31 juillet 2015

Ornette dans le texte !

Ornette dans le texte. Un compositeur atypique et une voix extraordinaire du saxophone qui a ouvert une fois pour toutes les portes du jazz libre.

Quand je parcours les prophétiques albums Atlantic d’Ornette Coleman, je suis frappé par l’extrême qualité de la construction musicale de chacun des morceaux enregistrés par le Quartet. Chacune de ses compositions est une perle rare, de Lonely Woman à the Face of The Bass, Congeniality et Peace, Ramblin, Free, ou Una Muy Bonita, Focus on Sanity, Humpty Duty. Elles parsèment de cris géniaux et de bondissements imprévisibles les albums The Shape of Jazz to Come, Change of the Century, This is Our Music mais aussi Ornette on Tenor et Ornette ! ainsi que les albums parus plus tard, The Art of Improvisers, Twins et To Whom Keeps a Record, apportant chaque fois une dimension supplémentaire, des idées neuves et une façon singulière de les présenter. Ses disques ont fasciné toute une génération d’Albert Ayler aux Soft Machine, de Frank Zappa et l’Art Ensemble of Chicago à John Stevens et Trevor Watts, etc… Chacun de ces albums est en lui-même une construction où chaque morceau semble soigneusement sélectionné par rapport aux autres, l’ensemble formant une véritable architecture au milieu de laquelle trône l’utopique Free-Jazz du Double Quartet. Mais est-ce du Free-Jazz ?
Je suis frappé par l’inconséquence de Rhino et du producteur qui a publié la fameuse intégrale des enregistrements du coffret Beauty is a Rare Thing en suivant l’ordre chronologique des discographes obsessionnels plutôt que de respecter la suite des albums parus en maintenant leur homogénéité et l’enchaînement logique des morceaux. Lonely Woman suivi d’Eventually et de Peace. Ramblin’ et puis Free, Face of the Bass avec Forerunner qui ouvre la deuxième face avant Bird Food et Una Muy Bonita ! On veut Ornette dans le texte ! À la mélodie entêtante de Lonely Woman jouée par les cuivres  qui flotte sur le magnifique ostinato irrégulier de la contrebasse, succède le solo "cubiste" et agressif qui illumine Eventually. Le choix des morceaux est pas fortuit et leur séquençage les met encore plus en valeur que si on les écoutait séparément. L'ordre chronologique on s'en fout ! Il y a beaucoup à parier qu’une composition plus ancienne ait été enregistrée bien après celles, toutes neuves, qui jaillissaient spontanément de l’imagination du saxophoniste la veille de rentrer en studio. Ornette Coleman est un compositeur prolifique avec un sens de la mélodie inné imprégné du blues le plus authentique. Quand on fait le compte des compositions originales d’Ornette Coleman enregistrées pour Contemporary, dans les disques séminaux Something Else et Tomorrow is the Question, et pour Atlantic, soit les six albums publiés pendant la durée du contrat et les trois inédits, The Art of Improvisation, Twins et To Whom Keeps a Record, on réalise qu’il y a très peu d’artistes jazz aussi féconds en si peu de temps, à peine trois ans. Redécouvrir Tomorrow is The Question ou les outtakes d' The Art of Improvisors nous laisse pantois face à la créativité mélodique d'Ornette. On nous serine avec le deuxième quintet de Miles avec Wayne Shorter et Herbie Hancock et leurs formes nouvelles comme si l’évolution du jazz était son pré carré. Ornette est le premier grand compositeur – improvisateur à dépasser les formes du jazz moderne établies par la génération Parker – Gillespie. Et pour moi-même c’est une musique plus attachante, plus sincère, plus directe que celle contenue dans les six albums gravés par Miles Davis et son quintet entre 65 et 68. Le travail d'Ornette a influencé directement les deux plus grands saxophonistes de son temps: Sonny Rollins et John Coltrane. Ecoutez les CD pirates du Quartet de Rollins, celui d'Our Man In Jazz, avec Don Cherry, Billy Higgins et Henry Grimes et vous serez convaincu.  Vive Ornette ! Vivent Blackwell, Higgins, Cherry, Haden, Bradford et Paul Bley !
 

