. Une mention particulière pour le pianiste et son art consommé pour développer et étendre un mix de comping et d’interventions hardies sur l’étendue de son clavier avec un toucher et une dynamique exemplaires. Au cœur du dispositif, un batteur impétueux aussi contrôlé au niveau des frappes qu’expansif grâce à son sens inné des rythmes et des pulsations flottantes et infiniment croisées, Chad Anderson. Il n’y a rien à dire : Ivo et William ont un goût très généreux et sûr quant à leurs compagnons de route, fussent-ils momentanés. On appréciera tout autant le travail de Parker et Anderson ici que celui de camarades au long cours comme Matt Shipp et les Whit Dickey, Gerald Cleaver, Bobby Kapp. Car ce qui compte, c’est la musique qui se joue et comment le souffleur adapte son lyrisme fou et son appétit vorace pour les harmoniques brûlantes et extraordinairement vocales (rejoignant A.A. dans notre intemporel imaginaire). Au fil des treize première minutes des tensions abruptes et des relâchements pensifs se succèdent comme dans un rêve et en un clin d’œil, tellement cela baigne dans une véritable entente. Mention spéciale au batteur pour varier les effets percussifs et les approches relançant continuellement l’ouverture auditive de celui ou celle qui l’écoute. Ce quartet n’hésite pas de se jeter à l’eau sur la distance à deux reprises : The Way of the Magician (en 2) et Magic Dust (en 4) se développent adroitement sur plus de 38 et 37 minutes respectivement sans que nous devions patienter un seul instant pour un quelconque morceau de bravoure. Car nous avons affaire ici à une véritable équipe soudée et ultra compétente pour assumer la vitalité et la qualité des échanges et des actions – réactions instantanés tout en racontant une histoire – aventure qui tournoie sans coup férir et la moindre faiblesse au fil des secondes et des minutes. Suivi de près comme s’il était dans un autre monde, le bassiste William Parker arpente la scène comme un vieux sage avec ses doigts puissants laissant la bride sur le coup au tandem étincelant et tournoyant piano - batterie et au sublime souffleur brésilien aux accents tropicaux les plus profonds et déchirants.
On se retrouve plongé dans les sphères célestes des Sun-Ship, Transition et First Meditations comme très rarement auparavant avec une volonté de fer pour assumer tous les risques de l’improvisation totale d’essence jazz libre. Et lorsqu'on a atteint un pic paroxystique, la subtilité collective revient au premier plan : des glissandi vers le grave se partagent entre l’anche chauffée à blanc du sax et l’archet puissant de la contrebasse. Cette frénésie intérieure tout en légèreté fourmillante se transmet aux deux complices (batteur sensible, pianiste attentif) et le don mélodique populaire brésilien d’Ivo s’épanouit comme des fleurs dans une magique fin de printemps. Et la saga continue pour mon plus grand contentement et mes exigences personnelles ( « free-jazz » oui mais pas de ressassement recyclant une quelconque faiblesse d’inspiration « profonde »). Ayant parcouru de très nombreux albums de « free-jazz » devenus historiques et objets du fétichisme des collectionneurs bon public, je n’hésite pas à déclarer avec l’ enthousiasme du cœur des circonspects (les plus critiques) qu’on atteint ici une intensité, une expressivité qui n’a fondamentalement rien à envier au meilleur free prémonitoire des sixties (Trane – Ayler – Cecil avec Jimmy et Sam). Ivo Perelman et ses camarades prolonge(nt) le travail d’Ayler comme personne d’autre en lui conférant les exigences et toutes les qualités de Rendez-vous compte que si la musique de The Way of the Magician, avec ses 37 minutes idéales pour les deux faces d’un Long Playing, avait été publiée en 1969, tous les fanas d’aujourd’hui, se taperaient hystériquement la réédition vinyle 180g pour encadrer la pochette sur le mur de leur living au-dessus de la platine en extase devant et à l’intérieur des vibrations intenses de cette musique incendiaire et … raffinée. Fort heureusement, William Parker a la bonne idée de souffler dans sa flûte en bois à six trous (shakuhashi fantômatique et hasardeux mais convaincant), instillant cette magie du free ouvert à tous les vents de l’origine des mondes : Cardician (en 3), le piano vibrant de ses entrailles d’outre-tombe. Pour le final (en 4), Magic Dust, on a droit à une autre aventure improbable à la limite de l’explosif et hautement expressive avec, à nouveau, ce sens de la construction dans le temps qui fait avaler même aux plus rétifs, la jouissance de ce jazz free rarement servi avec ce prodige et cette énergie indescriptible, intensément et violemment torrentielle, chacun assumant sa partie de manière optimale. Chapeau pour le pianiste Christopher Parker et le batteur Chad Anderson pour faire monter en puissance la cohésion de Magic Dust et la folie d'Ivo Perelman et de William Parker au sommet de leur art !!