Une fois devenu un centre d’intérêt incontournable de la scène du jazz, Ornette Coleman a intitulé un de ses plus beaux albums, This Is Our Music. Sans doute, pour signifier que leur musique est essentiellement collective. Que chacun des musiciens apporte une dimension indispensable, une voix unique sans la laquelle les compositions auraient sensiblement moins de sens et d’authenticité. Si je peux me permettre une comparaison, dans de nombreux disques de jazz moderne, même les incontournables, on peut dire que souvent, très souvent même, les musiciens sont presqu’interchangeables. Dans le cas du Quartet d’Ornette Coleman, on n’imagine pas une autre bassiste que Charlie Haden, un autre trompettiste que Don Cherry et d’autres batteurs qu’Ed Blackwell ou Billy Higgins. D’ailleurs le disque enregistré avec Scott La Faro (Ornette !n’aura pas le même impact : Scottie tout aussi génial qu'il fût, était moins compatible. Il sera moins réédité qu’ Ornette on Tenor qui bénéficie du puissant apport de Jimmy Garrison. Lorsqu’ Ornette adoptera Charles Moffett et David Izenzon et que Bobby Bradford s’en est retourné en Californie faute de concerts, le caractère de la musique et le répertoire changeront tout à fait, si on se réfère aux enregistrements parus. A ce propos, le dernier enregistrement présumé de l’O.C. Quartet avec Moffett et Bradford semble avoir disparu dans l’incendie du Studio Atlantic.
Quant à l’appellation « free – jazz » qui tire son origine dans le titre du fameux album, elle pose problème quand on écoute sa musique car celle-ci reste attachée au rythme et au swing.  Ornette a une oreille musicale différente du bopper bon teint et son sens mélodique exceptionnel est attaché à des altérations particulières de la gamme. Il suffit d’écouter Chronology qui clôture The Shape of Jazz to Come pour s’en convaincre.  Gunther Schuller informe qu’Ornette a bâti sa musique sur une conception erronée de l’harmonie qui lui a servi de fil conducteur pour construire sa personnalité musicale et son style caractéristique. Son instinct a été plus sûr que les idées toutes faites.  Et donc je dirais que la musique d’Ornette Coleman  dans le Quartet semble être sa version très personnelle du be-bop ou « jazz moderne » dans lesquelles sa pratique indique la direction vers le jazz libre.  Je signale aussi l’interview d’Ed Blackwell publiée dans Jazz Magazine en 1973 où le batteur attitré du Colemanisme affirme bien fort que sa musique n’est pas du free-jazz (Sunny Murray, Milford Graves, Cecil Taylor), mais sa version  originale du jazz contemporain, une manière d’après-bop attaché au swing, aux barres de mesure, à la mélodie mais avec une ouverture vers plus de liberté et une force d’expression inconnue jusqu’alors. Et que lui-même ne veut pas être associé aux leitmotivs du free-jazz. N’accorde t-il pas sa batterie comme personne ? Les improvisations de Don Cherry dans Face of the Bass ne jouent-elles pas avec la mélodie ?



La musique d’Ornette Coleman, si elle est profondément innovante et remet en question de nombreux paramètres du jazz moderne, aidée en cela par l’absence de piano, reste donc très attachée au rythme et à la complémentarité du pivot basse-batterie (Haden – Blackwell) lequel voit croître son rôle mélodique. Le titre de précurseur « inventeur » du free jazz dans la lettre devrait revenir à Cecil Taylor. Les nombreux sursauts, accents, accélérations, flottements qui surprennent tout autant que le langage révolutionnaire des deux souffleurs, Ornette et son alter-ego Don Cherry,  sont tout autant des parties intégrantes de l’arrangement dans la performance de la composition que du déroulement de l’improvisation. Si pas plus. Si on doit les comparer, on notera qu’un Coltrane compte plus sur le travail à travers l’improvisation en investiguant  les structures harmoniques, aussi systématique qu’échevelé (Live at The Village Vanguard, Impressions), alors que la musique d’Ornette de ces années-là  est axée sur l’articulation d’une voix extrêmement originale et mélodique sur la pulsation dans le cadre de compositions bien délimitées. Car, outre l’aspect formel inhabituel, c’est surtout l’extrême personnalisation de sa voix instrumentale personnifiant le blues du Sud à lui tout seul qui frappe les esprits. On croit de suite entendre une voix familière alors qu’on le découvre et qu'on en est complètement ahuri. De nombreux auditeurs parmi les musiciens furent estomaqués (Gillespie, Max Roach). D’autres furent conquis de suite (John Lewis , Gunther Schuller, Sonny Rollins). Ornette Coleman est un héritier du be-bop qui indique une nouvelle direction musicale à une génération, par l’exemple : renouvellement des structures prédigérées, libération harmonique, espace laissé à la contrebasse, expression émotionnelle et un jeu de saxophone alto à nul autre pareil, libéré de la structure des accords sans doute le plus aisément reconnaissable parmi les souffleurs de son époque. Ses inflections sur toutes les gammes font de lui le pionnier du jeu « microtonal » tant il fait fléchir les intervalles. 



Dès la première écoute, les musiciens qu’il inspire réalisent qu’il a laissé s’exprimer son instinct, son univers intérieur plus que la raison musicienne. Certains innovateurs se révèlent être des faiseurs. Mais la voix d’Ornette ne trompe personne : elle charrie un vécu irremplaçable. Il joue sa vie même. Il n’est pas en représentation, il laisse libre cours à tous les fantasmes d'une Amérique Noire réprimée et humiliée par un racisme indigne et inhumain ! C’est la sincérité et l’intégrité artistique par excellence. Toute une génération suivra ses traces sans copier son style, contrairement aux suiveurs de Lester Young ou de Charlie Parker. Charlie Mingus ne leur avait-il pas dédié sa composition Gunslinging Bird  sous-titrée: "If Charlie Parker Were a Gunslinger, There'd Be a Whole Lot of Dead Copycats", dans cet album, Mingus Dynasty, où il évoquait l’arrivée d’Ornette Coleman dans les notes de pochette ? Il craignait que la musique d’Ornette soit piochée comme celle de Bird. Mais l’histoire nous fit découvrir Albert AylerArchie Shepp, Marion Brown, John Tchicaï, Steve Lacy, Roscoe Mitchell, Anthony Braxton, Sam Rivers, Frank Lowe, Joe McPhee qui créèrent un univers personnel bien distinct de la verve colemanienne.  Rien qu'à l’entendre, ces jeunes musiciens cherchèrent encore à aller plus loin. La transhumance de Don Cherry en Europe, avec Sonny Rollins, Henry Grimes et Billy Higgins, Archie Shepp, John Tchicaï, Don Moore et J.C. Moses, Gato Barbieri, JF Jenny Clark et Aldo Romano, George Russell vont aider à propager la bonne nouvelle faisant naître des conversions irrévocables. Mais c’est une autre histoire.

Tomorrow is The Question : The Shape of Jazz To Come : This is Our Music : Free-Jazz : Ornette ! : The Art of  Improvisors !!


25 juillet 2015

Summer listenings again

Concerts Marsafouty Fred Marty – Jean-Marc Foussat FOU CD 011


Preneur de son patenté « free improvised music » radicale depuis des décennies, Jean –Marc Foussat a lancé récemment son propre label , FOU Records, pour publier des concerts qu’il  a enregistrés et aussi sa propre musique. Avec les deux cds Live au Dunois (George Lewis -Derek Bailey - Evan Parker - Joëlle Léandre), aux Instants Chavirés (Annick Nozati – Daunik Lazro – Peter Kowald) et l’album Quod (Joe McPhee – Sylvain Guérineau – Jean-Marc Foussat), FOU Records a frappé fort. Je me suis laissé dire que d’autres surprises sont au programme dont un double Willem Breuker Kollektief du meilleur crû en concert. Mais on aurait tort de prendre le reste de la production de FOU Records sous la jambe. Je viens de chroniquer l’excellent cd « Cuir », un projet remarquable avec les deux trompettes de Nicolas Souchal et Jérôme Fouquet, les clarinettes de Jean-Brice Godet , la contrebasse de Yoram Rosilio et le piano de John Cuny d’une fraîcheur étonnante qui stimule l’attention de bout en bout.  J’avais apprécié le duo de Foussat avec le percussionniste Ramon Lopez, Ça barbare, là !, mais j’ai vraiment aimé ce nouveau duo avec Fred Marty. Le contrebassiste est solide et sait comment s’intégrer dans l’esthétique d’autrui même si on peut dire que les deux protagonistes ne sont pas tout à fait de la même planète. C’est bien cela qui fait le sel de l’improvisation dite libre. Jean-Marc Foussat a travaillé comme preneur du son en améliorant son art au fil des ans et son tableau de chasse est assez impressionnant. Joëlle Léandre, bien sûr, une série d’enregistrements historiques d’Evan Parker avec Paul Lytton et Paul Lovens (Pisa 80 Improvisors Symposium, Incus et The Fetch , Po Torch) , le trio Schlippenbach à Pise (Detto Fra di Noi, Po Torch), Aïda, le génial solo acoustique de Derek Bailey (Incus), le disque le plus radical de la Company de Derek Bailey, Epiphany, Epiphanies `/ Incus. On s’attendait avec une telle fréquentation, que l’art  électro-acoustique de Jean-Marc Foussat se rapprocherait des démarches classieuses et très complexes de Furt, le processing de Lawrence Casserley (avec qui Evan Parker travaille régulièrement) ou le très ludique synthé vintage  de Thomas Lehn. Ou encore les microcontacts hyper sensibles des objets d’Hugh Davies. Que nenni. Mais il n’y a pas que Parker, Bailey et cie comme éclaireurs dans cette musique. Un autre enregistrement culte est révélateur : Catalogue Antwerpen Live, le groupe de Jac Berrocal, avec Gilbert Artman et Jean- François Pauvros à Anvers en 1979, édité par Spalax en 2008. J’y étais, c’était le festival Free-Music du WIM avec une affiche à vous donner le tournis (dont Lacy, Sommer-Gumpert, Irene etMaggie, Phil W et Fred VH). Ces zombies tranchaient dans le programme. C’est plutôt chez Catalogue, Pauvros et cie, qu’il faille trouver une filiation. Bruitisme, un côté brut de décoffrage, fréquences saturées, noise et drone, vibrations mystérieuses, boucles folles, voix hantée… plutôt post-rock expérimental si on veut définir dans un jargon médiatique. Mais est-ce définissable ? Un NoMan’s Land qui tient « ensemble » par l’intuition du contrebassiste Fred Marty, impassible sur le sommet du chevalet ou lyrique par la diffraction des harmoniques qui se tordent sous la pression habile de l’archet. Son art ajoute ce qu’il faut de mystère pour rendre celui de Foussat pertinent et réellement craignos. Ils construisent un monde dans la réalité  secrète des grandes villes, entre entrepôts désaffectés et parkings de semi-remorques sous la lueur blafarde des néons d’une autre temps, jaune surréel se réfléchissant sur les pavés glissants d’une voie abandonnée. Oubliez la notion de chef d’œuvre. Deux sets de concerts. C’est du vrai, du vécu, de l’émotion noire. Ils ne s’agitent pas, mais sont bien campés sur leur territoire, accroché au temps qui se déroule dans l’instant. Je cite J-M Foussat : Nous avons une association où la musique se fait toute seule sans que nous ayons besoin de faire quoi que ce soit de spécial ». Plutôt que de se passer de croissants et de desserts pendant quatre mois pour se procurer la boîte vinyle de Merzbow, achetez un ticket de métro pour aller écouter MarsaFouty en banlieue.
Ce n’est peut être pas un « cédé de référence », Choc, Emoi, Etoiles etc … mais cela donne bien l’envie de ne pas rater leur prochain concert. Le vivant, il n’y a que ça qui compte.

Dada Han Bennink & Sabu Toyozumi Chap-Chap POCS 9351 dist Universal Japon (Serie Free Jazz Japan in Zepp)

Enregistrée  le 1 octobre 1995 à Yamaguchi, cette rencontre est vraiment historique : Han Bennink & Sabu Toyozumi  partagent la scène, chacun en solo et en duo. C’est le seul album d’Han Bennink, un artiste prolifique et incontournable, EN DUO avec un autre percussionniste, Sabu Toyozumi, une personnalité aussi unique que légendaire. Chacun à leur tour, Han puis Sabu questionnent les sons, les frappes, les pulsations, les rythmes en toute liberté. Les vibrations  et les  résonances des membranes, trouent ou envahissent l’espace. Pour les fanatiques, le folklore Bennink est intact et son introduction  avec les baguettes sur plancher, morceau de bois, gong métallique retourné et orifice bucal est fascinante.  Une fois sur son siège de batteur, il sollicite une déclinaison de figures de la plus simple à la plus complexe pour enchaîner son battement favori qu’il agrémente de roulements  où l’auditeur est médusé par son aisance improbable. Il est sûrement le batteur « blanc »  qui sonne le plus africain, feeling rythmique s’entend. A un moment donné, il actionne un piano d’une main tout en mesurant  une bribe de ritournelle par une frappe décalée sur un tambour… Un petit quart d’heure de bonheur !  Ensuite, Sabu Toyozumi crée ici un solo d’anthologie enchaînant au feeling des variations de rythmes croisés, chaloupés en décalant les mesures  et les temps au fil des secondes avec le plus grand naturel.  Rien à envier à son collègue. Le duo transite de figures jouées avec délicatesse sur des accessoires qui accroche immanquablement l’oreille, vers de puissants pics polyrythmiques aussi chargés que volatiles. Le dialogue et la complémentarité est fascinante quelque soit le niveau de puissance ou de dynamique. Scéniquement, on imagine le géant batave et rougeaud, un hyperactif délirant, côte à côte avec le nippon minuscule, celui-ci étant aussi impénétrable que son sourire candide est communicatif. À deux, ils forment une des paires les plus  invraisemblables de la free music qu’on puisse imaginer. Celle que feu Derek Bailey aurait aimer coller dans son tableau de chasse de la légendaire  Company. Hollandais oblige, il y a un court gag humoristique auquel Toyozumi se prête de bonne grâce. Cela débouche sur des trouvailles jouées au sol où Bennink tape des baguettes sur ses godasses avec une remarquable dynamique et Sabu agite un ou deux ustensiles.  C’est bien un fabuleux témoignage de deux esprits libres de la percussion qui se mettent à jouer comme s’ils n’étaient qu’un ! Et quel UN ! Il y a dans ces 24 minutes une cohésion et une connivence du grand Bennink de la maturité et qui démontre à ravir, ô combien, Sabu Toyozumi réussit le challenge haut la main. Faisant suite au fabuleux duo Dialogue of the Drums de Milford Graves et Andrew Cyrille de 1974 (IPS ST001),  Dada contient des moments de grâce fabuleux et vient en tête de ma liste des enregistrements « percussions only » où la grâce et l’émotion croise le génie musical des pulsations imprimées dans l’air et le temps. Une des grandes pièces à conviction de la free-music.
NB : Sera promu collector’s item introuvable much-sought-after sous peu !

PS : Si on ne présente plus  Han Bennink, le parcours de Sabu Toyozumi est une  belle histoire extraordinaire qui l’a fait croiser Braxton, l’Art Ensemble, Charlie Mingus, Leo Smith, Kaoru Abe, Brötzmann, Misha Mengelberg, John Russell et Derek Bailey.

Brzytwa / Golia  Performed  by Maryclare Brzytwa and Vinny Golia, flutes and electronics.  Setola di Maiale SM2810


On savait Vinny Golia multi-instrumentiste total des anches, le voici truster les flûtes à l’appel de la remarquable flûtiste Maryclare Brzytwa, une résidente active dans la scène du centre de l’Italie.  Rien d’étonnant de retrouver ce disque très intéressant sur le label Setola di Maiale  (Stefano Giust, un cœur gros comme çà) vu son implication à Bologne. Toutes les flûtes sont engagées du piccolo à la grosse flûte contrebasse entre le contemporain alternatif et l’improvisation libre. L’électronique est utilisée via Max Msp pour enrichir, prolonger ou démultiplier les souffles croisés de nos deux chercheurs. C’est à la fois, délicat, surprenant, diaphane, bruissant, vocalisé, complexe et fort bien mené. Le morceau 3 qu’on qualifiera de post- rock instrumental convoque des loops et, par instant, des séquences avec une boîte à rythme binaire auxquelles les flûtistes répondent avec une belle inventivité. Malgré tout, ce morceau est un peu trivial à mon goût. Mis à part ce péché véniel, on frise ici le grand art. Ailleurs l’usage de Max/Msp est tout – fait approprié et en liaison organique avec leurs souffles inspirés. Leur musique et les risques pris, tant le savoir-faire que l’inspiration, tout concourt à faire de l’écoute de ce beau projet un belle découverte, pleine de sensibilité, de sons merveilleux et d’empathie. Quand le grain de la flûte basse de Golia chavire gravement entre les notes et que le souffle fouette la colonne d’air presque immobile, la flûte alto s’élève en zigzag et on perçoit un cri perçant à travers le corps de l’instrument. Très beau ! De multiples nuances et techniques étendues  sont sollicitées et font de cet album un excellent moment à l’écart des chemins battus de la free-music. Tropistic Unity et Enumerated and Cultivated (en 4 et 5)  sont des pièces de choix où le temps est suspendu. Les duettistes font plus que de mettre en valeur leur grand talent : ils s’essaient à des combinaisons et des occurrences sonores inusitées qui nécessitent de la recherche et demandent une bonne dose d’imagination. Pour résumer, un disque vraiment requérant, engagé, contemporain et somme toute réussi.

NEEM Teatrinz 1983 Francesco Donnini Edoardo Ricci Massimo Falascone Eugenio Sanna Roberto Del Piano Filippo Monico Andrea Pippo Pichietti. Setola di Maiale SM 2790


Formée par des piliers de la free-music de Milan et Florence, NEEM est une aventure délirante avec une saveur profondément péninsulaire enregistrée à l’époque où les Giancarlo Schiaffini, Andrea Centazzo, Gaetano Liguori, Guido Mazzon, Massimo Urbani et Demetrio Stratos avaient le vent en poupe. Evoquant l’esprit des débuts de Breuker, l’ICP Orchestra ou  le Mike Westbrook Brass Band  des seventies avec une part de lyrisme sarcastique, cet orchestre itinérant rassemble une bande de joyeux drilles qui sont toujours actifs et célèbrent encore leur amitié éternelle. Il semble que les NEEM se déplaçait aussi en mode portatif l’un se chargeant de la grosse caisse, le batteur de la caisse claire et le bassiste embouchant approximativement un saxophone. Francesco Donnini, cornettiste, tromboniste et pianiste, décrit leurs équipées dans les notes de pochette. Sa prose gratinée est en soi un morceau d’anthologie relatant leurs mémorables virées : cortili populaires où les billets de mille lires pleuvaient des balcons, osteria de banlieue où une française éméchée salua leur performance en dévoilant son postérieur, cachets dévolus à l’œuvre de la soif. Roberto Del Piano bassiste électrique par nécessité. Une malformation de la main gauche lui interdisant la contrebasse, Del Piano inventa doigtés et figures sur sa fretless homemade à l’instar de Django. Filippo Monico, batterie. Lui et Del Piano, ont cachetonné avec Gaetano Liguori dans les clubs interlopes de Lombardie nella musica leggera et joué après Miles Davis ( !) avec Massimo Urbani encore ado ou à Cuba dans des méga-festivals. Massimo Falascone et Edoardo Ricci, saxophones. Fins connaisseurs de Roscoe Mitchell et d’Eric Dolphy, toujours d’aplomb quoi qu’il arrive et parmi les plus fins souffleurs transalpins. Eugenio Sanna, guitare. Entre free-rock et exploration sonique. Andrea « Pippo » Pichietti, recitazione et trombone d’occasion. C’est le poète provocateur de la bande qui prend tout en dérision y compris ses collègues ! Ça démarre avec Happy Together, le tube des Turtles dont les chanteurs Howard Kaylan et Mark Volman furent des Mothers of Invention de Zappa en 1971.  Le répertoire se délecte des chansons italiennes, d’airs d’opérette ou de standards improbables (Old Cowhand) joué de manière narquoise, persifleuse ou faussement candide, le tout émaillé d’improvisations tous azimuts. Au fil des plages, leur assurance croît pour se terminer par Mamma Rosa qu’on jurerait interprété par un orphéon endiablé dans un coin perdu des Apennins. À tout point de vue ceux de NEEM ne se prenaient pas au sérieux et  l’orchestre est resté un des secrets les mieux gardés de la free-music de la péninsule. Tout ce qu’ils ont gagné se résume aux accolades des auditeurs d’un soir abasourdis par leur évocation d’un autre monde, utopique, celui de la vraie vie.


the Marsyas Suite Evan Parker - Peter Jacquemyn El Negocito.



Belle pochette en papier recyclable avec une œuvre de Peter Jacquemyn, contrebassiste de choc de l’improvisation. Rencontre au sommet Evan Parker - Peter Jacquemyn. Saxophone soprano et ténor, contrebasse. Puissant, majestueux, intrépide. Des duos et chacun en solo. Enregistrée au festival de Jazz de Gand, la musique superlative montre quel immense musicien est Evan Parker et combien Jacquemyn a magistralement évolué depuis l’époque où je l’avais rencontré il y a trente ans. Il s’essayait alors modestement à la contrebasse sur les traces de Peter Kowald et d'Alan Silva. C’était lors du festival d’où est sorti le cédé d’Evan Parker et Paul Rutherford publié chez Emanem (Waterloo 1985 CD 4030). Qui allait imaginer que Peter allait un jour se faire entendre avec son saxophoniste préféré ? Il eut une patience extraordinaire et une foi inébranlable pour trouver sa voie, frottant éternellement sa contrebasse jusqu’à plus soif durant plusieurs décennies cherchant presque désespérément les sons qu’il entendait dans sa tête. Aujourd’hui nous avons ce magnifique témoignage. Une musique éternelle qui me fait évoquer le Coltrane de toujours…. Evan Parker étant devenu un artiste sublime. Comme disait Coltrane, pas d’exégèse et de littérature, la musique parle pour elle-même.